De la crise , Nietzsche nous a donné une analyse extrêmement sug-
gestive. Je pense à un texte justement célèbre : le fragment du Gai
Savoir.
Nietzsche multiplie les interrogations , non parce que sa pensée est
hésitante — elle est au contraire résolue et intrépide — , mais parce qu ’ il
entend forcer le lecteur à aller au fond des choses , en ne laissant aucun
présupposé dans l ’ ombre.
Dès maintenant nous pouvons avancer une remarque sur laquelle
nous aurons à revenir : le discours sur la vérité ne peut pas partir d ’ un
point de vue qui serait comme celui de la non-vérité , c ’ est-à-dire anté-
rieur et extérieur à la vérité et à sa problématique ; la vérité est impliquée
dans le discours sur la vérité (au stade où nous sommes , j ’ entends vérité
au sens où une armation est tenue pour vraie , même si ultérieurement
elle doit être jugée erronée). De cette impossibilité Nietzsche nous four-
nit lui-même l ’ exemple , et , pour radical qu ’ il veuille être , son diagnostic
s ’ appuie sur des présupposés , en ce qu ’ il semble faire sienne une con-
ception positiviste du savoir et de sa genèse historique. Il est vrai que sa
démonstration établit simultanément que le positivisme se fait illusion
pour autant qu ’ il ignore son présupposé de base.
. Nietzsche s ’ engage à la première personne. Le titre du fragment
est : « En quoi nous sommes , nous aussi , encore pieux ». Pieux : nous
pouvons traduire par : religieux ; encore : nous ne sommes pas encore al-
lés aux racines de notre démarche ; nous : c ’ est-à-dire nous qui sommes
impies (sans Dieu) et antimétaphysiciens.
Ici le philosophe fait d ’ une exigence méthodologique des sciences
expérimentales de la nature le trait distinctif de l ’ attitude de la raison
moderne , en tant que libérée du passé. La science en eet — car la rai-
son moderne est la raison scientique — n ’ admet les convictions qu ’ en
les ramenant à la forme d ’ hypothèses , et en les tenant sous le contrôle
policier de la méance. Autant dire que la conviction ne trouve place
dans le champ du savoir scientique qu ’ à la condition de cesser d ’ être
conviction.
Mais , à ce point , surgit la question : pour que cette discipline scienti-
que puisse commencer , ne doit-elle pas reconnaître l ’ existence d ’ une
conviction si puissante et absolue qu ’ elle se sacrie toutes les autres con-
victions ? Nous l ’ avons noté , la forme interrogative est un moyen de dé-
. Cf. Friedrich N , Le Gai Savoir , Fragment . Nous nous inspirons librement
de la traduction d ’ Alexandre Vialatte, Paris, , p. -.