HSS I.1 (2012) DOI: 10.2478/v10317-012-0007-0 Incompleteness and the Meaning of Mystery for Scientist and Theologian Thierry Magnin L’Université Catholique Lyon [email protected] 1. The most incomprehensible thing would be for the world to be comprehensible; 2. An initial decision regarding the scientific approach: the construction of the meaning in the absence of it (d’in-sensé); 3. The condition and the elevation to the universal in E. Weil; 4. The initial tension of the identical and the other in E. Levinas; 5. Richness of the collective attitudes of those confronting with the mystery of knowledge; 6. The act of believing, another way to enter in the mystery of Believe for a Christian; 7. Knowledge through signs; 8. The theology in front of the mystery of God; 9. The negative way; 10. The eminence way; 11. The fascination of the Vatican II council for the unity of contraries. Keywords incompleteness, the Other, belief, mystery, science Incomplétude et sens du mystère pour le scientifique et le théologien 1. Le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible Les développements de l’idée de complémentarité précédemment évoqués peuvent être repris en termes de “dialectique du mystère”. La condition d’incomplétude que rencontre le scientifique, non comme une défaite de la raison mais comme une chance pour progresser, l’introduit à la confrontation au mystère. De quel mystère s’agit-il? C’est le “mystère du connaître” que nous avons évoqué jusqu’ici, à partir d’une réflexion sur 109 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 l’évolution de la connaissance en sciences. La formule d’Einstein, “le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible”, et la mise en évidence de “la fécondité” de l’incomplétude, sont comme deux “signes” du mystère du connaître dans la démarche scientifique moderne. L’un des essais tes plus intéressants pour repenser l’idée de mystère a été, au 20ème siècle, celui de Gabriel Marcel (1949, 1935: 183, 1951: 69). Ce dernier reproche aux philosophes d’avoir “abandonné” le mystère aux théologiens d’une part, aux vulgarisateurs d’autre part. G. Marcel fait porter sa réflexion non seulement sur le mystère du connaître, mais aussi sur le mystère de l’union de l’âme et du corps, sur le mystère de l’amour, de l’espérance, de la présence et de l’être. Il combine l’aspect intellectuel et l’aspect existentiel du mystère. L’aspect le plus intéressant pour les questions que nous traitons ici porte sur la distinction que G. Marcel fait entre le problème et le mystère. Le problème est une question que nous nous posons sur des éléments considérés comme étalés devant nous, hors de nous généralement. Certes, si nous réfléchissons, nous sommes bien obligés de reconnaître qu’il subsiste toujours, entre eux et nous, le lien du connaître. Mais le propre de la pensée qui se pose des problèmes est de postuler implicitement que le fait de les connaître ne modifie pas les éléments de ce problème. De plus, à part l’intérêt purement intellectuel que nous pouvons leur porter, il n’y a pas de choc en retour sur nous. Le cas le plus clair est celui des problèmes mathématiques classiques. Il y a mystère, au contraire, quand celui qui s’interroge appartient à ce sur quoi il s’interroge. C’est pourquoi l’être est mystère puisque je ne puis poser de question sur l’être que parce que je suis. “Un mystère, c’est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se déplace par là même comme simple problème.... c’est un problème qui empiète sur ses propres conditions immanentes de possibilité.” Et encore: le mystère est quelque chose dans lequel je me trouve engagé, et ajouterai-je, non pas engagé partiellement par quelque aspect déterminé et spécialisé de moi-même, mais au contraire engagé tout entier en tant que je réalise une unité qui d’ailleurs, par définition, ne peut jamais se saisir elle-même et ne saurait être qu’objet de création et de foi. 110 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 Le mystère abolit donc la frontière entre “l’en-moi” et “le devant moi” qui caractérise le domaine du problématique, même si nous savons que l’acte de connaître est une intervention et que l’on atteint jamais un “ensoi”. Il y a un mystère de l’être qui est aussi “mystère de l’acte de pensée”, ce qui se traduit aussi par le fait suivant: “nous ne pouvons pas nous interroger sur l’être comme si la pensée qui s’interroge sur l’être était en dehors de l’être”. Il y a bien un mystère du connaître: “la connaissance se suspend à un mode de participation dont une épistémologie quelle qu’elle soit ne peut espérer rendre compte parce qu’elle même le suppose”. Pour G. Marcel, le mystère n’est ni l’inconnaissable ni une sorte de pseudo-solution. Loin de désigner une “lacune du connaître”, le mystère est un appel à explorer. Cette réhabilitation du mystère sur le plan philosophique (G. Marcel emploiera le terme méta-problématique pour désigner le mystère) permet un pont intéressant avec la théologie, comme nous le verrons plus loin. Une telle approche n’est pas sans rappeler celle de Saint Augustin pour qui, dans un autre contexte, le mystère n’est pas ce que l’on ne peut pas comprendre mais ce que l’on n’aura jamais fini de comprendre. Reprenons maintenant, à l’aide de l’apport de G. Marcel, notre propre réflexion sur l’incomplétude, la complémentarité et la logique d’antagonismes que nous avons développée précédemment. Il s’agit bien d’un exemple de “ mystère du connaître”. En science, on peut aussi parler d’une implication du sujet pensant (l’homme est un élément de la nature qu’il analyse), même si l’engagement du scientifique n’est pas aussi fort que celui du philosophe, tel que G. Marcel le décrit. De même on peut aussi parler de modification du réel par le sujet qui l’analyse, même si, une fois encore, la modification n’est pas aussi forte ou totale que dans la question philosophique de l’être décrite par G. Marcel (le sujet en physique n’est pas personnalisé, la modification du réel intervient par l’opération de mesure, elle-même dépersonnalisée). La question du connaître en science moderne renvoie le scientifique au mystère du connaître, si bien exprimé par Einstein. Ainsi, la recherche de l’unité d’antagonismes trouve son origine dans une “pratique première” qui est celle de l’articulation entre le sujet et le réel auquel appartient le sujet (articulation entre l’unicité du sujet et la multiplicité du réel dans lequel agit le sujet). L’acceptation du mystère du connaître est une fois de 111 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 plus liée à celui de la finitude de l’homme: elle relève d’un choix moral implicite ou explicite selon les scientifiques! Avec la complémentarité, l’incomplétude et la notion de niveau de réalité, nous pouvons davantage parler de “dialectique du mystère” en sciences (nous verrons plus loin en quoi cette dialectique se différencie de celle de Hegel). Non seulement le parcours des niveaux de réalité n’est jamais achevé pour l’homme, mais encore il correspond à un antagonisme jamais résolu définitivement. Parler du réel pour le scientifique, c’est tenter de “produire” au grand jour ses composantes. Or ceci revient en quelque sorte à “trahir” le mystère de ce réel. Grâce aux notions de potentialisation et d’actualisation, le mystère du réel et la recherche constante de l’homme pour comprendre sont préservés. Nous sommes en pleine dialectique du mystère! C’est cette dialectique que nous retrouverons dans l’approche théologique, avec sa forme et ses contraintes propres. Ce sera l’objectif des chapitres suivants que de montrer, sous forme de pistes de recherches, les éventuelles analogies (similitudes et différences) entre la pratique de la dialectique du connaître en sciences et celle de la dialectique du mystère en théologie, sans confusion des domaines. 2. Une décision initiale dans la démarche scientifique: construire du sens sur fond d’absence de sens (d’in-sensé) Le schéma gödelien que nous avons développé au sujet de la complémentarité, avec une incessante ouverture à de nouveaux niveaux de compréhension de la réalité, est une illustration du retrait du fondement dont nous avons déjà parlé avec J. Ladrière. Il y a de l’indécidable, la raison ne peut s’appuyer sur autre chose que sur elle-même et en même temps elle éprouve sa finitude: la raison ne peut se boucler sur elle-même. “Quelque chose échappe”. D’où une décision initiale du sujet: construire du sens sur fond d’absence de sens. Nous en avons un bel exemple avec la complémentarité qui cherche à conjuguer les antagonismes en fonction des niveaux de réalité. Cette décision est un point essentiel dans la démarche scientifique, bien illustrée par cette phrase d’Einstein (cité par son disciple Frank): “Reconnaissons qu’à la base de tout travail scientifique d’une certaine envergure se trouve une conviction bien comparable au sentiment religieux, celle que 112 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 le monde est intelligible!” Einstein parle bien d’une conviction qui nous situe dans le domaine de l’éthique, comme nous allons maintenant l’analyser plus en détails. En fait, comme indiqué précédemment, il faut bien distinguer les plans: la recherche de sens sur fond d’absence de sens correspond au plan général de la métaphysique. Mais la décision de construire du sens sur fond “d’insensé” peut conduire au plan de l’éthique selon l’intentionnalité (décision personnelle) qui lui correspond, selon l’engagement qui est lié à cette décision. C’est dans la recherche de vérité que les acteurs des différentes disciplines (scientifiques, philosophes, artistes, théologiens...) se retrouvent engagés dans un choix moral qui consiste à trouver des possibilités de sens sur ce qui apparaît souvent comme un fond de non sens (exemple de la mise en évidence d’antagonismes). A chaque fois que la pensée bute sur le réel et met à nu sa finitude pour le représenter, surgit un dynamisme de base de cette raison qui la rend capable d’accueillir de nouvelles structures et de construire de nouveaux concepts susceptibles de favoriser une progression dans l’intelligibilité du réel. Dans cette dynamique de la raison, le choix de l’intelligibilité du monde est central et moteur. De plus, comme nous l’avons déjà indiqué, les moyens conceptuels choisis pour progresser dans l’intelligibilité correspondent eux aussi à un choix risqué (par exemple accepter positivement l’incomplétude alors que règne encore l’attrait de la certitude). Cette démarche n’est pas sans lien avec les notions de bien et de mal: prôner la certitude (ou, à l’opposé, l’incertitude) est vu comme positif ou négatif selon les individus. Il s’agit alors d’un engagement moral, de décisions d’ordre éthique. Du reste, les affrontements des différentes écoles de pensée, dans chaque discipline, sont là pour manifester des oppositions qui, en science par exemple, ne sont pas que d’ordre technique mais bien d’ordre éthique (par exemple, les débats sur le darwinisme et les théories de l’évolution). Abordant cette “dynamique de la raison”, J. Ladrière (1993) montre qu’elle se fonde sur un souci éthique qui la précède. L’essentiel se définit par le mouvement de montée vers la vie morale, à partir de la recherche toujours en marche de nouvelles représentations du réel et l’accueil des manifestations de celui-ci. La dynamique de la raison se comprend donc comme une activité de mise en représentation, une fois accueilli le monde 113 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 à analyser et à comprendre. Le point d’accueil nécessaire à cette démarche passe par la prise en compte d’une altérité fondamentale (l’autre), constituée notamment par ce qui résiste à nos représentations. Il y a des moments dans la recherche scientifique où le réel se manifeste dans des modalités pour lesquelles nos modes de représentation s’avèrent insuffisants. Il nous faut donc accueillir cette “nouvelle manifestation”. Cet “accueil” contribue à son tour à constituer le sujet connaissant, en tant que bon scientifique notamment. La constitution du sujet à partir de cet accueil est un élément capital dans le processus moral. C’est dans la réception de ce qui n’est pas moi que je me constitue comme sujet. Cette altérité n’est pas en soi une valeur morale, mais elle correspond à un processus de prise de décision dans lequel opère à la fois la reconnaissance de l’altérité et une tension vers l’unité. C’est l’ouverture à ce qui est autre (chose et personne) qui est de l’ordre de l’éthique. Un nouveau rapport à la totalité s’ouvre ainsi, une nouvelle interaction avec la totalité, ce qui engendre un processus créateur qui suppose une ouverture à l’universalité. Non seulement chacun accueille, selon l’expression de J. Ladrière, la totalité de l’univers, dans sa créativité personnelle, mais cette créativité produit elle-même un nouvel espace de communication qui dépasse les contradictions antérieures. Tout domaine d’objectivité est donc la projection dans l’extériorité de ce qui s’effectue dans un champ pratique, et corrélativement tout champ pratique est lui- même traversé par l’exigence de sa propre extériorisation. Sur la base de la compréhension de cette articulation entre champ d’objectivité et champ pratique, la raison réfléchissante peut alors, en un troisième moment, découvrir d’une part que, dans toutes les objectivités constituées qu’elle croyait d’abord seulement reconnaître en leur contraignance d’extériorité, sa propre activité constituante est à l’œuvre, et d’autre part que cette activité même ne peut se découvrir elle même que sous le statut objectivité qu’elle se donne en se thématisant (Ladrière, 1993: 58). Selon Ladrière, au lieu de considérer l’activité humaine pratique comme une simple résultante de processus infra-conscientiels appartenant à l’espace et au temps (cette activité est, du reste, déjà présente dans ces processus), on peut inverser l’analyse. Il s’agit alors de voir dans cette activité humaine la manifestation de ce qui fut à l’œuvre dans les processus infraconscientiels eux-mêmes. On considère alors la morale comme un proces114 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 sus, partant de l’altérité d’une totalité saisie comme extériorité, avec laquelle le sujet se pose et devient créateur. Le développement de l’idée de complémentarité chez Bohr nous conduit à souligner que la complémentarité des antagonismes repose sur une activité de l’esprit qui rend progressivement intelligible la complexité de la réalité, sur fond de tension entre l’identique et l’autre. Cette perspective de l’esprit en acte s’inscrit dans une perspective morale puisqu’elle décide de créer du sens sur fond de non sens, de créer du sens à partir de faits “ insensés”, de s’ouvrir à l’altérité et à l’universalité. Bachelard avait inauguré un mouvement pour réconcilier l’esprit de la contradiction et la pensée scientifique. La pensée complémentaire élargit ce mouvement. Finalement, la formule suivante de Pascal résume bien la dynamique de cette pensée: les deux raisons contraires. Il faut commencer par là, sans cela on n’entend rien et tout est hérétique. Et même à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée (Pascal, frag. 5,6,7). Toutes ces visions de sens basées sur la reconnaissance de l’unité d’antagonismes (ou qui conduisent à cette reconnaissance) trouvent leur origine dans “une pratique première” qui est celle de l’articulation entre le sujet et le réel auquel appartient ce sujet, articulation entre l’unicité du sujet et la multiplicité du réel dans lequel agit le sujet. Tout ceci illustre bien le processus créateur dont parle J. Ladrière, ainsi que les positions de É. Weil sur “l’élévation vers l’universel” et celles de E. Levinas sur “le rôle de la tension initiale comme ouverture active à l’autre”. Nous pouvons maintenant aborder ces positions ; elles vont nous aider à découvrir encore les fondements de l’idée de complémentarité. 3. La condition et l’élévation à l’universel chez E. Weil On peut trouver chez E. Weil, un kantien imprégné de Hegel, de nombreux éléments de réflexion qui peuvent servir de fondements aux ingrédients de la complémentarité (même si notre perspective n’est pas celle de Hegel, comme nous le verrons plus loin). Dans son ouvrage “Logique de la Philosophie” notamment les chapitres “Non Sens”, “Conditions”, “Absolu” et “Œuvre”, E. Weil montre que la philosophie vise la recherche personnelle de la vie sensée pour elle-même et identifie de ce fait les obstacles qui rendent difficile, voire impossible, cette vie sensée. Weil dis115 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 tingue chez l’homme à la fois la finitude de l’être connaissant, incapable de comprendre la réalité sans la reconstruire artificiellement, et l’infini de sa liberté qui le conduit personnellement à créer du sens, par le refus de la violence identifiée comme refus d’un discours cohérent. Ainsi la philosophie consiste-t-elle en l’organisation d’un discours cohérent, faisant sens, et fondé sur la connaissance (historique, politique, économique...) des attitudes à partir desquelles l’homme a agi par le passé et agit dans le présent. Le discours philosophique comme refus de la violence repose sur un domaine (la condition, notre situation au monde) qui peut apparaître luimême in-sensé. Notons ici que Weil distingue le discours et le langage, en soulignant que ce dernier est dans “la condition” (au sens d’une irréductible finitude). Il faut insister sur cette distinction essentielle chez Weil entre le langage et le discours. Quand l’homme utilise le langage, il utilise celui de la collectivité: le langage de l’homme de la condition ne lui appartient pas. Le discours, lui, est de l’ordre de la recherche de cohérence qui va permettre de redécouvrir une universalité perdue dans “la condition”. Notons qu’à travers cette notion de “condition”, on retrouve bien ici le problème de la démarche scientifique qui vise une réalité qu’elle ne peut pas atteindre totalement, avec un langage dit “classique” (pour la physique quantique par exemple) qui entraîne des contradictions. Le discours philosophique repose, selon Weil, sur une vérité première de l’existence qui apparaît comme non-fondée elle-même, et donc insensée. La réflexion montre que la vie de la conscience est entre le sens et le nonsens, et les deux sont constamment dans le discours... Pour le moment, il suffit de rappeler des polarités comme langage-condition, décision-situation, moi-monde... On peut dire que la vérité est le domaine, et que tout ce qui remplit ce domaine et qui nous en livre l’existence est le non-sens. (Weil, 1950: 95) Le discours philosophique comme refus de la violence repose donc sur un domaine (condition, situation, monde) devenant lui-même insensé par l’acte selon lequel ce domaine est saisi. Mais avant même que ce non-sens du domaine puisse être pensé comme tel dans le discours philosophique, il est d’abord “vie reçue” comme un fait indémontrable. L’universalité “perdue” ne pourra être retrouvée, atteinte, que dans 116 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 l’intériorité, par une action effective. C’est par une telle action dans le monde historique que l’homme peut se comprendre, et, se comprenant, entrer dans la logique de la philosophie en cherchant dans l’action une cohérence totale avec les valeurs qu’il a reconnues par la pensée (on retrouve ici quelque chose du processus créateur de J. Ladrière). C’est dans cette opération que se produit l’élévation à l’universel, car l’universel, une fois que le choix s’est fait en faveur d’un discours cohérent, précède l’individuel, non seulement au sens transcendantal, mais aussi au sens historique le plus banal. L’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même : il l’est d’abord pour les autres. (Weil, 1950: 68) C’est cette élévation à l’universel qui confère de la valeur à toute action personnelle et qui est le critère d’une véritable morale de l’humanité. Comme le souligne E. Weil, la raison ne se “boucle pas sur elle-même”. Elle s’éprouve elle- même dans l’absence de sens, signe d’une finitude de la connaissance humaine, d’une “incomplétude” dirait le scientifique d’aujourd’hui. C’est l’action qui accepte la finitude, la contingence de l’homme, qui ouvre à l’universel. A la base de ce processus, il y a le choix moral du discours cohérent (ici comme refus de la violence). Ce choix moral n’est pas sans rejoindre la conviction de Einstein et de bien d’autres: le monde est intelligible ! ...en même temps, il y toujours quelque chose qui échappe. Le sujet est amené à trouver du sens sur fond de non-sens... en acceptant les limites de la raison et en retrouvant l’universalité perdue par une action, un choix effectif: c’est bien ce qui est au fondement de la complémentarité telle que nous l’avons introduite avec Bohr, Nicolescu et la structure en niveaux de réalité. C’est cette élévation à l’universel qui confère de la validité à toute action personnelle et qui forme, selon Weil, le seul critère d’une véritable morale de l’humanité. Avec cette pertinente analyse de Weil, on peut de nouveau retrouver la distinction des différents plans sur lesquels nous travaillons. C’est le refus de la violence qui permet ici de passer du plan de la métaphysique (recherche de sens sur fond de non sens) au plan de la morale (le sujet est amené à trouver du sens en retrouvant l’universalité perdue par une action, un choix effectif qui l’engage). Cette action, nous l’avons dit, contient une acceptation de la finitude, de la contingence de l’homme, de son incomplétude. Une telle “sagesse” (tirer la leçon de la contingence de l’homme) 117 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 ouvre un espace privilégié pour le dialogue avec les théologiens qui euxaussi sont en recherche du mystère de Dieu. 4. La tension initiale de l’identique et de l’autre chez E. Levinas L’intuition centrale du livre de É. Levinas “Totalité et Infini” est que l’ontologie au sens classique d’un “discours sur l’être” repose sur une tension première entre l’identique et l’autre (l’autre chose et l’autre homme). L’extériorité, comme essence de l’être, signifie la résistance de la multiplicité sociale à la logique qui totalise le multiple. Pour cette logique, la multiplicité est une déchéance de l’Un ou de l’infini, une diminution dans l’être que chacun des êtres multiples aurait à surmonter pour revenir du multiple à l’Un, du fini à l’Infini. La métaphysique, le rapport avec l’extériorité – c’est à dire avec la supériorité – indique, par contre, que le rapport entre le fini et l’infini ne consiste pas, pour le fini, à s’absorber dans ce qui lui fait face, mais à demeurer dans son être propre, à s’y tenir, à agir ici-bas.... Poser l’être comme extériorité, c’est apercevoir l’infini comme le Désir de l’infini, et, par là, comprendre que la production de l’infini appelle la séparation, la production de l’arbitraire absolu du moi ou de l’origine (Levinas, 1971: 324-325). D’après l’auteur, l’aventure qu’ouvre la séparation est absolument nouvelle par rapport à la Béatitude de l’Un et à sa fameuse liberté qui consiste à nier ou à absorber l’Autre pour ne rien rencontrer. A l’idée de totalité où la philosophie ontologique réunit, ou comprend, véritablement le multiple, il s’agit de substituer l’idée d’une séparation résistante à la synthèse. Cela préserve la résistance des êtres à la totalisation d’une multiplicité sans total qu’ils constituent, de l’impossibilité de leur conciliation dans le Même. L’extériorité de l’être ne signifie pas, en effet, que la multiplicité soit sans rapport. Seulement le rapport qui relie cette multiplicité ne comble pas l’abîme de la séparation, il la confirme (Levinas, 1971: 328). Voici la fameuse tension initiale entre l’identique et l’autre, avec le thème important chez Levinas du face à face et du “visage”. Il est clair qu’il s’agit surtout, chez Levinas, de “l’autre homme”, plus que de” l’autre chose”. Mais les deux ne doivent pas être séparés. A la pensée métaphysique où un fini a l’idée de l’infini – où se produisent la séparation radicale, et, simultanément, le rapport avec l’autre – nous avons réservé le terme d’intentionnalité, de conscience de... Elle est attention à la parole ou ac118 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 cueil du visage, hospitalité et non pas thématisation (Levinas, 1971: 334). La présence de l’extériorité dans le langage qui commence, pour Levinas, par la présence du visage, ne se produit pas comme affirmation dont le sens resterait sans développement. La relation avec le visage se produit comme bonté. L’extériorité de l’être, c’est la moralité même. La liberté, évènement de séparation dans l’arbitraire, qui constitue le moi, maintient en même temps la relation avec l’extériorité qui résiste moralement à toute appropriation et à toute totalisation dans l’être. (Levinas, 1971: 337) Du reste, si la liberté se posait en dehors de cette relation, tout rapport, au sein de la multiplicité, n’opérerait que la saisie d’un être par un autre ou leur participation commune à la raison où aucun être ne regarde le visage de l’autre, mais où tous les êtres se nient. Que ce soit dans la pensée scientifique ou dans l’objet de la science, que ce soit enfin dans l’histoire comprise comme manifestation de la raison et où la violence se révèle elle-même comme raison, la philosophie se présente comme réalisation de l’être, c’est à dire comme sa libération par la suppression de la multiplicité. La connaissance serait la suppression de l’Autre par la saisie, par la prise ou par la vision qui saisit avant la saisie. Dans cet ouvrage, la métaphysique a un sens tout à fait différent. Si son mouvement mène vers le transcendant comme tel, la transcendance ne signifie pas appropriation de ce qui est, mais son respect. La vérité comme respect de l’être, voilà le sens de la vérité métaphysique. (Levinas, 1971: 337-338) Ce thème de l’extériorité, s’il déborde largement le cadre de la complémentarité, n’en demeure pas moins central pour notre sujet. L’histoire du développement de l’idée de complémentarité nous a du reste permis de souligner à plusieurs reprises l’importance de la problématique développée par Levinas et de la tension initiale dont il parle, comme ouverture active à l’autre. L’articulation entre l’unicité du sujet et la multiplicité du réel dans lequel agit ce sujet, qui est au cœur de l’idée de complémentarité, est bien fondée sur cette tension première entre l’identique et l’autre. Ainsi, penser la différence à partir de la complémentarité en passant d’une pensée identitaire duale à une pensée vraiment complémentaire est comme une explici119 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 tation concrète de cette tension première, fondatrice. Nous avons mis en évidence, avec Levinas, Weil et Ladrière, des fondements de la complémentarité qui s’écarte d’une vision purement dualiste pour chercher des chemins d’unité d’antagonismes. La complémentarité apparaît ainsi comme une illustration, parmi d’autres, de la problématique du Même et de l’Autre. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que notre démarche, qui avait comme point de départ une réflexion sur l’évolution des idées en science aujourd’hui, nous conduise en fait sur le terrain de la philosophie morale (éthique de la connaissance), via la métaphysique (trois plans à bien distinguer). Nous soulignons par cette démarche comment la philosophie morale peut constituer un pont pour un dialogue fécond entre scientifiques, philosophes, chercheurs de sens, et, nous allons le voir, théologiens. 5. Richesses des attitudes communes à ceux qui se confrontent au mystère du connaître La première “valeur” sous jacente à la démarche scientifique est qui conduit le chercheur à être un explorateur et non pas un répétiteur. Cette ouverture à la nouveauté, à partir des données du passé, est une magnifique attitude de base: allier tradition et ouverture à la nouveauté radicale! Des attitudes morales fondamentales sont comme appelées par toute recherche de vérité devant la complexité, comme c’est le cas pour la pratique de la complémentarité. Les voici en résumé: 1. Accueillir la réalité comme quelque chose qui résiste à nos représentations. 2. Accepter positivement l’incomplétude de notre compréhension de la réalité. 3. Chercher à construire du sens sur fond de non sens apparent 4. S’ouvrir à une altérité fondamentale 5. Se confronter au réel pour devenir un bon chercheur 6. S’ouvrir à l’universel 7. Entrer dans le sens du mystère La philosophie morale apparaît ainsi comme un lieu privilégié pour le dialogue entre scientifiques et croyants, via l’homme qui peut expérimenter les mêmes attitudes dans sa vie de scientifique et dans sa vie de croyant, sans confusion des domaines. 120 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 6. L’acte de croire, une autre manière d’entrer dans le mystère Croire, pour un chrétien La foi naît d’une rencontre et y conduit. Croire en quelqu’un, c’est le rencontrer, s’en remettre à lui et lui faire confiance. Dans l’Évangile, les rencontres de Jésus avec les Zachée, Marie-Madeleine, Pierre..., avec les lépreux ou les malades, sont significatives du lien fondamental qui unit foi et rencontre. C’est la rencontre, à l’initiative de Dieu, qui transforme, guérit, fait “voir”, ouvrant à la relation et au chemin du salut: “ta foi t’a sauvé”. Cette foi s’exprime certes dans des mots, mais elle a des gestes, des attitudes qui traduisent la “conversion” qu’entraîne la rencontre, la relation interpersonnelle. En même temps, la foi naît aussi de la prise de conscience par l’homme de son impuissance à se réaliser lui-même. Cette idée d’un “manque fondamental’ qu’éprouve l’homme en quête d’infini se situe dans la grande tradition philosophique et théologique portant sur la question du fini et de l’infini. Saint Augustin parle de “l’insatisfaction de l’âme humaine” qui traduit ce manque. D’une autre manière, Descartes dira que la présence en nous de l’idée de parfait est cette image en creux que Dieu a mise au cœur de l’homme “comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage”. Malebranche verra à son tour dans la volonté humaine, toujours en mouvement pour aller plus loin, la marque de notre finitude en même temps que le signe de notre participation à l’infini. Paul Tillich (1971) se situe dans la même tradition quand il dit que l’homme est conduit à la foi par la prise de conscience de l’infini auquel il appartient mais qu’il ne peut posséder en propre. Du coup, Tillich définit la foi comme le fait d’être saisi par ce qui nous importe de façon ultime (‘ultimate concern’, en anglais), c’est à dire l’absolu de l’être et du sens. “Toutes les fois que l’absolu, l’inconditionné, est recherché en quelque domaine que ce soit (esthétique, juridique, social), un chemin vers la foi est ouvert... la foi est le fait d’être saisi par la puissance de l’Etre même. ” Où il y a foi, il y a tension entre la participation à l’absolu et la séparation d’avec lui. Tout acte de foi présuppose une participation à ce qu’il vise: sans une participation à l’absolu, il ne peut y avoir de foi dans l’absolu. Sans la manifestation de Dieu dans l’homme, la question de Dieu et la foi en Dieu ne seraient pas possibles. Mais la foi cesserait d’être la foi sans cet élément opposé qu’est la séparation. Qui a la foi est aussi séparé 121 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 de l’objet de foi. Autrement, il en serait le possesseur. La préoccupation de la foi est identique à l’intuition de l’amour: toutes deux expriment l’aspiration de l’homme à rejoindre ce à quoi il appartient et dont il est séparé. Le grand commandement d’amour de Jésus dans l’Évangile trace ce chemin. La foi implique l’amour, l’amour vivant dans les œuvres: en ce sens la foi se manifeste réellement dans les œuvres. Là, il y a désir passionné de mettre en acte le chemin suscité par “l’ultimate concern” de Tillich. De l’élément de participation résulte “la certitude de la foi”. De l’élément de séparation résulte “le doute de la foi’. Les deux interviennent dans l’acte de croire. Ce qui fonde la certitude du croyant, c’est que la foi est perçue comme adhésion à une Parole transmise par la tradition chrétienne, Parole reconnue comme Révélation de Dieu. Il est clair que si, pour le croyant, c’est Dieu qui lui parle, la certitude de sa foi repose sur le plus solide fondement! Mais cette certitude n’est pas une certitude qui naît de l’évidence, comme pour une démonstration. Elle est de l’ordre de la connaissance qu’une personne a de l’autre, comme dans l’amour d’un homme et d’une femme. Il n’y a ni démonstration, ni “preuves intellectuelles” en amour, il y a des signes. La foi est une manière de posséder déjà ce qu’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas…Par la foi nous comprenons que les mondes ont été organisés par la Parole de Dieu. Il s’en suit que le monde visible ne prend pas son origine en des apparences. (Lettre aux Hébreux, 11, 1-3) La foi naît d’une rencontre avec quelqu’un qui se manifeste par des signes objectifs (refus du fidéisme qui retirerait à la foi tout support rationnel), signes que l’on peut (veut) ou ne peut (veut) pas lire. Cette connaissance par signes forme la trame de l’existence humaine: elle fonde les raisons de vivre et d’agir. Nous reviendrons au point suivant sur la connaissance par signes. A quiconque veut trouver la vérité, des repères sont proposés (les signes objectifs que la théologie explicite). Mais pour découvrir quelqu’un, encore faut-il vouloir le rencontrer. Du coup, pas de certitude dans la foi sans désir sincère d’accueillir l’Autre, le Tout Autre. Cet accueil suppose que la certitude de la foi ouvre à l’accueil et ne renferme pas le croyant sur lui-même. C’est là le risque de la foi, qui comprend l’acceptation du doute de la foi et qui permet à l’homme de comprendre que la foi est donnée, 122 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 que le salut est donné par un Autre. Adhérer au Christ, lui faire confiance, et, à travers lui, faire confiance au Père, dans la mouvance de l’Esprit, ce n’est pas en effet éliminer toute part de doute: c’est risquer, avec d’autres, l’aventure d’un amour, c’est oser miser sa vie sur la Parole de Dieu. Le doute peut certes conduire au scepticisme; il peut aussi permettre d’approfondir, au delà de la tentation des idoles, les fondements de la foi. Bien des saints et des mystiques ont connu cette épreuve et en sont sortis fortifiés et grandis dans leur amour de Dieu. Une lecture rapide de l’enseignement de l’Église pourrait faire croire que tout est déjà joué dans la foi chrétienne: il y a une réalité, le salut. Ce salut a une origine, Jésus-Christ, un lieu social, l’Église, des moyens pour se répandre, les sacrements. Tout semble joué, le rôle de l’homme étant juste de s’approprier la Révélation, ce qu’il faut croire. Il n’en est rien: la foi conduit à vivre un chemin, une aventure d’alliance entre deux partenaires, l’homme et Dieu, école de liberté et de responsabilité. La foi est en même temps certitude de Dieu, recherche de Dieu, et conscience que l’homme ne peut penser Dieu par ses propres forces. Là aussi “quelque chose échappe”, “Quelqu’un échappe”. Le croyant sait que toute représentation de Dieu est insuffisante, et que cette insuffisance radicale traduit l’impuissance radicale de l’homme à atteindre Dieu. La foi est ainsi attente de cette communion que seul Dieu donne, elle est réponse à l’appel de Dieu, dans un engagement à construire un monde digne de son amour. La foi vivante comporte donc certitude et doute, ensemble; elle suppose ce que Tillich appelle “le courage d’être”: ce n’est pas la répression mais c’est le courage qui vainc le doute. Le courage ne nie pas l’existence du doute, mais il l’intègre en lui comme expression de sa propre finitude et il affirme, en dépit du doute, ce qui le préoccupe de manière absolue. Le courage n’a pas besoin de la sécurité que donne une conviction inébranlable. Il porte en lui le risque sans lequel aucune vie créatrice n’est possible. Par exemple, si la foi de quelqu’un a pour contenu cette affirmation que Jésus est le Christ, une telle foi ne relève pas de la certitude indubitable mais d’un courage audacieux qui porte avec lui le risque de l’échec. Même si c’est d’une manière vigoureuse et positive que l’on confesse que Jésus est le Christ, le fait qu’il s’agisse d’une confession implique courage et risque. Tillich ajoute que le chrétien sait que les déviations idolâtriques sont 123 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 possibles et même inévitables, mais il sait aussi que pour juger les abus idolâtriques un critère lui est donné par la Croix du Christ. C’est à partir de ce critère que peut être annoncé aux hommes le message qui est au cœur même du christianisme et qui rend possible le courage de croire dans le Christ: ce message, c’est l’annonce que, en dépit de toutes les forces de destruction, la séparation entre Dieu et l’homme est surmontée de la part de Dieu. Demeure ainsi cette certitude que même l’échec que comporte le risque de la foi ne peut séparer définitivement l’homme de Dieu. Tillich parle alors du fossé infini que la foi comble: Dieu, dans la rencontre divino-humaine transcende l’homme inconditionnellement. En dépit du fossé, la puissance de l’être est présente, celui qui est séparé est accepté. La foi n’est pas une opinion, mais un état. Elle est l’état d’être saisi par la puissance de l’Etre qui transcende tout ce qui est et auquel participe tout ce qui est. Celui qui est saisi par cette puissance est capable de s’affirmer parce qu’il sait qu’il est affirmé par la puissance de l’Etre lui- même. La foi marque ainsi la rencontre de l’impuissance de l’homme et de la puissance de Dieu, et Jésus peut dire en même temps “tout est possible à Dieu” (Mc 10, 27) et “tout est possible à celui qui croit” (Mc 9, 23). Dans la foi, l’homme, prenant conscience de ses limitations, est touché, saisi, par l’absolu. En ce sens, l’homme de foi se sent proche de ceux qui ne savent pas grand chose de Dieu et cherchent à construire le monde. En même temps, il sait que Dieu a parlé en Jésus-Christ, il sait… grâce au Christ, que Dieu est un Père qui envoie l’Esprit pour aimer et vivre la liberté des enfants de Dieu. Avant d’aller plus loin, il faut ici introduire quelques remarques importantes sur le mode de connaissance par signe qui intervient dans la démarche de foi. 7. Connaissance par signes En matière de foi, il est évident que la raison ne peut opérer exactement comme dans la démonstration d’un théorème en mathématique. Ceci exclurait le rôle de la grâce de Dieu et de la volonté libre de l’homme dans son adhésion. Mais cela ne signifie pas que le rôle de la raison soit réduit ou inutile, bien au contraire. Dans l’adhésion de foi, ce qui va jouer, 124 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 comme nous l’avons indiqué précédemment, c’est un mode de connaissance par signe, relié bien sûr à une réflexion sur le contenu de la foi. Notons au passage que ce mode de connaissance par signe joue également pour les relations interpersonnelles (avec les gestes et les regards par exemple) et aussi en science, comme cela est bien connu. Dans un signe, il faut prendre en compte deux pôles: le signifiant et le signifié. Comprendre le signe, ce sera découvrir le signifié à travers un phénomène sensible (Morren, 1975). Le signe unit toujours un fait à un sens. Si en science, le signifiant et le signifié restent du même ordre, en matière de foi, ils appartiennent à des ordres différents. Le signe joue alors de manière forte: d’une part il devra faire partie du monde de l’expérience (comme phénomène sensible) et d’autre part, en tant qu’il est significatif, il devra soutenir une relation avec le monde spirituel qu’il manifeste. Corrélativement, en raison de cette appartenance à deux mondes, le signe ne pourra être compris que par un sujet doué d’une faculté percevante doublement accordée, c’est-à-dire accordée d’une part au signe comme phénomène de l’expérience, et d’autre part à l’univers supérieur signifié. C’est ainsi que ni un aveugle, ni un animal ne peuvent lire, l’un parce qu’il ne perçoit pas le signe, l’autre parce qu’il ne perçoit pas le sens... Puisque l’ordre surnaturel en lui-même déborde les prises de la connaissance humaine, il est clair qu’il ne peut être atteint que par une connaissance de type connaissance par signe, c’est à dire à travers un élément qui participe à la fois du monde naturel par son existence et du monde surnaturel par sa signification. (De La Bonnardière, 1949: 48-49) Ce mode de connaissance par signe est essentiel pour situer le rôle de la raison dans l’adhésion de foi. Il ne faut cependant pas “couper les deux mondes” (monde de l’expérience et monde spirituel) reliés par le signe et éviter un dualisme trompeur. Il faut souligner ici une autre particularité de ce mode de connaissance. Dans la saisie du sens dans le signe, la grâce confère un nouveau regard. L’adhésion de foi correspond au oui de l’homme à l’appel de Dieu et demande, pour se vivre, une relation, une mutuelle attirance. La grâce devient réellement faculté “percevante” pour éclairer la raison sur le sens des signes. La réponse de l’homme éclairée par la grâce (Dieu est le premier à désirer la rencontre), nécessite qu’intervienne l’élan de sa propre volonté. 125 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 Pour reprendre Thomas d’Aquin et Blondel, on dira que le désir de l’homme rencontre le désir de Dieu. Dans ce mouvement qui engage l’homme tout entier, la vérité aperçue oriente en retour la vie de l’homme, tant il est vrai que le sens est ici tout autant direction que signification. On peut parler d’une volonté qui fait voir et d’une vérité qui fait vivre. La volonté qui fait voir n’est pas auto-suggestion, mais ouverture des yeux, et la vérité qui fait vivre manifeste que la lumière ainsi découverte n’est pas extérieure, mais est, du plus profond d’elle- même, animatrice. On pourrait résumer en disant avec de nombreux théologiens, que grâce et volonté conjuguent leurs efforts pour donner à la raison les yeux qui font voir, tout en sachant que la grâce est déjà présente dans cette orientation de la volonté. Sous l’éclairage percevant de la grâce, c’est bien en définitive notre raison qui voit et qui choisit de dire oui et notre volonté qui l’oriente dans sa quête du vrai. L’amour suscite la faculté de connaître et la connaissance légitime à nos yeux l’amour. C’est ce que Thomas d’Aquin lui-même affirme vers la fin de sa vie lorsqu’il disait: “On n’aime que ce que l’on connaît et on ne connaît que ce que l’on aime.” En pleine recherche entre science et foi, ces quelques remarques sur le mode de connaissance par signe sont importantes, notamment pour mettre en évidence des similitudes et des différences dans l’articulation du donné et de la conceptualisation en science et en théologie. 8. La théologie devant le mystère de Dieu La théologie chrétienne s’intéresse au Mystère que nous appelons Dieu, et sa relation avec nous, dans la mesure où nous la fait connaître la Révélation de Dieu en Jésus-Christ. Ce mystère est le Mystère absolu. On parle ainsi du mystère de la Trinité, du mystère de l’Incarnation, du mystère de la Rédemption…et du mystère de l’homme, de ce qu’il est et de ce à quoi il est appelé! La Parole, le Verbe de Dieu, qui s’est manifesté à nous dans l’Incarnation, est la Sagesse de Dieu, dont Il nous révèle le Mystère (dans lequel nous n’aurons jamais fini d’avancer). Cette Sagesse est amour, contemplation et adoration du Mystère. La mystique est l’expression de l’expérience de la “saisie de l’être” dans l’unité-présence-communion avec Dieu, faisant échos à “l’ultimate concern” dont parlait Tillich (la foi est le fait d’être saisi par la Puissance de 126 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 l’Etre). Cette expérience ne pourra s’exprimer que dans un langage qui tente de dire “l’indicible”, donc un langage qui procédera par négations successives comme approches du Mystère de l’Inconnaissable (on commence par dire ce que Dieu n’est pas). C’est ce qu’on appelle la “voie négative” (via negativa) en Occident, correspondant en Orient surtout à la théologie dite “apophatique”. On ne sera pas étonné que les mystiques, pour tenter de dire l’indicible, utilisent des procédés linguistiques tels que le paradoxe ou l’oxymore (la mise en relation de deux termes contradictoires ou s’excluant mutuellement). On ira jusqu’à utiliser la voie de la “coïncidence des opposés” (coïncidentia oppositorum), surtout avec Nicolas de Cuse, comme nous le verrons plus loin. Mais attention, il s’agit bien d’une théologie, dite mystique, qui est ici envisagée et pas seulement d’une expérience spirituelle. 9. La voie négative Le premier grand théologien chrétien à parler de théologie mystique fut Denys l’Aéropagite, ou le “Pseudo-Denys (Vème- VIème siècle). Denys, marqué par le travail du néoplatonicien païen Proclus, conçoit deux voies théologiques possibles: ‐ La voie “cataphatique”ou positive, qui procède par affirmations et nous fait accéder à une certaine connaissance de Dieu. Cette voie est selon lui imparfaite. ‐ La voie “apophatique ou négative qui procède par négations et nous conduit à l’ignorance totale. Mais c’est par ce type d’ignorance que l’on peut connaître Celui qui est au dessus de tous les objets de connaissances possibles. Cette voie est pour Denys la seule convenable à l’égard de Dieu, inconnaissable par nature. La seule approche est alors de nier tout ce qui lui est inférieur en quelque sorte. Par la négation on écarte progressivement tout le connu pour s’approcher de l’Inconnu dans les ténèbres de l’Ignorance (condition extrême d’incomplétude!). Et Il (Dieu) n’a pas de force et Il n’est aucune force ni aucune lumière. Et Il ne vit pas et n’est pas non plus la vie. Et Il n’est pas l’être, ni l’éternité, ni le temps. Et Il n’est ni le savoir ni même la vérité, ni la seigneurie ni la sagesse, ni non plus l’Un ou l’unité, ni même la divinité…Parce qu’Il est totalement au-delà de tout et au-dessus de tout et de chacun…Il est Celui qui transcende toute affirmation…et toute négation. (Pseudo-Denys, 1943) 127 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 On dit ce que Dieu n’est pas (l’être, la sagesse, l’Un, même la divinité)… pour mieux entrer dans le Mystère de l’Etre, de la Sagesse…de Dieu ! Afin de saisir la vraie nature de l’apophatisme, il faut renoncer aux sens et à l’intelligence rationnelle (sans la négliger pour autant), à tout ce qui est et n’est pas. Ainsi seulement peut-on atteindre dans l’ignorance absolue l’union avec Celui qui surpasse tout être et toute science. Il y a là un chemin de purification (une catharsis), qui est nécessaire pour s’affranchir progressivement de l’emprise de tout ce qui peut-être connu, une sorte de chemin de sainteté, une voie vers l’union mystique avec Dieu dans laquelle on s’affranchit de ce qu’on voit (le sujet) et de ce qui est vu (l’objet). Denys compare cette voie à la montée de Moïse sur le Sinaï: renonçant à tout savoir positif, il pénètre dans les ténèbres de l’inconnaissance. Notons au passage que pour Denys, Dieu étant inconnaissable par nature, il ne peut être le Dieu-unité primordial des néo-platoniciens. S’il est inconnaissable, ce n’est pas à cause de l’inintelligence de notre entendement qui n’arrive qu’à saisir du multiple dans la nature. C’est là que la théologie de Denys se démarque de celle de Plotin et de sa proposition de l’Un (que nous avons déjà évoqué dans la conversation avec Bernard d’Espagnat). Selon Plotin, la nature de l’Un est génératrice de tout mais l’âme qui veut saisir cette unité s’en éloigne si elle le fait en utilisant la science ou l’intuition qui ne peuvent que saisir le multiple. Pour Plotin, il s’agit en fait de recourir à la voie extatique, c’est-à-dire à l’union où on est un avec son objet, où le sujet ne se distingue plus de son objet. Intervient alors une réduction de l’être à la simplicité absolue. L’union avec le Un est prise de conscience de l’unité ontologique de l’homme avec Dieu, ce qui engendre une mystique impersonnelle bien sûr. Or chez Denys, Dieu n’est pas l’Un, ni l’Unité dans le sens indiqué par Plotin. Pour lui, le nom “le plus sublime” est celui de Trinité, qui nous apprend que Dieu n’est ni l’un ni le multiple, mais surpasse cette antinomie (nous reprendrons plus loin, avec Nicolas de Cuse notamment, cette relation entre l’un et le multiple, pour mieux les relier). C’est la conscience de l’incognoscibilité foncière de Dieu qui marque la limite entre le Dieu des philosophes et le Dieu de la Révélation. Nous reviendrons à la fin du livre sur ce point en soulignant l’importance en christianisme de la notion 128 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 de création à partir de rien, et le fait que la philosophie grecque ignore la différence entre le créé et l’incréé. Retenons que pour Denys, il y a un tel abîme entre la créature et le Créateur (même s’il y a alliance) que cet abîme creuse l’incognoscibilité de Dieu. L’extase chez Denys sera une “sortie de l’être comme tel”, un renoncement au domaine du créé pour accéder à l’incréé, ce qui nécessite une perpétuelle conversion et une prière qui devient un dialogue amoureux et qui se traduit en chant liturgique. On peut dire que pour la théologie négative, Dieu réside là où nos concepts n’ont pas accès. Il n’y a qu’un seul nom pour exprimer la nature divine, c’est l’étonnement qui saisit l’âme quand elle pense à Dieu. Aucun concept philosophique n’est apte à rendre compte des profondeurs insondables de Dieu. Dans l’union mystique le sujet ne connait Dieu que comme inconnaissable, mais cette expérience permet, par grâce, une rencontre avec le Dieu personnel de la Révélation, la Trinité. Le Cantique des Cantiques rend bien compte, pour Denys, de l’ascension spirituelle du sujet dans son union à Dieu : un amour qui n’atteint son Bien Aimé que dans la conscience que l’union n’aura pas de fin, l’ascension pas de terme. Dans ce contexte, il n’y pas de théologie possible en dehors de l’expérience de l’incognoscibilité de Dieu et de la rencontre avec le Dieu Trinité au cœur de cette “incomplétude fondamentale” dirons-nous! L’apophatisme des Pères de la tradition orientale permet de garder leur pensée sur le seuil du mystère et de ne pas remplacer Dieu par des concepts, voire des idoles. En rappelant que cette incognoscibilité n’est pas une fin en soi, mais le chemin qui permet l’union et la déification, dans une contemplation qui élève l’esprit et le cœur vers des réalités qui dépassent l’entendement. Le pape Benoît XVI a récemment repris l’intérêt pour hier et aujourd’hui de l’approche de Denys l’Aréopagite: Et ainsi une grande et mystérieuse théologie devient en même temps une théologie très concrète, aussi bien quant à l’interprétation de la liturgie que dans le discours sur Jésus-Christ. Par tout cela, Denys l’Aréopagite exerça une grande influence sur toute la théologie médiévale, sur toute la théologie mystique de l’Orient comme de l’Occident, ayant été pour ainsi dire redécouvert au XIIIème siècle, en particulier par saint Bonaventure, le grand théologien franciscain qui trouva dans cette théologie mystique l’instrument conceptuel d’interprétation de l’héritage si simple et si profond de saint François : avec 129 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 Denys, le “poverello” nous dit finalement que l’amour voit mieux que la raison. Où est la lumière de l’amour n’ont plus accès les ténèbres de la raison; l’amour voit, l’amour est un œil et l’expérience nous donne davantage que la réflexion. Ce qu’est cette expérience, Bonaventure le découvrit dans saint François: c’est l’expérience d’une voie très humble, très réaliste, jour après jour, c’est cela “aller avec le Christ” en acceptant sa croix. Dans cette pauvreté et cette humilité, dans l’humilité vécue aussi en Église, se fait une expérience de Dieu qui est plus haute que celle qui s’obtient par la réflexion: en elle nous touchons vraiment au cœur de Dieu. Se présente encore de nos jours une nouvelle actualité de Denys l’Aréopagite: il apparaît comme un grand médiateur dans le dialogue moderne entre le christianisme et les théologies mystiques de l’Asie dont la caractéristique commune réside dans la conviction que l’on ne peut rien dire de Dieu; de lui, on ne peut parler que sous des formes négatives; de Dieu on ne peut parler qu’avec des négations, et ce n’est qu’en entrant dans cette expérience du non qu’on le rejoint. On reconnaît là quelque voisinage entre la pensée de l’Aréopagite et celle des religions asiatiques: il peut être aujourd’hui un médiateur, comme il le fut jadis entre l’esprit grec et l’Évangile. On voit également que le dialogue n’accepte pas la superficialité. C’est précisément quand on pénètre dans les profondeurs de la rencontre avec le Christ que s’ouvre aussi le vaste espace du dialogue. (Benoît XVI, 2008: 582) 10. La voie d’éminence Après Denys, les théologiens auront généralement tendance à considérer la voie négative comme la moins imparfaite des deux voies: dire ce que Dieu n’est pas, c’est implicitement faire l’aveu de notre impuissance à l’englober sous un concept. C’est ce qui ressort du passage suivant extrait de la Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin: Dans l’étude de la substance divine, il faut surtout recourir à la voie négative. Car la substance divine dépasse par son immensité toute forme que notre intellect atteint: nous ne pouvons donc pas l’appréhender en connaissant ce qu’elle est, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu’elle est. Mais nous en avons une certaine connaissance en connaissant ce qu’elle n’est pas. (d’Aquin, 1999: 176) Thomas d’Aquin ne nie pas dans ce passage qu’il soit vrai de dire, par exemple, que “Dieu est sage”, ce qu’il nie c’est que le concept “sage” dé130 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 crive de façon adéquate ce qu’est la Sagesse divine. L’affirmation “Dieu est sage” est vraie, certes, mais sa vérité est pour nous chose mystérieuse; elle n’est ni objet d’intuition, ni objet de démonstration scientifique. Thomas d’Aquin, au XIIIème siècle, cherchera à faire une synthèse entre la voie négative et la voie affirmative. Il proposera la “voie d’éminence” (via eminentiae), qui pousse les attributs que nous donnons à Dieu au-delà de ce que nous pouvons concevoir: Dieu est cela et n’est pas cela…Il est au-delà de cela! Les négations se rapportent à la limitation de nos moyens d’expression alors que les affirmations cherchent à se rapporter à la perfection que l’on veut exprimer, qui est en Dieu autrement que dans les créatures. C’est cette méthode qu’applique le jésuite F. Varillon pour présenter Dieu dans son livre L’Humilité de Dieu (1974). La toile de fond à partir de laquelle l’auteur parle de l’humilité de Dieu (qui est pour l’auteur le secret le plus profond de son mystère) est, là aussi, la question du sens. L’auteur part du constat évident que l’expérience immédiate est à la fois expérience de sens et de non-sens: “sens et non-sens sont mêlés comme le froment et l’ivraie de la parabole ... L’existence n’est pas absurde, elle est contradictoire”. A partir de ce constat, l’auteur pose la question de l’absolu, source de tout sens et fondement dont la présence se fait justement sentir, en creux, dans la conjonction des sens, qui restent tous particuliers, et de la contingence qui est immédiatement non-sens. En d’autres termes, confesser la contingence et reconnaître l’absolu sont un seul et même acte indivisible de raison et de liberté. Je ne puis rien affirmer de Dieu purement et simplement. La négation doit aussitôt traverser l’affirmation de part en part: Dieu est humble, Dieu n’est pas humble. Plus radicalement : Dieu est, Dieu n’est pas. Et l’auteur de montrer que la négation de l’affirmation Dieu est humble est une sorte de mort que l’homme inflige au concept pour que, ressuscitant autre qu’il n’était, il dise de Dieu quelque chose de vrai. Varillon parle de mystère pascal de l’intelligence: rien sans mort: l’intelligence n’échappe pas à cette loi de la vie. Mais la négation qui traverse l’affirmation ne l’abolit pas... Dieu est humble, Dieu n’est pas 131 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 humble; Dieu est éminemment humble. Ce mode éminent ne peut être déterminé: il nous échappe. C’est donc au niveau du concept qu’il est important pour Varillon d’utiliser des formulations contradictoires quand on veut parler de Dieu, Celui qu’aucun concept ne peut représenter. Dieu révèle ce qu’Il est par ce qu’il fait. Son dessein sur l’homme, réalisé en Jésus-Christ, dévoile son être intime. On ne peut disjoindre en Lui l’acte et l’être. Si l’Incarnation est acte d’humilité, c’est que Dieu est être d’humilité. “Qui m’a vu a vu le Père”, dit Jésus. Le voyant laver avec humilité des pieds d’hommes, je “vois” donc, s’il dit vrai, Dieu même éternellement , mystérieusement Serviteur avec humilité au plus profond de sa Gloire. L’humiliation du Christ n’est pas un avatar exceptionnel de la gloire. Elle manifeste dans le temps que l’humilité est au cœur de la gloire. Comme le dit l’auteur lui-même, voici un paradoxe si fort que la raison vacille. Pourtant, accepter ce paradoxe, c’est déjà s’ouvrir à l’expérience d’un Dieu que l’homme a toujours tendance à chercher du côté de la puissance et qui pourtant se révèle dans l’amour. Si Dieu est Amour, Il est humble. “Le Père Varillon utilise alors cette même méthode pour parler de la toute puissance de Dieu.” C’est la Toute – Impuissance du Calvaire qui révèle la vraie nature de la Toute-Puissance de Dieu. L’humilité de l’amour donne la clef. Il faut peu de puissance pour s’exhiber, il en faut beaucoup pour s’effacer. Dieu est Puissance illimitée d’effacement de soi ... Nous pardonnons malaisément à un homme de l’emporter sur nous en quelque domaine que ce soit, s’il n’est pas humble. S’il l’est, tout change: sa supériorité est à la fois annulée et confirmée. Annulée, en ce qu’elle ne risque pas de nous annuler. Confirmée, parce que l’humilité la marque de son sceau. “La toute puissance de Dieu se dit dans sa puissance d’accueillir et de donner, dans sa” pauvreté comme dit Varillon. La puissance de dieu est dans son Amour infini, dans sa volonté de dépendance car le plus aimant est le plus dépendant. Dieu est souverainement indépendant, donc libre. Mais libre d’aimer et d’aller jusqu’au bout de l’amour. Le bout de l’amour, c’est le renoncement à 132 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 l’indépendance... Dieu est tel que sa richesse, sa liberté, sa puissance – richesse d’amour, liberté d’amour, puissance d’amour, ne peuvent être et ne sont en fait traduites, exprimées, révélées, que par la pauvreté, la dépendance et l’humilité de Jésus-Christ. C’est dans cette perspective que nous pouvons parler du Dieu à la fois Tout-“Autre et plus intime à moi-même que moi-même, du Dieu qui se fait tout proche de l’homme”. Dieu se suffit absolument à lui-même; indépendamment du monde, ll est Dieu. Il est pourtant vulnérable. Dieu n’est blessé de rien, mais on peut blesser Dieu. Deux propositions qui sont formellement contradictoires. En entrant dans cette contradiction, l’homme peut pressentir quelque chose de la Gratuité et de la Liberté de Dieu. De plus, en s’incarnant et en mourant, Dieu renonce à la gloire, mais révèle la Gloire qui est au-delà de la gloire. Alors Varillon parle de Dieu comme à la fois infiniment discret et infiniment audacieux, ce qui, là aussi, peut apparaître contradictoire. Il faut essayer de penser, à partir de nos moments fugitifs de sensibilité plus fine, la coexistence des contraires (pour parler de Dieu). Le Père Varillon aborde enfin la Trinité, mystère essentiel à la foi chrétienne: paradoxe du Dieu un et trine. L’amour veut à la fois la distinction et l’unité, l’altérité et l’identité. Dans la condition humaine, ce vœu profond: être non seulement uni à l’autre mais un avec lui tout en restant soi, est incoercible et irréalisable. C’est pourquoi nul n’entre sans souffrance dans le royaume de l’amour. Le mystère de la Trinité est l’exaucement éternel de ce vœu. Chacune des trois Personnes n’est pour elle-même qu’en étant pour les deux autres ... C’est la Toute-puissance d’un absolu renoncement à soi, lequel constitue Dieu en son être trinitaire. C’est l’expérience de l’amour que nous vivons, même imparfaitement, qui nous permet, avec Varillon, de percevoir combien bonheur et sacrifice, si opposés contradictoirement dans nos mentalités modernes, sont vécus en unité par Jésus sur la croix. Ce n’est qu’au niveau du sacrifice consenti par amour que l’on peut expérimenter l’unité paradoxale de la souffrance et de la joie ... Dans la vie à son plus haut degré d’intensité, disait Cabasilas, vie et mort ne s’opposent plus, mais se composent dans la figure libératrice de la Croix ... La Croix est la figure centrale de la Révélation : un homme défiguré dévoile l’Être éternel sans figure. 133 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 Nous verrons que les attitudes des auteurs comme Denys, Thomas d’Aquin (sur lequel Varillon s’appuie) et Nicolas de Cuse devant le Mystère de Dieu ne sont pas sans lien avec les attitudes que nous avons repérées pour l’homme confronté à l’incomplétude devant la complexité, même si les activités des scientifiques sont d’un ordre totalement différent. Cette voie de la théologie (apophatique, négative et d’éminence) peut probablement rejoindre la recherche de scientifiques marqués par le “Réel voilé”et les “ouvertures à l’Un” (dans le sens que nous avons donné avec Bernard d’Espagnat et repris avec Denys en différence avec Plotin) et désireux de chercher Dieu, le Tout-Autre. Nous verrons aussi comment l’approche par la complémentarité, adaptée au champ propre de la théologie, peut être utile pour une présentation des grands mystères chrétiens aujourd’hui, respectant le mystère de l’Indicible qui se donne à connaître, sans bien sûr mettre sur le même plan l’objet de la physique et l’objet de la théologie ! Approche générale de la théologie en termes d’unité de contraires ou de contradictoires Au centre du débat se trouve la notion d’un Dieu personnel, si difficile à appréhender (notamment pour certains scientifiques plutôt tentés par une sorte de Dieu-Nature ou par un monisme comme l’Un de Plotin, de type impersonnel). Il appartient à l’essence même du Dieu de la Bible de faire éclater toutes les catégories; on ne peut le présenter qu’à l’aide de paradoxes (de Lubac, 1955). Ainsi le Dieu de la Bible n’est ni personnel ni impersonnel (selon notre langage) mais les deux à la fois, de même qu’Il est l’infini dans le fini, l’Etre-même dans ce qui est. Jésus Christ réalise l’unité des contradictoires. Vrai Homme et vrai Dieu, Il réalise par sa Pâque l’unité des antagonismes Toute-Puissance – Non Puissance de Dieu, nous révélant par là un visage de Dieu à la fois paradoxal et attrayant. En vivant l’unité des contradictoires, Jésus nous révèle, par sa vie, sa mort et sa résurrection, à la fois Dieu et l’Homme. Le Christ nous dit en vivant jusqu’au bout le paradoxe que le mode de présence au monde du Créateur Tout- Puissant s’exprime pleinement à travers le visage de l’Agneau Pascal, Dieu livré dans la liberté et la gratuité totales. C’est une véritable dynamique du contradictoire (ou de l’antagonisme) que le Christ nous révèle sur la Croix et dans laquelle il permet à ses dis134 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 ciples d’entrer. Pour eux, s’abandonner à Dieu et devenir soi sont des contradictoires vérifiables mais pourtant unis à un certain niveau d’expérience (nous détaillerons ce point, au niveau de la méthode, plus loin). C’est ce qui leur ouvre la porte d’une vie nouvelle. A travers la vie des disciples du Christ, le droit au bonheur et la participation à la Croix, vécus de manière si contradictoires par beaucoup d’hommes, apparaissent à la fois difficiles à vivre ensemble et pourtant très unis expérimentalement. On comprend mieux à travers la vie nouvelle et la vie ecclésiale des disciples du Christ comment la présence au monde peut aller de pair avec la rupture d’avec le monde. Le déjà-là et le pas-encore-là sont intimement liés dès maintenant, comme l’alpha et l’oméga qui agissent en même temps. Le Christ nous ouvre la voie de l’unité des contradictoires pour un seuil, une pâque, un passage vers une vie nouvelle. Notons ici que seul le Christ réalise pleinement l’unité des contradictoires : ses disciples continuent, comme tout homme, d’expérimenter les paradoxes tout en entrant progressivement par Lui dans l’unité. Les notions d’acte-puissance développées par Aristote peuvent être très utiles au niveau de la méthode d’analyse du théologien. Ainsi lorsque celuici s’intéresse à l’humanité du Christ (actualisation du Christ-Homme), il ne peut le faire pleinement qu’en ayant conscience que la dimension divine du Christ est “en puissance” dans son discours. Réciproquement, il en va de même lorsque le Christ-Dieu (Fils) est actualisé dans le discours du théologien: le Christ-Homme est alors “en puissance », de l’intérieur. En d’autres termes, le théologien affirme par là que nous ne pouvons décrire pleinement l’humanité du Christ qu’en ayant en mémoire sa divinité. Réciproquement, nous ne pouvons parler de la divinité du Christ qu’en ayant en mémoire son humanité. De même, le disciple de Jésus ne pourra évoquer le déjà-là qu’en potentialisant le pas-encore-là. Il ne peut de même envisager le pas-encore-là qu’en potentialisant le déjà-là. C’est, semble-t-il, dans une dynamique du contradictoire que le théologien peut lui aussi franchir des seuils de compréhension. 11. L’attrait du concile Vatican II pour l’unité des contraires Dans son livre Les idées maîtresses de Vatican II, G. Martelet (1985) traite de l’union paradoxale des contraires pour présenter le mystère du Seigneur 135 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 tel que le Concile l’a repris. Après avoir défini le mot “contraire” (ce qui est directement opposé à quelque chose ou quelqu’un) afin de ne pas faire de confusion avec le mot “contradictoire” (incompatibilité d’une chose ou d’une personne avec une autre chose ou une autre personne, pour G. Martelet), l’auteur souligne que l’union des contraires, si elle joue un si grand rôle au Concile, c’est qu’elle est, à ses yeux, “un reflet positif du mystère du Christ” (Martelet, 1985: 70). Dans le Christ, en effet, apparaît au grand jour... non pas la confusion ou le mélange, pas davantage la distance ou le conflit, mais bien l’union sublime des contraires, ou, selon l’expression liturgique de l’office de l’Octave de la Nativité, leur admirable commerce. (Martelet, 1985: 71) Et G. Martelet ajoute: Du point de vue qui nous occupe, nous pouvons donc bien l’affirmer : le mystère du Christ, c’est en l’unité de sa Personne cette paradoxale union et de l’homme et de Dieu dont les conséquences, comme union des contraires, vont se montrer, dans l’œuvre du Concile, inépuisables. (Martelet, 1985: 73) Puis l’auteur souligne que l’unanimité recherchée au Concile ne fut obtenue qu’au prix d’un sacrifice continuel des points de vue inutilement exclusifs pour une mise en lumière du respect des contraires comme règle dans les rapports entre personnes. La haute règle des grands Conciles christologiques, synthétiser les contraires en les différenciant et les distinguer en vue de les unir, se trouve ici (Vatican II) mise en pleine lumière... Norme cachée mais toujours agissante, moins souvent évoquée que celle des Pères, mais encore plus constamment présente qu’elle, l’union christologique des contraires a joué au Concile le rôle d’instinct spirituel et d’une régulation spontanée des esprits dans la foi. (Martelet, 1985: 75-76) L’auteur précise bien qu’il ne faut pas confondre les contraires de structure, féconds et qui doivent durer, avec les contraires de rupture qui entraînent des divisions (comme celle des chrétiens). Pour distinguer les contraires vivifiants de ces contraires mortels, disons qu’il 136 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 s’agit dans un cas pour l’Église d’accomplir une union des contraires qui doivent, tels quels, demeurer, et dans l’autre, d’une union aux contraires, je veux dire aux pécheurs que nous sommes. (Martelet, 1985: 91) Revenant au Christ, G. Martelet ajoute: Le Christ, en effet, n’est pas seulement, comme Homme- Dieu, le Médiateur filial des contraires intégrés, il est aussi comme Homme des douleurs, le réconciliateur des contraires disloqués par la faute de l’homme... celui qui unit les contraires dans la paix de la médiation réunie, agonise d’abord au pressoir, pour détruire nos péchés par sa propre Passion. Il y a donc bien dans le Christ un rapport crucifiant à des contraires mortels... le Christ, dans la sacramentalité de l’Église, se lie à tout jamais à la fragilité de ses contraires pour communiquer, par quelques uns, la Vie qui doit nous transfigurer tous. (Martelet, 1985: 92,101) Le sens que G. Martelet donne ici à l’union des contraires est proche de celui que nous avons défini sous le vocable “unité des antagonismes”. Nous soulignons ici encore les évolutions des définitions des mots contraire et contradictoire. Il nous faudra donc revenir sans cesse au sept caractéristiques de la complémentarité lorsque nous tenterons d’utiliser cette méthode pour rendre compte des paradoxes, antagonismes ou antinomies des grands mystères en christianisme. Mais avant cela, il nous est nécessaire de nous arrêter sur la notion de “coïncidence des opposés” développée par Nicolas de Cuse en théologie. Elle est à la fois originale et signe de l’acceptation d’une “condition d’incomplétude” caractéristique du théologien-chercheur de Dieu. Bibliographie Benoît XVI, La Documentation Catholique n 2404 du 15/06/2008. d’Aquin, Th. Somme contre les Gentils, I, 14. Trad. C. Michon. Paris: GFFlammarion, 1999. De La Bonnardière, X. Devoir de croire et sincérité intellectuelle. Aubier, 1949. 48- 49. de Lubac, H. Nouveaux Paradoxes. Paris: Seuil, 1955. de Lubac, H. Paradoxes. Ed. du Temps Présent. 2e éd. 1949. Ladrière, J. L'Éthique et la Dynamique de la Raison. Rue Descartes n°7, Logiques de l'éthique, Albin Michel, 1993 Levinas, É. Totalité et Infini, Essai sur l'extériorité. Kluwer Academic, 1971 Marcel, G. Etre et Avoir. Paris: Aubier, 1935. 137 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM Thierry Magnin, Incompleteness and the Meaning of Mystery HSS, vol. I, no. 1 (2012): 109-138 Marcel, G. Les Hommes contre l'humain. Paris: La Colombe, 1951. Marcel, G. Positions et approches concrètes du Mystère ontologique. Nauwelaerts et Vrin, 1949. Martelet, G. Les idées maîtresses de Vatican 2. Cerf, 1985. Morren, L. Dieu est libre-lié. Lethielleux, 1975. Pascal, B. Pensées. Éd. Brunschvicg, 1897. Pseudo-Denys. Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aéropagite. Paris: Aubier, 1943. Tillich, P. Le courage d'être. Casterman, 1971. Varillon, F. L'humilité de Dieu. Paris: Le Centurion, 1974. Weil, É. Logique de la Philosophie. Vrin, 1950 Biographical Note Thierry Magnin is both Professor in Physics and a Catholic priest, presently Rector of the Catholic University of Lyon, France. He has a Ph.D. in physics (solid state physics) and a PHD in theology (Moral philosophy as a ground for a new dialogue between science and religion). He has written about 200 papers in solid state physics and three books on the relation between science and religion: Quel Dieu pour un monde scientifique? (Nouvelle Cité, 1993); Entre science et religion (Le Rocher, 1998); Paraboles scientifiques (Nouvelle Cité, 2000). He received a prize from the academy of science in France, and is a member of the SSQII programme. 138 Unauthenticated Download Date | 4/18/17 11:37 AM