L’HOMME DE SEL
Après avoir rencontré Laurent Gaudé lors de la création du Tigre Bleu de l’Euphrate, l’homme m’est
apparu derrière l’œuvre, comme une machine à insuffler la vie à tous ceux qu’il croise.
Chaque personne a été un peuple pour moi.
Maurice Blanchot
Faire un portrait de Laurent Gaudé sans tomber dans les clichés biographiques d’un –
parfois nécessaire – dossier de presse, est un exercice impossible. Ce ne sont pourtant pas les
éléments qui manquent, surtout lorsqu’on devient un jour lauréat du Prix Goncourt et qu’au
travers de dizaines d’entretiens télévisés, radiophoniques ou d’articles de presse, on peut se
faire une idée de l’homme. Mais comme toute représentation est par définition une distorsion
de la réalité, on en revient au point de départ. Il nous faut la matière organique pour
appréhender ne serait-ce qu’une infime partie de cette « réalité ». Laurent Gaudé est
toutefois le premier à dire que sa personne n’a rien d’important et que s’il nous faut retenir
une chose, ce sont les œuvres et non pas ceux qui les produisent. Même si l’on sait qu’elles
sont intimement liées à leur auteur par un secret dont la formule est à chaque fois différente.
La formule, le secret, l’homme.
Nous touchons là à l’essence, aux origines, au commencement.
Car au commencement il y a l’histoire. Une histoire.
Et là où il devrait y avoir un témoignage, il y a déjà une histoire et la distance entre ceux qui
racontent et ceux qui écoutent, par la grâce de l’écriture et de la parole, est abolie.
Les histoires que nous raconte Laurent Gaudé reviennent inlassablement dans la bouche de
ceux qui les ont vécus. Sans artifice, avec une simplicité et une modestie désarmantes, mais
avec un rituel qui est toujours le même.
Un homme te parle. Une femme te parle. Tu es là. Tu l’écoutes.
Car ce qui vous a réuni à ce moment-là, à cet endroit là, c’est l’appétit des mots.
Avant le début des répétitions du Tigre Bleu de l’Euphrate1, nous nous sommes vus,
avec Laurent, deux fois. Jamais chez lui ni chez moi. Toujours dans des lieux publics, au milieu
du chaos des villes et du mouvement incessant de ceux qui les hantent. Nous avons bu du
café, du thé. Je posais des questions stupides – ou pas – sur le texte. Nous sommes restés
parfois plusieurs minutes à ne rien dire, sans aucune gêne de part et dautre, goutant
simplement les moments de silence, comme des moments d’abandon acquis tout entier à
la solitude ou aux égarements intérieurs.
Quelquefois, il me demandait des détails techniques. J’expliquais tant bien que mal pourquoi
je souhaitais telle chose plutôt qu’une autre, sans véritablement y croire moi-même et
tâchant du mieux que je pouvais de ne pas laisser entrevoir mes doutes sur ce qui était sensé
le rassurer.
Je me rendais compte alors en parlant que nous n’avions pas grand-chose à nous raconter
sur ce texte, que tout était déjà écrit, qu’il fallait maintenant prendre le temps de lire et de
comprendre et que ce qui allait se passer n’appartenait pas au moment que nous étions en
train de vivre, que nous nous trouvions à cet instant dans un anachronisme que seul le travail
remettrait au bon endroit.
1 Texte publié aux Editions Actes Sud-Papiers. Voir le détail de la tournée du spectacle sur le site de la compagnie Les
Acharnés-Mohamed Rouabhi www.lesacharnes.com
Alors nous nous séparâmes. Mais je savais que notre prochain rendez-vous serait le bon, qu’il
trouverait sa place dans le temps et que pour cela il faudrait éprouver l’homme en
éprouvant le texte dans son élément naturel, le plateau.
Et dès lors, tout devint très clair. Carlo Brandt travailla la matière textuelle organique
comme on donne de l’eau à une terre fertile pour nous rendre visible la vie qui s’y cache
prudemment. Et chaque jour qui passait, une nouvelle forme de vie prenait sa place sur la
scène qui était devenue un vaste territoire sauvage où les sens trouvaient là l’étendue
nécessaire à leur expression vitale.
Laurent est arrivé au Théâtre National de Luxembourg, le jour de la première, avec
une excitation que je ne lui connaissais pas. Habituellement d’une réserve sans faille, sa
présence généreuse se fit sentir dès son entrée. Il rayonnait et cet aura m’était familière.
C’était celle de l’homme qui est heureux, heureux à l’idée de partager, de répartir les
richesses d’un travail commun, avec la joie commune de ceux qui donnent sans compter, et
le plaisir de se retrouver enfin pendant un moment privilégié, unique, rare.
Je compris à ce moment que sa vie était là, parmi nous, dans un théâtre.
Ecrire des pièces, c’est constamment être environné d’une multitude de vies éparses dont on
ne sait que peu de choses. Des vies qui se retrouvent un jour autour de ce feu, sous un même
ciel, au bord d’une même falaise, balayées par un vent qui dépose doucement sur chacune
d’entre elle une fine pellicule de sel.
Voi.
Voilà ce qu’il est, me suis-je dit.
Un homme de sel.
Drancy
Dimanche 11 décembre 2005
Mohamed Rouabhi
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