RT  () , p. -
Interventions du Magistère
. À   le Magistère récent de l Église a diagnostiqué ,
parmi les dés majeurs de ce temps , la crise de la vérité. Le thème est au
cœur de deux encycliques. Veritatis splendor , sur « quelques questions
fondamentales de l enseignement moral de l Église » () , caractérise
la crise par un double divorce : divorce entre la liberté et la vérité, et di-
vorce entre la foi et la morale. Quant à Fides et ratio , sur « les rapports
entre la foi et la raison » () , elle arme que l homme , au titre de
sa nature et de ses ressources connaturelles , se présente comme « celui
qui cherche la vérité » ; c est pourquoi la révélation du Christ qui est la
vérité porte en soi l exigence d un rapport harmonieux entre la foi et la
raison. La situation culturelle de la raison et de sa vocation à la vérité
ne peut pas ne pas retenir l attention du Magistère. Il y va de la défense
et de la diusion du message révélé. Le diagnostic porté , dont on ne
saurait contester la justesse , est préoccupant. Nous ne sommes plus au
temps du concile Vatican I arontant la prétention orgueilleuse du ra-
tionalisme. Et il est paradoxal que ce soit aujourd hui l Église qui doive
dénoncer , dans une grande partie de la philosophie contemporaine , « la
déance à l égard de la raison » , et encourager les philosophes à « avoir
conance dans les capacités de la raison humaine ». Parmi les exigences
d une philosophie authentique , il y a celle de « s assurer de la capacide
l homme de parvenir à la connaissance de la vérité , une connaissance
qui parvient à la vérité objective à partir de l adaequatio rei et intellectus
sur laquelle s appuient les Docteurs de la scolastique ». Autre caractéris-
tique de la situation actuelle : la « crise du sens ». La multiplication des
La crise de la vérité
. Cf. J-P II , Encyclique Veritatis splendor du  août  , n .
. Cf. ibid. , n .
. I. , Encyclique Fides et ratio du  septembre  , n .
. Ibid. , n . . Ibid. , n . . Ibid. , n .

 
points de vue sur la vie et sur le monde a abouti à une « fragmentation
du savoir […] qui rend dicile et souvent vaine la recherche d un sens » ,
jusqu au point qu on en vient à se demander « si cela a encore un sens
de s interroger sur le sens ». Dans une telle condition de doute radical ,
le risque est grand « de réduire la raison à des fonctions purement ins-
trumentales , sans aucune passion authentique pour la recherche de la
vérité ». Pour être en harmonie avec la Parole de Dieu , la philosophie
doit retrouver « sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et
global de la vie ».
Conance reconquise dans la capacité de vérité de la raison et di-
mension sapientielle du savoir ; cette double exigence en comporte une
troisième : « La nécessité d une philosophie de portée authentiquement
métaphysique , c est-à-dire apte à transcender les données empiriques
pour parvenir , dans sa recherche de la vérité , à quelque chose d absolu ,
d ultime et de fondateur. » Jean-Paul II précise : « Si j insiste tant sur la
composante métaphysique , c est parce que je suis convaincu que c est la
voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s étend actuel-
lement dans de larges secteurs de la philosophie , et pour corriger ainsi
certains comportements déviants répandus dans notre société. » Il est
précisé que les éléments de diagnostic mis en évidence ne concernent
pas l ensemble de la philosophie contemporaine mais qu ils sont signi-
catifs de larges secteurs de la culture. Diérents courants sont mention-
nés ; ils ont en commun d avoir renoncé à l être ; ils convergent vers le
nihilisme négateur de l identité de l homme.
De notre bref parcours , retenons que la crise de la vérité comporte
divers aspects dont chacun demande à être examiné en lui-même.
C est du point de vue de la foi que le Magistère se préoccupe de la
situation de la philosophie. Mais , en elle-même , la question est philoso-
phique et doit être considérée philosophiquement.
Le diagnostic de Nietzsche
. Négation de la capacité de parvenir à la connaissance ou doute qui
s attaque au sens lui-même : nous avons là deux formes de la crise de la
vérité , qu il convient de distinguer. La seconde est la plus radicale. C est
par elle qu il nous faut commencer.
. J-P II , Fides et ratio , n . . Ibid. , n  ; cf. n .
. Cf. ibid. , n -.

    
De la crise , Nietzsche nous a donné une analyse extrêmement sug-
gestive. Je pense à un texte justement célèbre : le fragment du Gai
Savoir.
Nietzsche multiplie les interrogations , non parce que sa pensée est
hésitante — elle est au contraire résolue et intrépide — , mais parce qu il
entend forcer le lecteur à aller au fond des choses , en ne laissant aucun
présupposé dans l ombre.
Dès maintenant nous pouvons avancer une remarque sur laquelle
nous aurons à revenir : le discours sur la vérité ne peut pas partir d un
point de vue qui serait comme celui de la non-vérité , c est-à-dire anté-
rieur et extérieur à la vérité et à sa problématique ; la vérité est impliquée
dans le discours sur la vérité (au stade où nous sommes , j entends vérité
au sens où une armation est tenue pour vraie , même si ultérieurement
elle doit être jugée erronée). De cette impossibilité Nietzsche nous four-
nit lui-même l exemple , et , pour radical qu il veuille être , son diagnostic
s appuie sur des présupposés , en ce qu il semble faire sienne une con-
ception positiviste du savoir et de sa genèse historique. Il est vrai que sa
démonstration établit simultanément que le positivisme se fait illusion
pour autant qu il ignore son présupposé de base.
. Nietzsche s engage à la première personne. Le titre du fragment 
est : « En quoi nous sommes , nous aussi , encore pieux ». Pieux : nous
pouvons traduire par : religieux ; encore : nous ne sommes pas encore al-
lés aux racines de notre démarche ; nous : c est-à-dire nous qui sommes
impies (sans Dieu) et antimétaphysiciens.
Ici le philosophe fait d une exigence méthodologique des sciences
expérimentales de la nature le trait distinctif de l attitude de la raison
moderne , en tant que libérée du passé. La science en eet car la rai-
son moderne est la raison scientique — n admet les convictions qu en
les ramenant à la forme d hypothèses , et en les tenant sous le contrôle
policier de la méance. Autant dire que la conviction ne trouve place
dans le champ du savoir scientique qu à la condition de cesser d être
conviction.
Mais , à ce point , surgit la question : pour que cette discipline scienti-
que puisse commencer , ne doit-elle pas reconnaître l existence d une
conviction si puissante et absolue qu elle se sacrie toutes les autres con-
victions ? Nous l avons noté , la forme interrogative est un moyen de dé-
. Cf. Friedrich N , Le Gai Savoir , Fragment . Nous nous inspirons librement
de la traduction d Alexandre Vialatte, Paris, , p. -.

 
busquer une armation tenue cachée. Cette armation est la suivante :
la science repose sur une foi , il n y a pas de science sans présupposé. Il
faut que s impose et soit pleinement assumé le principe , la conviction , la
foi (les trois termes sont ici synonymes) : rien n est plus nécessaire que
la vérité ; toutes les autres valeurs , par rapport à elle , sont de second rang.
Notons que dans ce développement , la vérité est dénie comme une va-
leur.
Nature de la conviction
. Ainsi la science présuppose la conviction du caractère absolu de
la vérité , à laquelle toutes les autres valeurs doivent être sacriées. De
une nouvelle question. Mais , avant d examiner la réponse que lui ap-
porte Nietzsche , nous devons dire quelque chose de la position du phi-
losophe qui oriente la manière dont il pose la question.
Tout d’abord , dans sa conduite l homme obéit à un certain nombre
de valeurs , mais c est lui qui est leur créateur.
En second lieu , dans une optique marquée par le darwinisme ,
Nietzsche entend reconstituer la généalogie de la morale , c est-à-dire
des valeurs morales , étant entendu que dans la société , il y a toujours
deux morales , celle des maîtres et celle des esclaves , en lutte pour la do-
mination. Les vertus , vertus des seigneurs ou ruses des soumis mus par
le ressentiment , sont le résultat d un long atavisme. L idée que le philo-
sophe se fait de la vie et de la volonté , qui est comme la force qui la
meut — est une idée tragique. C est pourquoi il se montre un adversaire
impitoyable des utilitaristes anglais et de leur morale de bons sentiments.
Cela constitue l arrière-fond des développements qui suivent.
Voici donc la question qui se pose maintenant : qu est-ce que cette
volonté inconditionnée de vérité ? Nous avons vu pourquoi le caractère
inconditionné de la vérité devient volonté inconditionnée de vérité.
Mais il y a deux manières de comprendre la question , que Nietzsche
va examiner tour à tour. La volonté de vérité peut signier , selon une
première interprétation , une volonté de ne pas se laisser tromper. La se-
conde interprétation entend l énoncé comme celui de la volonté de ne
pas tromper. La volonté de ne pas me tromper moi-même devient alors
un cas particulier d une règle générale : je ne veux pas tromper. Les deux
lectures appartiennent à des domaines totalement diérents. Mais pour
chacune , il faut chercher le pourquoi.

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Je ne veux pas me laisser tromper. On suppose alors qu il est nuisible
et dangereux d être trompé. La science serait alors une longue prudence ,
une précaution , une utilité. Mais , remarque Nietzsche , qu est-ce qui per-
met « de décider que la méance absolue présente plus d avantages que
l absolue conance » ? L expérience de la vie montrerait plutôt que l une
et l autre sont utiles. L explication utilitariste ne tient pas. « La foi dans
la science » , qui existe d une façon incontestable , « ne peut pas avoir son
origine dans un calcul utilitaire ». Nous arrivons ainsi à une première
conclusion : cette foi « a dû se former […] malgré le danger et l inutilité
de la “vérité à tout prix” ».
Nietzsche ajoute ici une phrase qui est comme une confession , et qui
est sans doute un reet des combats intérieurs qu il a dû mener : « Vérité
à tout prix” ! Nous savons trop bien ce que c est , nous le savons hélas que
trop , quand nous avons oert sur cet autel , et sacrié de notre couteau ,
toutes les croyances , une à une ! »
Le nihilisme
. Ainsi la première interprétation se trouve écartée. La lecture qui
s impose , et « il n y a pas d autre choix » , est donc : « Vouloir ne pas
tromper les autres ni soi-même ». Nietzsche ajoute : « Ce qui nous ra-
mène dans le domaine moral ».
On pourrait objecter ici que l utilitarisme est lui aussi une morale.
Mais ce que Nietzsche entend par morale est marqpar l existence d un
impératif qui s impose par lui-même , même si le philosophe en a établi
la généalogie , et il s impose parce qu il est inscrit dans l inconscient , plus
précisément dans l atavisme , résultat d un dressage qui s est poursuivi
durant des générations. À l inverse , selon l utilitarisme , le choix est con-
sécutif à un calcul.
Une nouvelle question se présente donc : pourquoi ne pas tromper ?
La question doit être examinée à fond , parce qu elle se réfère à une atti-
tude que l expérience semble démentir.
C est en vue de l apparence (Anschein) que semble disposée la vie.
Nietzsche multiplie les équivalents : elle vise à égarer , à tromper , à dissi-
muler , à éblouir , à jeter dans l aveuglement de soi-même. Sous sa forme
supérieure , la vie s est toujours trouvée du côté des fourbes sans scru-
pule.
On peut donner une interprétation bénigne du dessein de ne pas
tromper , comme une « donquichotterie , une petite déraison d enthou-
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