le rendement et le butin. regard écologique sur l`histoire du

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LE RENDEMENT ET LE BUTIN. REGARD ÉCOLOGIQUE SUR
L'HISTOIRE DU CAPITALISME
Pierre Charbonnier
P.U.F. | Actuel Marx
2013/1 - n° 53
pages 92 à 105
ISSN 0994-4524
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Charbonnier Pierre, « Le rendement et le butin. Regard écologique sur l'histoire du capitalisme »,
Actuel Marx, 2013/1 n° 53, p. 92-105.
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LE RENDEMENT ET LE BUTIN.
REGARD éCOLOGIQUE SUR
L’HISTOIRE DU CAPITALISME
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À propos de la morale du capitalisme, le géographe Carl Sauer écrivait
qu’elle consistait bien souvent à confondre « le rendement et le butin »
(« the yield and the loot »). Cette remarque fait ressortir une distinction
qui est implicitement au cœur de nombreuses réflexions sur l’histoire
économique et écologique. Alors que le constat d’une dégradation des
milieux naturels devient de moins en moins contesté et que celle-ci
accompagne depuis ses débuts le développement d’une économie de
marché d’échelle mondiale, comment départager les activités qui tirent
légitimement profit des richesses de la nature (le rendement) de celles
qui extorquent par la violence ses ressources et qui tendent à menacer ses
équilibres fondamentaux (le butin) ? Comment identifier les mécanismes
sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions
biophysiques de l’environnement ? Quelles sont leurs caractéristiques et
leur dynamique historique ?
On peut donner corps à ces interrogations en les situant à la confluence
de deux domaines de recherches actuellement très productifs, mais dont
les relations ne sont pas toujours très clairement définies. Le premier de
ces domaines est l’histoire globale, c’est-à-dire l’enquête sur l’expansion
mondiale du capitalisme et des formes sociales qui l’accompagnent depuis le XVIe siècle. Le second est l’histoire environnementale, peut-être
plus difficile à circonscrire que le premier. En effet, sous cette appellation
sont rassemblés des travaux interrogeant l’histoire des politiques de gestion environnementale (de l’eau et des forêts notamment), l’histoire de
la wilderness, l’histoire agraire, celle des techniques d’encadrement de la
nature, de ses représentations, l’histoire de l’industrie, des énergies, mais
aussi de l’hygiène et des maladies. Les relations qui se nouent entre les
sociétés et leurs environnements sont en effet très diverses et complexes,
et l’histoire étant longtemps restée étrangère à ces questions, les chantiers
se multiplient aujourd’hui1. L’acquis fondamental de ces études est que les
1. Pour un panorama d’ensemble, voir Locher Fabien et Quenet Grégory, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56(4), pp. 7-38.
Actuel Marx /
no 53 / 2013 : Histoire globale
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milieux ont une histoire, via l’ensemble des pratiques et représentations
qui l’entourent et que, de cette histoire existent des témoignages directs
et indirects, que l’on peut rassembler dans une synthèse intellectuelle.
Faire l’histoire de l’environnement, cela suppose en effet que celui-ci se
transforme, et l’une des questions vives consiste à mieux comprendre en
quoi les modifications environnementales dont nous faisons l’expérience
sont liées à d’autres types de transitions historiques. Parmi celles-ci, les
mutations économiques se présentent immédiatement comme un accompagnement nécessaire, puisque les modalités d’acquisition des richesses
semblent constituer la plus évidente des formes d’emprise collective sur la
nature. Nous voudrions donc donner ici quelques éléments qui plaident
pour une convergence entre l’histoire environnementale et l’histoire du
capitalisme mondialisé, c’est-à-dire pour une démarche où l’une et l’autre
s’éclairent réciproquement.
Notre réflexion, d’un point de vue plus théorique, s’appuie sur trois
hypothèses sociologiques. La première consiste à définir le social dans et
par ses relations à un environnement naturel, c’est-à-dire à rompre avec
l’identification classique (mais peu questionnée) entre rapports sociaux
et rapports humains. La dépendance collective à l’égard de la nature est
d’abord matérielle – cela ne fait pas débat – mais également symbolique,
c’est-à-dire culturelle : les représentations, attitudes, valeurs et savoirs qui
permettent de se donner accès à la nature sont un aspect essentiel de la
structuration sociale, et elles ne sont jamais sans lien avec les formes de
subsistance que l’on observe. C’est ce qu’a montré Philippe Descola2,
donnant ainsi un socle théorique à une démarche moniste en sciences
sociales, qui ne ferait plus de l’homme le centre de gravité de ses objets.
Les rapports collectifs à l’environnement naturel représentent donc
un fait social élémentaire, et la forme qu’ils ont pris dans la modernité
doit informer l’étude que l’on fait de ses transformations actuelles. La
seconde hypothèse est de nature plus historiographique. C’est l’idée selon
laquelle le système économique et social dans lequel nous vivons n’a de
sens qu’à une échelle supra-étatique3, voire mondiale4. Le développement
du capitalisme s’accompagne en effet d’une logique globale orientant la
circulation des marchandises, des capitaux, de l’information, et d’une
division du travail elle-même mondialisée. Les démarcations entre centres
et périphéries, pôles d’extraction, de production et de consommation,
par exemple, jouent un rôle clé dans le devenir de l’économie de marché,
mais elles affectent également les milieux naturels. En effet, la pression
2. Descola Philippe, La Nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986, et Par-delà nature et culture,
Paris, Gallimard, 2005.
3. Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Paris, Armand Colin, 1979.
4. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
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que fait supporter l’économie à la nature n’est pas également répartie
dans le monde, quantitativement et qualitativement, et la distribution des
services demandés au milieu s’accompagne de dégradations elles-mêmes
différenciées. Cette seconde hypothèse permet ainsi de tracer un parallèle
entre l’histoire de l’économie et celle de l’environnement, qui se déploient
toutes deux à un rythme et à une échelle communs. La dernière hypothèse
sur laquelle nous nous appuierons suggère que l’expérience qui est faite des
rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intelligibilité dans cette logique globale. Autrement dit, la crise écologique est,
tout comme l’économie de marché, un fait social d’ampleur globale, qui
se trouve à la convergence de l’histoire environnementale et de l’histoire
économique. Le cadre théorique développé par le marxisme classique a
largement souligné le fait que le capitalisme était générateur de crises et
de contradictions sociales. En admettant cette troisième hypothèse, on
devient capable de comprendre les crises et les contradictions affectant
le rapport à la nature comme des phénomènes profondément associés au
capitalisme5, et non comme ses aspects périphériques.
À partir de ces trois hypothèses, il est possible non seulement d’enrichir les explications dominantes du capitalisme et de son développement,
notamment dans sa dimension globale, mais aussi de déplacer certains éléments de l’analyse marxiste, telle qu’elle est à l’œuvre dans l’histoire globale.
LA PLACE DE LA NATURE DANS LA DYNAMIQUE DU
CAPITALISME
La mise en récit du capitalisme est un chantier vaste et complexe, dont
on peut parfois se demander s’il est vraiment à la mesure de nos efforts :
car, si c’est bien ce terme – capitalisme – qui définit le mieux la spécificité
historique et sociale de ce que nous vivons, alors la connaissance que l’on
en a doit recouvrir l’ensemble indéfini des dimensions de notre existence
collective. De fait, il est loisible d’accorder à de nombreux facteurs un rôle
clé dans la logique de son développement. Des innovations scientifiques et
techniques, des mutations politiques, le phénomène colonial, l’expropriation des paysans anglais ou encore l’évolution impalpable de la mentalité
occidentale peuvent tour à tour être vus comme les germes de transformations devenues structurelles. Et si l’on refuse le dogmatisme des causes
uniques, on se tourne alors vers un panorama global de la « civilisation » du
capitalisme, à la manière de Braudel, où tous ces éléments sont appréhendés
dans un mouvement unique. Dans un cas comme dans l’autre, la spécificité
historique du capitalisme comme fait social nous échappe peut-être par
un effet de réduction ou de banalisation, alors que c’est précisément elle
5. O’Connor James, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998.
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qu’il s’agit de saisir. L’historiographie d’inspiration marxiste a souvent, et à
juste titre, rappelé que le défi principal de l’histoire du capitalisme était de
combattre la représentation qu’il se donne de lui-même comme un phénomène naturel découlant de simples instincts humains et donc échappant
étrangement à la condition historique de l’homme6.
En proposant d’expliquer l’économie de marché en référence à la façon
dont elle s’installe dans le monde, c’est-à-dire comme un mode de relation
à la nature spécifique, on doit pourtant éviter de provoquer une autre forme
d’aplatissement de l’analyse, qui menace bien souvent les approches dites
écologiques. En effet, il est possible de décrire le décollage économique de
l’occident en montrant la rupture quantitative dans l’énergie mobilisée et
consommée par rapport aux modes de subsistance précédents ou connus
ailleurs dans le monde7. L’histoire de l’énergie fournit des éléments matériels tout à fait essentiels pour l’histoire écologique du capitalisme, mais s’en
tenir à ces éléments ne permet pas de proposer une véritable explication –
elle établit simplement des faits, mais pas la raison de ces faits. Par ailleurs,
elle tend à suggérer que la question du rapport à la nature ne se pose
qu’aux deux extrémités du système économique, c’est-à-dire au moment
de l’extraction et du rejet des affluents, ce que notre première hypothèse
conteste. Dans un autre registre, on peut être tenté par une conception
naturaliste de l’histoire qui, constatant que l’homme est devenu un agent
naturel, voire géologique, réduirait l’historicité du social à un aspect de
l’évolution biophysique8. Dans ce cas comme dans le précédent, la prise en
compte de la dimension matérielle de l’histoire se fait au détriment de l’idée
selon laquelle l’attention aux rapports à la nature nous apprend des choses
sur les mutations des rapports sociaux eux-mêmes. Parler d’une dimension
environnementale du capitalisme, ce n’est pas (ou pas seulement) décrire
ce système comme un nouvel effort demandé aux milieux, mais chercher à
mieux comprendre quelle est la société qui demande cet effort. La nature
dont on parle n’est donc pas une biosphère neutre et homogène, mais
un espace politique, fait de découpages et de différences. C’est en ce sens
qu’elle contribue à éclairer la dimension globale du capitalisme. Un dernier
écueil possible (mais rare, heureusement) pour une démarche environnementale serait de considérer la nouvelle rationalité économique du marché
comme le fossoyeur d’une rationalité écologique ancestrale, seule vérité du
bon usage de la nature. L’ancrage collectif dans la nature ne va de soi pour
aucune société humaine – aucune n’est spontanément associée à son milieu
par un lien organique – et la spécificité du capitalisme à cet égard ne se
6. Meiksins Wood Ellen, L’Origine du Capitalisme : une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009.
7. Smil Vaclav, Energy in World History, Boulder, Westview Press, 1994.
8. Pour un exemple de cette tentation naturaliste, voir Chakrabarty Dipesh, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry,
35(2), 2009, pp. 197-222.
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dégage que par rapport à d’autres contextes sociaux – pas forcément aussi
destructeurs, mais tout aussi spécifiques.
Par contraste avec ces fausses pistes, la contribution la plus convaincante à ce jour pour une histoire du capitalisme d’un point de vue environnemental vient de Kenneth Pomeranz. La démarche de cet historien
repose essentiellement sur une comparaison entre la Chine et l’Angleterre
du XVIIIe siècle. À partir d’une situation initiale selon lui comparable
d’un point de vue économique et démographique, l’une et l’autre se sont
lancées dans des aventures historiques très différentes, rendant difficile
l’explication de cette « grande divergence », pour reprendre le titre de
l’ouvrage9. Pomeranz fait alors intervenir deux critères qui, selon lui, sont
les mieux à même de rendre compte de cette différence et qui sont tous
deux liés à des considérations environnementales10. Il s’agit d’abord de
l’usage à grande échelle de l’énergie fossile du charbon. La Chine disposait
bien de ressources minières, mais, pour plusieurs raisons liées au hasard
(notamment leur éloignement par rapport aux villes principales), elle n’est
pas passée à une exploitation massive de ces énergies. L’industrialisation
anglaise dépend en effet largement de la puissance du feu progressivement
installée dans les fabriques, et pas seulement de l’accroissement de la maind’œuvre ouvrière au détriment du travail agricole11. Car si ce dernier processus est également observable en Chine, selon Pomeranz, sous la forme
d’un développement de l’artisanat domestique, il n’a pas entraîné l’apparition d’un marché de grande échelle. Le second facteur est la contribution
économique de l’Empire britannique. Pomeranz n’insiste pas tant sur les
débouchés que l’Empire pouvait représenter pour l’industrie que sur son
apport productif. Le sucre, le bois et le coton, notamment, ont pu être
produits à bas coût, sans mobiliser la main-d’œuvre anglaise elle-même,
par l’intermédiaire de l’esclavage, et sont ainsi devenus des marchandises
clés de la nouvelle économie. Ces ressources coloniales peuvent être
conçues, à la manière du charbon, comme un apport énergétique non négligeable pour le système économique britannique, qui fait ainsi l’économie de surfaces à cultiver sur son propre territoire. Pomeranz a ici recours
à une notion très répandue en histoire environnementale, celle d’« hectare
fantôme » (« ghost acre », en anglais) : le charbon extrait du sous-sol fournit
une énergie convertible en une surface de forêt, tout comme les produits
coloniaux libèrent les terres anglaises de leur contribution12. Alors que
9. Pomeranz Kenneth, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel/
Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010.
10. Ces éléments sont repris dans Pomeranz Kenneth, La Force de l’empire : révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Alfortville, Ère, 2009.
11. C’est ce que montrait Jan De Vries dans The Industrious Revolution : Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the
Present, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2008.
12. Sur l’esclavage conçu dans son rapport à cette logique, voir Mouhot Jean-François, Des esclaves énergétiques : regard sur le
changement climatique, Seyssel, Champ Vallon, 2011.
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la Chine était contrainte de fournir la totalité de l’énergie (c’est-à-dire
du travail et de la productivité du sol) nécessaire à l’alimentation de son
économie à partir de moyens locaux et « traditionnels », ou organiques,
l’Empire britannique délocalisait cet apport primaire dans ses colonies
et dans son sous-sol. Sans cette différence, le décollage économique du
second est inexplicable, car la pression malthusienne qui règne sur l’une et
l’autre nation est initialement similaire.
Il est intéressant de remarquer que ce que l’on entend ici par « argument environnemental » ne recouvre pas l’idée d’une nature plus ou
moins généreuse, distribuant ses services de façon intrinsèquement inégale. Il s’agit davantage d’opportunités exploitées (ou non) que de causes
premières ou de déterminations écologiques. Toutes les sociétés humaines
ont développé des stratégies différentes pour assurer leur subsistance, et
cela à travers des instruments technologiques et sociaux qui ne dérivent
jamais directement de causes écologiques. Le capitalisme naissant n’est, à
cet égard, qu’une forme spécifique de ce schéma anthropologique général13. Ce que Pomeranz observe, c’est, non pas la volonté délibérée d’une
nation donnée de passer à une exploitation intensive de la nature, mais
l’ensemble des conditions sociales et techniques qui ont permis l’apparition de cette exploitation massive. La modification de la structure du
travail (c’est-à-dire des rapports sociaux de production), l’ambition politique, l’innovation technique sont des facteurs eux-mêmes disjoints (on
peut les trouver ailleurs de manière éparse), mais qui, coordonnés, ont
provoqué l’apparition d’un marché mondialisé dominé par la logique du
capital. Autrement dit, il s’agit d’affirmer, non pas que l’on aurait eu tort
de chercher les raisons du capitalisme dans l’un ou l’autre de ces facteurs,
mais que chacun d’entre eux prend sens en contribuant à répondre à la
question : comment telle ou telle société s’organise-t-elle pour tirer du milieu les services qui lui permettent d’exister ? Le capitalisme est à cet égard
une forme d’accès à la nature radicalement nouvelle, dont les facettes sont
multiples. Pomeranz ne les analyse d’ailleurs pas toutes, et on aimerait en
savoir plus sur la façon dont les formes de représentation et de connaissance de la nature ont pu jouer un rôle dans la mise en place de ces formes
d’exploitation. Il reste néanmoins que l’ancrage collectif dans la nature
revêt une importance cardinale dans la compréhension du capitalisme.
LE CYCLE DE LA MARCHANDISE ET LE CYCLE DE LA NATURE
La façon dont Pomeranz écrit l’histoire du capitalisme prend une signification tout à fait cruciale à la lumière des hypothèses de Karl Polanyi.
Le classique qu’est devenu La Grande Transformation contient en effet
13. Sur ces questions, voir Sahlins Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard,
1976 ; et Godelier Maurice, L’Idéel et le Matériel, Paris, Flammarion, 1984.
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certaines intuitions tout à fait importantes quant aux conséquences environnementales du capitalisme ; en retour, une meilleure connaissance des
formes d’accès à la nature qui sont apparues avec l’économie de marché
sont susceptibles de compléter et d’enrichir ces intuitions.
Polanyi s’était donné pour but d’identifier l’illusion sociale qui réside
au cœur de la nouvelle économie et qui explique sa responsabilité dans
l’explosion mondiale des années 1940. Selon lui, la simple existence du
marché n’est pas un critère suffisant pour saisir la spécificité du capitalisme
libéral occidental : il faut, en outre, que ce marché soit conçu comme l’espace de régulation sociale hégémonique, c’est-à-dire que l’ensemble des
éléments assurant la coexistence des hommes prennent la forme de la
marchandise. Polanyi, en s’appuyant sur de solides références en anthropologie économique, montre alors que cette forme sociale (apparue au
cours du XIXe siècle) est une innovation radicale, puisqu’elle suppose l’autonomisation de la sphère économique à l’égard des autres domaines de la
vie sociale. Jusque-là enchâssée à l’intérieur d’autres motifs sociologiques
et religieux, la production de biens marchands se dote alors d’une logique
propre. La désolidarisation de l’économie par rapport aux autres registres
de la vie sociale n’est pourtant parfaitement accomplie qu’au moment où
les conditions de production elles-mêmes participent de la logique du
marché, c’est-à-dire quand la terre, le travail et la monnaie sont à leur
tour conçus comme des marchandises, dont respectivement la rente, le
salaire et l’intérêt sont le prix14. En ce qui concerne le travail et la monnaie,
l’historien de l’économie se fait ici l’héritier des analyses du Capital, mais,
en attirant également notre attention sur la nature, Polanyi ouvre une voie
restée implicite chez Marx. Dans le chapitre qu’il consacre à la question,
il commence par affirmer qu’il en va de même pour la nature et pour le
travail : l’un et l’autre sont également à considérer comme constituant la
substance même du social15, c’est-à-dire comme des réalités qui participent de la dynamique collective. En livrant la terre aux mécanismes du
marché autorégulateur, on a finalement nié la spécificité ontologique de
cette condition première de production en faisant d’elle ce que Polanyi
appelle une « marchandise fictionnelle ».
Si, s’agissant de la main-d’œuvre, notre culture humaniste donne intuitivement du poids à l’argument selon lequel le travail est irréductible
à sa valeur marchande, il n’en va pas de même pour la nature. Il s’agit
au fond d’un ensemble d’objets présents devant nous, disponibles pour
l’appropriation et la transformation et qui ne protestent pas d’eux-mêmes
contre les conséquences de celles-ci. C’est pourquoi la démonstration de
14. Polanyi Karl, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 118.
15. Ibidem, p. 253.
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Polanyi est en réalité assez subtile, voire élusive, quant au statut exact de
la tension entre la fonction de la nature dans l’économie et son statut de
marchandise. Pour la comprendre, il faut y ajouter (ce qu’il ne fait jamais
explicitement) la contradiction matérielle qui existe entre la recherche du
profit tiré de la terre et les limites biophysiques de la nature elle-même.
De la même manière que le travail humain s’épuise, et avec lui la vie
humaine, s’il n’est pas compensé par certaines gratifications biologiques,
psychologiques et sociales, la nature a une vulnérabilité propre à laquelle
on devient aveugle dès lors qu’elle n’entre dans notre conscience économique qu’à titre de ressource productive. Le métabolisme des sols, pour
en rester à la question de l’exploitation agricole, est fait de contraintes systémiques, c’est-à-dire de limites et de seuils de résilience, qui ne peuvent
être pris en charge que si l’on considère la nature comme une condition
de production plutôt que comme une valeur économique « comme les
autres ». Cela signifie que cette condition première doit faire l’objet d’un
entretien spécifique, qui ne peut être pris en considération dans le cadre
de la logique de la marchandise, puisque celle-ci doit avant tout produire
un rendement. Cette contradiction environnementale à laquelle se heurte
la logique du marché, et que toute l’économie écologique redécouvre
aujourd’hui, est au cœur du raisonnement de Polanyi : l’attention et le
travail que requière l’entretien de la nature sont passés sous silence avec
sa marchandisation, et si ce processus enclenche pour un temps un gain
de production, il menace à terme l’équilibre de la nature, et avec lui,
l’équilibre des sociétés qui en vivent.
Si l’on considère à nouveau les éléments apportés par Pomeranz, on
verra que le diagnostic proposé par Polanyi peut s’enrichir. Premièrement,
ses analyses ignorent le rôle joué par cette ressource naturelle curieuse
qu’est le charbon – et après lui le pétrole – dans l’émergence de l’économie
de marché. Comme la notion d’« hectare fantôme » le rappelle judicieusement, les énergies fossiles participent des services que l’économie tire de
la nature, mais sous une forme tout à fait nouvelle : les grandes quantités
d’énergie tirées du charbon, et qui ont permis l’accroissement de la productivité du travail, ne correspondent ni à une intensification de l’effort
humain (sauf pour la catégorie de population particulière que forment les
mineurs) ou animal, ni à une pression plus grande exercée sur les sols. En
quelque sorte, l’usage du charbon correspond à une exploitation invisible
de la nature, parce que différée dans le temps (le charbon s’est formé à partir de forêts vivant il y a 300 millions d’années), qui peut laisser imaginer
un système économique devenu indépendant des contraintes systémiques
de l’écosystème naturel. De la même manière, le recours aux services coloniaux (sous forme de travail gratuit et d’hectares délocalisés) permis par
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l’empire fait sortir de l’horizon ordinaire du consommateur occidental la
dépendance naturelle de l’économie. Cette fois, ce n’est pas dans le temps,
mais dans l’espace, que cette dépendance est déplacée. Si, d’un côté, les
conséquences sont en train d’apparaître sous la forme du changement
climatique provoqué par l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère,
de l’autre, c’est l’équilibre politique entre anciennes colonies et anciens
empires qui émerge comme contrecoup historique. Dans les deux cas,
l’échelle globale des problèmes soulevés est évidente, nous y reviendrons.
Parmi les éléments qui font du capitalisme un système social historiquement spécifique, cette apparente désolidarisation à l’égard des conditions naturelles doit être soulignée. Nous ne pouvons pas discuter ici le
rôle qu’ont pu jouer des facteurs plus proprement culturels, comme l’installation dans la conscience collective occidentale d’une notion objectivée
de « nature », via la science notamment, mais il semble qu’une certaine
logique se dégage si l’on s’en tient au strict registre de l’économie matérielle. La différence qui s’est creusée entre le système économique né dans
l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et tout autre système précédent peut
se concevoir comme une perte de contact entre le cycle de la marchandise,
le cycle du capital et celui de la nature. Alors que leur adéquation avait
longtemps été maintenue par l’effet composé de l’absence des moyens
matériels d’y déroger et du souci collectif d’entretenir les conditions naturelles générales, la rupture que l’on observe avec l’industrialisation (mais
qui n’est devenue véritablement tangible que deux siècles plus tard) tient à
la libération de l’économie à l’égard de contraintes autrefois indépassables.
L’économie de travail et de temps réalisée en n’assurant pas l’entretien
des conditions naturelles de production ainsi que l’intégration au circuit
marchand classique de ces mêmes facteurs ne sont donc pas des aspects
extérieurs et contingents de la dynamique du capitalisme, mais font partie
de ses éléments constitutifs. La façon si particulière qu’a ce système économique de solliciter la nature définit en bonne partie son identité sociohistorique et ses crises actuelles. Or, cette spécificité s’explique en partie
par l’extériorisation des conditions premières et naturelles de production,
par le décrochage de deux sphères (celle des biens échangés et celle du
système biophysique) jusque-là entremêlées. Cette fois, la différence entre
le « rendement et le butin » que l’on évoquait en ouverture, qui ne pouvait
sembler être qu’une intuition fragile, prend toute son épaisseur à partir de
ces données historiques, économiques et simplement matérielles.
Avant d’envisager d’autres conséquences, il faut rappeler que tout un
pan de la théorie économique non orthodoxe fournit d’autres éléments à
l’appui de ces considérations, moins appuyés sur l’histoire que sur la biologie. Marx déjà, à travers la lecture de Liebig ou de Moleschott, identifiait
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P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme
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CE QUE LE CAPITALISME FAIT À LA NATURE
À partir de ce que l’on vient d’établir, la dimension globale du capitalisme que l’histoire a souvent mise en avant nous apparaît d’un point de
vue différent. L’affranchissement à l’égard de l’échelle étatique, l’attention
pour les dynamiques de complémentarité entre centre et périphérie et une
certaine forme d’unification des conditions socio-économiques prennent
en effet une résonnance particulière dès lors que l’on conçoit le déploiement de « l’économie-monde » en référence à l’environnement naturel.
Une première série de conséquences concerne la transformation de
la nature elle-même, c’est-à-dire l’empreinte toute particulière que laisse
le monde capitaliste sur les processus biophysiques qui l’encadrent.
Rappelons tout de même que l’ensemble des systèmes socio-économiques
laissent des traces durables sur la nature : l’anthropisation des milieux
vaut aussi bien pour les sociétés de chasseurs-horticulteurs du bassin
amazonien que pour les sociétés pastorales d’Asie centrale et les sociétés
dites « avancées ». L’histoire des hommes et celle de la nature sont ainsi
intrinsèquement liées, sans exception, et tout n’est à cet égard qu’affaire
de mesure. Mais alors que la notion d’anthropisation n’avait initialement
de signification que par rapport à un état de référence des écosystèmes,
défini par son indifférence aux activités humaines, il apparaît aujourd’hui
que ces processus ont pris une ampleur telle que cet état de référence luimême, à l’échelle globale, apparaît comme une abstraction. L’hypothèse
« Gaïa », forgée dans les années 1970 pour désigner la solidarité planétaire
des équilibres biophysiques20, doit ainsi prendre en compte les transformations systémiques, certainement irréversibles, induites par les activités
16. Foster John Bellamy, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000.
17. Martinez-Alier Juan, Ecological Economics, Energy, environment and Society, Oxford, Basil Blackwell, 1987.
18. Charbonnier Pierre, « De l’écologie à l’écologisme de Marx », Tracés, n° 22, 2012, pp. 153-165.
19. Daly Hermann, Toward a Steady-State Economy, San Francisco, W. H. Freeman, 1973.
20. Lovelock James, La Terre est un Être Vivant : l’Hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 1997.
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ce que l’on peut appeler une « rupture métabolique » entre l’économie
et la nature16 ; après lui, une tradition de pensée bioéconomique a pris
forme, pour ensuite s’instituer sous le nom d’ecological economics17. Que
ce soit du côté de l’interprétation de Marx ou de la théorie économique
postérieure, ce que l’on peut appeler une histoire naturelle du capitalisme
est apparue, qui complète les éléments issus des sciences historiques18. Il
faut mettre au crédit de l’une comme de l’autre une rupture de paradigme
dans la connaissance et la critique du capitalisme, dont l’élément central
est le rappel d’une limitation fondamentale des capacités de charge de la
nature19, qui vient contredire l’idéal de croissance indéfinie ancrée dans
nos habitudes économiques.
histoire globale
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humaines, dont on rend compte aujourd’hui par le terme (introduit par le
Prix Nobel de chimie Paul Crutzen) d’« anthropocène » : l’homme est désormais un agent géologique. Au-delà de l’usage qui est généralement fait
de ces notions pour frapper l’imaginaire consumériste, il faut reconnaître
qu’elles mettent remarquablement en lumière l’adéquation contemporaine
entre la mondialisation de l’économie et celle de l’environnement. Car on
ne peut s’en tenir à l’évidence abstraite selon laquelle « la nature », au sens
purement physique du terme, serait d’emblée et par définition une réalité
globale, partout la même, homogène. Affirmer que c’est aujourd’hui le
cas, plus spécifiquement de l’environnement, c’est-à-dire des conditions
d’existence des hommes en général, cela suppose d’une certaine manière
que la nature n’est véritablement globale que via l’homme et ses activités.
Ce n’est en effet que très tardivement que tous les hommes se sont
trouvés dans un environnement unifié par la circulation des conséquences
lointaines de leurs activités : le passage d’un nuage radioactif, la modification des conditions climatiques, de la structure chimique des sols, l’accès à
l’eau sont autant d’éléments socio-environnementaux dont la logique réside désormais à une échelle globale. Autrement dit, alors que toute forme
sociale et économique « classique » façonne l’environnement dans des
proportions limitées, seul le capitalisme le façonne à l’échelle mondiale.
D’une part, parce que sa logique même repose sur une distribution globale
des activités, donc des formes de sollicitation de la nature, et, d’autre part,
parce que la consommation massive d’énergie fossile dont il est tributaire
est un agent écologique incomparablement plus puissant que ceux connus
auparavant. En outre, des innovations techniques telles que les DDT et
autres pesticides, les CFC (chlorofluorocarbures), ainsi que de nombreux
autres compléments chimiques à la production agricole ou industrielle
sont venus compléter cette capacité technique et sociale à produire une
nature unifiée. Certains historiens de l’environnement expriment très bien
cette nature globalisée en déclinant ces transformations de la nature à la
manière des penseurs antiques, c’est-à-dire en adoptant la classification
des éléments : l’eau, l’air, la terre, en tombant sous l’emprise des activités
économiques, entrent dans une nouvelle temporalité, sociale cette fois, et
une nouvelle échelle spatiale21.
Il faut toutefois préciser que, si l’on peut parler d’une unification des
conditions environnementales, au sens où elles ne prennent aujourd’hui
sens qu’à l’échelle globale, cela ne signifie pas que ces conditions soient
égales partout dans le monde. Au contraire, la dynamique de complémentarité entre centre et périphéries a donné une tournure décisive à la
distribution des modifications écologiques – et donc des conditions d’exis21. McNeill John, Du Nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010.
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tence collective. Au fond, l’une des conséquences indirectes du travail de
Pomeranz est de suggérer que le pôle européen qui a vu naître l’économie
de marché, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort écologique (c’est-à-dire énergétique) nécessaire au décollage économique, a
réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle
politique. Ce faisant, il déplaçait également les conséquences écologiques
de ses propres transformations économiques et différait du même coup
l’inévitable crise environnementale. Cette inégale répartition des efforts
écologiques se traduit aujourd’hui par une exposition elle-même différenciée des populations aux risques et aux vulnérabilités, inégalité que la
littérature philosophique et politique ressaisit sous la notion d’échange
(ou de développement) inégal, et à laquelle elle répond à travers celle de
justice environnementale. Ces travaux expriment remarquablement le lien
que l’on tentait de dégager en introduction entre l’épreuve collective de la
nature, qui contribue à définir la condition sociale, et les transformations
induites par le capitalisme mondialisé.
Dans ce cadre, une première série de réflexions concerne l’expérience
que les communautés humaines ont fait des changements économiques
et écologiques survenus avec le développement du système-monde. À
propos de l’Inde, l’historien Ramachandra Guha a, par exemple, suivi les
transformations qui ont mené le système agricole vers une production
massivement destinée à l’exportation (de bois notamment) et a analysé les
mutations sociales qui leur sont liées22. L’intégration à l’économie mondiale entraîne en effet une spécialisation progressive de l’activité, qui affecte non seulement le mode de subsistance local, mais aussi les structures
traditionnelles du rapport à la nature. Dans la mesure où celles-ci sont
originairement solidaires des formes sociales en général, via la division du
travail et les représentations de l’environnement, c’est l’identité collective
qui se trouve profondément affectée et déstabilisée. La dépendance à
l’égard des pôles occidentaux de la globalisation n’est donc pas seulement
une affaire de prix des marchandises, mais concerne les dimensions culturelles des communautés impliquées. Ces travaux, qui ont pu être menés à
propos d’autres régions du monde, avec leurs spécificités23, montrent bien
qu’une histoire des périphéries du capitalisme, loin d’être elle-même d’un
intérêt périphérique, permet d’approfondir la conception que l’on s’en
donne ordinairement. Car, en adoptant le point de vue de ceux qui ont été
en situation de fournir l’effort énergétique d’appoint pour le décollage du
capitalisme, on fait du même coup réapparaître la dimension écologique
22. Gadgil Madhav et Guha Ramachandra, This Fissured Land : Ecological History of India, Delhi, Oxford University Press, 1992.
23. Voir Bunker Stephen, Underdeveloping the Amazon. Extraction, Unequal Exchange, and the Failure of the Modern State, Urbana,
University of Illinois Press, 1985, pour l’Amazonie, et Guha Ramachandra et Martinez-Alier Juan, Varieties of Environmentalism.
Essays on North and South, London, Earthscan Publications, 1997.
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de ce phénomène historique, dont l’effacement avait été l’une des conditions de possibilité.
Mais on ne peut se contenter d’une perspective qui ferait de l’histoire
environnementale un élément de plus pour une histoire mondiale des
formes de domination. En effet, la distribution des efforts économiques
et écologiques donne lieu à des expériences sociales positives, tendant
à répondre de façon, là encore, spécifique aux transformations vécues.
Les auteurs déjà mentionnés ont, par exemple, souligné l’originalité des
mouvements environnementalistes nés aux marges du système-monde24,
et plus particulièrement leurs différences avec l’environnementalisme
occidental25. Si, pour nous, la protection de la nature s’est généralement
formulée comme une tentative de conserver des zones de nature sauvage
vierges de toute emprise humaine, il est possible d’y voir le simple reflet
inversé de notre tendance à ne solliciter la nature que sous une forme
prédatrice. Au contraire, l’environnementalisme du Sud s’appuie sur la
différence qui s’est creusée entre l’usage traditionnel du milieu naturel
et ses nouveaux avatars apparus avec l’économie de marché : ce qui est
à protéger, dans cette perspective, ce sont plutôt des formes de solidarité
socio-environnementale garantissant la coexistence de tous dans un milieu
donné que l’image toujours un peu illusoire de la « nature elle-même ».
Pour en rester au cas de l’Inde, le lien entre les structures sociales classiques
et l’usage maîtrisé de la nature a permis de réinjecter les luttes féministes
dans le mouvement écologiste26. Dès lors que le rôle des femmes dans
l’entretien des conditions de production est reconnu et que la nouvelle
division du travail imposée par l’économie d’exportation perturbe ces
tâches, la réponse politique prend la forme d’une convergence des luttes,
qui témoigne de l’inséparabilité entre le social et le naturel.
Ces différences entre plusieurs versions de l’environnementalisme
jouent un rôle essentiel dans la reformulation de la conscience écologique
« occidentale », désormais consciente de ses limites initiales. L’écologie politique ne se conçoit plus seulement comme une lutte pour la nature, mais
comme la réponse aux formes de dépossession qu’entraînent les mutations
économiques, et qui affectent indissociablement l’accès aux ressources et
la conscience collective de soi comme communauté. La nature globale
produite par le capitalisme fait donc émerger des mouvements sociaux
eux-mêmes globaux, dans la mesure où leurs contours épousent ceux des
mutations socio-environnementales contemporaines.
24. Guha Ramachandra, Environmentalism. A Global History, New York, Longman, 2000.
25. Guha Ramachandra, « Environnementalisme radical et préservation de la nature sauvage : une critique de la périphérie », in
Hache Émilie (dir.), Écologie Politique, Cosmos, Communautés, Milieux, Paris, Amsterdam, 2012, pp. 155-170.
26. Mies Maria et Shiva Vandana, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998.
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27. Hornborg Alf, Carol Crumley (eds), The World System and the Earth System. Global Socioenvironmental Change and Sustainability since the Neolithic, Walnut Creek, Left Coast Press, 2006 ; et Hornborg Alf, Martinez-Alier Joan, McNeill John (eds), Rethinking
Environmental History. World System History and Global Environmental Change, Lanham, AltaMira Press, 2007.
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L’enjeu central visé ici est au fond très bien synthétisé par la trilogie des
marchandises fictionnelles proposée par Polanyi. En ajoutant aux thèmes
classiques de l’accumulation du capital et de l’aliénation du travail celui de
la surexploitation de la nature, il permet d’enrichir notre compréhension
du capitalisme mondialisé. Non seulement, en effet, c’est un nouveau
moteur historique qui s’ajoute à notre grille de lecture historiographique,
mais aussi un domaine dans lequel des savoirs critiques peuvent être élaborés. Cette perspective, dont on a tenté de donner les caractéristiques théoriques principales, a donné lieu à des réalisations déjà très abouties27, qui
laissent espérer un renouvellement profond de la pensée environnementale. Désormais ancrée dans une forme de connaissance socio-historique,
elle n’en passe plus seulement par une définition abstraite de la nature et
de sa valeur, mais identifie des contradictions inhérentes à la dynamique
conjointe du naturel et du social, rendant visibles les réactions collectives
concrètes nées de ces contradictions. n
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