Chili : une foi aveugle dans l`économie de marché

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2012/20
Chili : une foi aveugle
dans l’économie
de marché
par Nicolas Siriany
Analyses &
Études
Économie
1
Siréas asbl
Nos analyses et études, publiées dans le cadre de l’Education permanente,
sont rédigées à partir de recherches menées par le Comité de rédaction de
SIREAS sous la direction de Mauro Sbolgi, éditeur responsable. Les questions traitées sont choisies en fonction des thèmes qui intéressent notre public et développées avec professionnalisme tout en ayant le souci de rendre
les textes accessibles à l’ensemble de notre public.
Ces publications s’articulent autour de cinq thèmes
Monde et droits de l’homme
Notre société à la chance de vivre une époque où les principes des Droits de l’Homme
protègent ou devraient protéger les citoyens contre tout abus. Dans de nombreux pays ces
principes ne sont pas respectés.
Économie
La presse autant que les publications officielles de l’Union Européenne et de certains
organismes internationaux s’interrogent sur la manière d’arrêter les flux migratoires. Mais
ceux-ci sont provoqués principalement par les politiques économiques des pays riches qui
génèrent de la misère dans une grande partie du monde.
Culture et cultures
La Belgique, dont 10% de la population est d’origine étrangère, est caractérisée, notamment,
par une importante diversité culturelle
Migrations
La réglementation en matière d’immigration change en permanence et SIREAS est
confronté à un public désorienté, qui est souvent victime d’interprétations erronées des
lois par les administrations publiques, voire de pratiques arbitraires.
Société
Il n’est pas possible de vivre dans une société, de s’y intégrer, sans en comprendre ses
multiples aspects et ses nombreux défis.
Toutes nos publications peuvent être consultées et téléchargées sur nos sites www.lesitinerrances.com et www.sireas.be, elles sont aussi disponibles en version
papier sur simple demande à [email protected]
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Avec le soutien
de la Fédération
Wallonie-Bruxelles
L
es gouvernements du monde entier ont qualifié le Chili de pays du «
tiers monde » doté d’un grand potentiel de développement. Produit
de l’application du modèle néolibéral, ce pays d’Amérique Latine,
perdu entre la mer et la montagne, a eu en effet une croissance économique
constante et importante au cours des dernières décennies, ce qui a contribué
notamment à la baisse des indices de pauvreté, à l’augmentation du revenu
par habitant et à l’élévation de l’espérance de vie. Par ailleurs, le Chili est
devenu membre à part entière de l’OCDE en mai 2010.
Le modèle chilien, instauré pendant la dictature militaire et renforcé par
les gouvernements démocratiques qui ont suivi, a été considéré comme un
exemple à suivre. On l’a nommé « le jaguar », « la nouvelle Suisse » ou
encore « les anglais d’Amérique latine ».
Cependant, l’implémentation du système basé sur l’économie de marché
et le manque de contrôle par l’État ont généré un scénario qui perpétue
de profondes inégalités économiques, sociales et politiques. D’où le
mécontentement et la réaction de la population qui a perdu confiance dans
les forces politiques du pays.
Un système créé sous la dictature et approfondi
par la démocratie
Le néolibéralisme a fait ses premiers pas en Amérique latine au cours
des années quatre-vingt et est devenu une réalité dans les années nonante.
En fait, la construction néolibérale du Chili a été initiée dès le milieu des
années septante, par des économistes formés à Chicago1, par les entreprises
1 Entre 1957 et 1970, une centaine de chiliens étudiants en Économie à l’Université
Catholique du Chili, ont fait leur post-graduat à l’Université de Chicago grâce à un
accord proposé par des entreprises américaines.
3
qui leur ont confié cette transformation, par l’armée qui mit en place un
gouvernement militaire et par l’intervention des USA pour faire tomber
le premier président socialiste d’Amérique latine élu démocratiquement :
Salvador Allende2.
La face visible du modèle économique chilien a donc commencé avec le
coup d’État de l’Armée sous la direction du Général Pinochet, instaurant
une dictature militaire (1973-1990) qui a fait au moins 28.259 prisonniers
politiques victimes de torture, 2.298 exécutés et 1.209 détenus disparus3, sans
compter environ 200.000 exilés et des centaines de milliers de personnes qui
sont passées par des centres de détention.
Après une période de destruction du tissu industriel, de l’organisation
sociale, politique et institutionnelle de l’économie et de la société chilienne
(1974-1983), commence une phase de croissance économique élevée et de
modernisation du pays avec une croissance annuelle ininterrompue du PIB
de 6 %, de 1984 à 1997.
Sur le plan strictement économique cela signifie un changement radical
du rôle de l’État. Celui-ci est passé du rôle de producteur et d’intervenant au
rôle subsidiaire que lui attribue la doctrine du néolibéralisme économique.
Au niveau social on assiste à la prédominance sans contrepartie du secteur
privé, à l’accroissement continu des écarts salariaux, à l’augmentation de la
précarité et de l’instabilité de l’emploi. Au niveau culturel, il s’est produit
ce qu’on a appelé « la panne de courant », c’est à dire la répression et
l’autocensure des manifestations culturelles considérées contraires à la ligne
officielle.
Les axes fondamentaux de la stratégie socio-économique du Chili,
inspirée du modèle néolibéral et mise en oeuvre par les économistes du
Général Pinochet, sont :
• L’ouverture radicale au marché international, qui a affaibli la production
fondée sur la demande locale et a orienté les forces dynamiques vers la
production de ressources naturelles (cuivre, produits forestiers, pèche,
agriculture moderne) en vue de l’exportation, sous la direction de grands
groupes économiques locaux et du capital international. Aujourd’hui le
Chili est le pays au monde avec le plus grand nombre de traités de libre
échange conclus avec des zones économiques qui représentent plus de 90
% de la population mondiale.
• La minimisation du rôle de l’État et l’exaltation du marché, qui a favorisé
la privatisation de toutes les entreprises de production de biens et de ser2 Patricia Verdugo: Cómo Estados Unidos abortó el proyecto de la UP, http://www.
educarchile.cl/Portal.Base/Web/VerContenido.aspx?ID=107127
3 Instituto Nacional de Derechos Humanos, http://bibliotecadigital.indh.cl/
handle/123456789/20
4
vices et a limité le rôle de l’État en tant que régulateur. Aujourd’hui, l’État
n’agit que faiblement face au pouvoir économique, il est faible en matière
de défense des consommateurs et des travailleurs, de protection de l’environnement ou de soutien aux petites entreprises. En pratique donc, cette
politique a favorisé les grands groupes économiques locaux et les multinationales.
• La politique sociale et le ciblage des dépenses sociales, qui a encouragé
le secteur privé à investir dans le domaine social. Sont apparus ainsi des
systèmes privés de santé et de pension et les écoles privées se sont multipliées pour les enfants des familles à hauts revenus. En parallèle, l’État se
charge de ces mêmes services pour les familles à revenus modestes, mais
la qualité de l’offre est inférieure. Quant aux dépenses sociales à charge
de l’État, dont le budget est réduit parce que les entreprises paient peu
d’impôt, l’État se limite aux situations de pauvreté extrême. Il n’y a aucune politique sociale générale pour les citoyens (allocations familiales,
chômage, maladie-invalidité, pensions…).
En 1990, le pacte politique entre la droite et la Concertation4, qui a permis
le retour à la démocratie par plébiscite, s’est fait sur base de l’acceptation de
la Constitution de 1980, approuvée sous la dictature et toujours en vigueur
aujourd’hui. C’est ainsi que la stratégie économique et l’infrastructure
sociale vigoureusement critiquées par les démocrates pendant l’opposition
à Pinochet, ne fut pas modifiée mais respectée et approfondie par les
gouvernements démocratiques qui suivirent.
Cela s’est reflété dans certains indicateurs qui ont attiré l’attention
mondiale sur le cas chilien. Sa croissance économique importante, de 5.5 %
en 2012, avec un PIB de 19.099 dollars par habitant, le plus élevé d’Amérique
latine, présente un pays qui continue à générer des richesses. Cependant ces
bénéfices touchent exclusivement une très petite partie de la population.
4 Coalition de l’opposition au régime militaire formée par les partis du centre et centregauche. Elle arrive au pouvoir à la fin de la dictature, en 1990, à la suite du plébiscite,
et restera au pouvoir pendant 20 ans en remportant les élections trois fois de suite.
La Concertation perd le pouvoir aux dernières élections présidentielles, en 2010, au
bénéfice du candidat de la droite et du centre-droite : Sebastian Piñera, actuel président.
5
Une distribution inégale
Le coefficient de Gini5 est un mécanisme par lequel on mesure les
inégalités en matière de distribution des revenus. Selon cet indicateur,
utilisé par la Banque Mondiale, le Chili est, en matière de distribution
des revenus, à la 127e place sur 147 nations, côtoyant en queue de
liste des pays tels que le Lesoto (129), le Rwanda (132), le Zimbabwe
(139) et Haïti (143). En tête du peloton on trouve le Danemark (2), la
Suède (3), la Norvège (4) et la Finlande (7)6.
Les problèmes du Chili apparaissent tout d’abord dans les
différences abyssales entre différentes couches de la population : 20
% des plus riches perçoivent 55 % du revenu national, alors que
20 % cherchent à survivre avec 4 % seulement du revenu national.
Par ailleurs, 10 % des plus familles les plus riches ont un revenu par
habitant 78 fois supérieur aux 10 % les plus pauvres.
On attribue ce chiffre aux écarts de salaire observés dans les
grandes entreprises installées au Chili. Selon l’économiste Gonzalo
Duràn « la différence entre celui qui gagne le moins et celui qui gagne
le plus correspond à un écart salarial de 1 sur 102, et est dû au fait
que les cadres supérieurs des grandes entreprises ont augmenté leurs
rémunérations réelles de 20 % alors que les travailleurs modestes qui
touchent le salaire minimum ont vu leur rémunération diminuer »7
D’autres statistiques nous disent que 55 % des familles chiliennes
(comprenant 4 personnes en moyenne) ont des rentrées inférieures à
1000 dollars par mois (756 €), et le salaire minimum est de 382 dollars
(289 €)8 (le salaire minimum en Belgique tourne, selon le cas, autour
de 1953 dollars (1477 €). Encore plus illustratif est le fait que 76 %
des travailleurs ont des revenus nets inférieurs à 730 dollars (554 €),
ce qui correspond à environ la moitié du salaire moyen dans les pays
de l’OCDE, en ajustant la monnaie à la parité du pouvoir d’achat.
En outre et surtout, comme on le verra plus loin, les frais de santé et
5 Le coefficient de Gini est une mesure des inégalités conçue par le statisticien
italien Corrado Gini. On l’utilise en général pour désigner les inégalités de
revenus dans un pays mais on peut l’utiliser pour toute forme d’inégalité.
6 Fundación Sol, http://www.fundacionsol.cl/fundacion-sol-en-el-ciudadanoencuesta-casen-mas-alla-delas- cifrasx
7 Interview, en mars 2012, de Gonzalo Durán, Économiste de l’Universidad
Católica de Chile et maître de conférence en “Économie du travail appliquée
au développement” à l’Université de Turín, à l’Institut des Études Polítiques
de París (Sciences PO) et au Centre de Formation de l’OIT (ITC-ILO). Voir
aussi : http://www.cnnchile.com/economia/2012/03/22/los-factores-quedeterminan-la-distribucion-de-lariqueza-en-chile/
8 Ministère du Travail du Gouvernement du Chili, http://www.dt.gob.cl/
consultas/1613/w3-article-60141.html
6
les frais d’éducation (souvent exclus des indicateurs sur le pouvoir d’achat
parce que l’État s’en charge) sont particulièrement élevés au Chili. Les
familles sont donc obligées de s’endetter.
Parmi les statistiques les plus significatives il y a encore le fait que 1% des
chiliens, soit environ 45.000 familles, ont des rentrées mensuelles moyennes
de 16.360 dollars. En 1990, l’écart entre les revenus de ces familles et les
10 % plus pauvres était de 84 à 1. En 2009, l’écart est passé de 123 à 1.
Le revenu moyen par personne dans ce groupe est de 3,8 millions (pesos
chiliens) (5720 €), alors
que pour les 10 % les plus pauvres il est de 14.000 (pesos chiliens) (22 €),
soit une différence de 260 à 1 alors qu’en 1990 il était de 158 à 1 (soit une
augmentation de 65 %)9.
Par ailleurs, la concentration des richesses continue à être stimulée par le
système fiscal, par le mode de relation dans les entreprises où les possibilités
de négociation collective sont limitées et où le droit de grève est réduit à
sa plus simple expression, par la privatisation des services publics et des
ressources naturelles, par des annulations de dettes et par des subsides
spéciaux de l’État.
Un pays de millionnaires
Cela peut sembler une coïncidence, mais c’est loin de l’être : selon la liste
des personnes les plus riches du monde répertoriées par la revue Forbes10
dans 200 pays, cinq pays seulement concentrent plus de millionnaires que
le Chili. Ce sont les USA, la Russie, l’Allemagne, le Mexique et le Brésil.
C’est curieux quand on sait que le Chili n’apporte guère plus que 0.3 % du
PIB mondial. Sachant que, dans de nombreux pays européens, le revenu par
habitant est le double du revenu chilien, il est étonnant que le Chili soit en
tête de la liste mondiale des pays qui comprennent le plus de millionnaires.
Trois familles sont dans le top 100 : les familles Luksic, Matte et Paulmann11.
Ces trois familles possèdent environ 15 % du PIB national, ce qui place le
pays en tête de liste en ce qui concerne la concentration des richesses, loin
devant le Mexique et l’Arabie Saoudite dont les personnes les plus fortunées
possèdent respectivement 10 % et 7 % du PIB.
Il est utile de s’interroger sur le niveau d’influence de ces groupes
familiaux. D’autre part, les disparités sociales sont indiquées aussi par des
9 Gonzalo Durán et Marco Kremerman, Inégalités au Chili: le problème des 1 % les plus
riches, http://www.elmostrador.cl/opinion/2012/04/02/desigualdad-en-chile-el-problemaes-el-1-mas-rico/
10Revue américaine spécialisée dans le monde des affaires et des finances.
11Revue Forbes, http://www.forbes.com/billionaires/list/
7
chiffres qui indiquent que les sept familles les plus riches du pays, dont celle
de l’actuel président Sebastian Pinera, possèdent ensemble un patrimoine de
75.000 millions de dollars, soit trois fois le PIB de la Bolivie12.
L’éducation : de la mobilité sociale à la (re)
production des inégalités
Le système éducatif souffre lui aussi de la logique de marché ultralibérale. En 1990, Pinochet promulgua la Loi Organique Constitutionnelle
de l’Enseignement qui réduisit le rôle de l’État dans l’éducation à un rôle de
pur régulateur et délégua l’enseignement au secteur privé. Les écoles et les
universités font donc l’objet d’un commerce.
Bien que la couverture des services soit élevée, sauf au niveau préscolaire,
le problème de l’éducation réside principalement dans l’énorme écart
de qualité entre l’enseignement public et l’enseignement privé au niveau
primaire et secondaire. Aujourd’hui, les écoles privées ou subventionnées
(publico-privées) accueillent 60 % des élèves, alors que les établissements
publics sont passés dans l’orbite des administrations communales, ce qui a
entraîné une forte chute de qualité.
La structure du système éducatif se présente comme suit : des écoles
privées pour ceux qui peuvent les payer ; une éducation subventionnée qui
coûte moins cher aux familles mais qui n’est pas de la même qualité ; et
finalement les écoles publiques qui ont été affectées notamment par leur
transfert aux administrations communales.
Quant à l’enseignement universitaire, sa gratuité a été supprimée pendant
la dictature. Depuis cette époque, les jeunes qui souhaitaient poursuivre
des études universitaires sans avoir de quoi les payer ont dû s’endetter en
contractant un emprunt à l’État (pour aller dans l’université publique) ou
dans une banque (pour aller dans une université privée).
On a vu apparaître ainsi, au niveau de l’enseignement supérieur, une
trentaine d’universités privées qui représente aujourd’hui 60 % du secteur.
Et le Chili est connu pour avoir l’enseignement universitaire le plus cher du
monde. Selon l’OCDE, à pouvoir d’achat égal, l’enseignement universitaire
chilien est le plus coûteux du monde. Avec un coût moyen de 3.400 dollars
par étudiant et par an, la dépense équivaut à 22.7 % du PIB par habitant,
ce qui est supérieur à des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni,
l’Australie et le Japon. Le phénomène a été pointé par diverses instances dont
la Banque Mondiale qui, dans un rapport coproduit avec l’OCDE constate
que « une cause importante des inégalités est le coût élevé de l’éducation »13.
12Les scandaleuses inégalités de la distribution des revenus au Chili, http://www.cambio21.cl/
cambio21/site/artic/20110615/pags/20110615132531.html
13Reviews of National Policies for Education: Tertiary Education in Chile, OECD,
8
En réalité, 25 % du système éducatif est financé par l’État. Les étudiants
paient eux-mêmes les 75 % restants. Ce système est pervers pour des milliers
de jeunes chiliens de la classe moyenne ou de la classe pauvre qui sont endettés
avant de terminer leurs études et qui doivent rembourser les emprunts dès le
premier emploi. Ainsi, l’éducation a cessé d’être un instrument de mobilité
sociale pour devenir le contraire : un système de reproduction des inégalités.
La santé : un droit si on paie
La santé également est objet de commerce. L’accès à des soins attentifs
est conditionné par le niveau de revenus. La santé publique, celle qui ne
fait pas de discriminations et qui accueille tout le monde, est délaissée, son
financement est faible et sa fonction de soigner ceux qui en ont besoin est
en train de s’affaiblir.
Depuis l’avènement de la dictature, en 1981, le système de santé est
composé d’un organisme public, le Fondo Nacional de Salud (FONASA)
et d’un organisme privé chargé des assurances maladie, appelé Instituciones
de Salud Previsional (ISAPRES). L’examen du mode de financement du
système démontre à quel point est inéquitable :
1. La cotisation de santé obligatoire : par ce moyen l’État collecte 35 %
des dépenses de santé. L’ISAPRES couvre 16.5 % de la population mais la
quote-part des cotisations (7 % du salaire) qui y sont affectées représente
1.3 % du PIB. Les affiliés de l’ISAPRES sont sélectionnés selon le risque,
l’âge, le sexe et appartiennent aux milieux les plus riches. Pour cette raison
ils sont « en meilleure santé et moins à risque » et donc « moins chers ». Par
contre, la population soignée par la FONASA (73.5 % du peuple chilien)
appartient majoritairement aux milieux moins riches et concentre plus de
risques. C’est donc potentiellement un groupe plus coûteux mais 1.1 %
seulement des cotisations aboutissent à la FONASA via les ressources
injectées par l’État.
En outre, les cotisations de santé ne sont pas versées à un fond unique
qui rassemble les recettes. Elles sont divisées entre la FONASA (public) et
l’ISAPRES (privé), ce qui empêche une redistribution solidaire où les riches
financeraient les pauvres et où les citoyens en bonne santé financeraient les
malades. Ce qui augmente les inégalités et consacre un système sanitaire
bipolaire : le système public pour les pauvres, les cliniques privées pour les
riches.
h t t p : / / w w w . o e c d . o r g / e d u / h i g h e r e d u c a t i o n a n d a d u l t l e a r n i n g /
reviewsofnationalpoliciesforeducationtertiaryeducationinchile.htm
9
2. L’apport fiscal pour financer le secteur public : l’État contribue à
raison de 1.7 % du PIB pour compléter les moyens financiers du système
de santé. Cet argent sert à financer les programmes ministériels, à investir
dans les infrastructures et à payer les prestations effectuées par le réseau.
Comparativement, les pays de l’OCDE interviennent dans les soins de
santé, en moyenne, à concurrence de 71.7 % des dépenses alors qu’au Chili
l’intervention est de 25 %14. C’est insuffisant.
Les sommes à débourser : Les familles doivent payer un certain nombre
de prestations, qu’il s’agisse d’examens, de médicaments, de consultations
ou d’hospitalisations. Les patients apportent ainsi un total de 2.8 % du PIB,
ce qui équivaut à 40 % du total des frais de santé. Les familles chiliennes
sont la première source de financement du système de santé, avec toutes
les conséquences que cela entraîne. Le coût des prestations ne varient pas
en fonction des revenus et constituent de toute évidence une barrière à
l’accès aux soins qui touchent surtout les personnes à revenus modestes. Le
montant des dépenses est un facteur déterminant de l’inégalité face à la santé
au Chili.
La pension : une seule alternative
Les Administrations des Fonds de Prévoyance (AFP) sont des institutions
financières privées chargées d’administrer les fonds de pension et d’épargnepension créés en 1980 sous prétexte de faire face à la crise du système
public et de garantir, grâce à l’apport individuel des cotisants, une pension
satisfaisante aux personnes en âge de prendre la retraite.
N’est-il pas surprenant que les pensions des chiliens sont entièrement
dans les mains du secteur privé du fait qu’il n’existe pas d’organisme public
pour assumer cette fonction ? Dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE il y
a des systèmes publics de pension où les retraités touchent en moyenne 70 %
du salaire qu’ils ont eu, tandis que les systèmes privés sont complémentaires
et ne se substituent en aucun cas au système public comme c’est le cas au
Chili.
Ceux qui ont créé les AFP ont signalé qu’elles se feraient concurrence
au bénéfice des citoyens. Au départ il y en avait vingt mais aujourd’hui il
n’en existe plus que six et il y a peu de différences entre elles. En fait, il n’y
a pratiquement pas de concurrence. Ces institutions se sont constituées en
oligopole, c’est-à-dire qu’un petit nombre d’entreprises prestent un même
service, s’entraident mutuellement et prennent le pouvoir sur le marché,
fixant des prix élevés et supprimant la concurrence.
14Salud un Derecho, http://www.saludunderecho.cl/archivos/2011/07/Salud-en-Chileen-Cifras-Desigualdad.pdf
10
En outre, la qualité des pensions laisse à désirer. En moyenne, les pensions
de travailleurs qui ont cotisé atteignent 38 % du salaire gagné pendant
la vie active. Et dans le cas des femmes c’est dramatique : leurs pensions
n’atteignent que 28 % du salaire.
Les ressources naturelles
Parmi les sujets qui ont fort troublé la population chilienne ces derniers
temps il y a la concession aveugle des ressources naturelles à des capitaux
étrangers ou à des grands puissances économiques locales.
Le cas le plus emblématique est celui des mines et en particulier des
mines de cuivre qui furent privatisées sous la dictature en laissant à l’État
l’exploitation de 30 % des gisements, les plus profonds, dont l’exploitation
date d’un siècle, alors que des sociétés privées, étrangères et chiliennes,
exploitent avec bénéfice les 70 % restant, dans des gisements nouveaux,
abondants, moins profonds, où le métal est plus facile à extraire.
Le scandale est encore plus flagrant en ce qui concerne l’eau, que les
Nations Unies définissent comme un bien essentiel pour la vie15. Au Chili, le
Code des Eaux, formulé en 1981, considère que l’eau est un bien social mais
aussi un bien économique. Il dissocie la propriété de l’eau de la propriété de
la terre et la transfère à l’État qui concède gratuitement et à perpétuité les
droits de distribution de l’eau à des sociétés privées pour créer un marché
de l’eau.
Le Code des Eaux a créé deux catégories d’eaux : l’eau consommée et
l’eau non consommée. La différence entre les deux réside dans l’obligation
ou non de renvoyer l’eau vers le fleuve. Actuellement, 90 % des droits
d’exploitation des eaux consommées (non renvoyées vers le fleuve : ex.
irrigation, consommation des ménages, etc.) sont dans les mains d’entreprises
minières ou agro-exportatrices, tandis que pratiquement 100 % des eaux
non consommées (renvoyées vers le fleuve : ex. barrage hydraulique) sont
dans les mains d’une entreprise traditionnelle, la société espagnole Endesa.
Les moyens de communication
Au Chili, les liens entre le pouvoir économique et les médias sont
manifestes. L’exemple le plus évident est celui du groupe Matte, une des
familles millionnaires du pays, qui contrôle la chaîne El Mercurio, et le
groupe Saieh de la chaîne COPESA.
Tous deux possèdent des revues et des quotidiens à grand tirage diffusé
dans tout le pays. Tous deux ont défendu la dictature militaire après avoir
été sauvés financièrement et ont continué ensuite à défendre la structure
15Résolution adoptée par l’Assemblée générale, Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement,
http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/64/292&referer=http://www.
11
un.org/Depts/dhl/resguide/r64sp.shtml&Lang=F
socio-économique du pays. Dans de nombreux cas ils ont occulté tout débat
sur des réformes minimes à introduire. Ainsi, le pouvoir économique et sa
projection dans les médias est une expression supplémentaire des inégalités
puisqu’il supprime la transparence et le droit des citoyens à recevoir des
informations objectives et des approches interprétatives diverses.
Le piège binominal et la réponse des citoyens
À ce tour d’horizon il faut ajouter un élément très important, également
lié à la dictature militaire depuis la constitution de 1980 : le système électoral
binominal16. Cette formule a été fortement critiquée par divers analystes.
Elle est source d’immobilisme dans les blocs politiques en excluant les
partis qui ne sont pas capables de s’intégrer dans les coalitions puisque la
concurrence se déplace à l’intérieur de la coalition.
Au cours des dernières élections municipales, en 2012, le niveau
d’abstention des électeurs était de 59.1 % , soit beaucoup plus qu’en
2008 où il était de 42 %17. Le refus massif d’exercer le droit de vote est dû
notamment à ce système binominal qui fait que les élections sont décidées
par les partisans locaux. Le maintien de ce système convient bien aux deux
grandes factions politiques du pays : la droite et le centre droit qui n’ont
jamais voulu changer le mécanisme qui leur a permis de protéger leurs sièges
au parlement.
Les difficultés des voix nouvelles qui souhaiteraient prendre place dans
l’espace politique institutionnel chilien, et le mécontentement d’une grande
partie de la population quant à sa situation quotidienne, sont les raisons pour
lesquelles les chiliens ont cessé de croire dans les hommes politiques. À ce
propos, le meilleur exemple est le score de 26 % concernant l’approbation
de la gestion du pays par le président Pinera, en juin/juillet 2011. Jamais les
mesures gouvernementales n’avaient été aussi faiblement approuvées18.
16Le système binominal fut inventé par Wojciech Jaruzelski en Pologne et appliqué au Chili
par Pinochet pour favoriser la stabilité politique. Chaque liste peut comprendre divers
partis qui forment une coalition ou un pacte. Pour compter le nombre de sièges obtenus,
on choisit dans chaque liste le candidat qui a le plus de voix, mais si la liste majoritaire
a deux fois plus de voix que l’autre, elle obtient deux sièges. C’est donc un système à
l’élection proportionnelle impure, c’est à dire avec une faible proportionnalité. En fait, une
grande partie de la dynamique qu’elle génère s’apparente au système majoritaire. Ceux qui
en font l’apologie disent que ce système est fondamental pour la stabilité politique et la
gouvernabilité du pays.
17Municipales 2012: Con el 60% triunfa la abstención, Daniela Ruiz,
http://radio.uchile.cl/noticias/177189/
18Piñera obtient l’approbation la plus basse de l’histoire des sondages CEP. http://www.emol.
com/noticias/nacional/2011/08/04/496178/Piñera-obtiene-la-aprobacion-mas-baja-enlahistoria-de-la-encuesta-cep.html
12
19
Conclusion
Tout ce qui précède indique que la situation du pays risque de mal
tourner. Cependant, depuis 2010, une série de mouvements sociaux de
grande envergure se développent et ont décidé de défier le gouvernement
et l’establishment politique. Ces mouvements abordent divers problèmes :
l’environnement, la régionalisation, la santé et l’éducation notamment. Tous
ont en commun le diagnostic selon lequel l’État doit récupérer son rôle de
protagoniste afin de modifier et de réguler la logique mercantile qui opère
depuis des décennies dans le pays.
De toute évidence, le plus important des mouvements actuellement en
cours est la mobilisation des étudiants. À la suite de multiples manifestations
menées par des universitaires et étudiants du secondaire et auxquelles la
grande majorité de la société chilienne s’est ralliée, les jeunes ont réussi
à porter dans la rue le débat sur la nécessité de changements structurels,
surtout en ce qui concerne le système éducatif chilien, mais aussi sur la
société dans l’ensemble. Cette génération d’étudiants n’a plus peur de dire ce
qu’elle pense, ne craint plus la répression et ose se regrouper pour exprimer
des objectifs collectifs, ce qui était impossible sous la dictature.
On respire donc un air nouveau au Chili. Après avoir gagné la rue et
la conscience de la population, les leaders du mouvement social préparent
des stratégies pour occuper l’espace politique institutionnel, en particulier
en vue des prochaines élections présidentielles et parlementaires qui se
dérouleront fin 2013.
Ce qui se passe au Chili à de quoi nous faire réfléchir sur la situation
en Europe. Les États abandonnent de plus en plus leur rôle de régulateur
social. Le néolibéralisme et les privatisations, imposées notamment par
l’Union européenne, montrent leurs limites et la crise économique que
nous traversons en est la conséquence. Quant aux inégalités, les écarts
salariaux sont en nette augmentation depuis une vingtaine d’années. Et, si
la privatisation des services publics n’a pas encore touché l’éducation et la
santé, il n’empêche que ces deux systèmes montrent aussi quelques tendances
à fonctionner à deux vitesses. Il convient d’y rester particulièrement attentif.
19Selon le sondage du Centro de Estudios de la Realidad Contemporánea, réalisé en septembre
2011, le mouvement estudiantin a l’appui de 89% des citoyens, voir : http://www.cooperativa.
cl/nueve-de-cada-10-chilenos-apoyan-las-demandas-del-movimiento-estudiantil/prontus_
nots/2011-09-27/120124.html
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