des élites intellectuelles à gauche avait d’ailleurs pu faire dire à Albert Thibaudet que le Cartel
des gauches, c’était l’école normale supérieure qui succédait à la faculté de droit de Paris.
Herriot, Bouglé pour les radicaux, Jaurès, Blum, pour les socialistes, étaient en effet
normaliens, et le grand ancêtre Buisson était agrégé de philosophie.
Le point peut paraître plus surprenant pour les radicaux que pour les socialistes : pourtant ils
font partie d’une sphère intellectuelle de haut niveau, marquée par l’importance de
l’intelligentsia philosophique. On se représente trop souvent le radicalisme comme une
gauche de gouvernement, pragmatique, attaché à un programme progressivement devenu
obsolète (et clairement dépassé au lendemain de la première guerre mondiale) et obstinément
attaché à une vieille conception de la République dans une France qui change — cette vieille
conception qui faisait rire Alain lorsque, agent électoral de Louis Ricard, il entendait son
candidat en entonner les mérites à toute voix. Au mieux une idéologie progressivement
emportée par les faits, au pire, de vagues principes républicains bon teint qui prêtent à sourire
et que le vent d’une histoire tragique a soufflé comme une chandelle qui n’éclaira qu’un bout
de la longue nuit que fut le 20e siècle. La réalité est tout autre. Le radicalisme a longtemps (et
je dirai encore aujourd’hui) su attirer par la qualité de sa réflexion et sa contribution à la
réflexion « philosophique » sur la politique au sens large n’est pas négligeable.
C’est d’ailleurs pour cette raison que le rôle prépondérant du radicalisme dans le Cartel peut
être intimement lié aux yeux de Thibaudet à un moment d’intellectualisation de la politique.
(…)
L’essoufflement doctrinal des radicaux
Malgré tout, le Cartel marque une disjonction entre univers intellectuel et gauche radicale,
au moment où semble se marquer le triomphe même de ce radicalisme intellectuel. Une
anecdote l’indique. Gallimard, en 1924, flaire un bon coup de publicité en faisant distribuer au
conseil des ministres du Cartel les Eléments d’une doctrine radicale qu’Alain vient de
publier. Le geste est mal reçu et l’un des participants s’exclame « s’il y avait une doctrine
radicale, nous le saurions. » Le point est sensible, car le Cartel n’incarne pas encore le
radicalisme essoufflé d’un Daladier ou d’un Herriot de la dernière période. Après la chambre
bleue horizon, dans un contexte où la France doit liquider l’embarrassante équipée de la Ruhr,
emblème à gauche d’une politique d’agression bornée, et qui symbolise le mépris irréfléchi de
principes qu’on appellerait aujourd’hui « multilatéraux » des relations internationales, et au
moment même où il semble incarner cette « République des professeurs » dont parle
Thibaudet, le radicalisme s’absente de sa doctrine. Le fait n’est pas seulement du côté de la
pratique politique, si l’on y réfléchit. Après tout, Alain interrompt sa petite brochure Les
libres Propos, où il publie depuis trois ans ses articles hostiles à la politique « bleue horizon »,
en prétextant que maintenant que la gauche est au pouvoir, la réflexion critique est moins
urgente. Je puis certes faire la part des circonstances, dans cette décision : l’épuisement de ces
admirables éditeurs qu’ont été Jeanne et Michel Alexandre, la volonté d’Alain de renouer
avec la philosophie en quittant pour un temps son rôle d’intellectuel turbulent. Mais le
mouvement est peut-être plus profond. Avant la guerre, Alain avait déjà déclaré, dans un très
beau texte du reste, qui réfléchit sur la différence qui va hanter si fortement Raymond Aron,
entre l’intellectuel et le politique, que s’il était engagé dans l’action politique, il déclarerait ses
principes et s’y tiendrait, mais que son rôle dans un journal était justement de pratiquer la
réflexion critique. Autrement dit, l’action politique abolit dans une certaine mesure la
réflexion critique : il est difficile de concilier radicalité et gouvernement ; la remarque, qui
pourrait passer pour du bon gros sens, prend une toute autre dimension quand on considère