par Særen Holm L`étre comme catégorie de l`éternité

par Særen Holm
Létre comme catégorie de léternité
Særen Kierkegaard congoit logiquement et intemporellement létre comme une
catégorie caractéristique de léternité. Cest seulement en parlant vulgaire-
ment ou humoristiquement quil lui arrive dexprimer léternité en termes
quantitatifs. Cest ainsi que, dans le «Postscriptum final non scientifique», il
reléve le peu dimportance de lheure et demie quil a å passer parmi les
hommes sur terre en face de léternité. Ce court instant me poursuivrait-il
pendant toutes les éternités?1 Dans ce passage, léternité est, comme dans la
conception vulgaire, la durée infiniment longue; mais Kierkegaard prend aussi
le concept de léternité quantitativement et spatialement en lappliquant au
séjour des sauvés aprés la mort. Le pasteur dit bien que nous nous reverrons,
mais supposons que léternité soit si spacieuse que je narrive pas du tout å y
apercevoir le révérend prélat qui me garantissait avec tant de bienveillance
que nous nous reverrions effectivement.2 Dans la pensée philosophique de
Kierkegaard, par contre, léternité est intemporel, la négation du temps,
conception inspirée de la philosophie grecque, surtout de Platon, influencé å
son tour par la doctrine éatique de létre qui est l’éternel et limmuable.
A notre époque si fortement imprégnée de philosophie existentialiste qui,
chez Jean-Paul Sartre, a pris la forme d’un nominalisme méthodique, il ne
faut pas négliger ce fondement platonicien de la philosophie de Kierkegaard.
Entre la philosophie existentielle du philosophe danois et l’existentialisme
contemporain les liens ne sont pas toujours solides, et il ne peut étre question
didentité, ni d’une continuation directe.
D aprés la conception platonicienne, léternel sidentifie avec létant concret
et actuel, qui a comme antinomie le non-étant, qui change constamment et
1. Afsluttende uvidenskabelig Efterskrift til de philosophiske Smuler. Søren Kierkegaards
Samlede Værker, udgivne af A. B. Drachmann, J. L. Heiberg og H. O. Lange, 2. Udgave,
VII 168.
2. Efterskrift, VII 169. Cfr. Stadier paa Livets Vej, VI 411.
Létre comme catégorie de léternité
qui par conséquent est soumis å la corruptibilité et å limperfection. Dans ses
«Miettes philosophiques)), Kierkegaard dit que la perfection de léternité,
cest de ne pas avoir dhistoire et détre la seule chose qui e:Kiste. Un peu au-
trement dit, léternité ne connait pas dévolution.3 Dans une note explicative
ajoutée aux «Miettes philosophiques)),4 Kierkegaard se sert de lidée de Dieu
pour illustrer la difference entre léternel et lhistorique. II ne croit pas que
Dieu existe, mais il le sait. Par contre il croit que Dieu a existé, et nous sommes
lå en présence de l’historique, alors que dans le premier cas nous avons affaire
å léternel intemporel. Dans «Le Concept dangoisse)), le temps est caractérisé
comme la succession infinie, dans laquelle le passé et lavenir sont séparés par
1 instant, et cest pourquoi le temps ne peut jamais étre le présent actuel. Dans
léternité, par contre, il ny a pas de séparation entre le passé et lavenir, parce
que le présent y est la succession supprimée. Léternel est léternel présent, et
cest pourquoi les Romains disaient de la divinité quelle était præsens: Les
dieux étaient præsentes dii.5
Étre historique veut toujours dire étre passé. Cest appartenir au passé, et,
par essence non historique, léternel devient done toujours quelque chose
déternellement présent. Cela veut dire, négativement, que léternité est sans
succession, idée que nous trouvons chez Jean Scot Érigéne, Spinoza et autres,
qui ont appris du néo-platonisme de Plotin que le monde est éternel, et que
létre est dans un état de repos parfait sans aucun passage å lavenir. En consé-
quence, Schelling définissait léternité comme létre sans temps, un nunc stans,
un présent statique ou immuable. Cest å la lumiére de cette tradition que
nous comprenons la définition que Kierkegaard donne de léternité dans le
«Concept dangoisse)): «Léternel . . . est le présent)). Pour la pensée, léternel
est le présent en tant que succession supprimée (le temps était la succession qui
passe). Pour la représentation, cest une progression, mais qui navance pas,
car pour elle, léternel est le présent infiniment plein. Dans léternel, de nou-
veau, on ne retrouve done pas la séparation du passé et du futur, parce que
le présent y est posé comme étant la succession supprimée.6 Le terme de
«présent plein» rappelle fortement la «pnitude)> (jrXi]cpco|ua) du mysticisme,
qui caracrisé lexpérience de léternité ou du présent qui est en dehors du
temps. Mais aussi, mysticisme et néo-platonisme ont marché souvent de
compagnie au cours de lhistoire.
3. Philosophiske Smuler, IV 268.
4. Papirer, VI B 45.
5. Begrebet Angest, IV 392 et suiv.
6. Begrebet Angest, IV 392 et suiv.
Særen Holm
Étant pur et simple, qui nest soumis ni au changement ni au devenir -
étre opposé au devenir, pouvons-nous dire aussi - léternel sidentifie å la
nécessité, car le nécessaire non plus nest soumis ni å la catégorie du devenir
ni å celle du changement. «La nécessi est tout å fait å part; rien ne devient
par nécessi, pas plus que la nécessité [méme] ne devient, ou que quelque chose,
en devenant, ne devient le nécessaire. Rien nexiste parce quil est nécessaire,
mais le nécessaire est parce quil est nécessaire ou parce que le nécessaire est».7
Aussi la nécessité et le devenir sexcluent-ils, tout comme léternité et le de
venir. Aucun devenir nest nécessaire, car tout devenir se fait librement et non
par nécessité.8 Dans lhistoire nous avons un devenir, et cest pourquoi his-
toire et éternité sexcluent. Cétait précisément le cas chez les Grecs, dans la
condition que, dans ses «Miettes philosophiques» Kierkegaard appelle so-
cratique. Chez les Grecs, le maitre ne pouvait, pour le disciple, quétre locca-
sion de prendre conscience de la vérité. «Aussi longtemps que léternel et
lhistorique restent extérieurs l’un å l’autre, lhistorique nest que loccasion«.
Toute connaissance de léternel doit done exclure tout ce qui est temporel et
historique comme étant quelque chose de tout å fait indifférent å léternel et
qui na aucun rapport avec lui.9
Des Éléates une doctrine a é transmise par Platon, le néo-platonisme,
Spinoza et Hegel, qui identifie la pensée et létre. Parfois on exprime la méme
idée par lidentification de létre et du parfait, et le concept platonicien d'idée
comprend les deux identifications. Idea est en effet tant le concept pensé que
la représentation pensée et lidée éternelle, qui, å la fois, est pensé et est éternel-
lement, mais cette éternité et cette essence immuable impliquent précisément sa
perfection. Si nous disons que léternel est parfait ou que létant est parfait,
nous portons un jugement nettement analytique. Nous n’ajoutons rien au
prédicat qui ne se trouve dé contenu par définition dans le sujet. Cela est peut-
étre surtout sensible chez Spinoza, qui fait de létre une détermination de lexis-
tence, en disant au début de VÉthique: Per causam sui intelligo id, cujus essen-
tia involvit existentiam. Særen Kierkegaard montre, dans les «Miettes philoso-
phiques», quil a no cette idée, en donnant des citations des Principia philoso
phiae Cartesianae, ou on lit, Pars I, Propositio VII, Lemma I: Quo res sua natura
perfectior est, eo majorem existentiam et magis necessariam involvit; et contra,
quo magis necessariam existentiam res sua natura involvit, eo perfectior est. Ce
7. Philosophiske Smuler, IV 267.
8. Philosophiske Smuler, IV 267.
9. Philosophiske Smuler, IV 253.
Létre comme catégorie de léternité
qui veut dire en frangais que plus une chose est parfaite par essence, plus elle
comporte détre et de nécessité, et inversement, plus une chose a détre et de
nécessi par essence, plus elle est parfaite. La condition de la véri de cette
conception et ce qui nous autorise å lire la proposition dans les deux sens,
cest lidentité de létre et de la perfection, et en effet, dans la note II quil y
joint, Spinoza dit clairement que Per perfectionem intelligo tantum realitatem
sive esse, par perfection jentends exclusivement réalité ou étre. Kierkegaard,
qui cite tout ce passage, aurait pertinemment pu ajouter que la derniére propo
sition est reprise dans la VIe définition de la partie II de VÉthique, ou on lit:
Per realitatem et perfectionem idem intelligo, par réalité et perfection jentends
la méme chose. C’est en fait aussi cette identité de létre et de la perfection qui,
historiquement, est le fondement du raisonnement de la preuve ontologique
de Dieu, qui veut déduire lexistence de Dieu de sa perfection.
Kierkegaard nignore pas que nous avons affaire ici å la doctrine néo-
platonicienne et en réalité aussi platonicienne des degrés dexistence. Une
chose peut avoir plus détre quune autre, et les moins étant ou - ce qui re-
vient au méme - les plus imparfaits participent si peu å létre qu’on peut les
appeler les «non-existants», t& jaf] tntcx, formule que nous rencontrons aussi
chez saint Paul. Dans lépitre aux Romains 4, 17, Dieu est appelé celui qui
donne la vie aux morts et qui appelle ra jirj ovra to c ovta, les choses qui ne
sont point comme si elles étaient, et dans la premiere épitre aux Corinthiens
1,28, lapotre dit que Dieu a choisi les choses viles du monde et les plus mé-
prisées, pour réduire å néant celles qui sont. II a choisi ra jut'| ovra pour réduire
å néant t& ovra, celles qui sont. Kierkegaard se rend parfaitement compte de
ce que cette graduation dexistences nest pas tout å fait tenable, et que son
défaut est précisément une absence de distinction entre étreel et étre idéal.
Tout le défaut de lidéologie de Platon, dit-on en général, est quil ahypostasié
les idées, les ramenant par lå sur le plan de l’étre concret et actuel. Nous pour-
rons peut-étre expliquer le mieux cette confusion par deux termes que le
fondateur de la philosophie de M arbourg, Hermann Cohen, a employés dans
un autre rapport didées: Lerreur de Platon est done quil attribue aux idées
le Dasein alors quil aurait du leur attribuer «seulement» le Sein. Le mot
«seulement» ne marque pourtant nullement une réduction de fait, car, si
Sein sécrit avec moins de lettres que Dasein, le mot désigne pourtant quelque
chose de supérieur et de plus fondamental. Le Sein est au-dessus du monde
sensible, alors que le Dasein est lobjet de l’observation empirique. On ne
trouve pas une pareille hypostase des idées chez Kierkegaard. Chez lui, les
Særen Holm
idées sont des concepts purs, elles ne sont pas supranatura comme chez Platon.
Mais Kierkegaard nest pas nominaliste. Chez lui, contrairement å ce qui est
le cas de Sartre, Yexistentia est précédée d'essentia.
Si nous poussons plus loin cette distinction de degs dexistence de l’étre
concret et actuel et que nous prolongions la graduation dans létre des idées,
il sensuit que les idées entrent dans la sphére du devenir, que domine le change
ment et ou les phénoménes surgissent et disparaissent alternativement. Or,
Kierkegaard ne veut pas admettre cette conséquence. Selon lui, les idées
appartiennent å la sphére de léternité, ou il ne peut y avoir de changement,
parce que tout, étant en dehors du temps, y doit étre, non devenir. Léternité
nest pas dialectique10 dans le sens du devenir ou du passé, pourrait-on dire
en se servant de la terminologie particuliére de Kierkegaard. Nous avons ici
une opposition évidente å la tentative de Hegel d’unir létre et le devenir en
«introduisant le mouvement dans la logique», comme dit Kierkegaard per-
tinemment. Pour Hegel, iétre peut s’appliquer aussi å ce qui devient. «Ferner
aber ist das, was anfångt, schon, eben so sehr aber ist es auch noch nicht. Die
Entgegengesetzten, Seyn und Nichtseyn sind also in ihm in unmittelbarer
Vereinigung; oder er [der Anfang] ist ihre ununterschiedene Einheit.»11
La faute de Spinoza et d’autres est done quils établissent des degrés détre
dans l’étre concret ou empirique, bien que la distinction nexiste que pour
létre idéal ou éternel d’une part et létre concret et changeant de lautre, que
nous trouvons partiellement dans la nature et entiérement dans l’histoire.12
«Le pur étre de l’éternel»13 ne passe pas d’une maniére continue dans létre
inférieur et empirique, comme le veut le platonisme. Léternel est toujours
supérieur å lhistorique, parce que cest ce qui est å la base.14 L’historique
nous offre, par contre, un exemple de létre concret et actuel, et devant cet
étre concret, toute distinction de plus ou moins détre est absurde, selon
Kierkegaard. Concrétement, une mouche a autant détre que le dieu, et cette
sotte remarque a, å son tour, autant détre que les subtilités profondes de
Spinoza; car en ce qui concerne létre concret, cest la dialectique d’Hamlet qui
vaut:15 étre ou ne pas étre. II ny a pas de moyen terme ni de troisiéme possibi-
10. C.-å-d. quelle ne se laisse pas determiner par lintelligence. Nous verrons par la suite
plusieurs acceptions différentes de ladjectif ou du nom «dialectique» chez Kierkegaard, et
toutes les fois que le contexte n’en donnera pas clairement le sens, nous le préciserons par
une note.
11. Hegels Werke III, Logik I, 1833, p. 68.
12. Philosophiske Smuler, IV 268.
13. Efterskrift, VII 561.
14. Efterskrift, VII 564.
15. dialectique veut dire ici: distinction de concepts.
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