CONNAISSANCE ET VIE D’AUJOURD’HUI ROUEN Le 5 avril 2005 "Petite philosophie du mystère" D’après la conférence de Eric-Emmanuel Schmitt, normalien, agrégé de philosophie, écrivain. Le XXe siècle, qui fut l'un des plus durs que la Terre ait connu, a voulu couper les attaches avec la Transcendance, il a mis en évidence l'absurde : celui de nos existences, de nos vies, l'agitation matérielle des atomes (cf Sartre, Camus, Beckett, …). Beaucoup affirment que l'univers n'a pas d'autre sens que celui que chacun veut lui donner. L'absurde, c'est penser qu'il n'y a pas de sens. La philosophie de l'absurde, c'est ne plus faire crédit. Le mystère, c'est penser qu'il y a quelque chose qui m'échappe. La philosophie du mystère, c'est assumer son impuissance à penser, c'est accepter de ne pas tout comprendre de son existence tout en pensant qu'elle a un sens. Être partisan du mystère, c'est dire que le monde a peut-être un sens, qui nous échappe souvent, mais qui existe ; c'est manifester plus d'humilité, plus d'esprit d'attente, plus de confiance au monde : c'est une autre façon d'habiter ce monde. 1 Mystère et Religion 1.1 Position philosophique ou religieuse À 18-20 ans, on pense trouver une vérité. Après un trajet de philosophe, d'agrégé et d'enseignant, la prétention primitive de posséder la vérité est abandonnée : la vérité se traque, elle ne se trouve pas ! Ainsi la philosophie propose des approches pour arriver à la vérité qui demeure inaccessible ; alors, soit on tombe dans l'absurde et on renonce à penser qu'il y a un sens, soit on accepte la condition humaine dont les questions les plus intéressantes restent sans réponse. La question de la religion se pose à l'athée (qui sait que Dieu n'existe pas) comme à l'agnostique (qui ne sait pas si Dieu existe, qui croit que c'est pensable mais qui ne le saura jamais). L'agnosticisme est une démarche philosophique. Le visiteur aborde ces questionnements à travers une conversation imaginaire entre Freud et un visiteur qui pourrait être Dieu. Dans l'œuvre de EE Schmitt se mêlent une attitude philosophique et une expérience mystique. Celle d'une "nuit de feu" (Pascal) vécue dans le désert du Hoggar en 1989 durant laquelle, perdu et seul, l'écrivain n'a pas vécu une nuit d'angoisse et de peur, mais des heures de Foi et de Confiance. Cette nuit est exprimée comme une expérience indicible, durant laquelle toutes les questions enfin ont cessé, avec le sentiment surprenant d'avoir des réponses, même pour des questions inexprimées, et d'être surtout en rapport avec un sens supérieur : l'Absolu. L'expérience de Dieu était vécue, mais Celui-ci ne s'était pas identifié. Retrouvé le lendemain de cette nuit, EE Schmitt est revenu irradiant d'un grand foyer secret : celui de la Foi, mais la Foi en quoi et dans quel cadre religieux ? L'approche d'une réponse résidait dans la lecture de tous les textes fondateurs des grandes religions, afin de côtoyer l'invisible et les croyances qui font agir les êtres. 1/3 EE Schmitt a alors voulu apprendre les religions pour mieux approcher l'Homme, la curiosité étant la première forme de tolérance. Il en est sorti les oeuvres inspirées du "Cycle de l'invisible" : Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (soufisme musulman) Milarepa (bouddhisme) L'enfant de Noé (judaïsme) L'évangile selon Pilate (chrétienté) Ce livre, "L'évangile selon Pilate", est divisé en deux parties. Dans la première partie, la plus difficile à écrire pour EE Schmitt, celui-ci arrive à faire monologuer Jésus (en lui redonnant son prénom araméen et son identité juive) qui se demande "Est-ce bien moi le Messie, et si oui pourquoi moi ? ". Le doute, illustré par la dernière parole du Christ sur la croix "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ", suppose le courage. Sans peur, il n'est nul courage. Dans la deuxième partie, Pilate est chargé d'enquêter sur la disparition du corps du "Magicien de Nazareth", Pilate refuse dans un premier temps le mystère, mais plus il pénètre dans l'enquête plus le mystère s'épaissit. 1.2 La solution à tous les problèmes est-elle la Foi ? Non, mais nul ne peut faire l'économie de ce questionnement ! La solution ne réside pas dans l'obligation que tous soient identiques, mais dans la possibilité de vivre ensemble, de comprendre et l'absence de Foi et la Foi. La Foi n'est que ce qu'elle est : Croire n'est pas Savoir ! Croire ne donne pas une connaissance supplémentaire, mais juste une certaine façon d'habiter le monde. La certitude entraîne sottise et fanatisme. EE Schmitt plaide pour une Foi en phase avec ceux qui ne l'ont pas, témoignée mais jamais imposée. Le monde d'aujourd'hui est emprunt de tous les fanatismes, y compris le fanatisme athée. Cependant Dieu restera toujours présent, au moins sous la forme de sa question. 2 Mystère et Amour 2.1 Les Variations énigmatiques "L'amour, c'est la fréquentation d'un mystère, celui de l'autre". Aimer c'est préférer un être aux autres, voire à soi même. Ce mouvement de préférence préserve la liberté de chacun : on ne possède jamais l'autre, il faut l'aimer dans son inconnu. Il est possible d'aimer plusieurs personnes, car chaque rencontre permet à une partie de soi de naître, de vivre et d'être un autre. S'engager dans une relation, c'est engager un "moi" avec un "toi", mais le "moi" peut-être polymorphe. Dans le même esprit, la lecture offre la possibilité d'entrer dans d'autres mondes, et l'écriture celle d'investir d'autres corps. 2.2 Petits crimes conjugaux Le plus souvent, la littérature exprime des amours qui commencent ou finissent, mais elle évoque rarement l'amour qui dure. Ce livre raconte l'histoire d'un couple qui dure : la violence et la passion premières se sont déplacées dans des zones de silence, le temps n'est pas forcément un allié de l'amour. Alors la confiance peut devenir question, mais "la confiance ne se possède pas : elle se donne". Habiter certaines relations impose le devoir de confiance. 3 Mystère et Mort 3.1 Hôtel des deux mondes À la question "Qu'est-ce que la mort?", la pire des choses qui puisse arriver serait d'apporter une réponse. Dans ce livre, toutes les personnes sont en fait dans le coma, elles ont quitté l'urgence vitale (penser vite, conduire vite, agir vite sans s'investir vraiment quelque part) pour prendre le temps 2/3 de réfléchir. EE Schmitt veut passer d'une conception tragique de la mort à celle d'une conception pacifiée : la mort est un mystère dont on ne sait rien. 3.2 Oscar et la dame rose La mort cependant nécessite la lucidité et le courage que possède le jeune Oscar, enfant atteint d'une leucémie. Jeune garçon, EE Schmitt a souvent fréquenté les hôpitaux pour accompagner son père kinésithérapeute ; l'univers de la maladie lui est donc familier. Il est extrêmement anxiogène de penser que ni la mort ni la maladie n'existent, il est préférable de savoir "jouer" avec cette maladie, de la "mettre à distance" par l'humour. De plus, pour avoir accompagné, adulte, des êtres dans la mort, EE Schmitt veut nous dire que ce qui est important, devant l'échéance de la mort, n'est pas de guérir mais de savoir affronter ces moments-là, d'être capable de "vivre" encore au seuil de la mort. Pour cela, les enfants ont une lucidité extrême. L'enfant n'a pour raisonner que ses concepts, il n'est pas influençable par la culture : l'enfance est l'âge le plus philosophique qui soit. L'enfant est un héros philosophique puisque le propre de la philosophie est de s'étonner, de s'émerveiller, de poser des questions et de vouloir des réponses ! 4 Mystère et Création littéraire La création est le plus grand mystère de l'écrivain. Il donne sa vie à cela : créer et partager des histoires avec ses contemporains. On écrit un livre parce que ce livre nous manque, on en a le désir et il n'existe pas. L'écriture est comme une nécessité qui finit par s'affirmer. Les idées viennent de la vie, de ce que sont les gens, et parfois d'obsessions. Écrire est un acte très féminin, proche de celui de la femme lorsqu'elle met au monde son enfant. La gestation est lente et parfois imperceptible, certains éléments se mettent tout seul en place, le sommeil joue un rôle important dans cette inspiration entre le volontaire et l'inconscient. La rédaction du livre, qui serait l'accouchement, est rapide ! Composer est long : rédiger n'est rien. 5 Conclusion Faut-il s'aimer soi-même pour aimer les autres ? Oui, bien sûr ! Être en harmonie avec soi-même, mais le terme "s'aimer" est peut-être un peu fort, si s'aimer est justement se préférer soi-même ! Il vaudrait peut-être mieux se débarrasser de soi pour être plus présent aux autres. C'est en s'abandonnant soi-même que l'on est mieux et non pas en s'aimant mieux. Suspicion de l'optimisme EE Schmitt refuse l'idée répandue qu'il peut paraître plus intelligent de parler avec pessimisme, sous prétexte de lucidité. L'optimiste aussi est lucide, il a mal aussi, il sait ce qui ne va pas, mais il décide de créer et de faire vivre ce qui va. Propos illustrés dans "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran" : "Le non, tu l'as dans la poche, le oui, va le chercher". "Je préfère épaissir les mystères que les résoudre." Bibliographie : chez Albin Michel Mes Évangiles(2004), L'enfant de Noé (2004), Petits crimes conjugaux (2003), Oscar et la dame rose (2002), Lorsque j'étais une œuvre d'art (2002), La Part de l'Autre (2001), Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (2001), L'évangile selon Pilate (2000), Hôtel des deux mondes (1999), Frédérick ou le Boulevard du crime (1998), Milarepa (1997), Diderot ou la Philosophie de la séduction (1997), Le libertin (1997), Variations énigmatiques (1996), Golden Joe (1995), La Secte des égoïstes (1994), Le visiteur(1993), La nuit de Valognes(1991). 3/3