La médicalisation de la folie correspond par ailleurs à l'idée d'une aliénation mentale
comme maladie unique et distincte de toutes les autres. L'oeuvre de Philippe Pinel
(1745-1826) est fondée sur cette idée, comme celle de ses contemporains allemands,
italiens ou anglais. Le célèbre médecin qui, selon la légende, « détacha les chaînes
des aliénés », délimite la notion d'aliénation mentale, champ propre de la médecine
mentale, en excluant ce qu'elle ne comprend pas. Celle-ci « ne s'occupe, en tant que
branche de la médecine, ni de la sottise des hommes, ni des effets de leurs faiblesses
et de leurs dépravations, ni de leurs idées fausses, ni de leurs désirs fantastiques, et
elle n'a que faire de ces disciplines prestigieuses et bien mal circonscrites que sont
l'histoire, la morale et la politique », raconte Georges Lanteri-Laura et Luciano Del
Pistoïa (2). Et de poursuivre : « Pendant deux siècles, la psychiatrie oscillera toujours
entre une restriction sérieuse et une expansion laxiste de son domaine de compétence
légitime. » Bien sûr, P. Pinel reconnaît que l'aliénation mentale peut prendre des
aspects différents. Il décrit quatre « regroupements cliniques », qui ne sont donc pas
des maladies différentes, mais des manifestations qui peuvent se succéder chez un
même malade : la manie, le délire mélancolique, la démence et l'idiotisme.
Les successeurs de P. Pinel, comme Etienne Esquirol (1772-1840), conserveront sa
conception de la folie. Mais progressivement, l'aliénation mentale prise au singulier
sera remplacée par les maladies mentales prises au pluriel. L'une des raisons de ce
changement est l'impasse à laquelle menaient certaines définitions. Ainsi, pour
expliquer le crime, le médecin affirme que le meurtrier était atteint de monomanie
homicide, et la preuve en est qu'il tue.
Une modélisation des maladies mentales
Au-delà du débat qui opposera au début du xxe siècle Karl Jaspers à Emile Kraepelin -
l'un préférant parler de syndrome et l'autre de maladie -, ce changement de conception
modifie les frontières entre le trouble mental et le reste. Là où l'aliénation impliquait que
l'on soit « dedans ou dehors », la maladie mentale n'établit plus de distinction franche,
tant par rapport aux déviances sociales qu'envers les autres branches de la médecine.
E. Kraepelin décrit par exemple ce qu'il appelle les psychoses des quérulents. Il s'agit
de personnes incapables de se remettre d'une grande douleur (deuil ou autre) qui,
dans un domaine précis, deviennent passionnés et hyperactifs, outrepassent les bornes
de ce que la société peut tolérer. Comment dans ces cas-là décider si ces
comportements relèvent ou non de la pathologie mentale ?
A la fin du xixe siècle, plusieurs théoriciens de la psychopathologie - dont Sigmund
Freud, Joseph Babinski, Pierre Janet et Jules Déjerine - proposent une modélisation
des maladies mentales structurée en deux grandes familles : les psychoses et les
névroses. Freud fut celui qui développa le mieux cette nouvelle classification, en
séparant de manière rigoureuse les « névroses actuelles » comportant l'hypocondrie, la
neurasthénie et la névrose d'angoisse, et les « névroses de défense ou de transfert »
englobant l'hystérie de conversion, la névrose phobique, la névrose obsessionnelle et,
plus tard, les névroses de caractère.