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on attend, et il faut bien attendre « quelque
chose », et nommer ce rien qu’on attend. Ils
l’ont appelé Godot, qui ne viendra jamais.
Mais ça fait patienter… Dans cette histoire sans
Histoire, il y a plein d’histoires, d’événements
divers, sans cesse renouvelés, palpitants pour un
instant…
Dans ce monde du « plus rien », déboulent
deux nouveaux humains qui en ont plein les
poches : le maître et l’esclave, le proprio Pozzo
et son homme-chien Lucky (un ex-intellectuel,
semble-t-il). Tiens, ils portent chapeaux melons,
eux aussi… Ceux-là portent d’autres bribes
de l’ancienne « civilisation » : domination,
hiérarchie, exploitation. Mais il n’en reste plus
que l’inutile grimace et les clichés.
Le pire, c’est que tout ça est loin d’être
triste ! Tant qu’il y a de la vie, il y a, hélas, de
l’espoir ! et des blagues et des gags – fussent-
ils involontaires. Car le poète adorait Buster et
Charlot et Laurel et Hardy, autres increvables
du XX
e
siècle, eux et leurs échecs triomphants…
On devinera peu à peu que cette campagne
déserte n’est en fait qu’un Théâtre… De même
que le Progrès était déjà moribond de ses
progrès, le Théâtre en 1950 était encombré
de son Histoire. Beckett l’a nettoyé, lessivé. Il
n’en conserve plus – ô magie ! – que les antiques
fondamentaux : scène et coulisses, in et off,
entrées et sorties vers… les toilettes. La petite
machine, increvable elle aussi, à raconter des
histoires.
Et soudain à deux reprises, alors qu’on n’y pensait
plus, survient un petit jeune homme envoyé par
« M. Godot » : coup de théâtre assurément mais
qui n’en est pas un, car le garçon ne se souvient
pas d’être venu la veille et reporte toujours à
demain la venue de l’improbable Messie…
Objet vivant, indémodable, qui refuse de se taire,
En attendant Godot est du théâtre politique
d’anticipation. Nous sentons jour après jour
que si rien n’est fait pour contrecarrer notre
futur désert, il s’approche inexorablement.
Beckett voyait cela venir. Et au delà, dimension
supplémentaire, il ressentait dans sa tête la vraie
absurdité, celle des grands espaces infinis qui
effrayaient autrefois Blaise Pascal, et de la fin qui
n’en fait qu’à sa tête…
Jean-Pierre Vincent
parcours
Jean-Pierre Vincent vient, à son grand
étonnement, de ne pas célébrer ses cinquante
ans de théâtre…
Tout commence en 1958, au Groupe théâtral
du Lycée Louis le Grand à Paris. Aux côtés de
Patrice Chéreau, il se fraie un chemin vers le
« professionnalisme ». Dix ans plus tard, juste
après Mai 68, l’acteur Jean-Pierre Vincent ose
franchir le pas de la mise en scène avec C’est la
noce chez les petits bourgeois de Brecht.
Il vient aussi de rencontrer Jean Jourdheuil,
avec qui il monte une compagnie : Le Théâtre
de l’Espérance. Après un bref passage chez
Peter Brook, pour l’ouverture des Bouffes du
Nord, Jean-Pierre Vincent est nommé en 1975
Directeur du Théâtre National de Strasbourg,
où il part huit années avec un collectif d’auteurs,
metteurs en scène et acteurs. En 1982, Jacques
Toja lui propose de venir mettre en scène Les
Corbeaux d’Henry Becque à la Comédie-
Française. Cette expérience aboutit à sa
nomination au poste d’administrateur général,
qu’il occupera jusqu’en 1986, date où il reprend
sa liberté.
En 1990, il recueille le Théâtre des Amandiers,
des mains de Patrice Chéreau. Il y passera onze
années, poursuivant son travail de création,
aidant et accueillant beaucoup d’autres artistes,
jeunes (Pascal Rambert, Catherine Anne,
Olivier Py, Stanislas Nordey, Dider-Georges
Gabily, Jean-François Sivadier…) et moins
jeunes (Alain Françon, Claude Régy, Jean-Louis
Martinelli…).
En 2001, il reprend la route, en créant la
Compagnie Studio Libre, avec son dramaturge
Bernard Chartreux et ses collaborateurs de
(presque) toujours. La pédagogie, exercée
depuis longtemps, devient un axe de travail
dominant aux côtés de grands spectacles
coproduits avec les institutions nationales.