D.Hallas : Le marxisme de Trotsky (1979)
Trotsky s’évada de Verkholensk, en Sibérie, caché sous un chargement de paille, au cours de l’été de 1902. En
octobre, il débarquait au centre directeur de la social-démocratie russe, alors situé à Londres près de la gare de Charing
Cross. Lénine, Kroupskaïa, Martov et Véra Zassoulitch vivaient tous dans le quartier et c’est là que l’
Iskra
(l’
Etincelle
),
l’organe des partisans d’un parti centralisé et discipliné, était produite et envoyée aux clandestins en Russie. Trotsky fut
bientôt engagé dans les polémiques qui agitaient l’équipe de l’
Iskra
– Lénine souhaitait l’intégrer à la rédaction,
Plekhanov était fermement opposé à cette idée – et en vint à connaître de près les futurs dirigeants du menchevisme,
Plekhanov et Martov, aussi bien que Lénine. En effet, la scission de l’
Iskra
était déjà en gestation.
Elle éclata au grande jour au congrès de l’été de 1903. Les
iskristes
étaient d’accord pour résister aux exigences
d’autonomie de l’organisation socialiste juive, le Bund, en ce qui concernait le travail parmi les populations juives, ainsi
que pour s’opposer à la tendance réformiste des Economistes. Puis vint la séparation dans le groupe de l’
Iskra
lui-même
entre la majorité (les bolcheviks) et la minorité (les mencheviks).
La rupture n’était pas très claire au début – les questions en litige elles-mêmes ne l’étaient guère. Au début,
Plekhanov soutint Lénine, Trotsky se rangeant du côté du dirigeant menchevik Martov.
Deux ans plus tard, Trotsky était de retour en Russie. La révolution de 1905 était en cours. C’est là que Trotsky
devait atteindre sa pleine stature. Âgé seulement de 26 ans, il devint le dirigeant révolutionnaire le plus éminent en
même temps qu’une personnalité connue sur le plan international. Il émergea du milieu des petits groupes d’émigrés
métamorphosé en splendide orateur et dirigeant de masse. Comme président du Soviet de Petrograd, il put exercer une
très importante direction tactique et démontrer cette clarté d’esprit et ces nerfs d’acier qui devaient le caractériser à
l’occasion des grands soulèvements de 1917.
La révolution fut vaincue. L’armée tsariste était ébranlée mais non brisée. A partir de cette expérience – la
« répétition générale », comme Lénine l’appelait – les tendances divergentes de la social-démocratie se séparèrent
encore plus. Trotsky, en principe toujours lié aux mencheviks, développa sa propre synthèse unique, la théorie de la
révolution permanente.
La décennie suivante, à nouveau passée dans les petits cercles d’émigrés, fut caractérisée par des tentatives futiles
pour unifier des tendances désormais inconciliables. Puis vint la guerre, l’activité anti-guerre et, en février 1917, le
renversement du tsar. En juillet, Trotsky rejoignit le parti bolchevik, désormais un véritable parti ouvrier de masse, et en
quelques semaines il ne le cédait en popularité qu’à Lénine aux yeux de la masse de ses partisans. Il se vit confier
l’organisation du soulèvement d’Octobre, et, à l’âge de 38 ans, devint l’un des deux ou trois plus importants personnages
du parti et de l’Etat, et, un peu plus tard, l’un des dirigeants du mouvement communiste
mondial
, l’Internationale
Communiste. Il fut le principal créateur et le chef de l’Armée Rouge, en même temps qu'il exerçait une influence dans
tous les domaines de la politique.
De ces hauteurs Trotsky était destiné à être abattu. La chute ne fut pas seulement une tragédie personnelle.
Trotsky s’était élevé en même temps que la révolution, et il sombra lorsqu’elle déclina. Son histoire personnelle fusionne
complètement avec celle de la révolution russe et du socialisme international. A partir de 1923, il dirigea l’opposition
contre la réaction montante en Russie – le stalinisme. Exclu du parti en 1927 et de l’URSS en 1929, ses 11 dernières
années furent consacrées à une lutte héroïque apparemment perdue d’avance pour garder intacte la tradition
authentique du communisme et l’incarner dans une organisation révolutionnaire. Calomnié, isolé, il fut finalement
assassiné sur l’ordre de Staline en 1940. Il laissait derrière lui une fragile organisation internationale, et une masse
d’écrits qui est une des sources les plus riches du marxisme appliqué qui soit.
Ce livre se penche sur quatre thèmes. Ceux-ci n’épuisent en aucune manière la contribution de Trotsky à la pensée
marxiste, car il était un écrivain aux intérêts incomparablement diversifiés.
Malgré tout, le travail de sa vie a été essentiellement centré sur ces quatre questions, et l’essentiel de ses écrits
leur est relié d’une façon ou d’une autre.
Il s’agit, d’abord, de la théorie de la « révolution permanente », de son application aux révolutions russes du 20ème
siècle et aux développements ultérieurs dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – ce que l’on appelle aujourd’hui le
« tiers monde ».
Deuxièmement, les suites de la Révolution d’Octobre et la question du stalinisme dans son ensemble. Trotsky a été
le premier à tenter une étude historique matérialiste du stalinisme, et son analyse, quelles que soient les critiques qu’on
peut lui adresser, a été le point de départ de toutes les analyses sérieuses postérieures partant d’un point de vue
marxiste.
Troisièmement, la stratégie et la tactique des partis révolutionnaires de masse dans une grande variété de
situations, un champ dans lequel la contribution de Trotsky n’est pas inférieure à celle de Marx et de Lénine.
Quatrièmement, le problème de la relation entre le parti et la classe, et le développement historique qui réduisait le
mouvement révolutionnaire à un statut marginal dans les organisations de masse des travailleurs.
Isaac Deutscher décrivait Trotsky, dans les dernières années de sa vie, comme « le légataire résiduel du marxisme
classique ». Il était cela, et bien plus. C’est cela qui donne à sa pensée son immense intérêt contemporain.
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