La violence verbale esthétisée et sa dimension interculturelle

Publié dans :
Mankou, Brice (éd.), Racisme, discriminations : sources de violences urbaines. Paris : Publibook,
2008, pp. 35-58.
Frank Jablonka (Beauvais/Amiens)
La violence verbale esthétisée et sa dimension
interculturelle
La sous-culture des banlieues françaises, au sein de laquelle émerge le phénomène que nous
appelons « violence urbaine », fait l’objet de nombreuses études notamment ethnologiques (cf. en
particulier Lepoutre 1997) ; elle intéresse également, et notamment, la sociolinguistique (cf. en
particulier Melliani 2000, 2001, ainsi que Jablonka 2001a, 2001b, 2002). En tant que sociolinguiste,
je souhaite apporter quelques réflexions qui s’inscrivent dans une théorie critique de la société du
point de vue des sciences du langage et de la communication, ce qui apparaît habituellement en
sciences sociales sous le label de Linguistic Turn.1
En effet, ce caractère de la sous-culture de banlieue, de faire à la fois partie intégrante de la société
française tout en s’opposant à celle-ci, a été formulé par moi-même (Jablonka 2001a : 165) et par F.
Melliani (2001) par la métaphore d’« opposition inclusive », qui s’inspire de la linguistique
structurale. Mais le Linguistic Turn en sciences sociales, appliqué à la problématique de la sous-
culture banlieusarde, est loin de se limiter au pur niveau métaphorique.
1. Il faut, bien sûr, dans un premier temps, constater la tendance à se démarquer par le
comportement symbolique verbal et non verbal (dont les productions culturelles et plus précisément
musicales) du domaine socioculturel majoritaire établi. La démarcation symbolique reflète la
frontière, certes poreuse, entre la cité de banlieue périphérique et la cité (civitas) dite légitime du
centre(-ville).2
1Pour la mise en œuvre du programme de l’analyse critique de la société du point de vue du langage, ici par
rapport à la sous-culture urbaine émergente, cf. Calvet (1994).
2J’ai développé la différence entre ces deux notions de cité pourtant liées dans Jablonka (2002). La
1.1. Il est évident que les questions de religion jouent un rôle non négligeable dans des opérations
de marcation symbolique (Kepel 1991 ; pour le rap Jablonka 2004), et en général, on peut
constater que le recours à toutes sortes de mythologies est assez fréquent (mythologie du Nord, cf.
Lepoutre 1997 : 50 ss. ; la mythologie de l’Egypte liée à l’Islam chez IAM, cf. Herr/Ueckmann
2005). Ce qui est plus intéressant à notre propos, c’est le constat que le premier trait qui relève de
l’ordre mythologique dans la problématique de la sous-culture des banlieues peut être considéré non
comme islamique, mais comme diabolique. D’après le champion de la théorie des systèmes en
sociologie, Niklas Luhmann (1996 : 201), il serait propre du Diable (le verbe grec diabolein
exprime l’idée de briser une unité dans son intérieur et d’en séparer les éléments), de vouloir tracer
une ligne de démarcation dans une unité contre cette même unité. Selon Luhmann, les mouvements
sociaux partagent avec Satan cette opération : ces mouvements prétendent agir contre la société
dans l’intérêt de la société, et tout cela à l’intérieur de la société. Dans le même sens, la sous-
culture de banlieue est depuis un certain temps une partie intégrante du panorama de la société
française, tout en s’opposant à celle-ci, mais dans les termes des valeurs de la République : on
réclame, bien sûr, la reconnaissance dans les termes d’Egalité (et bien sûr aussi de Liberté et de
Fraternité), et ce n’est que dans la mesure où les intéressés se voient cette reconnaissance refusée,3 à
savoir par des mécanismes en grande partie impersonnelles et anonymes que nous caractérisons par
le terme de « violence structurelle »4 que la réaction se manifeste sous des formes de contre-
violence, notamment sous forme symbolique.
C’est en effet dans ce sens que l’approche sociologique de Michel Maffesoli (2002) proposée dans
l’ouvrage La part du Diable peut être appliquée. Maffesoli souligne l’« effervescence » dionysiaque
et contestataire qui défie les structures établies et qui s’oppose à la prétention hégémonique de
celles-ci ; on s’« éclate » (Maffesoli 2002 : 120, 197) – en-deça et au-delà des conseils bienveillants
valeur poétique du morceau La cité (se) de Yazid (album Je suis l’Arabe) vit de ce double sens : « La cité /
Malgré sa violence est autre chose, mais elle n’a droit de cité que lorsqu’elle s’embrase ».
3Sur le caractère plus formel que réel de l’application des valeurs de la république cf. Kimminich (2006 :
528 s.) ; en effet, l’application de ces valeurs à part entière vis-à-vis des groupes d’immigrés est l’un des
principaux enjeux du rap et s’articule notamment sur la compilation 11’30 contre les lois racistes : « La
chasse à l’immigré. Et n’oublie pas tous les décrets et circulaires. Nous ne pardonnerons jamais la barbarie
de leurs lois inhumaines. / Un état raciste ne peut créer que des lois racistes. / Alors, assez de l’anti-racisme
folklorique et bon enfant dans l’euphorie des jours de fête. / Régularisation immédiate de tous les immigrés
sans papiers et de leurs familles. / Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en
France. / Nous revendiquons l’émancipation de tous les exploités de ce pays, / Qu’ils soient Français ou
immigrés. »
4Pour ce terme cf. Ferréol (2004 : 344). La violence structurelle a pour origine une domination
socioéconomique et se répercute au niveau interindividuel, entre autres, sous forme de violence verbale et
d’autres formes de violence symbolique. Par celle-ci s’exprimerait l’emprise culturelle de la classe
dominante qui impose ses savoirs, goûts et « bonnes manières » aux classes subalternes. Ces dernières
peuvent toutefois, bien sûr, réagir de leur côté par des stratégies des contre-violence verbale ou généralement
symbolique.
de travailleurs sociaux bien-pensants (cf. ibid., p. 13) dans un éclatement émancipatoire : pour
briser le carcan de contraintes et d’aliénation sous lequel le sujet étouffe.5 « La vraie vie est partout
sauf dans les institutions. » (Maffesoli 2003 : 18) L’argumentation néomarxiste de Michael Hardt et
d’Antonio Negri (2004) dans leur ouvrage Multitude va dans le même sens : le nouveau sujet
révolutionnaire serait la masse des défavorisés (« the poors ») au sein de laquelle les migrants
joueraient un rôle clé d’avant-garde. Il est intéressant que ces deux auteurs (ibid., pp. 138-140)
rapprochent également ce sujet révolutionnaire du Diable, en raison de ce qu’on pourrait appeler
son « uni-pluralité »6 : le Diable s’identifie en affirmant : « Je suis légion », donc singularité et
pluralité à la fois. La Multitude serait dangereuse au pouvoir hégémonique7 établi parce qu’il
partagerait avec le Diable ce trait ambivalent. Or, il se trouve curieusement que les jeunes sujets
semblent partager cette attitude (cf. Jablonka 2001a : 163 s.) : dans des interviews avec des
collégiens, on trouve des affirmation du type « La téci est shatan » ou « Lui (Le caïd = chef d’une
bande de dealers) est shatan. », mais en même temps, ils trouvent cela « bien » que cet attribut
revienne à leur quartier. Enme temps, il semblerait que la référence à l’Islam, ne serait-ce qu’en
creux, par réaction ou ex negativo soit très fréquemment au moins virtuellement présente (Billiez
1993 : 118) dans la sous-culture banlieusarde. Il s’avère donc une curieuse sorte d’oscillation
ambivalente entre un pôle « noir », « diabolique », et un pôle « pieux » avec la référence islamique
au centre. En effet, chez Hardt et Negri, nous trouvons à côté du caractère « diabolique » de la
Multitude potentiellement révolutionnaire aussi des références théologiques (en l’occurrence dans la
tradition judéo-chrétienne, non islamique8) ; les deux auteurs projettent en effet la mission de
libération universelle sur cette « classe » (s’agit-il véritablement d’une classe ?) bigarrée : « both
God’s love of humanity and humanity’s love of God are expressed and incarnated in the common
material political project of the multitude. We need to recover today this material and political sense
of love, a love as strong as death. […] love serves as the basis for our political projects in common
5Cf. dans la même intention aussi Hannah Arendt (1972 : 71) : « ‘l’homme vertueux’ ne se confond
nullement ici avec le ‘bon citoyen’ […]. Les hommes de vertu et de courage ne se révèlent que dans les
circonstances critiques ».
6Terme qui s’inspire de celui d’« unidualité», proposé par E. Morin (1986 : 171 ss.).
7Pour le concept d’hégémonie, reformulé à partir de Gramsci dans le paradigme méthodologique de
l’analyse du discours, cf. Laclau/Mouffe (2001), « discourse theory conceives society as a symbolic order in
which social antagonisms and structural crises cannot be reduced to essential class cores determinated by
economic processes and relations. It also implies that all ideological elements in a discursive field are
contingent, rather than fixed by a class essence, and that there is no fundamental social agency or political
project that determines processes of historical change in a a priori fashion. Instead, discourse theory puts
forward an alternative conceptual framework built around the primacy of political concepts and logics such
as hegemony, antagonism and dislocation. » (Howarth/Stavrakakis 2000 : 5 s.) Cette approche se prête à la
prise en compte de l’intégration de l’imaginaire et conjointement d’éléments mythiques dans la constitution
symbolico-discursive d’hégémonies (cf. Norval 2000). Cf. également Torfing (2003 : 115, 129 s., 151 et
passim).
8Contrairement à Luhmann (1996 : 210), où nous trouvons une référence explicite au soufisme.
and the construction of a new society. » (Hardt/Negri 2004 : 351 s.)
1.2. Nous trouvons la même idée dans le morceau de rap de Passi « Les flammes du mal »9 « Le
sang et le feu sont réclamés par la foule / Sur le bitume l’engrenage se déroule / Foutre le da’wa,
niquer le hala / Les flammes de l’enfer vu que le paradis n’est pas ». Dans le titre, nous trouvons
une référence à la mythologie religieuse dans le discours islamique : la Géhenne mais
rapprochée ici d’un motif religieux, de la da’wa, c’est-à-dire l’activité pieuse qui a pour but
d’amener autrui à se convertir à l’Islam.10 Ici, ce terme est resémantisé, le sens s’est inversé, et les
valeurs morales sont renversées à leur tour on serait tenté de parler d’une « transmutation des
valeurs » au sens nietzschéen : le motif à charge symbolique religieux réémerge au sens de chaos,
émeute, vandalisme, mais dans un esprit de règlement de compte purificateur et cathartique, d’un
dies irae.11 Il est très fréquent que dans le jargon jeune de banlieue, les expressions perdent leur sens
initial et s’intègrent dans une nouvelle variété argotique du français seulement parce que l’arabité
sert à marquer l’inadaptation aux règles établies (par ex. wesh de l’interrogatif à formule de
salutation). De même, hala, qui signifie dans l’expression ya hala de l’arabe standard ‘bienvenue’,
et qui, d’après le Dico du Doc (Doc Gynéco 2002 : 89) signifie en arabe dialectal algérien ‘la fête’,
est resémantisé au sens de ‘faire la fête à quelqu’un’ donc ‘semer la pagaille’, ‘semer l’émeute’.
Nous retrouvons donc manifestement dans l’imaginaire jeune de banlieue la même oscillation entre
le Bien et le Mal que nous avons relevée, précisément par rapport à la violence urbaine, dans la
théorie ; comme nous le voyons, ce rapport à la violence se prête à l’esthétisation, voire à la
commercialisation (cf. par. 6). Soulignons que cette oscillation est une configuration symbolique
polaire : les deux termes antagonistes ne s’excluent pas mutuellement, mais sont complémentaires :
il s’agit d’une structure polaire. Pour Maffesoli (2002 : 23), cette polarité caractérise l’un des points
forts de notre condition postmoderne : « la liaison organique du bien et du mal. Etonnant paradoxe,
c’est en acceptant le mal, sous ses diverses modulations, que l’on peut trouver une certaine joie de
vivre. »
1.3. La même ambivalence polaire peut être constatée par rapport au discours biface du feu qui
commence dès le titre du morceau ci de Passi : la référence à Méphisto dans le deuxième vers ne
laisse aucun doute qu’il s’agisse effectivement des flammes du Mal ; ceci n’empêche nullement que
le pôle opposé soit également présent au contraire, il en exige la présence : « dansez, ce soir
9Le texte peut être consulté en ligne sous http://www.paroles.net/chansons/24259.htm. On trouves des
variantes sur d’autres sites.
10Queffélec (s.a. : 4) cite daâwa au sens de ‘appel à l’islam’ (et dans ce but prêcher la bonne parole).
11Selon Doc Gynéco (2002 : 62), cette duplicité sémantique s’expliquerait de par le sens de ‘provocation’
« en arabe dit classique ». Loin de contester cette entrée lexicographique, nous nous permettons néanmoins
de rappeler que la véritable autorité du Doc se situe sans doute dans des domaines autres que la
sociosémantique historique.
Méphisto à la côte, miséricorde à ceux qui vont en profiter ». La présence de Méphisto entraîne
évidemment, comme le nom l’indique, des signaux olfactifs ; ceux-ci renvoient connotativement au
feu des enfers qui, quant à lui, est rapproché de la da’wa, dont l’ambivalence polaire a été discutée
dans le par. 1.2. (vers 13 : « ça sent le soufre et la da’wa »). Ceci cadre par ailleurs tout-à-fait avec
l’ambivalence inhérente à Méphisto12 lui-même. Du point de vue symbolique, il est important de
renvoyer dans ce contexte à l’analyse du feu effectuée par Bachelard (1949) du point de vue
psychanalytique : selon cette approche, le feu est doté d’un caractère biface, dans la mesure il
apporte à la fois la bénédiction et la damnation : « Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le
seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille
au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. » (Ibid., p. 23.)
On ne s’étonnera donc pas que dans le morceau de Passi, l’effet bénéfique du feu soit également
présent (« On fait appel à la flamme pour calmer les âmes ») ; dans l’avant-dernier vers apparaît
enfin, ne serait-ce que de façon ironique, la dimension spirituelle du feu soulignée par Bachelard
(« esprits brûlants »). Cette dimension est liée à des notions de lutte de classe prolétaire Le
prolétaire du PMU fonce-dé au rouge va te viser »), dans une attitude libératrice de l’oppression de
laquelle la dimension puisant dans le fonds imaginaire islamique (déjà relevée dans la présence de
la da’wa) n’est pas étrangère, du fait de la projection du Mal, en l’occurrence de l’ennemi
représenté par les forces de l’ordre, sur le concept de « porc » (« Des Bombes, CRS, des militaires,
‘A mort les porcs’ en décor sur les murs dehors »). Nous constatons en effet la présence de la force
« volcanique » archétypique à laquelle Hannah Arendt (1972 : 133) fait référence, en citant Sartre,
mais dans un but émancipatoire, libérateur, et en dernière instance humaniste.
1.4. Cette perspective humaniste et libératrice qui est propre aux impulsions dionysiaques
archétypiques rejoint l’approche de Negri et de Hardt dans leur analyse du « travail de Dionysos » :
dans un premier temps (1997 : 6, 120), leur approche marxiste permet à ces deux auteurs de
comparer la socié bourgeoise à un sorcier qui perd le pouvoir sur les forces souterraines qu’il a
invoquées. Suite à cette analyse, Negri et Hardt en tirent la conclusion que le moment est venu de
descendre dans ce monde souterrain, afin de saisir la forme subjective et productive des forces qui
ont été déchaînes dans la profondeur des ténèbres (ibid., p. 120). La perspective biopolitique
adoptée par les deux auteurs leur impose d’explorer et de faire exploser la « bête sauvage » des
fortes émotions de la subjectivité vivante, ligotée jusque là en raison du dressage institutionnel dans
les appareils idéologiques, de retourner par voie subversive ces mêmes puissantes énergies
affectives contre les dits appareils idéologiques (ibid., p. 74).
12D’après Maffesoli (2002 : 241), l’étymologie de Méphistophélès est à la fois motivée par lat. mephistis
‘exhalation infeste’ et grec ophelos ‘puanteur utile’.
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