Introduction
____________________________________________________
Il faisait beau le 1er mai 1961. Maurice Merleau-Ponty avait déjeuné, avant une
promenade dans les bois environnants, à Guitrancourt, chez Jacques Lacan. Madeleine
Chapsal, l’écrivain, était présente. Elle relate avec émotion la dernière image qu’elle a
de cet homme, le soir même, debout sur la plate-forme arrière d’un bus, agitant la main
en signe d’adieu, « un brin de muguet offert par Lacan à la boutonnière ».1 Elle prend
soin de préciser qu’à l’époque il était si absorbé par la rédaction de son grand ouvrage
qu’il ne voyait presque plus personne. Il avait cependant fait une exception « pour venir
déjeuner chez ses bons amis. »2 Deux jours plus tard Maurice Merleau-Ponty décédait.
Maurice Merleau-Ponty et Jacques Lacan c’est l’histoire d’une amitié
surprenante, improbable, tant ils semblent être l’antithèse l’un de l’autre. Evoquant
Merleau-Ponty, Madeleine Chapsal dresse le portrait d’un homme discret, sympathique,
attentionné, simple et empreint d’une grande gentillesse. Un homme sûr de sa valeur
mais qui « ne jouait jamais sur l’esbroufe et n’avait aucun sens de la publicité. »3 Ce
n’est certes pas l’image qu’on peut se faire de Jacques Lacan. « La première fois que je
le vis », dit-elle, « il portait une perruque rousse et hirsute, et il m’invita à danser.
C’était une soirée de « têtes », organisée par les Temps modernes. Je m’étais refusé à
m’en faire une, mais celle du célèbre psychanalyste me donna de lui une image que je
ne perdis jamais : c’était un fantaisiste ! »4. Il avait un sens aigu de la publicité ajoute-t-
elle, utilisant les mêmes termes comme pour mieux accentuer le contraste. Mais cette
femme, qui connaissait personnellement les deux hommes, nous apprend que c’était
précisément dans sa maison de Guitancourt que Lacan était véritablement lui-même ; en
ce lieu, l’authenticité d’une rencontre était donc possible. Cette amitié était solide.
1 Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique…, Paris, Grasset, 1984, p. 74. Madeleine Chapsal a
travaillé à l’Express de 1953 à 1979, ce livre est un recueil de ses entretiens avec des grandes figures
littéraires publiés dans cet hebdomadaire. Parmi les personnalités interviewées : Jacques Lacan en mai
1957 et Maurice Merleau-Ponty en février 1958.
2 Id.
3 Id., p. 71
4 Id., p. 29