DONABEDIAN, A., De l'arménien classique à l'arménien moderne: typologie, ordre des mots et contact linguistique, Cahiers de Linguistique de l'INALCO 3/2000, 34-54. DE L’ARMENIEN CLASSIQUE A L’ARMENIEN MODERNE : TYPOLOGIE, ORDRE DES MOTS ET CONTACT LINGUISTIQUE Anaïd DONABEDIAN INALCO, 2, rue de Lille, 75343, Paris Cedex 07 Cet article, comme un certain nombre de ceux qui constituent ce numéro, s'inscrit dans une perspective diachronique, aréale et typologique. La question à laquelle il s'agit de répondre ici se situe en effet au carrefour de ces trois types de classification des langues, démontrant une fois de plus si besoin était qu’ils constituent tout au plus des pistes de classification, des ingrédients qui s’amalgament, et non des principes de classification absolus et étanches. Le cas de l’arménien, langue indo-européenne souvent présentée comme « conservatrice », mais qui a subi des changements typologiques importants au cours de son développement, est une illustration particulièrement claire de cette intrication des facteurs qui expliquent les différentes composantes d’un système linguistique. Dans une approche qui sera inévitablement trop rapide au regard de la quantité de données en jeu, nous tenterons de montrer comment ces éléments s’intriquent à la manière d'un puzzle. Le mouvement ainsi observé, et dans lequel l'ordre des mots joue un rôle primordial, relève à la fois du changement diachronique, notamment dû au contact, et de la réactivation, voire de la généralisation de tendances anciennes. L'ordre des mots occupe une place importante dans les phénomènes décrits, mais ces changements d'ordre des mots ne peuvent se comprendre sans appréhender une série de phénomènes corrélés, ce qui vient confirmer, si besoin était, la théorie des universaux implicationnels de Greenberg. 1. L’arménien classique1 : une langue indoeuropéenne plutôt « conservatrice » L'arménien classique présente un système conservateur dans son ensemble, mais également une série de traits spécifiques atypiques. 1.1. La flexion Les langues indo-européennes comportant une système flexionnel très développé (comme par exemple aujourd'hui, le russe), sont considérées comme particulièrement conservatrices. Au cinquième siècle de notre ère, l'arménien se distingue toujours par une morphologie grammaticale très riche, tant dans le domaine nominal que verbal. 1 On désigne sous ce terme la langue du Vième siècle de notre ère, époque où les premiers témoignages écrits nous parviennent. Ce n'est qu'à partir du XIième siècle que des témoignages écrits nous parviennent dans une langue qui semble être un vernaculaire largement distinct. Cahiers de Linguistique de l'Inalco, 2000, 1-3. 2 A. DONABEDIAN Du côté du nom, comme le rappelle Meillet (1962 (1897-98) : 53), la langue a conservé la déclinaison avec une fidélité presque unique. La flexion nominale de l'arménien classique est en effet constituée de 5 types de déclinaison nominale distinguant chacun sept2 cas. L'arménien a notamment conservé l’ablatif, contrairement à bon nombre de ses parentes. Certes, on ne dispose pas de sept morphèmes casuels différents pour chaque type de déclinaison, mais les syncrétismes, différents pour chaque type (et bien souvent au singulier et au pluriel), permettent de considérer que la langue distingue sept cas. La flexion verbale est riche également de cinq modèles, auxquels il faut ajouter les verbes irréguliers et les oppositions de voix 1.2. Divers traits conservateurs A côté de la flexion, d'autres traits apparaissent comme parfaitement cohérents avec ce que l'on peut attendre d'une langue indo-européenne à cette époque : c'est le cas des relateurs du nom, qui sont essentiellement des prépositions, et du déictique à trois degrés. La subordination s'opère exclusivement au moyen de conjonctions introduisant des complétives, relatives et circonstancielles, fonctionnement là encore assez typique des systèmes indo-européens. 1.3. Traits atypiques Pourtant, certains traits de l’arménien classique, dès le cinquième siècle, apparaissent comme largement atypiques au regard du fonds indo-européen : a. L'arménien ne connaît pas et ne semble porter aucune trace décelable d'une opposition de genre grammatical. Ce dernier n'est en effet jamais attesté à l’époque historique, et ce, en aucun point du système, y compris les pronoms. Seule la distinction personnel/non personnel – qui/quoi existe dans la langue, étant entendu que les dérivations de noms de personnes de sexe féminin à partir d'un masculin ne suffisent pas à fonder un genre grammatical absent en tous autres points du système, ces dérivés n'étant pas susceptibles d'entraîner un phénomène d'accord ou de cooccurrence (pronoms, anaphoriques, etc.) notamment pour les pronoms. Pour Meillet, les trois degrés de démonstratifs (ays, ayd, ayn), susceptibles, eux, de cooccurrence, compensent l'absence de genre grammatical dans sa fonction désambiguïsante, en fournissant une autre possibilité de cooccurrence, tout aussi riche. Charles de Lamberterie suggère d'ailleurs, compte tenu de cette "anomalie", d'envisager sous un autre angle la riche flexion de l'arménien classique : elle pourrait s'être développée au contact du hourro-ourartéen après avoir perdu les finales indo-européennes. La richesse de la flexion de 2 Nominatif, accusatif, génitif, datif, ablatif, locatif, instrumental. DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 3 l'arménien classique ne serait donc que secondaire, et interviendrait après un premier appauvrissement.3 b. Par ailleurs, et les deux faits sont très probablement corrélés, il n’y a aucun phénomène d’accord obligatoire en arménien, que ce soit au sein du SN ou dans le cas d’une anaphore. En réalité, les phénomènes d’accord sont très modulés en arménien classique : les règles en semblent difficiles à déterminer et Meillet (1962 : 39) les qualifie de "complexes et fuyantes". Au sein du SN, l’épithète qualificative, si elle est placée après le nom, est généralement accordée en cas et en nombre. L’ordre nom / adjectif est plus fréquent dans les traductions (peut-être sous l'influence du texte original). Dans les textes originaux arméniens, l’ordre adjectif / nom est préféré, et l'adjectif est alors généralement invariable. L’ordre nom / adjectif, qui reste possible, est jugé « emphatique » et suppose l’accord. On voit donc que si l’adjectif précède le nom, il est en général invariable, et c'est ce modèle qui s’est par la suite généralisé en arménien moderne, avec la tendance à la mise en facteur commun des marqueurs. L’adjectif est fléchi si « l’attention est appelée sur lui » (1) i hingetasanerord-i am-i année-LOC dans quinzième-LOC Dans la quinzième année Notons cependant les cas particuliers des monosyllabiques qui s’accordent souvent (ce qui concourt à expliquer l’absence d’accord par une usure de finales du fait de l’accentuation), ainsi que l'accord en cas mais pas en nombre, comme en (2) : (2) mecaw zarmanawk` grand-INST.SG étonnement-INST.PL. Mais dans ce cas particulier, comme nous le verrons au prochain alinéa, l'attention doit être attirée sur la nature spécifique du –k` de pluriel. Enfin, la marque de nombre présente une certaine indépendance qui se manifeste lorsque la présence d'un numéral supérieur à un n'entraîne pas la présence d'un substantif au pluriel4. 3 "Si le système verbal résulte d'une série d'innovations qui sont allées dans le sens d'une simplification, l'arménien a, en revanche, gardé une riche flexion nominale, avec sept cas, ce qui est surprenant pour une langue qui dans sa préhistoire a perdu les finales indoeuropéennes. Ce maintien d'une structure archaïque est peut-être dû à l'influence des langues environnantes, notamment celles du Caucase du Sud, qui ont une riche déclinaison; ce qui invite à chercher dans ce sens, c'est que l'arménien ignore tout autant que ces langues le genre grammatical, trait qui, pour une langue indo-européenne, représente évidemment une innovation." Charles de Lamberterie, (1994:155). 4 D'après Meillet, ce fonctionnement existe en géorgien et en pehlevi, mais nous savons que c'est également celui du turc, ce qui semble dessiner une Sprachbund relativement cohérente. 4 A. DONABEDIAN c. De plus, le système flexionnel présente quelques traces troublantes de fonctionnement agglutinant. Comparons : ban ban-k` parole parole-PL ban-iw ban-iw-k` parole-INST-PL parole-INST sir-em sir-em-k` aimer-1SG-PL aimer-1SG On voit que dans ces trois cas, qui sont stables dans tous les modèles flexionnels, les désinences de pluriel sont susceptibles d'être analysées en désinence singulier + k‛, ce qui est caractéristique de l'agglutination, et contraire au fonctionnement flexionnel. Certes, ce phénomène ne s'étend pas à l'ensemble du système en arménien classique, mais ce phénomène est toujours observable au nominatif et à l'instrumental des noms, ainsi qu'aux premières personnes singulier et pluriel des verbes. Le fait qu'il traverse l'opposition verbe/nom est en outre particulièrement frappant. 1.4. L'ordre des constituants : un système voué à se transformer L’ordre dominant des constituants semble être, en arménien classique, SVO, ce qu’il faudrait plutôt reformuler en SP, le groupe VO étant lui-même à ordre libre5. La place de l’adjectif est relativement libre, tout comme les possessifs, relatifs et interrogatifs. Cependant, bien qu'on ne dispose d'aucune étude systématique sur corpus concernant l'ordre des mots en arménien classique, des tendances fortes ont été mises à jour : dans le SN, habituellement, l’adjectif précède le nom, et est alors le plus souvent invariable. Il n'est certes pas anodin qu'une corrélation existe entre l’ordre des mots et l’accord. En réalité, tous deux sont significatifs du statut du nom dans le système. Dans l'évolution vers l'arménien moderne, c'est l'ordre déterminant / déterminé qui va se fixer, en même temps que l'accord disparaîtra. Le substantif final portant seul les désinences grammaticales, ces dernières se trouvent mises "en facteur commun" et valent pour l'ensemble du syntagme. On verra que ce choix est également cohérent avec la fixation de l'ordre OV, avec possibilité d'objet semi-incorporé. 1.5. Diathèse et actance : voix et marquage de l’objet Benveniste a bien attiré l'attention sur la syntaxe très particulière du parfait passif arménien. En effet, au parfait, le participe en –eal est intransitif et passif. Cependant, dans le cas d'un verbe transitif, le sujet est au génitif (Benveniste Etre et avoir, PLG 1 p. 202). nora hraman arжeal (3) eдr était lui-GEN ordre faire-PFT 5 Ce qui rappelle le latin et le grec ancien. DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 5 Il avait donné l'ordre de… Benveniste analyse cette « anomalie » de l’arménien comme une manifestation de l’opposition entre être et avoir ou encore de l’opposition entre état et possession, ce qui explique la présence du génitif. Cette interprétation ne résout cependant pas la question du statut de l’objet. En effet, c’est la présence de la marque d'accusatif préposée z- qui dans de nombreux exemples permet de faire la différence entre parfait transitif et intransitif (4) ed i gerezman-i (z-)or eдr p‛oreal i vim-eд mit dans tombeau (z-)qui était creusé dans pierre-Abl Avec z-, cet énoncé a une interprétation active "Il le mit dans le tombeau qu'on avait creusé dans la pierre", et sans z-, le verbe est passif "… qui était creusé dans la pierre". (PLG1 : 202). Selon la description traditionnelle de l'arménien classique, la préposition z(nota accusativi) marque l’accusatif défini. Au singulier, s’il n’est pas défini6 et marqué par z-, l’objet n’a pas de différence formelle avec le sujet. Mais, comme le dit Meillet (1962 : 29) "Un nom ne reçoit pas l’article par le fait seul qu’il est déterminé ; on en a la preuve par ceci que beaucoup d’accusatifs pourvus de la préposition z- qui est préfixée seulement aux accusatifs déterminés ne sont pas accompagnés de l’article". En réalité, on voit bien ici qu'il s'agit d'une définition circulaire : elle souligne d’une part le fait que l’article n’est pas nécessaire pour marquer la détermination, et précise par ailleurs que z- marque l’objet déterminé alors même qu’il n’est pas toujours pourvu de l’article : on se demande ce que signifie "déterminé" dans ce cas. On peut penser que la notion de détermination confond la détermination qualitative et référentielle : jez arasjik‘ (5) or z-inc‘ asic‘eд que z-quoi demander-SUBJ-3SG vous-DAT faire-IMP-2PL Ce qu'il vous demandera, faites-le. (cf. Jean II,5, cité par Meillet p.34) Pour Meillet, ici, "l’auteur insiste sur l’indétermination". on peut proposer une analyse différente : dans cet exemple, le pronom indéterminé est marqué par z- non pas parce qu'il est déterminé ou indéterminé, mais parce qu'il renvoie à un élément présent dans le contexte (anaphore de or). Le rôle de z-, renvoie donc plus au statut du nom qu'à une quelconque détermination. En position objet (dépendant du verbe), pour pouvoir être autonome, le nom requiert un marquage de type prépositionnel, qui renvoie en quelque sorte l’objet dans la sphère des compléments indirects, ce qui se 6 Il est surprenant que dans une langue casuelle, l'accusatif (défini) soit marqué par une préposition. Sur ce point, voir Danon-Boileau et Donabédian (1995). 6 A. DONABEDIAN produit d'ailleurs dans de nombreuses langues (espagnol, roumain, italien du sud, etc.7). On pourrait s’attendre, comme dans le cas de l’adjectif, à ce que l’autonomie ou non autonomie de l’objet soit corrélée à l’ordre des constituants O et V. Cependant, à ce jour, les tentatives d'études sur corpus que nous avons effectuées n’ont permis de déceler aucune régularité entre l'emploi de z- et l'ordre OV ou VO. Par ailleurs, on peut se demander si ce phénomène n'a pas un lien avec l’absence de genre grammatical. Meillet rappelle (1962 : 8) qu'en arménien, la notion de genre grammatical a disparu ; la précision avec laquelle sont distinguées les personnes dans le démonstratif lui sert en quelque sorte de substitut.8 Pourtant, dans une approche typologique, on peut se demander si la fonction du genre grammatical se réduit à désambiguïser les référents. Certes, le genre grammatical, non motivé dans la plupart des cas, est un des vecteurs principaux de l’accord, qui permet de repérer anaphorique et antécédent, par exemple9. Mais il faut peut-être voir dans l'opposition de genre grammatical une autre fonction, motivée, elle, non pas par référence à l'opposition sexuée masculin/féminin, comme on peut le penser à première vue, mais du point de vue de l’opposition entre masculin et féminin d’une part, neutre de l’autre, opérant ainsi une partition du lexique qui recouvre en partie l’opposition animé / inanimé (cf. Hjelmslev). Nous ne développerons pas plus avant cette question dans le présent article, mais signalons simplement que l’opposition animé / inanimé qui recouvre en partie l’opposition de genre grammatical est souvent un discriminant du cas sujet vs objet. C'est de ce point de vue qu'elle rencontre les questions d'actance, et notamment le fait que sujet et objet en arménien classique ne s’opposent pas au singulier par une forme casuelle spécifique à strictement parler, puisque la marque z- « nota accusativi » est formellement une préposition. 2 . L ’ a r m é n i e n m o d e r n e 10 Le système de l'arménien moderne semble à plusieurs égards témoigner d'un changement typologique radical. On en résumera les principales 7 Nous remercions Antoine Culioli pour avoir attiré notre attention sur ce sujet. Voir aussi G. Bossong (1998) sur le marquage différentiel de l'objet. 8 Meillet ajoute une explication morphologique p. 52 9 Meillet signale d'ailleurs p. 39 que le genre grammatical (…) n'existe qu'en vertu de l'accord. 10 La langue moderne considérée ici est l'arménien occidental, parlé dans l'Empire Ottoman, puis dans la diaspora arménienne. Il existe une autre langue standard moderne, l'arménien oriental, parlé en Arménie. Les deux langues présentent d'assez importantes différences linguistiques, cependant, pour la question qui nous intéresse ici, la même démonstration pourrait être effectuée avec l'arménien oriental. Commentaire en a dit quelque c l’exposé avec Lau colloque Tesnière DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 7 manifestations dans le tableau suivant, avant de les soumettre à une analyse plus détaillée. Arménien classique Arménien moderne occidental Nombre de 7 : N., Acc., Gén., Dat., Inst., Abl., Loc. Subst. 4 : CasDirect, GD, Inst, Abl. cas Pronoms 6 : N., Ac., Gén ., Dat., Inst., Abl. Types Flexion noms (subst. et adj.) et Flexion des subst. et pronoms seulement : flexionnels pronoms. 1 type substantival dominant, productif 5 types flexionnels subst. (selon 3 types résiduels thème) : Déclinaison du pluriel alignée sur singulier -i-, -u-, -o-, -wo-, -a-. Æ tendance agglutinante quelques flexions avec altération du thème quelques types hybrides Relateurs Prépositions Postpositions (quelques prépositions du nom résiduelles) Article déictique postposé –s, -d, -n Article postposé, une occurrence par SN (répétition possible au sein du SN) Accord de l’adjectif épithète (place Adj. Invariable et antéposé au substantif variable) Ordre SVO semble dominant (au sens de SOV dominant Greenberg) Certes, il est clair que la présente comparaison présente des limites de par sa nature même : les données dont on dispose pour l’arménien moderne et pour l'arménien classique sont hétérogènes, puisque d’une part on accède à des énoncés oraux, alors que d’autre part nous n'avons que des textes écrits. Or, nous savons que l'intonation est une donnée fondamentale, notamment en ce qui concerne l’ordre des constituants. Cependant, une fois conscients des précautions avec lesquelles nous devons traiter les données, nous pensons qu'elles sont suffisamment claires pour qu'on puisse tenter cette approche de typologie diachronique11. 2.1. Le nom : une morphologie agglutinante La morphologie flexionnelle "conservatrice" de l'arménien classique a cédé la place à un fonctionnement totalement agglutinant en ce qui concerne le nom. La flexion du type substantival dominant a la forme suivante : Cas Direct -ø pl. -(n)er 11 On trouvera dans Jasmine DUM-TRAGUT (2000) une description du stade intermédiaire que constitue l'arménien moyen. A. DONABEDIAN 8 Génitif-Datif Instrumental Ablatif -i, -u -ov -en д -[(n)eri]12, -(n)eru -(n)erov -(n)eren д (6) Mer erku sathaytni banasteγc-ner-u-n hamar Notre deux très célèbre poète-PL-GD-ARTDEF pour Pour nos deux très célèbres poètes Comme on le voit, les morphèmes de pluriel et de cas sont segmentés et autonomes, le morphème de pluriel étant identique quelle que soit la forme casuelle, cette dernière à son tour ne dépendant pas de la présence ou non du pluriel. Cette transformation, qui semble radicale, pourrait être dictée par le contact avec le turc, lui-même langue agglutinante, avec lequel l'arménien est en situation de bilinguisme généralisé du XIème au début du XXème siècle. Pourtant, l'interférence n'explique pas tout, car le système de l'arménien classique présentait deux facteurs rendant ce passage possible : 1) des éléments d'agglutination avec la marque de nominatif pluriel -k‛ qui se retrouve dans des situations où la segmentation permet d'analyser la désinence de manière satisfaisante (cf. supra 1.3. c.), et 2) l'absence de genre grammatical qui, comme l'a démontré R. Renault (1987) est consubstantielle au fonctionnement morphologique agglutinant13. 2.2. L’organisation du syntagme nominal : le statut du nom et le rôle de l’article Comme on le voit dans l'exemple (6), le syntagme nominal est organisé de manière très systématique : le nom tête de syntagme est précédé de tous ses déterminants (possessif, déictique, numéral, adjectif) et suivi de marques morphologiques affixées (nombre, cas, article) ou de relateurs (postpositions). Cette organisation, fondée sur un ordre strict déterminant/déterminé, permet de multiplier les déterminants, le cas échéant dans une structure gigogne (l'adjectif pouvant être constitué d'un ensemble adverbe+adjectif, comme en (6), ou encore, remplacé par un nom au génitif, lui-même déterminé par des extensions à gauche), sans nuire à l'intelligibilité de l'énoncé, y compris à l'oral. 12 Nous notons cette forme ici pour souligner le parallèle entre singulier et pluriel, qui est caractéristique d'un système agglutinant. Cependant, l'arménien occidental a sélectionné pour le pluriel le génitif en -u, y compris pour le modèle flexionnel dominant caractérisé par un génitif singulier en -i. L'arménien oriental, lui, a sélectionné -i dans les deux cas. 13 Comme le démontre Renault, il s'agit de langues dont la morphologie exclut à la fois la fusion (de plusieurs valeurs en un morphème) que la cohésion (qui demande de connaître une information propre à la base pour sélectionner le morphème adéquat), ce qui exclut des manifestations relevant du genre grammatical qui seraient un facteur de cohésion entre lexème et morphème grammatical DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 9 Le nom est caractérisé par le fait qu'il est susceptible de porter l'article. Cette définition fait du nom non pas une classe lexicale, mais une catégorie fonctionnelle, puisqu'aussi bien des unités issues de classes lexicales très variées peuvent être employées comme substantifs à la simple condition de porter l'article, et éventuellement une marque casuelle. C'est le cas en (7) avec une postposition ("en face"). (7) dimac`-in-ner-I En/face-GD-PL-ARTDEF Ceux d’en face A l’inverse, un substantif employé en position dépendante, sans article, n'a plus les propriétés substantivales, et notamment ne peut plus prendre ni article ni marque casuelle. (8) varpet eγbayr-d maître frère-ARTPOSS2SG Ton spécialiste de frère Ici, le substantif varpet (maître) peut alterner sans aucune autre modification avec un adjectif : xelac‘i (intelligent). Ici, la distinction adjectif / substantif n’est pas catégorielle au sens d’un encodage morphosyntaxique, mais simplement dans le cadre d’une sémantique des notions lexicales (varpet étant à la fois susceptible d’être le support d’une propriété et une propriété au sens d’un type, alors que xelac‘i est avant tout une propriété qui a besoin d’un support pour s’incarner). Ainsi, au niveau morphosyntaxique - celui que nous considérons comme pertinent pour la typologie, puisqu’elle considère l’encodage spécifique à une langue donnée - cette faculté de translation illustre la double nature du nom (cf. Danon-Boileau et Donabédian, 1993) : à la fois notion (contenu qualitatif, substance, illustrée par le contenu lexical du terme) et référentialité (potentialité quantitative au sens de Culioli, et propriété qui, pour Hagège, est activée par les marqueurs appelés « nominants », en l’occurrence ici l’article). Ainsi, on voit que c'est l'article qui fonde le statut référentiel du nom, et l'ordre des mots qui fonde son statut syntaxique de tête de syntagme (pouvant recevoir des extensions de gauche et clôturer le syntagme en portant les marques morphologiques qui sont afférentes à cette position). On verra en 2.4. les contraintes qui en découlent pour l'emploi sans article d'un substantif en position actancielle. Comme on va le voir dans la section suivante, la fonction de l’article est avant tout de marquer la référentialité du nom (il est un nominant). En ce sens, l'article opère une détermination quantitative, qui porte sur l'actualisation du référent (marqueur de droite), ce qui explique qu'il cooccurre obligatoirement avec les possessifs et démonstratifs qui ne sont, eux, que qualitatifs (déterminants de gauche)14. 14 Pour une démonstration détaillée de ce point, voir Danon-Boileau et Donabédian, 1993. A. DONABEDIAN 10 2.3. Les participiales Les structures participiales sont une des expressions les plus claires de cette faculté de translation : elles procèdent à la fois à une translation catégorielle du verbe en nom, et à une réinterprétation des relations actancielles en termes de syntaxe nominale. amen oдr xorhurd tvi (9) Ays asakert-i-n Ce élève-GD-ARTDEF. chaque jour conseil j’ai-donné J’ai conseillé cet élève chaque jour. Cet énoncé assertif peut se trouver nominalisé dans son entier soit par le biais d'une relative (comme dans de nombreuses langues indo-européennes), soit, et c'est le cas le plus fréquent, à l'aide d'une participiale (comme en turc) de statut actanciel quelconque. En (10), avec un infinitif, c'est le verbe luimême qui est tête de syntagme, en (11), où on a un participe passif, c'est l'objet : amen oдr xorhurd tal-s… (10) Ays asakert-i-n donner-mon …. Ce élève-GD-ARTDEF. chaque jour conseil Le fait que j’aie conseillé cet élève chaque jour… (« mon donner conseil… ») amen oдr tvac xorhurd-ner-s (11) Ays asakert-i-n Ce élève-GD-ARTDEF chaque jour donné conseil-PL-POSS1SG carжayec‘in inc-i ? quoi-GD ont-servi ? A quoi ont servi les conseils que j’ai donné chaque jour à cet élève ? (« mes conseils donnés ») Dans les deux cas l'agent est marqué par le possessif (-s), qui équivaut à un complément de nom au génitif (ce qui est cohérent avec l'arménien classique, où, on s'en souvient, le sujet du parfait transitif était exprimé au génitif). Ainsi, "mon faire" équivaut à "le fait que je fais", "mon fait" à "ce que je fais". Quant au patient, de par sa position (antéposition immédiate) et sa forme (lexème nu), il a présente de fait les caractéristiques formelles d'un déterminant adverbial antéposé : (12) Xorhurd tal-I Conseil donner-ARTDEF Le fait de donner un conseil y compris s'il est animé : Mard spannel-I Homme tuer-ARTDEF Le fait de tuer [quelqu'un] Comparer avec : DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 11 (12a) Arag vazel-I Vite courir-ARTDEF Le fait de courir vite (13) Xorhurd tuoγ-I Conseil donneur-ARTDEF Celui qui donne un/des conseil(s) Comparer avec : (13a)Arag kardac‘oγ-I Vite liseur-ARTDEF Celui qui lit vite De même, xmoγ-I (14) oдγi eau-de-vie buveur-ARTDEF Celui qui boit de l'eau-de-vie. Dans tous les cas, on constate que le participe a les attributs du substantif tête de syntagme, à savoir l'article et la position finale. Le fait que cette tournure participiale soit préférée à la relative n'est pas sans lien avec les autres caractéristiques mentionnées ici : l'ordre des mots rigide, et le statut du nom qui lui est corrélé. 2.4. L’objet quasi incorporé Comme on vient de le voir dans les exemples (12) et (13), l'objet dans les participiales est non seulement placé en position préverbale, mais de plus, il est susceptible d'apparaître sans aucune désinence, sous la forme d'un lexème nu. Ce fonctionnement, qui est lié au paradigme flexionnel de l'arménien, ne concerne pas uniquement les participiales, mais l'ensemble des occurrences d'objet. En effet, dans la mesure où il n'y a pas de cas accusatif spécifique pour les substantifs15 , mais l'objet est marqué par un cas direct unique qui a la forme d'une désinence zéro. De fait, dès lors que l'article qui l'affecte16 a également la forme zéro, il se trouve sous la forme nue. C'est le cas dans : (15) Xnjor kI caxeд Pomme ACTU vend-3SG Il vend des pommes De même que : kI xmeд (16) oдγi eau-de-vie ACTU boit-3SG Il boit de l'eau-de-vie. 15 Les pronoms, en revanche, distinguent nominatif et accusatif. 16 Rappelons que l'article est suffixé au nom en arménien. A. DONABEDIAN 12 Selon la nature sémantique du substantif, l'emploi de l'objet en forme nue peut avoir différentes valeurs : ici, il s'agit d'une interprétation massive (ou non dénombrable) de oдγi (qui n'est pas surprenante) mais aussi de xnjor (auquel cas il peut s'agit de recatégorisation). Il en irait de même avec des termes abstraits comme xorhurd, "conseil", dans des locutions xorhurd tal, "donner conseil", xorhurd arnel, "prendre conseil", etc. Mais là encore; le phénomène ne s'arrête pas aux locutions, il est libre et entièrement productif dans la langue, à condition que le substantif concerné n'ait pas de référent actualisé (sans quoi il portera l'article). Dans ce cas, l'objet fonctionne devant le verbe exactement comme un adjectif devant le nom, ou encore comme un adverbe devant l'adjectif ou le verbe. Il est important de noter que si le rapport d'antéposition immédiate avec le verbe est brisé, il n'est plus possible d'avoir l'article zéro. C'est le cas dans l'exemple suivant où le circonstant aysoдr, "aujourd'hui", est inséré entre l'objet et le verbe : (17) * xnjor / aysoдr kI caxeд xnjor-ner-I / aysoдr kI caxeд ? kI caxeд / xnjor kI caxeд / xnjor-ner En outre, de ce point de vue, il y a une réelle asymétrie entre sujet et objet en arménien, et s'il fallait se prononcer quant à la pertinence respective des arbres de Tesnière (qui placent les actants dans une égale dépendance par rapport au verbe), et les arbres de la grammaire générative fondés sur la partition aristotélicienne entre sujet et prédicat, il est clair que ces derniers sembleraient plus pertinents pour rendre compte du fonctionnement que nous venons de décrire. Cela est confirmé par l'asymétrie totale entre le fonctionnement de l'objet et du sujet quant à l'emploi avec article zéro. En effet, dans la plupart des cas, l'article zéro est interdit pour le sujet : mI k'utem (18) xnjor-I anus eд, xnjor pomme-ARTDEF doux est; pomme ARTINDEF ACTU'mange-1SG La pomme est douce; je mange une pomme Mais (18a) *xnjor anus eд *pomme doux est Un tel énoncé est impossible, y compris au sens générique, et/ou avec des substantifs renvoyant à des notions denses ou massives comme oдγi, "eau de vie". Les seuls énoncés qui tolèrent l'article zéro en position de sujet grammatical sont des énoncés existentiels, où le sujet n'a ni valeur actancielle DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 13 autonome17, ni valeur thématique18 (le test de aysoдr appliqué en (17) donnerait d'ailleurs ici le même résultat) : (19) anjrew ku gay Pluie ACTU vient Il pleut (20) luys kay lumière il-y-a Il y a de la lumière. Ici, il s'agit d'un prédicat d’existence, et le sujet ne porte pas d'article : le nom ne sert pas de support à une prédication, il a un statut comparable à celui de l'objet cité plus haut. On remarque également qu'en l'absence de tout autre élément entre lui et le verbe, il se trouve exactement dans la même position préverbale non segmentable que l'objet semi-incorporé, comme dans : (21) dram uni argent avoir-3sg Il a de l'argent. Ainsi, sous des catégories grammaticales différentes, on voit apparaître des connexions analogues qui introduisent un fil conducteur nouveau dans le système, et laissent envisager la possibilité d'une nouvelle grammaire rendant compte de ces analogies. 2.5. L’ordre des constituants Ce fil conducteur est assurément étroitement lié à l'ordre des mots. On a vu que les changements intervenus entre l'arménien classique et l'arménien moderne mettent en jeu de manière parallèle des phénomènes morphosyntaxiques et l'ordre des mots, avec un effet sur le statut du nom qui se manifeste dans le fonctionnement de la détermination. La corrélation entre ces deux ordres de phénomènes est telle qu'il est difficile de les dissocier. En effet, l'arménien classique a évolué vers un système dont la cohérence est telle que le moindre changement ne faisait que radicaliser encore plus cette cohérence, rendant ainsi possible le tournant radical qui peut paraître surprenant aujourd'hui. L'influence du turc a certes joué un rôle déterminant dans cette évolution rapide et radicale, mais nous avons vu que chacun des 17 Nous avons développé l'idée de valeur actancielle autonome dans Danon-Boileau et Donabédian (1993). Nous avons montré que la structure du syntagme nominal de l'arménien occidental accrédite l'idée selon laquelle l'autonomie actancielle est étroitement liée à la référentialité du syntagme, c'est-à-dire à sa capacité à renvoyer à un référent extralinguistique autonome et identifiable. 18 Ce qui est confirmé par le fait qu'il ne peut y avoir de pause entre le sujet et le prédicat. Dans la plupart des langues, les énoncés existentiels sont entièrement rhématiques, et non segmentés. Sur la notion de thème, voir Bonnot (1999). 14 A. DONABEDIAN éléments était présent en germe dans l'arménien classique, ce qui a permis que le mouvement s'initie. Ainsi, l'ordre des mots au sein du syntagme nominal est strictement Da Dé , comme on l'a vu plus haut. L'ordre des constituants principaux de l'énoncé est, dans une certaine mesure, variable. Cependant, si on prend en considération les énoncés assertifs neutres à sujet et objet nominal, où il n'y a ni segmentation par une pause (du type "Lui, je l'ai vu "), ni intonation particulière (par exemple montée sur l'un des actants visant à le focaliser), on constate que l'ordre dominant est de type SOV, tel que défini par Greenberg (1963). Comme Greenberg le dit clairement dans cet article, cela ne signifie pas que c'est là l'ordre le plus fréquent (en discours, on peut observer toutes sortes d'ordres différents, assortis d'une intonation adéquate), ni a fortiori que les autres ordres sont exclus, mais qu'il s'agit de l'ordre le moins contraint. La cohérence de l'ordre SOV avec Da-Dé a été démontrée aussi bien par Tesnière (ordre centripète) que par Greenberg, qui y ajoute la prédominance des postpositions. Cette cohérence est confirmée jusque dans le détail du fonctionnement par les traits que nous avons mis en évidence plus haut. En effet, lorsque le verbe est au moins biactanciel et qu'il a deux arguments autonomes doués de référentialité19, la structure globale de l'énoncé est SOV. Mais lorsque nous avons à faire à un énoncé bipartite Sujet - Prédicat, ou même à un seul composant comme les prédications d'existence entièrement rhématiques (cf. exemples 19 à 21), le groupe prédicat est structuré exactement comme le syntagme nominal, c'est-à-dire qu'au moins pour des raisons formelles, on peut assimiler le sujet au déterminant, et le prédicat au déterminé. On peut donc reformuler comme suit la règle syntaxique qui s'applique pardelà les catégories : Tout élément placé à la gauche immédiate (sans segmentation par une pause) d'un constituant autonome est dépendant de ce dernier, et par conséquent lui-même non autonome. L'autonomie d'un élément se traduit formellement par le fait qu'il est porteur de marques morphologiques indiquant le lien syntaxique du groupe régi par ce constituant avec l'unité immédiatement supérieure de l'énoncé. Dans le cas d'un constituant à morphologie nominale, il s'agit du statut actanciel de l'unité (statut dans la structure prédicative : cas et/ou postposition), et du mode d'instanciation référentielle (nombre et article). Dans le cas d'un constituant à morphologie verbale, il s'agit du mode d'instanciation (temps, mode) par rapport au cotexte (subjonctif dans les 19 C'est-à-dire renvoyant à un référent actualisé, et par conséquent susceptibles de porter l'article et/ou la marque de nombre. Nous ne pouvons développer plus avant les implications théoriques de cette caractérisation, et nous renvoyons pour cela à Danon-Boileau et Donabédian 1993 et 1995. DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 15 subordonnées) ou par rapport à la situation d'énonciation (temps, aspect, mode), ainsi que du mode d'instanciation référentielle (personne). Certaines unités peuvent en outre être caractérisées par une rection particulière (hawatarim + Dat, fidèle à), et c'est dans ce cadre qu'on peut également rendre compte du fonctionnement du nom verbal (participe) qui est caractérisé par une morphologie nominale pour ce qui est de son rapport avec l'unité supérieure, mais peut présenter des particularités rectionnelles quant à ses compléments. Le degré d’autonomie du nom n'est pas sur le même plan que celui du verbe, car il entre dans la structure actancielle de ce dernier. Cependant, en position sujet (thème) il a une grande autonomie qui se traduit par le fait qu'il ne peut apparaître sans article. 3. Les principes du changement linguistique La tendance générale des langues indo-européennes modernes à la réduction des types flexionnels et à l'analytisme a été largement illustrée à propos de la plupart des langues de la famille, et il est aujourd'hui admis que le phénomène est très largement répandu, à l'exception notable d'un certain nombre de langues balto-slaves comme le russe, dont la morphologie pléthorique est justement qualifiée d'archaïque. Cependant, les phénomènes dont nous avons tenté de rendre compte montrent qu'on ne peut s'arrêter à ce type de grille d'analyse. L’intérêt des données de l’arménien pour la réflexion générale qui nous occupe dans le cadre de ce volume est le contraste qui existe entre le caractère typique "monolithique" cohérent de l’arménien occidental (centripète pur pour Tesnière) et l’aspect "conservateur" de l’arménien classique. En réalité, comme on l'a vu, une analyse plus fine des spécificités de l’arménien classique montre des différences par rapport aux langues indo-européennes : certains changements correspondent ainsi au développement d’une tendance qui préexiste dans la langue. Ce principe de changement linguistique, qui remet en cause le modèle strictement fondé sur les interactions, est observé dans de nombreuses langues, et n'est pas propre à l'arménien. Cependant, les données de l'arménien en fournissent une illustration particulièrement éclatante. Par ailleurs, les données fournies par l'arménien illustrent la fécondité de l’hypothèse des universaux d’implication de J. Greenberg tant dans son fondement théorique que dans ses résultats empiriques. Les données de l'arménien correspondent en effet parfaitement au type SOV défini par Greenberg (SOV, postpositions, Da-Dé20). Sans reprendre ici l'argumentation 20 Greenberg a cependant montré que les langues SOV à postpositions pouvaient présenter aussi bien l'ordre Adjectif Nom que Nom Adjectif. De ce point de vue, la sélection de l'ordre Adjectif Nom illustre la systématisation en arménien de l'ordre régi - régissant, correspondant à l'ordre centripète de Tesnière. Les hypothèses de Greenberg ont été 16 A. DONABEDIAN de Greenberg, il faut rappeler que l'hypothèse des universaux implicationnels, représentés dans des tableaux croisés à quatre cases, vise à montrer que seule l'une des quatre combinaisons théoriquement possibles est en pratique impossible dans un système donné. La coexistence de plus d'une combinaison possible fonde l'ouverture du système, qui seule peut rendre compte du changement linguistique en échappant autant que possible à tout naïveté monolithique. C'est ainsi qu'on peut expliquer l'évolution typologique radicale subie par l'arménien au cours de son histoire. Comme on l'a vu, dans ce cas, l'ordre des mots intervient comme un structurant majeur des traits typologiques de la langue (accord, marquage catégoriel, référentialité et détermination, etc.). C'est pourquoi nous avons voulu suggérer dans cet article que, tout comme Paul Garde (1977) l'a esquissé de manière fort convaincante pour le russe21, on pourrait réécrire une morphosyntaxe de l'arménien occidental en partie libérée de parties du discours, et fondée sur ces principes organisateurs majeurs. Si nous pensons que la diachronie est un élément fondamental pour l'étude du changement linguistique, nous n'éludons pas pour autant la prise en compte du phénomène aréal. C'est à la jonction des deux que se situe probablement, au moins au plan heuristique, l'approche la plus fructueuse. Nous pensons d'ailleurs que la balkanistique gagnerait à inclure dans son domaine l'arménien occidental, et que par ailleurs, il faudrait vérifier l’hypothèse d’une Sprachbund concernant notamment le persan, le géorgien et le hindi. Abréviations NOM : Nominatif ACC. : Accusatif GEN : Génitif DAT : Datif GD : Génitif - Datif (syncrétique en arménien occidental) INST : Instrumental LOC : Locatif SG : Singulier PL. : Pluriel 1SG, 2SG, etc. : personnes du verbe approfondies, affinées et parfois remises en question de manière très pertinente sur certains points; nous ne nous attardons pas sur cet aspect, car c'est surtout sur la méthode des universaux implicationnels et leur fécondité pour la diachronie que nous voulons insister ici. 21 En effet, dans cet article insuffisamment connu de 1977, Paul Garde propose une syntaxe fondée sur des principes généraux valant pour les différents niveaux de l'analyse (intérieur du mot, syntagme, proposition) et les différents types catégoriels de syntagmes. Cette approche est très fructueuse, et ouvre de nouvelles perspectives tant à la description du russe qu'à la typologie linguistique. DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 17 PFT : Parfait IMP : Impératif SUBJ : Subjonctif ARTDEF : Article défini POSS : Possessif (suivi de la personne concernée : POSS1D=SG = mon) ACTU : Particule d'actualisation servant à former le présent et l'imparfait de l'indicatif Bibliographie P.K. ANDERSEN, Word Order Typology and Comparative Constructions, Amsterdam, John Benjamin (Amsterdam Studies in the Theory and History of Linguistic Science, Série IV, T 25), 1983. C. BALLY, Linguistique générale et linguistique française, Bern, A.Francke Verlag, 4° éd., 1965, pp. 199 à 282. E. BENVENISTE, Etre et avoir dans leurs fonctions linguistiques, in PLG 1, Gallimard, Paris, 1966, p. 187-207. Ch. BONNOT, Pour une définition formelle de la notion de thème, in Guimier, C., La thématisation dans les langues, Peter Lang, Bern, Berlin, etc., 1999, pp. 15-31. G. BOSSONG, Le marquage différentiel de l'objet dans les langues d'Europe, in Feuillet, J. 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FEYDIT, Cahiers de grammaire arménienne, II : Le système du verbe arménien classique, Venise, 1969; III Le système de la déclinaison en arménien classique, Venise, 1977. 18 A. DONABEDIAN P. GARDE, Ordre linéaire et dépendance syntaxique: contribution à une typologie, in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 72/1, 1977, pp. 1-26 J.H. GREENBERG, Some Universals of Grammar with Particular Reference to the Order of Meaningful Elements, in Universals of Language, Cambridge Massachusetts, 2° éd. 1963. C. HAGEGE, La structure des langues, Paris, PUF, 1982 (Que sais-je 2008) A. MEILLET, Etudes de linguistique et de philologie arméniennes, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1962 (réédition d'articles parus à partir de 1897). R. RENAULT, Genre grammatical et typologie linguistique, in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, Tome LXXXII/1, 1987, pp. 69-117 L. TESNIERE, Eléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 2° éd. 1966, pp. 11 à 33, et 144 à 154 R.S. 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Elles démontrent aussi la validité des travaux de Greenberg sur l'ordre des mots et les universaux implicationnels, qui est peut-être seule à même de rendre compte aussi bien des systèmes en synchronie que du changement linguistique. From Classical Armenian to Modern Armenian: typology, word order and language contact. Between classical Armenian (5th Century A.C.) and modern Armenian (actually Western standard), one can observe wide typological change. The DE L'ARMENIEN CLASSIQUE A L'ARMENIEN MODERNE 19 aim of this paper is to show that this changes, even if stimulated by Turkish bilingualism, may be grounded on some particular features of classical Armenian, which are far not so "archaical" as usually said. It is clear, that word order is the main structurating feature in this changes. The facts explained in this paper show that interference may not be the only explanation for linguistic changes. And also, that Greenberg's theory on word order and implicational universals is still valid, and maybe even the only one able to explain successfully synchronical data, as well as diachronical changes.