le rendement et le butin. regard écologique sur l`histoire du

LE RENDEMENT ET LE BUTIN. REGARD ÉCOLOGIQUE SUR
L'HISTOIRE DU CAPITALISME
Pierre Charbonnier
P.U.F. | Actuel Marx
2013/1 - n° 53
pages 92 à 105
ISSN 0994-4524
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-92.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Charbonnier Pierre, « Le rendement et le butin. Regard écologique sur l'histoire du capitalisme »,
Actuel Marx, 2013/1 n° 53, p. 92-105.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..
© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
_
92
_
histoire globale
LE RENDEMENT ET LE BUTIN.
REGARD ÉCOLOGIQUE SUR
L’HISTOIRE DU CAPITALISME
Par Pierre CHARBONNIER
À propos de la morale du capitalisme, le géographe Carl Sauer écrivait
qu’elle consistait bien souvent à confondre « le rendement et le butin »
the yield and the loot »). Cette remarque fait ressortir une distinction
qui est implicitement au cœur de nombreuses réexions sur l’histoire
économique et écologique. Alors que le constat d’une dégradation des
milieux naturels devient de moins en moins contesté et que celle-ci
accompagne depuis ses débuts le développement d’une économie de
marché d’échelle mondiale, comment départager les activités qui tirent
légitimement prot des richesses de la nature (le rendement) de celles
qui extorquent par la violence ses ressources et qui tendent à menacer ses
équilibres fondamentaux (le butin) ? Comment identier les mécanismes
sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions
biophysiques de l’environnement ? Quelles sont leurs caractéristiques et
leur dynamique historique ?
On peut donner corps à ces interrogations en les situant à la conuence
de deux domaines de recherches actuellement très productifs, mais dont
les relations ne sont pas toujours très clairement dénies. Le premier de
ces domaines est l’histoire globale, c’est-à-dire l’enquête sur l’expansion
mondiale du capitalisme et des formes sociales qui l’accompagnent de-
puis le XVIe siècle. Le second est l’histoire environnementale, peut-être
plus dicile à circonscrire que le premier. En eet, sous cette appellation
sont rassemblés des travaux interrogeant l’histoire des politiques de ges-
tion environnementale (de l’eau et des forêts notamment), l’histoire de
la wilderness, l’histoire agraire, celle des techniques d’encadrement de la
nature, de ses représentations, l’histoire de l’industrie, des énergies, mais
aussi de l’hygiène et des maladies. Les relations qui se nouent entre les
sociétés et leurs environnements sont en eet très diverses et complexes,
et l’histoire étant longtemps restée étrangère à ces questions, les chantiers
se multiplient aujourd’hui1. L’acquis fondamental de ces études est que les
1. Pour un panorama d’ensemble, voir Locher Fabien et Quenet Grégory, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspec-
tives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56(4), pp. 7-38.
Actuel Marx / no 53 / 2013 :Histoire globale
p. Charbonnier , Le rendement et le butin. Regard écologique sur l’histoire du capitalisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
_
93
_
présentation Dossier interventions en Débat Livres
milieux ont une histoire, via l’ensemble des pratiques et représentations
qui l’entourent et que, de cette histoire existent des témoignages directs
et indirects, que l’on peut rassembler dans une synthèse intellectuelle.
Faire l’histoire de l’environnement, cela suppose en eet que celui-ci se
transforme, et l’une des questions vives consiste à mieux comprendre en
quoi les modications environnementales dont nous faisons l’expérience
sont liées à d’autres types de transitions historiques. Parmi celles-ci, les
mutations économiques se présentent immédiatement comme un accom-
pagnement nécessaire, puisque les modalités d’acquisition des richesses
semblent constituer la plus évidente des formes d’emprise collective sur la
nature. Nous voudrions donc donner ici quelques éléments qui plaident
pour une convergence entre l’histoire environnementale et l’histoire du
capitalisme mondialisé, c’est-à-dire pour une démarche où l’une et l’autre
s’éclairent réciproquement.
Notre réexion, d’un point de vue plus théorique, s’appuie sur trois
hypothèses sociologiques. La première consiste à dénir le social dans et
par ses relations à un environnement naturel, c’est-à-dire à rompre avec
l’identication classique (mais peu questionnée) entre rapports sociaux
et rapports humains. La dépendance collective à l’égard de la nature est
d’abord matérielle – cela ne fait pas débat – mais également symbolique,
c’est-à-dire culturelle : les représentations, attitudes, valeurs et savoirs qui
permettent de se donner accès à la nature sont un aspect essentiel de la
structuration sociale, et elles ne sont jamais sans lien avec les formes de
subsistance que l’on observe. C’est ce qu’a mont Philippe Descola2,
donnant ainsi un socle théorique à une démarche moniste en sciences
sociales, qui ne ferait plus de l’homme le centre de gravité de ses objets.
Les rapports collectifs à l’environnement naturel représentent donc
un fait social élémentaire, et la forme qu’ils ont pris dans la modernité
doit informer l’étude que l’on fait de ses transformations actuelles. La
seconde hypothèse est de nature plus historiographique. C’est l’idée selon
laquelle le système économique et social dans lequel nous vivons na de
sens quà une échelle supra-étatique3, voire mondiale4. Le développement
du capitalisme s’accompagne en eet d’une logique globale orientant la
circulation des marchandises, des capitaux, de l’information, et d’une
division du travail elle-même mondialisée. Les démarcations entre centres
et périphéries, pôles d’extraction, de production et de consommation,
par exemple, jouent un rôle clé dans le devenir de l’économie de marché,
mais elles aectent également les milieux naturels. En eet, la pression
2. Descola Philippe, La Nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986, et Par-delà nature et culture,
Paris, Gallimard, 2005.
3. Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Paris, Armand Colin, 1979.
4. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
_
94
_
histoire globale
que fait supporter l’économie à la nature n’est pas également répartie
dans le monde, quantitativement et qualitativement, et la distribution des
services demandés au milieu s’accompagne de dégradations elles-mêmes
diérenciées. Cette seconde hypothèse permet ainsi de tracer un parallèle
entre l’histoire de l’économie et celle de l’environnement, qui se déploient
toutes deux à un rythme et à une échelle communs. La dernière hypothèse
sur laquelle nous nous appuierons suggère que l’expérience qui est faite des
rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intel-
ligibilité dans cette logique globale. Autrement dit, la crise écologique est,
tout comme l’économie de marché, un fait social d’ampleur globale, qui
se trouve à la convergence de l’histoire environnementale et de l’histoire
économique. Le cadre théorique développé par le marxisme classique a
largement souligné le fait que le capitalisme était générateur de crises et
de contradictions sociales. En admettant cette troisième hypothèse, on
devient capable de comprendre les crises et les contradictions aectant
le rapport à la nature comme des phénomènes profondément associés au
capitalisme5, et non comme ses aspects périphériques.
À partir de ces trois hypotses, il est possible non seulement d’enri-
chir les explications dominantes du capitalisme et de son développement,
notamment dans sa dimension globale, mais aussi de déplacer certains élé-
ments de l’analyse marxiste, telle qu’elle est à l’œuvre dans l’histoire globale.
LA PLACE DE LA NATURE DANS LA DYNAMIQUE DU
CAPITALISME
La mise en récit du capitalisme est un chantier vaste et complexe, dont
on peut parfois se demander s’il est vraiment à la mesure de nos eorts :
car, si c’est bien ce terme – capitalisme – qui dénit le mieux la spécicité
historique et sociale de ce que nous vivons, alors la connaissance que l’on
en a doit recouvrir l’ensemble indéni des dimensions de notre existence
collective. De fait, il est loisible d’accorder à de nombreux facteurs un le
clé dans la logique de son développement. Des innovations scientiques et
techniques, des mutations politiques, le phénomène colonial, l’expropria-
tion des paysans anglais ou encore l’évolution impalpable de la mentali
occidentale peuvent tour à tour être vus comme les germes de transfor-
mations devenues structurelles. Et si l’on refuse le dogmatisme des causes
uniques, on se tourne alors vers un panorama global de la « civilisation » du
capitalisme, à la manière de Braudel, tous ces éléments sont appréhendés
dans un mouvement unique. Dans un cas comme dans l’autre, la spécicité
historique du capitalisme comme fait social nous échappe peut-être par
un eet de duction ou de banalisation, alors que c’est précisément elle
5. O’Connor James, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998.
p. Charbonnier , Le rendement et le butin. Regard écologique sur l’histoire du capitalisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
_
95
_
présentation Dossier interventions en Débat Livres
qu’il s’agit de saisir. L’historiographie d’inspiration marxiste a souvent, et à
juste titre, rappelé que le dé principal de l’histoire du capitalisme était de
combattre la représentation qu’il se donne de lui-même comme un phéno-
mène naturel découlant de simples instincts humains et donc échappant
étrangement à la condition historique de l’homme6.
En proposant d’expliquer l’économie de marché en référence à la façon
dont elle s’installe dans le monde, c’est-dire comme un mode de relation
à la nature spécique, on doit pourtant éviter de provoquer une autre forme
d’aplatissement de l’analyse, qui menace bien souvent les approches dites
écologiques. En eet, il est possible de décrire le décollage économique de
l’occident en montrant la rupture quantitative dans l’énergie mobilisée et
consommée par rapport aux modes de subsistance précédents ou connus
ailleurs dans le monde7. L’histoire de l’énergie fournit des éléments maté-
riels tout à fait essentiels pour l’histoire écologique du capitalisme, mais s’en
tenir à ces éléments ne permet pas de proposer une véritable explication
elle établit simplement des faits, mais pas la raison de ces faits. Par ailleurs,
elle tend à sugrer que la question du rapport à la nature ne se pose
qu’aux deux extmités du système économique, c’est-à-dire au moment
de l’extraction et du rejet des auents, ce que notre première hypothèse
conteste. Dans un autre registre, on peut être tenté par une conception
naturaliste de l’histoire qui, constatant que l’homme est devenu un agent
naturel, voire géologique, réduirait l’historicidu social à un aspect de
l’évolution biophysique8. Dans ce cas comme dans le précédent, la prise en
compte de la dimension matérielle de l’histoire se fait au détriment de l’idée
selon laquelle l’attention aux rapports à la nature nous apprend des choses
sur les mutations des rapports sociaux eux-mes. Parler d’une dimension
environnementale du capitalisme, ce n’est pas (ou pas seulement) décrire
ce système comme un nouvel eort demandé aux milieux, mais chercher à
mieux comprendre quelle est la socié qui demande cet eort. La nature
dont on parle n’est donc pas une biosphère neutre et homogène, mais
un espace politique, fait de découpages et de diérences. C’est en ce sens
qu’elle contribue à éclairer la dimension globale du capitalisme. Un dernier
écueil possible (mais rare, heureusement) pour une démarche environne-
mentale serait de considérer la nouvelle rationalité économique du marc
comme le fossoyeur d’une rationalité écologique ancestrale, seule véri du
bon usage de la nature. Lancrage collectif dans la nature ne va de soi pour
aucune société humaine aucune n’est spontanément associée à son milieu
par un lien organique et la spécicité du capitalisme à cet égard ne se
6. Meiksins Wood Ellen, L’Origine du Capitalisme : une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009.
7. Smil Vaclav, Energy in World History, Boulder, Westview Press, 1994.
8. Pour un exemple de cette tentation naturaliste, voir Chakrabarty Dipesh, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry,
35(2), 2009, pp. 197-222.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 31/05/2013 09h06. © P.U.F.
1 / 15 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !