LE RENDEMENT ET LE BUTIN. REGARD ÉCOLOGIQUE SUR L'HISTOIRE DU CAPITALISME Pierre Charbonnier P.U.F. | Actuel Marx 2013/1 - n° 53 pages 92 à 105 ISSN 0994-4524 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-92.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Charbonnier Pierre, « Le rendement et le butin. Regard écologique sur l'histoire du capitalisme », Actuel Marx, 2013/1 n° 53, p. 92-105. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. 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REGARD éCOLOGIQUE SUR L’HISTOIRE DU CAPITALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 92 _ À propos de la morale du capitalisme, le géographe Carl Sauer écrivait qu’elle consistait bien souvent à confondre « le rendement et le butin » (« the yield and the loot »). Cette remarque fait ressortir une distinction qui est implicitement au cœur de nombreuses réflexions sur l’histoire économique et écologique. Alors que le constat d’une dégradation des milieux naturels devient de moins en moins contesté et que celle-ci accompagne depuis ses débuts le développement d’une économie de marché d’échelle mondiale, comment départager les activités qui tirent légitimement profit des richesses de la nature (le rendement) de celles qui extorquent par la violence ses ressources et qui tendent à menacer ses équilibres fondamentaux (le butin) ? Comment identifier les mécanismes sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions biophysiques de l’environnement ? Quelles sont leurs caractéristiques et leur dynamique historique ? On peut donner corps à ces interrogations en les situant à la confluence de deux domaines de recherches actuellement très productifs, mais dont les relations ne sont pas toujours très clairement définies. Le premier de ces domaines est l’histoire globale, c’est-à-dire l’enquête sur l’expansion mondiale du capitalisme et des formes sociales qui l’accompagnent depuis le XVIe siècle. Le second est l’histoire environnementale, peut-être plus difficile à circonscrire que le premier. En effet, sous cette appellation sont rassemblés des travaux interrogeant l’histoire des politiques de gestion environnementale (de l’eau et des forêts notamment), l’histoire de la wilderness, l’histoire agraire, celle des techniques d’encadrement de la nature, de ses représentations, l’histoire de l’industrie, des énergies, mais aussi de l’hygiène et des maladies. Les relations qui se nouent entre les sociétés et leurs environnements sont en effet très diverses et complexes, et l’histoire étant longtemps restée étrangère à ces questions, les chantiers se multiplient aujourd’hui1. L’acquis fondamental de ces études est que les 1. Pour un panorama d’ensemble, voir Locher Fabien et Quenet Grégory, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56(4), pp. 7-38. Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. Par Pierre CHARBONNIER DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. milieux ont une histoire, via l’ensemble des pratiques et représentations qui l’entourent et que, de cette histoire existent des témoignages directs et indirects, que l’on peut rassembler dans une synthèse intellectuelle. Faire l’histoire de l’environnement, cela suppose en effet que celui-ci se transforme, et l’une des questions vives consiste à mieux comprendre en quoi les modifications environnementales dont nous faisons l’expérience sont liées à d’autres types de transitions historiques. Parmi celles-ci, les mutations économiques se présentent immédiatement comme un accompagnement nécessaire, puisque les modalités d’acquisition des richesses semblent constituer la plus évidente des formes d’emprise collective sur la nature. Nous voudrions donc donner ici quelques éléments qui plaident pour une convergence entre l’histoire environnementale et l’histoire du capitalisme mondialisé, c’est-à-dire pour une démarche où l’une et l’autre s’éclairent réciproquement. Notre réflexion, d’un point de vue plus théorique, s’appuie sur trois hypothèses sociologiques. La première consiste à définir le social dans et par ses relations à un environnement naturel, c’est-à-dire à rompre avec l’identification classique (mais peu questionnée) entre rapports sociaux et rapports humains. La dépendance collective à l’égard de la nature est d’abord matérielle – cela ne fait pas débat – mais également symbolique, c’est-à-dire culturelle : les représentations, attitudes, valeurs et savoirs qui permettent de se donner accès à la nature sont un aspect essentiel de la structuration sociale, et elles ne sont jamais sans lien avec les formes de subsistance que l’on observe. C’est ce qu’a montré Philippe Descola2, donnant ainsi un socle théorique à une démarche moniste en sciences sociales, qui ne ferait plus de l’homme le centre de gravité de ses objets. Les rapports collectifs à l’environnement naturel représentent donc un fait social élémentaire, et la forme qu’ils ont pris dans la modernité doit informer l’étude que l’on fait de ses transformations actuelles. La seconde hypothèse est de nature plus historiographique. C’est l’idée selon laquelle le système économique et social dans lequel nous vivons n’a de sens qu’à une échelle supra-étatique3, voire mondiale4. Le développement du capitalisme s’accompagne en effet d’une logique globale orientant la circulation des marchandises, des capitaux, de l’information, et d’une division du travail elle-même mondialisée. Les démarcations entre centres et périphéries, pôles d’extraction, de production et de consommation, par exemple, jouent un rôle clé dans le devenir de l’économie de marché, mais elles affectent également les milieux naturels. En effet, la pression 2. Descola Philippe, La Nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986, et Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 3. Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Paris, Armand Colin, 1979. 4. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980. _ 93 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. présentation histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 94 _ que fait supporter l’économie à la nature n’est pas également répartie dans le monde, quantitativement et qualitativement, et la distribution des services demandés au milieu s’accompagne de dégradations elles-mêmes différenciées. Cette seconde hypothèse permet ainsi de tracer un parallèle entre l’histoire de l’économie et celle de l’environnement, qui se déploient toutes deux à un rythme et à une échelle communs. La dernière hypothèse sur laquelle nous nous appuierons suggère que l’expérience qui est faite des rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intelligibilité dans cette logique globale. Autrement dit, la crise écologique est, tout comme l’économie de marché, un fait social d’ampleur globale, qui se trouve à la convergence de l’histoire environnementale et de l’histoire économique. Le cadre théorique développé par le marxisme classique a largement souligné le fait que le capitalisme était générateur de crises et de contradictions sociales. En admettant cette troisième hypothèse, on devient capable de comprendre les crises et les contradictions affectant le rapport à la nature comme des phénomènes profondément associés au capitalisme5, et non comme ses aspects périphériques. À partir de ces trois hypothèses, il est possible non seulement d’enrichir les explications dominantes du capitalisme et de son développement, notamment dans sa dimension globale, mais aussi de déplacer certains éléments de l’analyse marxiste, telle qu’elle est à l’œuvre dans l’histoire globale. LA PLACE DE LA NATURE DANS LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME La mise en récit du capitalisme est un chantier vaste et complexe, dont on peut parfois se demander s’il est vraiment à la mesure de nos efforts : car, si c’est bien ce terme – capitalisme – qui définit le mieux la spécificité historique et sociale de ce que nous vivons, alors la connaissance que l’on en a doit recouvrir l’ensemble indéfini des dimensions de notre existence collective. De fait, il est loisible d’accorder à de nombreux facteurs un rôle clé dans la logique de son développement. Des innovations scientifiques et techniques, des mutations politiques, le phénomène colonial, l’expropriation des paysans anglais ou encore l’évolution impalpable de la mentalité occidentale peuvent tour à tour être vus comme les germes de transformations devenues structurelles. Et si l’on refuse le dogmatisme des causes uniques, on se tourne alors vers un panorama global de la « civilisation » du capitalisme, à la manière de Braudel, où tous ces éléments sont appréhendés dans un mouvement unique. Dans un cas comme dans l’autre, la spécificité historique du capitalisme comme fait social nous échappe peut-être par un effet de réduction ou de banalisation, alors que c’est précisément elle 5. O’Connor James, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. qu’il s’agit de saisir. L’historiographie d’inspiration marxiste a souvent, et à juste titre, rappelé que le défi principal de l’histoire du capitalisme était de combattre la représentation qu’il se donne de lui-même comme un phénomène naturel découlant de simples instincts humains et donc échappant étrangement à la condition historique de l’homme6. En proposant d’expliquer l’économie de marché en référence à la façon dont elle s’installe dans le monde, c’est-à-dire comme un mode de relation à la nature spécifique, on doit pourtant éviter de provoquer une autre forme d’aplatissement de l’analyse, qui menace bien souvent les approches dites écologiques. En effet, il est possible de décrire le décollage économique de l’occident en montrant la rupture quantitative dans l’énergie mobilisée et consommée par rapport aux modes de subsistance précédents ou connus ailleurs dans le monde7. L’histoire de l’énergie fournit des éléments matériels tout à fait essentiels pour l’histoire écologique du capitalisme, mais s’en tenir à ces éléments ne permet pas de proposer une véritable explication – elle établit simplement des faits, mais pas la raison de ces faits. Par ailleurs, elle tend à suggérer que la question du rapport à la nature ne se pose qu’aux deux extrémités du système économique, c’est-à-dire au moment de l’extraction et du rejet des affluents, ce que notre première hypothèse conteste. Dans un autre registre, on peut être tenté par une conception naturaliste de l’histoire qui, constatant que l’homme est devenu un agent naturel, voire géologique, réduirait l’historicité du social à un aspect de l’évolution biophysique8. Dans ce cas comme dans le précédent, la prise en compte de la dimension matérielle de l’histoire se fait au détriment de l’idée selon laquelle l’attention aux rapports à la nature nous apprend des choses sur les mutations des rapports sociaux eux-mêmes. Parler d’une dimension environnementale du capitalisme, ce n’est pas (ou pas seulement) décrire ce système comme un nouvel effort demandé aux milieux, mais chercher à mieux comprendre quelle est la société qui demande cet effort. La nature dont on parle n’est donc pas une biosphère neutre et homogène, mais un espace politique, fait de découpages et de différences. C’est en ce sens qu’elle contribue à éclairer la dimension globale du capitalisme. Un dernier écueil possible (mais rare, heureusement) pour une démarche environnementale serait de considérer la nouvelle rationalité économique du marché comme le fossoyeur d’une rationalité écologique ancestrale, seule vérité du bon usage de la nature. L’ancrage collectif dans la nature ne va de soi pour aucune société humaine – aucune n’est spontanément associée à son milieu par un lien organique – et la spécificité du capitalisme à cet égard ne se 6. Meiksins Wood Ellen, L’Origine du Capitalisme : une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009. 7. Smil Vaclav, Energy in World History, Boulder, Westview Press, 1994. 8. Pour un exemple de cette tentation naturaliste, voir Chakrabarty Dipesh, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry, 35(2), 2009, pp. 197-222. _ 95 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. présentation histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 96 _ dégage que par rapport à d’autres contextes sociaux – pas forcément aussi destructeurs, mais tout aussi spécifiques. Par contraste avec ces fausses pistes, la contribution la plus convaincante à ce jour pour une histoire du capitalisme d’un point de vue environnemental vient de Kenneth Pomeranz. La démarche de cet historien repose essentiellement sur une comparaison entre la Chine et l’Angleterre du XVIIIe siècle. À partir d’une situation initiale selon lui comparable d’un point de vue économique et démographique, l’une et l’autre se sont lancées dans des aventures historiques très différentes, rendant difficile l’explication de cette « grande divergence », pour reprendre le titre de l’ouvrage9. Pomeranz fait alors intervenir deux critères qui, selon lui, sont les mieux à même de rendre compte de cette différence et qui sont tous deux liés à des considérations environnementales10. Il s’agit d’abord de l’usage à grande échelle de l’énergie fossile du charbon. La Chine disposait bien de ressources minières, mais, pour plusieurs raisons liées au hasard (notamment leur éloignement par rapport aux villes principales), elle n’est pas passée à une exploitation massive de ces énergies. L’industrialisation anglaise dépend en effet largement de la puissance du feu progressivement installée dans les fabriques, et pas seulement de l’accroissement de la maind’œuvre ouvrière au détriment du travail agricole11. Car si ce dernier processus est également observable en Chine, selon Pomeranz, sous la forme d’un développement de l’artisanat domestique, il n’a pas entraîné l’apparition d’un marché de grande échelle. Le second facteur est la contribution économique de l’Empire britannique. Pomeranz n’insiste pas tant sur les débouchés que l’Empire pouvait représenter pour l’industrie que sur son apport productif. Le sucre, le bois et le coton, notamment, ont pu être produits à bas coût, sans mobiliser la main-d’œuvre anglaise elle-même, par l’intermédiaire de l’esclavage, et sont ainsi devenus des marchandises clés de la nouvelle économie. Ces ressources coloniales peuvent être conçues, à la manière du charbon, comme un apport énergétique non négligeable pour le système économique britannique, qui fait ainsi l’économie de surfaces à cultiver sur son propre territoire. Pomeranz a ici recours à une notion très répandue en histoire environnementale, celle d’« hectare fantôme » (« ghost acre », en anglais) : le charbon extrait du sous-sol fournit une énergie convertible en une surface de forêt, tout comme les produits coloniaux libèrent les terres anglaises de leur contribution12. Alors que 9. Pomeranz Kenneth, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel/ Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010. 10. Ces éléments sont repris dans Pomeranz Kenneth, La Force de l’empire : révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Alfortville, Ère, 2009. 11. C’est ce que montrait Jan De Vries dans The Industrious Revolution : Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2008. 12. Sur l’esclavage conçu dans son rapport à cette logique, voir Mouhot Jean-François, Des esclaves énergétiques : regard sur le changement climatique, Seyssel, Champ Vallon, 2011. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. la Chine était contrainte de fournir la totalité de l’énergie (c’est-à-dire du travail et de la productivité du sol) nécessaire à l’alimentation de son économie à partir de moyens locaux et « traditionnels », ou organiques, l’Empire britannique délocalisait cet apport primaire dans ses colonies et dans son sous-sol. Sans cette différence, le décollage économique du second est inexplicable, car la pression malthusienne qui règne sur l’une et l’autre nation est initialement similaire. Il est intéressant de remarquer que ce que l’on entend ici par « argument environnemental » ne recouvre pas l’idée d’une nature plus ou moins généreuse, distribuant ses services de façon intrinsèquement inégale. Il s’agit davantage d’opportunités exploitées (ou non) que de causes premières ou de déterminations écologiques. Toutes les sociétés humaines ont développé des stratégies différentes pour assurer leur subsistance, et cela à travers des instruments technologiques et sociaux qui ne dérivent jamais directement de causes écologiques. Le capitalisme naissant n’est, à cet égard, qu’une forme spécifique de ce schéma anthropologique général13. Ce que Pomeranz observe, c’est, non pas la volonté délibérée d’une nation donnée de passer à une exploitation intensive de la nature, mais l’ensemble des conditions sociales et techniques qui ont permis l’apparition de cette exploitation massive. La modification de la structure du travail (c’est-à-dire des rapports sociaux de production), l’ambition politique, l’innovation technique sont des facteurs eux-mêmes disjoints (on peut les trouver ailleurs de manière éparse), mais qui, coordonnés, ont provoqué l’apparition d’un marché mondialisé dominé par la logique du capital. Autrement dit, il s’agit d’affirmer, non pas que l’on aurait eu tort de chercher les raisons du capitalisme dans l’un ou l’autre de ces facteurs, mais que chacun d’entre eux prend sens en contribuant à répondre à la question : comment telle ou telle société s’organise-t-elle pour tirer du milieu les services qui lui permettent d’exister ? Le capitalisme est à cet égard une forme d’accès à la nature radicalement nouvelle, dont les facettes sont multiples. Pomeranz ne les analyse d’ailleurs pas toutes, et on aimerait en savoir plus sur la façon dont les formes de représentation et de connaissance de la nature ont pu jouer un rôle dans la mise en place de ces formes d’exploitation. Il reste néanmoins que l’ancrage collectif dans la nature revêt une importance cardinale dans la compréhension du capitalisme. LE CYCLE DE LA MARCHANDISE ET LE CYCLE DE LA NATURE La façon dont Pomeranz écrit l’histoire du capitalisme prend une signification tout à fait cruciale à la lumière des hypothèses de Karl Polanyi. Le classique qu’est devenu La Grande Transformation contient en effet 13. Sur ces questions, voir Sahlins Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 ; et Godelier Maurice, L’Idéel et le Matériel, Paris, Flammarion, 1984. _ 97 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. présentation histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 98 _ certaines intuitions tout à fait importantes quant aux conséquences environnementales du capitalisme ; en retour, une meilleure connaissance des formes d’accès à la nature qui sont apparues avec l’économie de marché sont susceptibles de compléter et d’enrichir ces intuitions. Polanyi s’était donné pour but d’identifier l’illusion sociale qui réside au cœur de la nouvelle économie et qui explique sa responsabilité dans l’explosion mondiale des années 1940. Selon lui, la simple existence du marché n’est pas un critère suffisant pour saisir la spécificité du capitalisme libéral occidental : il faut, en outre, que ce marché soit conçu comme l’espace de régulation sociale hégémonique, c’est-à-dire que l’ensemble des éléments assurant la coexistence des hommes prennent la forme de la marchandise. Polanyi, en s’appuyant sur de solides références en anthropologie économique, montre alors que cette forme sociale (apparue au cours du XIXe siècle) est une innovation radicale, puisqu’elle suppose l’autonomisation de la sphère économique à l’égard des autres domaines de la vie sociale. Jusque-là enchâssée à l’intérieur d’autres motifs sociologiques et religieux, la production de biens marchands se dote alors d’une logique propre. La désolidarisation de l’économie par rapport aux autres registres de la vie sociale n’est pourtant parfaitement accomplie qu’au moment où les conditions de production elles-mêmes participent de la logique du marché, c’est-à-dire quand la terre, le travail et la monnaie sont à leur tour conçus comme des marchandises, dont respectivement la rente, le salaire et l’intérêt sont le prix14. En ce qui concerne le travail et la monnaie, l’historien de l’économie se fait ici l’héritier des analyses du Capital, mais, en attirant également notre attention sur la nature, Polanyi ouvre une voie restée implicite chez Marx. Dans le chapitre qu’il consacre à la question, il commence par affirmer qu’il en va de même pour la nature et pour le travail : l’un et l’autre sont également à considérer comme constituant la substance même du social15, c’est-à-dire comme des réalités qui participent de la dynamique collective. En livrant la terre aux mécanismes du marché autorégulateur, on a finalement nié la spécificité ontologique de cette condition première de production en faisant d’elle ce que Polanyi appelle une « marchandise fictionnelle ». Si, s’agissant de la main-d’œuvre, notre culture humaniste donne intuitivement du poids à l’argument selon lequel le travail est irréductible à sa valeur marchande, il n’en va pas de même pour la nature. Il s’agit au fond d’un ensemble d’objets présents devant nous, disponibles pour l’appropriation et la transformation et qui ne protestent pas d’eux-mêmes contre les conséquences de celles-ci. C’est pourquoi la démonstration de 14. Polanyi Karl, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 118. 15. Ibidem, p. 253. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. Polanyi est en réalité assez subtile, voire élusive, quant au statut exact de la tension entre la fonction de la nature dans l’économie et son statut de marchandise. Pour la comprendre, il faut y ajouter (ce qu’il ne fait jamais explicitement) la contradiction matérielle qui existe entre la recherche du profit tiré de la terre et les limites biophysiques de la nature elle-même. De la même manière que le travail humain s’épuise, et avec lui la vie humaine, s’il n’est pas compensé par certaines gratifications biologiques, psychologiques et sociales, la nature a une vulnérabilité propre à laquelle on devient aveugle dès lors qu’elle n’entre dans notre conscience économique qu’à titre de ressource productive. Le métabolisme des sols, pour en rester à la question de l’exploitation agricole, est fait de contraintes systémiques, c’est-à-dire de limites et de seuils de résilience, qui ne peuvent être pris en charge que si l’on considère la nature comme une condition de production plutôt que comme une valeur économique « comme les autres ». Cela signifie que cette condition première doit faire l’objet d’un entretien spécifique, qui ne peut être pris en considération dans le cadre de la logique de la marchandise, puisque celle-ci doit avant tout produire un rendement. Cette contradiction environnementale à laquelle se heurte la logique du marché, et que toute l’économie écologique redécouvre aujourd’hui, est au cœur du raisonnement de Polanyi : l’attention et le travail que requière l’entretien de la nature sont passés sous silence avec sa marchandisation, et si ce processus enclenche pour un temps un gain de production, il menace à terme l’équilibre de la nature, et avec lui, l’équilibre des sociétés qui en vivent. Si l’on considère à nouveau les éléments apportés par Pomeranz, on verra que le diagnostic proposé par Polanyi peut s’enrichir. Premièrement, ses analyses ignorent le rôle joué par cette ressource naturelle curieuse qu’est le charbon – et après lui le pétrole – dans l’émergence de l’économie de marché. Comme la notion d’« hectare fantôme » le rappelle judicieusement, les énergies fossiles participent des services que l’économie tire de la nature, mais sous une forme tout à fait nouvelle : les grandes quantités d’énergie tirées du charbon, et qui ont permis l’accroissement de la productivité du travail, ne correspondent ni à une intensification de l’effort humain (sauf pour la catégorie de population particulière que forment les mineurs) ou animal, ni à une pression plus grande exercée sur les sols. En quelque sorte, l’usage du charbon correspond à une exploitation invisible de la nature, parce que différée dans le temps (le charbon s’est formé à partir de forêts vivant il y a 300 millions d’années), qui peut laisser imaginer un système économique devenu indépendant des contraintes systémiques de l’écosystème naturel. De la même manière, le recours aux services coloniaux (sous forme de travail gratuit et d’hectares délocalisés) permis par _ 99 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. présentation histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 100 _ l’empire fait sortir de l’horizon ordinaire du consommateur occidental la dépendance naturelle de l’économie. Cette fois, ce n’est pas dans le temps, mais dans l’espace, que cette dépendance est déplacée. Si, d’un côté, les conséquences sont en train d’apparaître sous la forme du changement climatique provoqué par l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, de l’autre, c’est l’équilibre politique entre anciennes colonies et anciens empires qui émerge comme contrecoup historique. Dans les deux cas, l’échelle globale des problèmes soulevés est évidente, nous y reviendrons. Parmi les éléments qui font du capitalisme un système social historiquement spécifique, cette apparente désolidarisation à l’égard des conditions naturelles doit être soulignée. Nous ne pouvons pas discuter ici le rôle qu’ont pu jouer des facteurs plus proprement culturels, comme l’installation dans la conscience collective occidentale d’une notion objectivée de « nature », via la science notamment, mais il semble qu’une certaine logique se dégage si l’on s’en tient au strict registre de l’économie matérielle. La différence qui s’est creusée entre le système économique né dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et tout autre système précédent peut se concevoir comme une perte de contact entre le cycle de la marchandise, le cycle du capital et celui de la nature. Alors que leur adéquation avait longtemps été maintenue par l’effet composé de l’absence des moyens matériels d’y déroger et du souci collectif d’entretenir les conditions naturelles générales, la rupture que l’on observe avec l’industrialisation (mais qui n’est devenue véritablement tangible que deux siècles plus tard) tient à la libération de l’économie à l’égard de contraintes autrefois indépassables. L’économie de travail et de temps réalisée en n’assurant pas l’entretien des conditions naturelles de production ainsi que l’intégration au circuit marchand classique de ces mêmes facteurs ne sont donc pas des aspects extérieurs et contingents de la dynamique du capitalisme, mais font partie de ses éléments constitutifs. La façon si particulière qu’a ce système économique de solliciter la nature définit en bonne partie son identité sociohistorique et ses crises actuelles. Or, cette spécificité s’explique en partie par l’extériorisation des conditions premières et naturelles de production, par le décrochage de deux sphères (celle des biens échangés et celle du système biophysique) jusque-là entremêlées. Cette fois, la différence entre le « rendement et le butin » que l’on évoquait en ouverture, qui ne pouvait sembler être qu’une intuition fragile, prend toute son épaisseur à partir de ces données historiques, économiques et simplement matérielles. Avant d’envisager d’autres conséquences, il faut rappeler que tout un pan de la théorie économique non orthodoxe fournit d’autres éléments à l’appui de ces considérations, moins appuyés sur l’histoire que sur la biologie. Marx déjà, à travers la lecture de Liebig ou de Moleschott, identifiait Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme présentation DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. CE QUE LE CAPITALISME FAIT À LA NATURE À partir de ce que l’on vient d’établir, la dimension globale du capitalisme que l’histoire a souvent mise en avant nous apparaît d’un point de vue différent. L’affranchissement à l’égard de l’échelle étatique, l’attention pour les dynamiques de complémentarité entre centre et périphérie et une certaine forme d’unification des conditions socio-économiques prennent en effet une résonnance particulière dès lors que l’on conçoit le déploiement de « l’économie-monde » en référence à l’environnement naturel. Une première série de conséquences concerne la transformation de la nature elle-même, c’est-à-dire l’empreinte toute particulière que laisse le monde capitaliste sur les processus biophysiques qui l’encadrent. Rappelons tout de même que l’ensemble des systèmes socio-économiques laissent des traces durables sur la nature : l’anthropisation des milieux vaut aussi bien pour les sociétés de chasseurs-horticulteurs du bassin amazonien que pour les sociétés pastorales d’Asie centrale et les sociétés dites « avancées ». L’histoire des hommes et celle de la nature sont ainsi intrinsèquement liées, sans exception, et tout n’est à cet égard qu’affaire de mesure. Mais alors que la notion d’anthropisation n’avait initialement de signification que par rapport à un état de référence des écosystèmes, défini par son indifférence aux activités humaines, il apparaît aujourd’hui que ces processus ont pris une ampleur telle que cet état de référence luimême, à l’échelle globale, apparaît comme une abstraction. L’hypothèse « Gaïa », forgée dans les années 1970 pour désigner la solidarité planétaire des équilibres biophysiques20, doit ainsi prendre en compte les transformations systémiques, certainement irréversibles, induites par les activités 16. Foster John Bellamy, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000. 17. Martinez-Alier Juan, Ecological Economics, Energy, environment and Society, Oxford, Basil Blackwell, 1987. 18. Charbonnier Pierre, « De l’écologie à l’écologisme de Marx », Tracés, n° 22, 2012, pp. 153-165. 19. Daly Hermann, Toward a Steady-State Economy, San Francisco, W. H. Freeman, 1973. 20. Lovelock James, La Terre est un Être Vivant : l’Hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 1997. _ 101 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. ce que l’on peut appeler une « rupture métabolique » entre l’économie et la nature16 ; après lui, une tradition de pensée bioéconomique a pris forme, pour ensuite s’instituer sous le nom d’ecological economics17. Que ce soit du côté de l’interprétation de Marx ou de la théorie économique postérieure, ce que l’on peut appeler une histoire naturelle du capitalisme est apparue, qui complète les éléments issus des sciences historiques18. Il faut mettre au crédit de l’une comme de l’autre une rupture de paradigme dans la connaissance et la critique du capitalisme, dont l’élément central est le rappel d’une limitation fondamentale des capacités de charge de la nature19, qui vient contredire l’idéal de croissance indéfinie ancrée dans nos habitudes économiques. histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 102 _ humaines, dont on rend compte aujourd’hui par le terme (introduit par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen) d’« anthropocène » : l’homme est désormais un agent géologique. Au-delà de l’usage qui est généralement fait de ces notions pour frapper l’imaginaire consumériste, il faut reconnaître qu’elles mettent remarquablement en lumière l’adéquation contemporaine entre la mondialisation de l’économie et celle de l’environnement. Car on ne peut s’en tenir à l’évidence abstraite selon laquelle « la nature », au sens purement physique du terme, serait d’emblée et par définition une réalité globale, partout la même, homogène. Affirmer que c’est aujourd’hui le cas, plus spécifiquement de l’environnement, c’est-à-dire des conditions d’existence des hommes en général, cela suppose d’une certaine manière que la nature n’est véritablement globale que via l’homme et ses activités. Ce n’est en effet que très tardivement que tous les hommes se sont trouvés dans un environnement unifié par la circulation des conséquences lointaines de leurs activités : le passage d’un nuage radioactif, la modification des conditions climatiques, de la structure chimique des sols, l’accès à l’eau sont autant d’éléments socio-environnementaux dont la logique réside désormais à une échelle globale. Autrement dit, alors que toute forme sociale et économique « classique » façonne l’environnement dans des proportions limitées, seul le capitalisme le façonne à l’échelle mondiale. D’une part, parce que sa logique même repose sur une distribution globale des activités, donc des formes de sollicitation de la nature, et, d’autre part, parce que la consommation massive d’énergie fossile dont il est tributaire est un agent écologique incomparablement plus puissant que ceux connus auparavant. En outre, des innovations techniques telles que les DDT et autres pesticides, les CFC (chlorofluorocarbures), ainsi que de nombreux autres compléments chimiques à la production agricole ou industrielle sont venus compléter cette capacité technique et sociale à produire une nature unifiée. Certains historiens de l’environnement expriment très bien cette nature globalisée en déclinant ces transformations de la nature à la manière des penseurs antiques, c’est-à-dire en adoptant la classification des éléments : l’eau, l’air, la terre, en tombant sous l’emprise des activités économiques, entrent dans une nouvelle temporalité, sociale cette fois, et une nouvelle échelle spatiale21. Il faut toutefois préciser que, si l’on peut parler d’une unification des conditions environnementales, au sens où elles ne prennent aujourd’hui sens qu’à l’échelle globale, cela ne signifie pas que ces conditions soient égales partout dans le monde. Au contraire, la dynamique de complémentarité entre centre et périphéries a donné une tournure décisive à la distribution des modifications écologiques – et donc des conditions d’exis21. McNeill John, Du Nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. tence collective. Au fond, l’une des conséquences indirectes du travail de Pomeranz est de suggérer que le pôle européen qui a vu naître l’économie de marché, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort écologique (c’est-à-dire énergétique) nécessaire au décollage économique, a réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle politique. Ce faisant, il déplaçait également les conséquences écologiques de ses propres transformations économiques et différait du même coup l’inévitable crise environnementale. Cette inégale répartition des efforts écologiques se traduit aujourd’hui par une exposition elle-même différenciée des populations aux risques et aux vulnérabilités, inégalité que la littérature philosophique et politique ressaisit sous la notion d’échange (ou de développement) inégal, et à laquelle elle répond à travers celle de justice environnementale. Ces travaux expriment remarquablement le lien que l’on tentait de dégager en introduction entre l’épreuve collective de la nature, qui contribue à définir la condition sociale, et les transformations induites par le capitalisme mondialisé. Dans ce cadre, une première série de réflexions concerne l’expérience que les communautés humaines ont fait des changements économiques et écologiques survenus avec le développement du système-monde. À propos de l’Inde, l’historien Ramachandra Guha a, par exemple, suivi les transformations qui ont mené le système agricole vers une production massivement destinée à l’exportation (de bois notamment) et a analysé les mutations sociales qui leur sont liées22. L’intégration à l’économie mondiale entraîne en effet une spécialisation progressive de l’activité, qui affecte non seulement le mode de subsistance local, mais aussi les structures traditionnelles du rapport à la nature. Dans la mesure où celles-ci sont originairement solidaires des formes sociales en général, via la division du travail et les représentations de l’environnement, c’est l’identité collective qui se trouve profondément affectée et déstabilisée. La dépendance à l’égard des pôles occidentaux de la globalisation n’est donc pas seulement une affaire de prix des marchandises, mais concerne les dimensions culturelles des communautés impliquées. Ces travaux, qui ont pu être menés à propos d’autres régions du monde, avec leurs spécificités23, montrent bien qu’une histoire des périphéries du capitalisme, loin d’être elle-même d’un intérêt périphérique, permet d’approfondir la conception que l’on s’en donne ordinairement. Car, en adoptant le point de vue de ceux qui ont été en situation de fournir l’effort énergétique d’appoint pour le décollage du capitalisme, on fait du même coup réapparaître la dimension écologique 22. Gadgil Madhav et Guha Ramachandra, This Fissured Land : Ecological History of India, Delhi, Oxford University Press, 1992. 23. Voir Bunker Stephen, Underdeveloping the Amazon. Extraction, Unequal Exchange, and the Failure of the Modern State, Urbana, University of Illinois Press, 1985, pour l’Amazonie, et Guha Ramachandra et Martinez-Alier Juan, Varieties of Environmentalism. Essays on North and South, London, Earthscan Publications, 1997. _ 103 _ Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. présentation histoire globale Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 104 _ de ce phénomène historique, dont l’effacement avait été l’une des conditions de possibilité. Mais on ne peut se contenter d’une perspective qui ferait de l’histoire environnementale un élément de plus pour une histoire mondiale des formes de domination. En effet, la distribution des efforts économiques et écologiques donne lieu à des expériences sociales positives, tendant à répondre de façon, là encore, spécifique aux transformations vécues. Les auteurs déjà mentionnés ont, par exemple, souligné l’originalité des mouvements environnementalistes nés aux marges du système-monde24, et plus particulièrement leurs différences avec l’environnementalisme occidental25. Si, pour nous, la protection de la nature s’est généralement formulée comme une tentative de conserver des zones de nature sauvage vierges de toute emprise humaine, il est possible d’y voir le simple reflet inversé de notre tendance à ne solliciter la nature que sous une forme prédatrice. Au contraire, l’environnementalisme du Sud s’appuie sur la différence qui s’est creusée entre l’usage traditionnel du milieu naturel et ses nouveaux avatars apparus avec l’économie de marché : ce qui est à protéger, dans cette perspective, ce sont plutôt des formes de solidarité socio-environnementale garantissant la coexistence de tous dans un milieu donné que l’image toujours un peu illusoire de la « nature elle-même ». Pour en rester au cas de l’Inde, le lien entre les structures sociales classiques et l’usage maîtrisé de la nature a permis de réinjecter les luttes féministes dans le mouvement écologiste26. Dès lors que le rôle des femmes dans l’entretien des conditions de production est reconnu et que la nouvelle division du travail imposée par l’économie d’exportation perturbe ces tâches, la réponse politique prend la forme d’une convergence des luttes, qui témoigne de l’inséparabilité entre le social et le naturel. Ces différences entre plusieurs versions de l’environnementalisme jouent un rôle essentiel dans la reformulation de la conscience écologique « occidentale », désormais consciente de ses limites initiales. L’écologie politique ne se conçoit plus seulement comme une lutte pour la nature, mais comme la réponse aux formes de dépossession qu’entraînent les mutations économiques, et qui affectent indissociablement l’accès aux ressources et la conscience collective de soi comme communauté. La nature globale produite par le capitalisme fait donc émerger des mouvements sociaux eux-mêmes globaux, dans la mesure où leurs contours épousent ceux des mutations socio-environnementales contemporaines. 24. Guha Ramachandra, Environmentalism. A Global History, New York, Longman, 2000. 25. Guha Ramachandra, « Environnementalisme radical et préservation de la nature sauvage : une critique de la périphérie », in Hache Émilie (dir.), Écologie Politique, Cosmos, Communautés, Milieux, Paris, Amsterdam, 2012, pp. 155-170. 26. Mies Maria et Shiva Vandana, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme présentation DOSSIER interventions en débat livres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. _ 105 _ 27. Hornborg Alf, Carol Crumley (eds), The World System and the Earth System. Global Socioenvironmental Change and Sustainability since the Neolithic, Walnut Creek, Left Coast Press, 2006 ; et Hornborg Alf, Martinez-Alier Joan, McNeill John (eds), Rethinking Environmental History. World System History and Global Environmental Change, Lanham, AltaMira Press, 2007. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F. L’enjeu central visé ici est au fond très bien synthétisé par la trilogie des marchandises fictionnelles proposée par Polanyi. En ajoutant aux thèmes classiques de l’accumulation du capital et de l’aliénation du travail celui de la surexploitation de la nature, il permet d’enrichir notre compréhension du capitalisme mondialisé. Non seulement, en effet, c’est un nouveau moteur historique qui s’ajoute à notre grille de lecture historiographique, mais aussi un domaine dans lequel des savoirs critiques peuvent être élaborés. Cette perspective, dont on a tenté de donner les caractéristiques théoriques principales, a donné lieu à des réalisations déjà très abouties27, qui laissent espérer un renouvellement profond de la pensée environnementale. Désormais ancrée dans une forme de connaissance socio-historique, elle n’en passe plus seulement par une définition abstraite de la nature et de sa valeur, mais identifie des contradictions inhérentes à la dynamique conjointe du naturel et du social, rendant visibles les réactions collectives concrètes nées de ces contradictions. n