Allocution de M. Peter de Caluwe LA CULTURE, UN DOMAINE

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 Allocution de M. Peter de Caluwe
LA CULTURE, UN DOMAINE POLITIQUE SANS IMPORTANCE
Cher Monsieur le Président de cette vénérable institution,
cher Monsieur Delchambre,
chers Administrateurs de l'ULB,
chers membres de l’Assemblée plénière,
cher Monsieur Viviers,
Mesdames, Messieurs,
Je suis profondément honoré d’être présent parmi vous ce soir et de
participer à cette séance solennelle de rentrée académique.
Et je suis plus ému encore de recevoir cette remarquable distinction de la part
d’une institution dont je ne suis même pas un ancien étudiant.
C’est un geste fort, d’autant plus que vous avez unanimement décidé de
remettre les insignes de Docteur Honoris Causa à deux personnalités du
monde culturel.
C’est là un engagement majeur, une marque de respect vraiment bienvenue
pour notre secteur hélas trop souvent considéré comme un domaine politique
sans importance.
Permettez-moi de philosopher un instant à ce sujet – et aussi de fulminer un
peu. Car il y a bien des raisons de le faire.
LA CULTURE EST EUROPÉENNE
Au cours des semaines écoulées, on a beaucoup lu sur la nouvelle
Commission européenne, et beaucoup spéculé sur l’identité du futur
Commissaire belge.
Dans le flot des prédictions, j’ai lu la phrase suivante en première page d’un
journal de qualité comme De Morgen :
« Als België toch met de uittredende buitenlandminister komt aanzetten dan
zou hij de onbetekende post Meertaligheid, Culture en Onderwijs krijgen. Dat
zou een blamage voor het land zijn. »
« Si la Belgique proposait le ministre des Affaires étrangères démissionnaire,
celui-ci recevrait le poste insignifiant du Multilinguisme, de la Culture et de
1 l’Éducation. Ce serait un déshonneur pour le pays. »
Une affirmation scandaleuse, en tout cas de la part d’un journal qui devrait
considérer comme indispensables ces ingrédients de base essentiels à notre
société.
Mais De Morgen n’est pas le seul à tenir ces propos. On ne trouve presque
nulle part dans la presse une solide défense de la culture en tant que
nécessité fondamentale de notre société. Il est tout aussi peu suggéré qu’une
politique culturelle mûrement réfléchie et suffisamment financée pourrait
constituer un atout précieux pour la paix et la prospérité dans notre pays, en
Europe et dans le monde.
Trop peu d’idées sont exprimées sur le potentiel des échanges culturels ; par
exemple en termes de connaissances linguistiques : les langues sont un
facteur de lien par excellence au sein d’une Europe unifiée. Pourquoi ne pas
plus souligner que notre culture partagée peut de façon logique et organique
élargir nos horizons ?
Pour tous les politiciens et responsables politiques, ce devrait être un
honneur de pouvoir y contribuer.
La honte n’est pas le fait d’avoir ou pas dans ses attributions un domaine
politique de poids, ce qui est honteux ce sont plutôt ces affirmations ultraconservatrices et stupides que l'on voudrait que Monsieur-tout-le-monde
avale sans réfléchir.
Cette vision à court terme s’est entre temps immiscée à de nombreux
niveaux : la semaine dernière, il a été annoncé que les compétences
européennes en matière d’Éducation et de Culture seraient confiés à un
ultranationaliste hongrois, Tibor Navracsics, membre du Fidesz. Je suis
frappé de ne rien lire, ou si peu, dans la presse de notre pays concernant ce
vrai scandale alors que l’on fait toute une histoire concernant le mandat du
Commissaire belge. C’est là une nouvelle preuve que la culture n’est pas
jugée à sa juste valeur.
Je m’explique : Navracsics est un brave soldat de parti. Ceux qui le
connaissent disent de lui que c’est un homme mesuré et correct – mais il a
toujours été loyal à 100% envers son ministre-président Viktor Orbán. Cela
va d’ailleurs de soi, sinon, on ne l’aurait jamais proposé à ce poste. Il a été
l’homme d’Orbán, tour à tour président de groupe au parlement, ministre 2 président suppléant, ministre de la Justice et enfin ministre des Affaires
étrangères. Il a toujours défendu la politique nationaliste étriquée d'Orbán.
Dans sa nouvelle position de Commissaire, Navracsics sera également
responsable de l’enseignement. Il vient pourtant d’un pays où les manuels
scolaires d’histoire sont précisément remaniés par l’État, et où les écoliers
apprennent une conception de l’histoire directement tournée contre les pays
voisins. Le commissaire sera-t-il prêt à soutenir une harmonisation des livres
d’histoires avec ceux des écoles des pays européens voisins, jadis ennemis,
alors que son gouvernement réhabilite précisément le fantasme de la
Grande-Hongrie de l’entre-deux-guerres ?
Là est toute la question.
Je continue donc à répéter là où je le peux que l’éducation et la culture ne
sont pas seulement ce qui nous lie ici aujourd’hui, mais qu’elles sont des
piliers essentiels d’une société civilisée. Elles méritent non seulement notre
attention prioritaire, mais aussi les moyens nécessaires pour continuer à les
réaliser à un niveau de qualité.
Au lieu de dire et de répéter que l’économie est le moteur de tout
développement, rappelons qu’une société saine s’appuie d’abord sur
l’éducation, la culture et la santé. C’est sur ce socle que l’on construit
l’économie et non l’inverse.
Le besoin de culture est indéniable ; le citoyen veut de la culture, il aspire aux
nourritures de l’âme et de l’esprit. Il considère comme son droit démocratique
d’être entendu concernant ce qui touche autant à notre richesse ou notre
sécurité qu’à notre bien-être. La culture et l’éducation sont des moteurs
essentiels de ce bien-être. L’ignorance contribue en effet au fondamentalisme
et à la barbarie, l’acculturation dresse des murs entre les hommes. Prendre
position, c’est se figer. Prendre conscience, c’est accepter de regarder toutes
les données du problème.
La culture est dans ce sens un levier politique. La culture n’est pas définie
uniquement par l’identité d’un pays ou d’un peuple, c’est aussi la
proclamation de notre respect de l’homme dans toute sa différence et sa
diversité. La culture, par essence, se joue des frontières, sollicite ce qui nous
3 réunit, ce qui ne souligne pas les différences mais recherche au contraire les
ressemblances.
Je m’oppose à cette idée très dix-neuvième désormais répandue un peu
partout en Europe selon laquelle « la langue construit le peuple ». Je
considère que c’est totalement faux, car notre identité est multiple. Nous
avons en effet chacun nos racines, mais au cours de notre vie nous sommes
également confrontés à d’autres cultures, langues, convictions qui nous
nourrissent et font de nous ce que nous sommes. Ce qui fait un peuple, c’est
la façon dont il essaie de construire la vie en communauté.
PATRIMOINE ET FITNESS FOR THE MIND
Une société ne peut donc prospérer que si elle peut situer des décisions et
des événements dans un contexte. Cela n’est possible qu’en s’appuyant sur
la mémoire. Cela devient de plus en plus problématique dans un monde régi
par l’« ici et maintenant » et où l’on n’ambitionne aucune perspective sur le
long terme. La culture constitue le patrimoine d’une société. Il faut prendre
soin de ce patrimoine et constamment l’enrichir. Notre secteur ne doit pas renoncer à réfléchir aux grands thèmes de société,
mais transmettre des pierres à bâtir pour nous permettre d’avancer. Appelons
cela fitness for the mind, food for the soul – « gymnastique de l’esprit,
nourriture de l’âme ». Les divertissements peuvent persister – le secteur
commercial fait d'ailleurs du bon travail sur ce terrain –, mais la véritable
création artistique a une mission morale supplémentaire. Elle offre au citoyen
un point de départ qui lui permettra d’être plus tolérant face à des visions et
des interprétations différentes des siennes. Elle est un antidote à la
suprématie du nombre et au consensus général.
L’éducation culturelle est à cet égard essentielle, elle constitue la base de la
citoyenneté moderne. Ce n’est qu’à travers l’éducation que nous pouvons
ouvrir et étendre notre patrimoine culturel. Chacun a droit à la culture, elle
n’est pas un luxe ; mais peut-être que nous ne facilitons pas suffisamment
l’accès à notre secteur. Là réside un grand défi pour réévaluer les frontières
entre culture et éducation. Une mission commune pour nous tous, donc,
écoles, universités et institutions culturelles.
4 Cette évolution des mentalités espérée s’impose aussi quant à notre façon de
réfléchir à la vie en communauté. Je suis profondément convaincu que la
société a beaucoup à apprendre des processus mentaux de création à la
base d’une production artistique. En ces temps de crise, on exhorte plus que
jamais le monde culturel à adopter une gestion plus économique. Mais le
monde économique ne pourrait-il pas plutôt adopter une approche plus
culturelle ?
Je veux dire par là que nos processus de création et notre modèle
d’organisation conduisent par définition à l’harmonie. Un processus créatif
réunit de nombreuses opinions et divers éléments, souvent conflictuels, mais
dont le résultat final offre toujours un équilibre. Personne n’en attend
l’inverse. Pourquoi une démocratie moderne ne pourrait-elle adopter ce
modèle d’harmonie comme alternative au modèle conflictuel, je le répète,
dans lequel nous sommes embarqués ?
Je suis convaincu que la culture peut apporter une grande contribution à la
citoyenneté européenne. Bien sûr, il existe de grandes différences au sein de
l’Europe, mais on bâtit plus facilement des ponts grâce au langage de la
culture que par une austère argumentation économique et financière. La culture n’est-elle pas le meilleur moyen de se surpasser constamment soimême (ce qui me semble mille fois plus beau que chercher sans cesse de
nouveaux adversaires). Laissons la culture devenir le ciment du projet
européen !
NOBLESSE DE L’ESPRIT
Mais là encore le bât blesse. Selon les calculs d’Eurostat, 92 % des
Européens trouvent la culture et les échanges culturels importants.
Néanmoins, le budget culture des États membres de l’Union européenne ne
s’élève en moyenne qu’à 0,58 % de leur PNB ! Au niveau européen, cette
part ne représente que 0,06 % du budget total. Ne pourrait-on augmenter cet
investissement à un dérisoire 1 % et ainsi stimuler l’entreprenariat culturel ?
Sachant qu’un investissement de 1 euro génère au moins trois fois ce
montant, ce serait un fantastique pas en avant.
Tout comme le secteur de la santé, nous sommes en effet une branche qui
est sur le point de devancer les industries traditionnelles. Quand nous
considérons la culture comme l’émanation de différents talents capables
5 d’alimenter une nouvelle forme de société refusant la compétition, mais
tournée vers la dimension humaine, vers la coopération, alors l’impact de cet
investissement minimal à un macro niveau ne vaut-il pas amplement la
peine ?
Mais je n’ai que trop conscience que ce propos va à l’encontre de la
tendance. Nous sommes en effet aujourd’hui bien davantage tournés vers les
domaines défensifs plutôt que constructifs.
Pour rendre l’opinion publique réceptive à ce raisonnement, nous devons
arrêter de gaspiller l’argent dans un superflu « du pain et des jeux », mais
l’investir durablement dans le secteur de la création pour encourager les
citoyens à développer leurs talents de façon optimale ainsi qu’à participer à
des projets artistiques de qualité. L’enthousiasme, la fantaisie et l’imagination
émancipent assurément les gens et stimulent notre démocratie au lieu de
l’endormir avec une rhétorique populiste et anti-culturelle.
L’Union européenne a été conçue comme un projet économique. Il est
aujourd’hui manifeste qu’elle ne peut survivre que sous la forme d’un projet
socioculturel. Après la Deuxième Guerre mondiale, le continent a été réuni
dans l’intention d’abolir les frontières. Alors que nous commémorons le
centième anniversaire d’une guerre précédente dont « on ne voulait plus »,
force est, hélas, de constater le contraire. L’accent mis sur l’économie et la
territorialité semble ostensiblement un mauvais choix politique. Nous y avons
passé beaucoup trop de temps à tenter de le comprendre. Ne reproduisons
pas à présent les mêmes erreurs, et travaillons à intégrer complètement la
culture et l’éducation dans la mise en œuvre de la politique générale avec les
moyens conséquents nécessaires à ces fins.
Plutôt que de douter du poids de ces portefeuilles, les parlements nationaux,
régionaux et européen devraient être incités à faire de ces deux domaines
une composante centrale de leur campagne. Pensons aux possibles
associations politiques : culture et intégration sociale, art et économie, culture
et santé, art et innovation, culture et citoyenneté... Ou encore : art et rêve.
Car c’est aussi là que nous voulons investir. Dans la nobilité de l'esprit.
Cette catharsis, cette prise de conscience de l’ensemble de notre continent
sont plus que jamais nécessaires pour mettre un terme au discours défensif
6 et conflictuel qui s’affirme toujours plus, et pour de nouveau oser plaider pour
un modèle harmonieux où nous aurons tout à gagner.
La remise aujourd’hui d’une telle distinction à deux contemporains du secteur
culturel est un acte courageux et la reconnaissance du travail accompli – et
encore à accomplir.
Comme le disait Jean Jaurès, remis à l’honneur ces jours-ci :
« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la
loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme,
de notre bouche et de nos mains, aux applaudissements imbéciles et aux
huées fanatiques. »
Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, de votre écoute et de l’honneur
que vous me faites aujourd’hui avec ce titre de Docteur Honoris Causa.
Sachez que je poursuivrai mon engagement avec le plus grand soin et
toujours en pleine conscience de la responsabilité que je porte.
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