ÉMILE DURKHEIM ET MARCEL MAUSS Étude d`épistémologie

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DOMINIQUE MORIN
ÉMILE DURKHEIM ET MARCEL MAUSS
Étude d’épistémologie historique sur l’émergence de la tradition
de recherche des sciences contemporaines
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
Département de sociologie
FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
OCTOBRE 2003
© Dominique Morin, 2003
Résumé
Entre la fin du XIXe siècle et la seconde guerre mondiale, les sciences ont été bouleversées
par la critique de la logique expérimentale du progrès et par la remise en question du
déterminisme qui structuraient et justifiaient la recherche des lois de la nature. Ces
événements ont marqué et catalysé un mouvement général de réorganisation de la
recherche, de révision de ses visées de connaissances, de ses méthodes, des intentions
pratiques de la science et de ses significations. Ce mémoire apprécie l’apport de cet épisode
de l’histoire des sciences à travers les transformations de la sociologie de Émile Durkheim
et Marcel Mauss, héritiers de la tradition des sciences modernes ayant contribué à
l’élaboration des cadres actuels de la recherche. Rapprochée d’autres entreprises savantes,
l’étude de ce cas alimente des discussions plus générales sur le progrès des sciences et la
vocation morale de la recherche contemporaine.
Abstract
Between the end of the nineteenth century and the Second World War, science has been
shaken by criticism which aimed at experimental logic and determinism. Both principles
structured and justified research on the laws of nature. These events have provoked a
general movement in the reorganisation of research, in the revision of its objectives and its
methods, as well as the practical intentions of science and its meaning. This study evaluates
the contribution of this episode in the history of science through the changes in the
sociology of Émile Durkheim and Marcel Mauss. While taking into consideration other
scientific projects, this case study provides more general reflections on the progress of
science and the moral purpose of contemporary research.
Remerciements
C’est au dépôt du mémoire que s’apprécie le mieux le plaisir qu’on a eu à s’y consacrer et
l’apport des détours qu’on avait considérés comme des égarements. L’événement met un
terme à ce qui aura été jusqu’ici le plus sinueux, le plus atypique, mais aussi le plus riche
de mes cycles d’étude. Plusieurs personnes ont facilité l’accomplissement de ce projet et je
leur en suis reconnaissant.
Dès mon entrée à l’université, M. Olivier Clain s’est imposé à mes yeux comme un modèle
de libre-penseur discutant sans prétention des questions qui ont tourmenté les monuments
de la philosophie, de la psychologie et des sciences sociales. En peu de temps, il est devenu
un conseiller rassurant pour mes lectures et mes études, ainsi qu’un critique honnête et
respectueux de mes travaux. Pour ce mémoire, j’ai eu l’honneur de sa direction rigoureuse
et érudite, non dogmatique et délicate. Interlocuteur agréable et de haut calibre, il a été
présent lorsqu’il le fallait, pour le mémoire et pour les à côtés. Le soutien d’un directeur
estimé fut le meilleur antidote aux doutes du thésard ; son intérêt, sa confiance et ses
attentes élevées, une motivation supplémentaire à donner ma mesure.
Sans le séminaire de Mme Sylvie Lacombe, mon jeune esprit porté vers la théorie ne se
serait peut-être jamais arrêté sérieusement à l’œuvre de Marcel Mauss. En plus de la
découverte du terrain de ce mémoire, je lui dois une saine conversion à une sociologie qui
apprécie la complexité des faits sans abandonner l’ambition d’une compréhension générale.
L’intérêt qu’elle a porté aux premières esquisses de ce projet suffisait pour contrer un
éventuel essoufflement. J’ai fait d’elle un des principaux destinataires de ce mémoire
qu’elle a généreusement accepté d’évaluer malgré son mois de septembre chargé et
l’urgence de mon dépôt final : bourse doctorale oblige. J’espère que ce qu’elle y trouvera
lui rendra un peu de ce que je lui dois.
Également très occupé, M. Alain Caillé a aussi accepté d’évaluer ce mémoire. Nous
n’avons pas eu l’occasion de faire connaissance, mais ses travaux sur l’apport de la
REMERCIEMENTS
iv
sociologie maussienne et ceux qu’il a dirigés ont été des sources d’inspiration. J’aurai la
chance de profiter de sa co-direction au doctorat à Paris.
Bien qu’il n’en soit nulle part question dans le texte, deux expériences de travail ont
alimenté mes réflexions sur les sciences contemporaines et ont contribué à accroître la
profondeur et à améliorer la présentation de ce mémoire. Ayant participé pendant deux ans
au projet de recherche La banlieue revisitée de Mmes Andrée Fortin, Carole Després et
Geneviève Vachon, j’ai eu l’occasion de baigner dans un groupe de recherche où
sociologues, architectes, psychologues, géographes et urbanistes cuisinent ensemble.
C’était une auberge espagnole dans laquelle tous mettaient en commun leurs
questionnements, leurs préoccupations, leurs expertises, leurs découvertes et où étaient
régulièrement invités ceux qui font la banlieue : des représentants des municipalités, des
paliers de gouvernements, des comités de citoyen, du service de transport en commun, des
médias, etc. La transdisciplinarité et la conjugaison des soucis de comprendre et d’être utile
n’y étaient pas des abstractions. Traitant leurs assistants comme de véritables chercheurs,
moins expérimentés il va de soi, Mmes Fortin, Després et Vachon ont eu l’amabilité de
m’initier aux colloques et à l’art des communications et de la publication. Ce n’est pas peu
de chose pour quelqu’un qui commence et je leur suis reconnaissant.
Par la suite, M. Denys Delâge m’a donné l’occasion de gérer avec lui le Laboratoire de
recherche en sociologie, l’équivalent de quatre cours normaux du premier cycle où les
étudiants font l’expérience d’une enquête en commandite. L’enseignement de la recherche
me permettait de poursuivre mes réflexions en compagnie d’un mentor m’encourageant à
tout faire vite et bien pour « ne pas gaspiller ma belle jeunesse ». L’aventure du
Laboratoire s’est poursuivie l’année suivante en complicité avec M. Jean-Jacques Simard
qui m’a invité à être bachelier dans l’atelier d’un maître artisan exigeant et convaincu des
vertus de l’apprentissage sur le métier. Son enseignement posant la théorie, la
méthodologie, la technique, l’esthétisme et la morale professionnelle comme des
dimensions inextricables de la recherche n’a pas été sans influence sur l’esprit dans lequel
j’ai rédigé ce mémoire. Soucieux de la réussite de mes travaux personnels, et plus
largement de ma formation, il m’a offert de commenter mes ébauches, s’informait
périodiquement de l’avancement du projet, et ne ménageait ses encouragements et ses
REMERCIEMENTS
v
taquineries me mettant au défi de l’impressionner. Il m’a aussi laissé terminer ma rédaction
l’esprit tranquille dans les derniers mois de l’été, même si ma présence aurait été encore
utile à l’atelier.
Ma conjointe, Mélanie Bédard, m’a accompagné d’un bout à l’autre du voyage, des
angoisses de la définition d’un projet de recherche à la course folle en vue de déposer le
mémoire à temps pour l’obtention de nos bourses de doctorat. Ce fut la principale victime
de mes tourments, de mes moments de fatigue, de mon « râlage » occasionnel et de mes
interminables journées de rédactions. Elle a lu, sinon entendu et commenté ce mémoire
pièce par pièce, dans le fouillis du chantier. Que de patience et de douceur réconfortante.
Le support de mes parents a aussi été d’une valeur inestimable. À quelques reprises cet été,
ils m’ont prêté le chalet et reçu à la maison pour que je change d’air et puisse écrire plus, et
plus concentré. Inquiète, ma mère s’est informée régulièrement de ma progression, de mon
moral et de ma santé, me rappelant que je dois aussi prendre soin de moi. Ils n’ont jamais
douté que les études universitaires c’est du travail et le font comprendre à tous ceux qui
sourcillent en apprenant que je suis encore à l’école dans la mi-vingtaine.
Et puis il y a le reste de mes proches, frère, sœur et amis, qui ont cru en la pertinence d’un
projet dont ils ne pouvaient pas toujours saisir les tenants et aboutissants. Je tiens à
accorder des remerciements particuliers à quelques-uns d’entre eux. Guy Labrecque, mon
premier partenaire de recherche au baccalauréat devenu professionnel de la gestion des
études, a été du début à la fin un guide et un allié sans égal dans les méandres de la
bureaucratie universitaire. Dave Tanguay, qui finira bon troisième de notre course au dépôt
du mémoire, nous a accompagné dans nos soirées d’écriture et, avec Mélanie et Martin
Bussière, a critiqué les premières versions de ma communication exposant les grandes
lignes des chapitres IV, V et VI au congrès de l’ACFAS. Simon-Louis Lajeunesse a
conservé précieusement des copies de sûreté de mes ébauches et Vincent Labbé m’a donné
deux jours de son temps pour relancer au plus vite ma rédaction interrompue par un bris
d’ordinateur portable.
Enfin, je tiens à remercier le fond FCAR pour son investissement dans cette étude et dans
tout ce que j’ai pu faire à côté.
La recherche de la vérité n’est pas morale,
en elle-même et pour elle-même ; tout dépend
du but dans lequel elle est poursuivie. Elle
n’est vraiment et pleinement morale que
quand la science est aimée à cause des effets
bienfaisants qu’elle doit avoir pour la
société, pour l’humanité. Mais d’un autre
côté, l’abnégation du savant, passionné pour
sa science, ressemble trop, par le processus
mental qu’elle implique, à l’abnégation
proprement morale pour ne pas participer,
en quelque mesure, des sentiments que celleci inspire. Elle se colore donc de moralité.
Émile Durkheim
Nous assistons à l’émergence d’une science
qui n’est plus limitée à des situations
simplifiées, idéalisées, mais nous met en face
de la complexité du monde réel, une science
qui permet à la créativité humaine de se vivre
comme l’expression singulière d’un trait
fondamental commun à tous les niveaux de la
nature.
Ilya Prigogine
Table des matières
Introduction............................................................................................................................1
Dans la foulée des commentateurs de Durkheim et de Mauss......................................1
Réfléchir au sens moral de la recherche scientifique et apprécier le progrès des
sciences depuis la fin du XIXe siècle................................................................................6
PREMIÈRE PARTIE : Problèmes à l’étude ........................................................................9
CHAPITRE I : Le sens moral de la recherche scientifique ........................................10
Le dépassement épistémologique de la conception moderne des sciences ..................10
La vocation des sciences selon Max Weber .................................................................14
Étudier le sens moral d’une institution contemporaine ?..............................................18
De la pensée idéologique au printemps de la réflexion éthique ...................................22
Réfléchir au sens moral de la recherche scientifique contemporaine ...........................24
CHAPITRE II : Le progrès des sciences ......................................................................29
Progresser grâce à l’épreuve des faits...........................................................................29
Quand l’évidence devient problématique .....................................................................30
Thomas S. Kuhn : la science normale, les paradigmes et les révolutions scientifiques
......................................................................................................................................34
Karl R. Popper : le développement de la connaissance objective ................................38
Imre Lakatos : la méthodologie des programmes de recherche....................................46
Paul Feyerabend : l’anarchisme méthodologique et l’anthropologie des sciences.......52
David Bloor, Bruno Latour et Isabelle Stengers : la sociologie de la connaissance et les
traditions de recherche scientifique ..............................................................................57
Comprendre le progrès dans le passage des sciences modernes aux sciences
contemporaines .............................................................................................................64
CHAPITRE III : Le développement historique de la pensée scientifique.................67
Émile Durkheim et Marcel Mauss : concevoir la pensée comme une construction
historique collective......................................................................................................69
Jean Piaget : la structuration progressive de la pensée cognitive, opératoire et morale
......................................................................................................................................71
Décortiquer le projet durkheimien pour mieux en saisir l’unité ...................................75
DEUXIÈME PARTIE : L’entreprise scientifique d’Émile Durkheim et Marcel Mauss .76
CHAPITRE IV : La fondation de la sociologie durkheimienne (1885-1895)............77
Contexte biographique..................................................................................................77
Inscrire la sociologie dans la conception comtienne des sciences................................84
Rappeler, sans le calquer, l’exemple de la biologie......................................................99
Adapter la méthode expérimentale à la recherche de lois sur le terrain .....................117
Pour l’hygiène sociale et l’enseignement scientifique de la morale ...........................123
Éveiller les modernes à la clarté et au sens de la responsabilité collective ................128
CHAPITRE V : L’autonomisation de la science des phénomènes collectifs (18961917) ...............................................................................................................................131
Contexte biographique................................................................................................131
Les conceptions de la vie sociale et de son rapport avec la vie individuelle..............138
La vie sociale issue des milieux moraux ....................................................................140
La participation aux institutions, faits de civilisation .................................................154
Des moments d’effervescence créatrice et tonifiante .................................................167
Les cadres naturels de la sociologie............................................................................175
Les révisions de la méthodologie des Règles..............................................................184
Inciter et instruire du passé la réflexion collective sur l’avenir..................................189
CHAPITRE VI : Comprendre des totalités anthropologiques et historiques (19201941) ...............................................................................................................................198
Contexte biographique................................................................................................198
La découverte de la contingence historique et de ses implications ............................207
La collaboration des sciences anthropologiques pour comprendre l’homme total.....217
L’approche totalisante des phénomènes sociaux et la critique des divisions internes de
la sociologie ................................................................................................................225
La théorie au service d’une science descriptive..........................................................230
Le savant allant librement aux devants du politique...................................................232
Conclusion..........................................................................................................................240
Un modèle de scientificité pour la postérité................................................................240
Un nouveau mode d’appréhension de la nature auquel parviennent également les
sciences physiques .........................................................................................................243
De la tradition moderne à la tradition contemporaine des sciences.........................246
La représentation de la nature et de son devenir : du déterminisme au probabilisme 246
Les formes de savoir et l’approche méthodologique : de l’explication générale à la
compréhension ............................................................................................................247
La délimitation des problèmes et l’organisation de la recherche : du mouvement des
enclosures disciplinaires au décloisonnement cadastré ..............................................248
Le mode de production de la théorie et son rôle : de l’interprétation cohérente des
expérimentations à l’organisation de l’observation ....................................................249
Les applications pratiques des études : de l’assurance à l’incertitude ........................250
Une vocation morale pour les sciences contemporaines............................................251
Appendices..........................................................................................................................254
1 – L’apport des travaux d’Émile Durkheim et Marcel Mauss pour l’étude de
l’évolution socio-historique de la pensée.....................................................................254
La conception kantienne de la pensée.........................................................................254
La critique durkheimienne de l’apriorisme des structures de la pensée .....................255
Étudier l’évolution socio-historique de la pensée.......................................................260
L’héritage durkheimien pour l’étude de l’histoire des idées ......................................265
2 – Les études de Jean Piaget sur la structuration de la pensée ...............................266
La psychologie génétique, science du développement mental ...................................267
L’épistémologie génétique, science du développement de la connaissance...............274
Bibliographies des textes cités d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss..........................279
Recueils de textes ..........................................................................................................279
Liste des textes cités ......................................................................................................279
Bibliographie des autres textes cités ou consultés ............................................................288
Introduction
Dans la foulée des commentateurs de Durkheim et de Mauss
La distance entre les travaux de Durkheim et ceux de Mauss est un thème récurrent chez les
commentateurs de l’École française de sociologie. À prime abord, Mauss peut sembler être
à Durkheim ce qu’Aristote est à Platon : son plus proche disciple et le plus hétérodoxe.
Certains comme Jean Cazeneuve et Claude Lévi-Strauss ont évoqué une différence de
style : Durkheim ayant l’esprit plus athlétique, porté vers la synthèse théorique ; Mauss
étant plus intuitif, plus esthétique, moins doctrinaire. D’autres ont aussi interprété cette
distance comme le résultat d’une évolution de la sociologie durkheimienne, dont le premier
était le fondateur et le second, le principal continuateur. Cette lecture, qui dépeint leur
œuvre comme un chantier commun au lieu d’y voir deux systèmes d’idées arrêtées ayant
pris plusieurs années à s’exposer1, ne date pas d’hier. Sans nier les différences de
personnalité et de formation donnant une couleur particulière à leurs travaux respectifs, ni
négliger les motivations premières qui ont lancé leur projet d’une sociologie expérimentale,
lire l’œuvre chronologiquement et en situer historiquement les développements rend sa
progression plus évidente, et son contenu plus clair et cohérent. C’est aussi en procédant
ainsi qu’on saisit que la sociologie durkheimienne participe d’une révolution silencieuse
des sciences ayant eu lieu entre la fin du XIXe siècle et la seconde guerre mondiale.
1
Personne ne le dit de façon aussi crue, mais c’est bien ce que supposent les portraits critiquant les
contradictions entre les premiers et les derniers textes de Durkheim, ou s’étonnant que Le suicide et les
ouvrages ultérieurs des durkheimiens ne suivent pas religieusement les principes énoncés dans Les règles de
la méthode sociologique. Je pense aussi au chapitre sur Durkheim dans Les étapes de la pensée sociologique
(ARON, 2000) qui ne soupçonne pas que celui-ci ait pu revenir sur ses premières vues ; et à l’ouvrage de JeanClaude Filloux (1977) qui cherche la clef de la sociologie durkheimienne seulement dans ses intentions
premières, dans ses origines juives, et qui postule une fidélité du sociologue à son appareil conceptuel au prix
de contradictions, d’une imperméabilité aux travaux de certains de ses contemporains et d’un refus de
considérer les travaux de Marx. Malheureusement la caricature d’un Durkheim qui aurait écrit pendant plus
de trente ans sans réviser ses premières idées est encore trop présente dans les salles de classe et les
publications récentes. Les analogies entre la vie sociale et la vie organique font sourire, on oppose le
déterminisme mécanique des premiers textes de Durkheim à l’explication par les « raisons de l’acteur », et on
oublie le reste de l’œuvre, satisfait de ne plus en être là, mais peinant souvent à réinventer la roue.
Heureusement, cette attitude vis-à-vis les classiques n’est pas généralisée.
INTRODUCTION
2
Dans une communication à Oxford en 1952, Louis Dumont décrit l’œuvre de Mauss
comme un épisode progressif d’une science en devenir. Revoyant les cadres durkheimiens
de l’observation des phénomènes sociaux, la sociologie maussienne dépasse l’ambition de
résumer la vie sociale en un système théorique. C’est avec le neveu qu’on est passé à
« l’étape expérimentale de la sociologie », où « les deux processus de l’expérimentation et
de la conceptualisation ne sont pas séparés », où « l’expérience ne décide pas seulement
d’une hypothèse, mais réagit sur les concepts eux-mêmes et contribue en fait à la
construction de concepts scientifiques. » (DUMONT, 1990, p.19-20.) Aux yeux de Dumont,
Mauss fait progresser les sciences sociales par rapport aux travaux de ses prédécesseurs. La
relève devrait prendre connaissance de son apport, en reconnaître les implications, et
poursuivre sur sa lancée.
Il se trouve que nous venons tout juste de découvrir certaines des conditions
d’une science de la société. Nous n’avons pas à continuer automatiquement
comme s’il ne s’était rien passé, ni non plus à nous retourner vers un mode
de pensée tout différent, mais seulement à poursuivre en reconnaissant les
conditions nouvelles qui commandent une nouvelle étape du
développement. (DUMONT, 1990, p.20.)
En 1965, Jean Duvignaud dégage aussi quelques indices d’une évolution dans la pensée de
Durkheim. Dans la préface de la seconde édition des Règles de la méthode sociologique
(DURKHEIM, SPR) parue en 1901, il ne définit plus la sociologie comme la science des
phénomènes sociaux contraignant la vie individuelle, mais comme l’étude des institutions,
de leur genèse et de leur fonctionnement « que les individus trouvent devant eux et qui
s’imposent plus ou moins à eux » (DURKHEIM cité dans DUVIGNAUD, 1965, p.36). Cette
redéfinition de la sociologie marque selon Duvignaud un changement de programme. La
réorientation du projet durkheimien est également perceptible dans la promotion du
corporatisme comme mode d’intégration des sociétés modernes entre 1898 et 1902, alors
que dans les textes antérieurs, la solidarité qui devait lier les modernes à leur société est
pensée comme le résultat naturel d’une spécialisation croissante des fonctions sociales
excitant les échanges. L’idée d’une révision des premières conceptions de Durkheim est
avancée sans être développée. En 1969, dans son introduction au Journal sociologique, un
INTRODUCTION
3
recueil d’articles et de notes de Durkheim paru dans l’Année sociologique, Duvignaud
justifie la pertinence de cette publication en indiquant que les textes qui s’y trouvent
permettent de suivre le trajet d’une « pensée vivante », critique d’elle-même (DUVIGNAUD,
1969, p.7) :
les études et les notes de l’Année sociologique revêtent une importance
épistémologique importante : on y suit le cheminement de la réflexion, les
doutes, les hésitations, les affirmations. L’on y comprend les difficultés. Il
s’agit d’un véritable journal sociologique dominé par des préoccupations
épistémologiques. Une science s’y constitue dont le principe est
perpétuellement inachevé puisqu’elle se remet elle-même perpétuellement
en question (DUVIGNAUD, 1969, p.26).
Les commentaires de Victor Karady, un autre artisan du rassemblement des textes moins
connus de Durkheim et de Mauss dans les décennies 1960 et 1970, vont dans le même sens
que ceux de Dumont et de Duvignaud. La caricature d’un Durkheim prophète et philosophe
doit être abandonnée pour mieux apprécier « le caractère expérimental et inachevé » de son
œuvre (KARADY, 1975, p.8). Et la sociologie de Mauss, dans les années 1920, dépasse celle
du maître en remaniant et en élargissant son cadre théorique, notamment en appliquant les
principes de la sociologie à des réalités humaines qui semblaient jusqu’alors leur échapper
(KARADY, 1968). Développant l’idée d’une diversité possible de modalités du fait social, le
neveu se libère aussi du postulat d’un déterminisme causal de la vie collective qui hantait
les travaux de Durkheim (KARADY, 1968). « Écart manifeste donc, sinon rupture latente
par rapport à l’œuvre de son oncle, voilà qui caractérise l’action intellectuelle de Mauss
dans l’École durkheimienne » selon Karady (cité dans MARCEL, 2001, p.27).
Plus récemment, quelques auteurs ont revisité la question de l’évolution de l’École
française de sociologie. Parmi les travaux les plus importants, la biographie de Mauss écrite
par Marcel Fournier (1994) relate la collaboration serrée de l’oncle et du neveu, l’inscrit
dans son contexte historique et dégage quantité d’indices de l’évolution de leur projet
scientifique commun dont la révision se poursuit après la mort de Durkheim. L’Invention
du social de Laurent Mucchielli (1998) remonte aux sources de la sociologie scientifique
française et suit, jusqu’en 1914, les polémiques à travers lesquelles les durkheimiens ont
INTRODUCTION
4
précisé leurs conceptions et leurs approches méthodologiques des phénomènes sociaux.
Alain Caillé, Bruno Karsenti et Camille Tarot ont aussi senti le mouvement progressif de la
sociologie durkheimienne détecté par Dumont, Duvignaud et Karady. Le premier travaille
depuis quelques années à dégager des travaux de Mauss une manière d’interroger la réalité
sociale historique qui supplante les explications individualistes des phénomènes sociaux et
celles qui rapportent les actions individuelles à un ordre institutionnel préexistant. Caillé
trouve dans la sociologie maussienne l’approche compréhensive des individualités
historiques de Max Weber conciliée avec la recherche durkheimienne des invariants de la
vie sociale. Selon lui, la postérité et l’histoire des idées sociologiques ont sous-estimé
l’apport de l’œuvre de Mauss qui « devrait lui valoir les premières marches du podium » au
Panthéon des sciences sociales, « à égalité avec Durkheim et Weber, voire avant eux. »
(CAILLÉ, 1996, p.182) Leurs travaux (CAILLÉ, 2000 et 1996 ; KARSENTI, 1997 et 1996 ;
TAROT 1999 et 1996) discutent de l’affirmation chez Mauss d’une théorie du symbolisme
commençant à se dessiner du vivant de Durkheim. Ils notent également chez le neveu le
dépassement des oppositions entre l’individuel et le social, l’égoïsme et l’altruisme ;
l’abandon de la distinction des faits sociaux normaux et pathologiques ; et le
développement d’une approche totalisante de l’homme et des phénomènes sociaux. Pour
marquer la distance entre les premiers travaux de Durkheim et les derniers de Mauss, Tarot
(1996) remarque justement en conclusion d’un article que leur sociologie a connu une
transformation analogue à celle qui a révolutionné la physique et l’astronomie lorsque ces
sciences ont remis en question le déterminisme newtonien.
On a identifié jusqu’ici des indices de son évolution : des notions changeant de
signification au fil des textes, une modération de l’analogie entre les phénomènes sociaux
et biologiques, l’apparition d’interprétations interactionnistes de la vie sociale absentes des
premiers textes, des révisions méthodologiques, une extension progressive du domaine de
la sociologie, une modification des rapports de la sociologie avec l’histoire et la
psychologie, l’abandon du projet initial d’hygiène sociale, etc. Seulement, ces indices
présentés séparément, la compréhension du mouvement d’ensemble nous échappe.
Généralement sous le mode de discussions philosophiques ou d’analyses littéraires, les
commentaires discutent de thèmes de l’œuvre, comparent des textes particuliers pour voir
comment ils s’éclairent ou se contredisent, critiquent leur contenu, situent les propos dans
INTRODUCTION
5
leur contexte polémique, montrent comment les classiques donnent de l’autorité à leur
propre thèse ou encore comment ce qu’ils proposent semble dépasser les classiques. Ce
mémoire ne fait rien de tout ça. À la suite des commentateurs qui ont senti le mouvement
progressif de la sociologie durkheimienne, l’œuvre conjointe de Durkheim et Mauss est
abordée dans le respect de ce qu’elle prétend être : une entreprise scientifique en devenir.
Sans entrer en discussion avec tout ce qui s’est écrit de juste et d’inexact sur celle-ci2, les
chapitres IV, V et VI reconstituent l’évolution tâtonnante de leur recherche théorique,
empirique, méthodologique, pratique et morale, tout à la fois. En étant attentif à sa
cohérence et à son mouvement induit par des intentions morales, des visées pratiques, des
interrogations soutenues, des rencontres, des lectures, des polémiques et les aléas de
l’histoire, l’œuvre devient soudainement beaucoup plus limpide.
Ce portrait ne prétend pas épuiser l’œuvre du tandem. Il invite plutôt à lire et relire les
textes de Durkheim et de Mauss comme des moments d’un chantier explorant des questions
toujours actuelles : concilier la liberté et le déterminisme dans l’explication des
phénomènes sociaux ; penser la participation des individus aux institutions ; comprendre
l’intrication en l’homme des déterminations biologiques, psychologiques et sociales ;
établir les rapports que doivent entretenir les sciences correspondantes ; estimer les vertus
et les vices de la spécialisation des chercheurs ; déterminer la vocation de la science et le
rôle social du savant. Cela, sans parler de leur apport à l’étude de phénomènes comme le
suicide, l’évolution des catégories de la pensée, le don, les techniques du corps et j’en
passe. La remise en contexte théorique, méthodologique, pratique et moral des textes en
éclaircit la compréhension. La critique et les emprunts devraient aussi en ressortir
rehaussés. Embrasser la totalité des travaux de l’École durkheimienne aurait peut-être été
encore plus instructif, mais suivre les réflexions de ses deux principaux artisans constituait
un défi amplement ambitieux pour un mémoire de maîtrise.
2
Bien qu’ils n’occupent que peu de place dans le corps du texte, les commentaires des travaux de Durkheim
et Mauss présentés en bibliographie ont été d’une grande utilité pour ce travail. Avant de me lancer dans
l’examen attentif et chronologique de l’œuvre conjointe, j’étais déjà au fait des thèmes qui la traversent , de
certaines dimensions de son évolution, des emprunts qui l’ont alimentée et des événements marquant de la
biographie des deux auteurs. J’avais aussi quelques hypothèses à discuter, à critiquer et à développer. Sans
l’apport des commentaires antérieurs, je n’aurais sûrement pas réussi à embrasser l’évolution de la pensée des
deux sociologues aussi précisément et en si peu de temps. Le travail terminé, je crois préférable de ne pas
alourdir le texte d’un rapport de tout ce qui avait été noté antérieurement, de ce que je précise et de ce que je
critique. Mais je n’en suis pas moins reconnaissant.
INTRODUCTION
6
Réfléchir au sens moral de la recherche scientifique et apprécier
le progrès des sciences depuis la fin du XIXe siècle
L’intention de mieux comprendre les travaux de Durkheim et de Mauss et d’apprécier leur
apport à la sociologie aurait suffi à justifier la reconstitution du mouvement de leur
entreprise savante. Mais ce sont d’autres visées qui m’ont mené à son étude et qui n’ont
cessé de l’orienter. Avant d’être introduit à l’œuvre de Mauss, deux questions de recherche
connexes avaient déjà été explorées pour ce mémoire.
Mon premier objectif était de comprendre le sens moral de la recherche scientifique
contemporaine. Dans le climat actuel où la soif de science côtoie le doute devant ce qu’elle
avance et la crainte des effets pervers de ses applications, qu’est devenue la vocation de
savant ? Pourquoi tant d’effort dans une quête de « vérité » ? L’abnégation des scientifiques
a-t-elle un sens au-delà de la jouissance esthétique que peut procurer une fine connaissance,
au-delà des intérêts pratiques que leurs travaux satisfont, au-delà du prestige qui peut en
être retiré ? D’un point de vue de chercheur débutant, la question se formulait aussi comme
suit : dans quelle odyssée suis-je en train de m’enrôler et quelle signification lui donne-t-on
collectivement ? La science serait-elle devenue moralement insignifiante depuis que l’on ne
croit plus qu’elle puisse rendre l’homme parfaitement maître de son sort et lui révéler l’art
de bien vivre ? Discuter de cette question suscitait généralement plus d’interrogation et de
perplexité que de réponse chez les chercheurs de mon entourage.
Par ailleurs, depuis une première lecture de La structure des révolutions scientifiques de
Thomas S. Kuhn (1983a), j’étais tenaillé par la question du progrès de la connaissance
scientifique au cours du dernier siècle. La théorie kuhnienne suppose incommensurables les
manières de faire la science s’étant succédées dans l’histoire. Le remplacement des plus
anciennes perspectives par celles qui les ont suivies serait le résultat de débats où personne
ne peut établir la supériorité potentielle de son approche de la réalité. Autrement dit, la
diffusion des théories ayant bouleversé l’histoire des sciences ne dépendrait pas tant de leur
INTRODUCTION
7
puissance explicative que de la séduction qu’elles ont pu exercer sur les savants. Rien ne
garantit d’ailleurs que les chercheurs aient toujours choisi la meilleure voie. Kuhn reconnaît
qu’il ne rend pas compte du progrès des sciences au fil des changements de perspectives, si
progrès il y a eu, comme il en a la conviction. Son ouvrage sème seulement le doute sur la
possibilité d’apprécier la meilleure de deux orientations concurrentes. Or, il semble évident
que les sciences ont progressé depuis la recherche des lois de la nature qui motivait les
savants jusqu’à la fin du XIXe siècle. En quoi consiste ce progrès qui distingue les sciences
modernes des sciences contemporaines et surtout en quoi les secondes seraient-elles
supérieures aux précédentes ? L’abandon de la recherche des lois de l’histoire en sciences
sociales, et l’intérêt des sciences physiques pour les thèses qui remettent en question le
déterminisme mécanique s’expliquerait-il seulement par de la résignation et de
l’engouement pour des vues nouvelles, équivalentes aux anciennes ?
Chacune de ces questions, traitée à part, aurait pu être l’objet d’un mémoire. Dans le cadre
d’un séminaire sur Marcel Mauss et Louis Dumont, j’ai été étonné de la distance entre Les
règles de la méthode sociologique (DURKHEIM, RMS), que j’avais lu antérieurement, et les
travaux du principal continuateur de la sociologie durkheimienne. Pour comprendre
l’itinéraire intellectuel qui sépare les premiers travaux de Durkheim de ceux de Mauss, j’ai
d’abord effectué une lecture chronologique d’une sélection de leurs textes définissant la
sociologie, son objet, ses méthodes, sa conception de l’homme et la pertinence de ses
études. Constat : la sociologie durkheimienne, calquée sur le modèle des sciences
modernes, a participé au mouvement général de critique du déterminisme et des méthodes
expérimentales à l’origine des cadres de la recherche contemporaine. La transformation de
cette entreprise scientifique s’accompagne également d’une révision de ses pertinences
pratiques et morales. Il y avait là un terrain bien documenté pour étudier le progrès des
sciences modernes vers les cadres contemporains de la recherche, et ce qu’a pu devenir la
vocation de savant dans cette transition. Rapprochée d’autres entreprises scientifiques
modernes et contemporaines, son analyse conduit à une première appréciation de l’apport
cognitif et moral de cet épisode de l’histoire des sciences.
Ainsi, si le sous-titre du mémoire le présente comme une « étude d’épistémologie
historique », c’est qu’il ne fait pas une histoire détaillée de la sociologie durkheimienne, ni
INTRODUCTION
8
ne tente une théorie générale du développement de la connaissance, mais vise plutôt à
comprendre le progrès des sciences au cours d’un épisode marquant de leur histoire,
principalement par l’étude d’un cas. La première partie développe les problèmes abordés
par l’analyse de l’évolution de la sociologie durkheimienne. Le chapitre I explore la
possibilité d’une recherche du sens moral des sciences contemporaines, notamment en
dialogue avec des tentatives et réflexions de Durkheim, de Weber et de Fernand Dumont.
Le chapitre II effectue une revue critique de travaux antérieurs d’épistémologie et de
sociologie de la connaissance sur le phénomène du progrès des sciences. Leur discussion
recueille des indications tant sur ce qui a été compris que sur ce qui reste à expliquer du
développement des entreprises scientifiques. Par ailleurs, les travaux sur le progrès des
sciences se sont d’abord inspirés des principes modernes de la recherche avant d’emprunter
des méthodes, des vues et des scrupules développés par les sciences sociales
contemporaines. Leur revue chronologique offre donc de premiers indices de la distance
entre les cadres modernes et contemporains de la recherche scientifique. Le chapitre III
présente enfin les principes et les précautions organisant le portrait des transformations de
la sociologie de Durkheim et de Mauss. En plus des emprunts aux épistémologues et
sociologues du chapitre II, la méthodologie de cette étude s’inspire des recherches de
Durkheim, de Mauss et de Jean Piaget sur le développement de la pensée.
À partir du rapprochement du projet durkheimien et d’autres exemples des sciences
modernes et contemporaines évoqués au fil des discussions, la conclusion tente de cerner
les traits distinctifs et la cohérence interne des projets de connaissance mis en œuvre dans
les sciences modernes et contemporaines. Le tout se termine par la proposition d’une
vocation possible pour la science, offrant une orientation morale commune à la diversité
des entreprises savantes actuelles.
PREMIÈRE PARTIE : Problèmes à l’étude
CHAPITRE I : Le sens moral de la recherche scientifique
Il n’est pas évident de délimiter clairement la frontière entre les sciences modernes et les
sciences contemporaines. Les premières sont généralement associées à la recherche des lois
de la nature à partir de dispositifs expérimentaux ; et les secondes, à l’abandon de la
conception d’un progrès cumulatif de la connaissance. Il y eut cependant des entreprises
scientifiques, comme celles de Darwin en biologie, de Malthus en démographie ou de
Smith en économie, qui ont cherché des lois de la nature ou de l’histoire hors du laboratoire
; et beaucoup de chercheurs des sciences de la nature continuent d’employer des dispositifs
expérimentaux sans être en quête de lois. La possibilité de découvrir des lois explicatives et
la valeur d’une telle forme de connaissance sont discutées depuis près d’un siècle. On peut
même dire que ces questions ne sont presque plus considérées maintenant que les savants
ont développé d’autres formes de connaissance. Pourtant, on définit encore les sciences
contemporaines par la négative relativement aux sciences modernes : ce sont les sciences
qui doutent de ce que montre l’expérience, qui tendent à ne plus idéaliser la science de
laboratoire, qui ne se cantonnent plus dans les disciplines classiques, qui n’osent plus
prédire l’avenir avec certitude et qu’on n’associe plus nécessairement au développement du
mieux être de l’humanité. Les sciences contemporaines se savent différentes des sciences
modernes, mais n’ont pas une claire conscience de leur unité. Leur critique de la conception
moderne de la science et des idéaux de progrès, qui aboutit à une conscience critique de la
connaissance et indéterminée de la vocation de la recherche, leur confère un premier trait
commun.
Le dépassement épistémologique de la conception moderne des sciences
Ayant pris ses propres procédures et réalisations pour objet, la rationalité scientifique n’a
mis que quelques décennies à épuiser les idéaux de progrès qui motivaient encore les
chercheurs de la fin du XIXe siècle. L’autocritique des sciences, dont les chercheurs
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
11
contemporains sont les héritiers, ne peut être attribuée à une ou quelques figures
révolutionnaires. Personne n’a instauré une Réforme de la recherche scientifique qui aurait
initié la révision des conceptions modernes. Le passage des sciences modernes aux sciences
contemporaines s’est effectué simultanément, et non sans influences réciproques, sous la
plume de philosophes et de savants de diverses traditions savantes. Dans chaque discipline,
la critique des travaux antérieurs fleurissait d’une diversité de projets parallèles, plus ou
moins coordonnés. Inorganisée parce que spontanée et sporadique, l’autocritique des
sciences a néanmoins eu un effet général sur le travail des savants : l’abandon du projet naïf
d’une science certaine conduisant à une maîtrise parfaite de la nature et à une accélération
du progrès de l’humanité – pour s’en tenir aux grandes lignes des idéaux scientistes.
Chez les chercheurs contemporains, les études savantes de l’activité scientifique ont
progressivement supplanté les anciennes interprétations des sciences. Incapable de définir
les conditions de production ou de validation d’un savoir certain, ou de plus en plus fiable,
la réflexion épistémologique en a recherché les traces dans les succès antérieurs de la
recherche, pour enfin se résigner à comprendre les rouages psychosociaux et les ancrages
historiques de la science qui se fait. Plus subtiles et plus tenables que les vues scientistes,
les études d’épistémologie et d’histoire des sciences sont devenues les références qui
donnent cohérence au travail de recherche. Lorsqu’on les interroge sur leurs activités3, les
chercheurs contemporains brodent autour de lieux communs de l’épistémologie. Ils nous
entretiennent du caractère théorique de leurs observations, de leur engagement vis-à-vis
d’un « paradigme » ou encore de la rivalité entre des « programmes de recherche » aux
conceptualisations « incommensurables ». Bien de leur temps, ceux-ci récupèrent des
réflexions d’auteurs ayant marqué la philosophie des sciences ou leur discipline pour
s’approprier symboliquement leurs activités de recherche, le déroulement de leur carrière et
organiser leurs entreprises.4
3
Ce projet de mémoire a débuté par quelques entretiens exploratoires, plus ou moins formels – certains ne
sachant même pas qu’ils étaient en entrevue –, auprès de chercheurs sur leur conception de la science et leur
vocation de savant. Je tiens à les remercier du temps qu’ils m’ont accordé et de l’intérêt que plusieurs ont
porté à cette étude. Bien que ce mémoire n’analyse pas de leurs expériences personnelles de la science, ils ont
contribué, par le sérieux de leurs propos, à donner une orientation plus réaliste à mes réflexions et à pousser
ma recherche du sens moral de la science au-delà des ambitions personnelles et des finalités immédiates de la
recherche.
4
L’ethnographie d’un laboratoire de Bruno Latour et Steve Woolgar (1988) rapporte la même observation.
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
12
Contrairement aux vues scientistes des temps modernes, les conceptions épistémologiques
de la science, neutres en principe, n’impliquent plus d’orientation morale dans leur
définition de la recherche. Lorsque les spécialistes osent solliciter l’adhésion des chercheurs
à un projet scientifique global, ceux-ci le formulent comme un possible souhaitable plutôt
qu’en termes de nécessité historique. Garantie de probité intellectuelle, les discussions du
rôle de la science et la propagande, selon le ton et les prétentions, s’écrivent en marge des
analyses, sans camouflage : il y a l’organisation cohérente des faits et le point de vue sur ce
qui devrait être. Les épistémologues et les historiens des sciences se prétendent compétents
pour décrire la science qui se fait, et présentent leurs réflexions éthiques comme des
opinions soumises au débat – sinon, du moins, c’est comme telles qu’elles sont reçues. La
référence aux conceptions épistémologiques peut très bien se faire – et se fait souvent –
sans référence aux fins promues par les spécialistes. Les chercheurs peuvent s’approprier le
métier de savant et comprendre comment fonctionne la science sans aborder la question du
sens moral de la recherche. Résultat : le développement de la connaissance se poursuit,
mais apparemment sans visée éthique transcendante. Aucun projet moral explicite et
partagé ne semble plus embrasser, définir et orienter le devenir des sciences.
Ce n’est pas dire que les travaux scientifiques ne sont plus animés par des causes nobles.
Les chercheurs arrivent généralement à donner une signification louable à leur besogne,
quand ce n’est pas déjà fait par d’autres qui la commandent. Les projets scientifiques
peuvent avoir des significations morales immédiates sans répondre délibérément d’une
vocation générale des sciences. L’amélioration du sort des hommes et la compréhension du
monde dans lequel ils évoluent demeurent valorisées. Sans idéaux scientistes, la difficulté
est de justifier que le développement de la connaissance scientifique vaille la peine d’être
poursuivi indépendamment de son occasionnelle utilité pratique et des connaissances
particulières qu’elle procure.5 Sans vocation morale d’ensemble, les projets scientifiques
perdent leur unité au-delà de leur parenté de procédures et de leurs soucis de précision, de
5
Plusieurs chercheurs interrogés m’ont avoué n’avoir jamais réfléchi au sens ultime de l’accroissement et du
raffinement de la connaissance. La signification contemporaine du développement de l’intelligence humaine
au-delà de la satisfaction des intérêts particuliers, s’il en est une, leur était inconnue. Chez les plus convaincus
de la valeur de la recherche fondamentale et pragmatiquement désintéressée, le cœur semblait avoir ses
raisons que la raison ignore.
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
13
clarté et d’amoralité hérités des sciences modernes. Désorientée et orientée du dehors,
l’institution scientifique semble évoluer à la « va comme je te pousse », où on la pousse.
L’incertitude quant à la vocation contemporaine de la science soulève plusieurs questions.
La recherche ne serait-elle plus qu’un moyen d’accroître la puissance technique,
thérapeutique ou administrative des hommes sur le monde ? Si c’est le cas, serait-il
préférable que les instituts de recherche et les universités orientent leurs études en fonction
des demandes de l’industrie, du marché, de l’État et des autres « intervenants » à l’affût des
« problématiques » et des « besoins » ? C’est ce que suggère l’esprit techno-scientifique qui
réduit la valeur des sciences à leur contribution à l’accroissement de l’efficacité des
opérations sur la nature, sur les hommes et sur les sociétés (CLAIN, 1989). La recherche
scientifique ne poursuivrait plus que des visées pratiques : guérir, construire, exploiter,
résoudre, transformer, optimiser, etc. Pour plus d’efficacité, cette conception de la science
tend à rassembler les chercheurs autour des domaines d’interventions qui leur fournissent
des problèmes, des objectifs et des motivations. Certains se réjouissent que la recherche
scientifique descende de sa tour d’ivoire et se préoccupe des aspirations de la
« population », des contraintes et des maux qui l’affectent. D’autres critiquent
l’affaiblissement de l’autonomie de la science vis-à-vis les pouvoirs politiques,
économiques et médiatiques. Intéressés, ceux-ci imposent aux chercheurs une répartition
inégale du soutien financier et de la reconnaissance entre les travaux qui satisfont la
demande et ceux qui développent des savoirs dont la pertinence pratique n’est pas évidente
et criante. Du point de vue techno-scientifique, la science contemporaine n’aurait plus de
sens en elle-même ; et la recherche fondamentale et désintéressée, plus de raison d’être à
moins qu’elle n’intéresse. En se contentant de plaire, la science risque toutefois de perdre
de vue son objectif d’accroître la compréhension du monde, et de piétiner dans le
documentalisme et la résolution de problèmes. Mais est-il exclu d’envisager que la
recherche à portée pratique et la recherche pragmatiquement désintéressée6 puissent se
rencontrer sous une visée commune, un sens global de l’activité scientifique ? La vocation
de savant ne pourrait-elle pas prétendre à une autre signification que l’inexplicable passion
pour la connaissance ou le don de soi aux intérêts d’autrui ?
6
À l’affirmative on pourrait dire « strictement cognitivement intéressée ».
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
14
La question du sens moral de la recherche scientifique contemporaine fut le point de départ
de ce projet de mémoire. Optimiste, je refusais – et je refuse encore – de croire que
l’institution scientifique soit devenue moralement insignifiante, qu’elle soit soutenue
uniquement par la jouissance esthétique que procure une théorie bien faite ou une
compréhension claire, et par la satisfaction des aspirations pragmatiques. À la suite de Max
Weber il y a un peu plus de 80 ans, je crois que la vivacité persistante de la vocation de
savant et l’engouement croissant du public pour la connaissance scientifique peuvent
trouver leur sens dans une visée éthique qui rassemble les intentions des recherches
contemporaines et s’accorde avec les transformations récentes de l’institution scientifique.
La vocation des sciences selon Max Weber
Weber aborde le problème du rôle moral de l’activité scientifique dans un exposé sur le
métier et la vocation de savant (WEBER, 1997a). Devant des étudiants qui s’apprêtent à
consacrer leur vie à l’avancement de la science, celui-ci traite de questions éthiques liées à
leur engagement professionnel. « Pourquoi donc se livre-t-on à une occupation qui en
réalité n’a jamais de fin et ne peut pas en avoir ? » (WEBER, 1997a, p.88.) Quelle est la
vocation de la science dans l’ensemble de la vie humaine et quelle est sa valeur ? Pourquoi
la connaissance scientifique vaut-elle la peine d’être développée et connue ?
En bon historien et sociologue, Weber entame sa réflexion par une brève analyse de la
genèse des sciences modernes. Selon lui, l’une de leurs spécificités historiques serait
d’avoir fait de l’expérimentation rationnelle un principe dans la recherche d’une
connaissance valable. Mais les scientifiques ne furent pas les premiers expérimentateurs de
l’Occident. Dès la Renaissance, l’expérimentation rationnelle était pratiquée par certains
artistes et joueurs de clavecin, en quête de l’art véritable ou naturel7, et par des protestants à
7
On sait par exemple que pour Léonard de Vinci et d’autres artistes de la Renaissance, l’art, dans la mesure
où il cherche à rendre compte de la réalité telle qu’elle se présente, pouvait conduire à la connaissance du
monde. L’exercice du regard réglé par la géométrie et la perspective visait la découverte de la structure des
choses. Léonard aurait d’ailleurs écrit : « La peinture force l’esprit du peintre à se transmuer en esprit de la
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
15
la recherche de traces des intentions de Dieu dans ses créations.8 Durant cette période de
grande curiosité intellectuelle où les interprétations religieuses du cosmos côtoient
l’astrologie et le naturalisme magique (KOYRÉ, 1973a), l’expérimentation devait révéler
non seulement les rapports objectifs entre les choses, mais aussi les lois du beau et du bon.
La science moderne a hérité de la logique expérimentale, mais délaissé ses intentions
mystico-religieuses. Au XVIIe siècle, sous l’influence de chercheurs comme Galilée9 et
Bacon10, l’expérimentation s’est progressivement détachée de ses premiers motifs : l’étude
nature elle-même. […] La peinture explique les causes des manifestations de la nature telles que ses lois les
contraignent. » (GINGRAS et al., 1999, p.201.)
8
La quête des intentions divines dans le monde remonte bien avant la Réforme. Déjà chez Saint Augustin
(354-430), la connaissance du monde était nécessaire pour saisir le sens des Écritures. Il soutient dans De
doctrina christiana que toutes les choses créées sont des signes ou des symboles du Créateur. Seul Dieu est
res, tout le reste est signum. Mais chez Augustin, le développement d’une connaissance du monde par
l’expérience ne s’effectue pas indépendamment des Saintes Écritures : toute proposition inconciliable avec la
Bible est nécessairement fausse (GUSDORF, 1988). Son doute sur la valeur du savoir expérimental s’exprime
aussi dans De trinitate où Augustin oppose le caractère incertain des connaissances sensibles aux vérités
révélées par la « science intérieure », telles les certitudes irréfutables de vivre et de vouloir (AUGUSTIN, 2000).
La Réforme protestante initiée en 1517 par Martin Luther, moine augustin inspiré par les critiques
philologiques de la Bible de Laurent Valla (1407-1457), prône le retour du croyant à la vérité du texte.
Suivant ce principe, de nombreux exégètes protestants de la Renaissance retournent lire les versions grecques
et hébraïques des textes sacrés afin d’affranchir les vérités révélées des déformations introduites par les
traducteurs et interprètes de l’Église catholique. Cette recherche de la signification exacte des Écritures est
critiquée par les piétistes qui la disent sourde au dialogue incessant du croyant avec Dieu. Voyant la Bible
comme le lieu d’une révélation toujours contemporaine pour celui qui la laisse retentir en lui, comme une
parabole de la vie, de l’âme et de l’humanité dont le sens ne peut être épuisé par la raison humaine, les
piétistes ont été les premiers protestants à promouvoir l’étude scientifique des créations divines sans se
soucier du respect du sens littéral des Écritures (GUSDORF, 1988 et WEBER, 1997).
9
Initiateur de l’usage de la lunette en astronomie et de la mathématisation des lois de la physique par
l’observation de dispositifs expérimentaux, Galilée (1564-1642) plaide contre l’Église catholique pour une
séparation, sans opposition, de la science et de la foi. Sous la surveillance de l’Inquisition, son argument
dépasse l’apparente contradiction entre les vérités bibliques et celle de l’expérience. Dans une lettre à
Benedetto Castelli, Galilée admet que l’Écriture Sainte et la nature ne peuvent se contredire, procédant toutes
deux du Verbe divin. Inspirée du Saint-Esprit, l’Écriture est cependant adaptée à l’intelligence du vulgaire au
point où se contenter d’une interprétation littérale « conduit à donner à Dieu des pieds, des mains, des yeux, à
lui attribuer des affections corporelles et humaines, des sentiments tels que la colère, le repentir, la haine et
même parfois l’oubli des choses passées et l’ignorance des futures. » (GALILÉE, 2000, p.136.) La nature, par
contre, serait une très fidèle exécutrice des ordres divins « inexorable, immuable, indifférente à ce que le
secret de ses raisons et de ses modes d’action soient ou ne soient pas à la portée de la compréhension des
hommes » (GALILÉE, 2000, p.137).
10
Contemporain de Galilée, Bacon (1561-1626) propose en Angleterre une réforme inductive des sciences
pour mettre fin aux bavardages spéculatifs et aux erreurs récurrentes des chercheurs. Dans le Novum
Organum (1620), il prévient les chercheurs des quatre principaux fantômes susceptibles d’obséder leur esprit
(limites des sens et de l’entendement ; préjugés, orientations et dispositions individuels ; limites et équivoques
du langage ; dogmes des diverses philosophies) (BACON, 2000a) et leur propose les « exemples de la croix »,
mieux connues aujourd’hui sous le nom d’expériences cruciales, comme moyen de départager laquelle de
deux théories opposées est la plus tenable (BACON, 2000b). On le considérera comme l’un des premiers
théoriciens de la science expérimentale moderne. Ironie du sort, ce promoteur de l’expérimentation meurt des
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
16
de la nature ne permet plus que de comprendre son fonctionnement. Les découvertes des
grandes explorations, allant souvent à l’encontre de ce qu’avançaient les textes anciens et
sacrés, montrent leur insuffisance et leur valeur douteuse comme sources de savoirs sur le
monde (GINGRAS et al., 1999). Appuyée par le nombre croissant des régularités naturelles
connues, l’idée se répand qu’aucune puissance mystérieuse n’interfère dans le
fonctionnement du monde. Dieu, le diable, les esprits et la magie sont tendanciellement
exclus des explications. La cohérence apparente du cosmos se désenchante. Les rapports
réguliers et reproductibles entre les choses ne forment plus qu’un état de fait. La science
moderne repose, selon Weber, sur la conviction ou le postulat qu’il est possible de maîtriser
les choses, après s’être donné la peine de les étudier, par la prévision et le recours à la
technique. La théorisation des résultats de la recherche engendre des schèmes causaux et
opératoires validés par l’expérimentation. Les lois et les principes scientifiques offrent à la
fois une compréhension du fonctionnement du monde et des règles pour le manipuler à sa
guise.
Cette conviction qu’il suffit de comprendre les choses pour parvenir à les maîtriser sème un
doute sur l’existence d’une divinité agissante dans le monde et, par conséquent, sur la
valeur de l’éthique révélée. L’homme moderne saisit qu’il a la possibilité de bâtir l’avenir
autrement que suivant la tradition : il acquiert une conscience politique. Que faire ? La
science d’un monde désenchanté ne prétend pas offrir d’indication sur les fins de
l’humanité et l’orientation désirable de la vie humaine. La civilisation devenue indifférente
aux prophéties est condamnée aux déchirements moraux, à la conscience des conflits de
valeurs jadis masqués par l’orientation de la vie en fonction de l’éthique chrétienne. Par
analogie, Weber écrit que l’homme moderne se retrouve à nouveau au centre des luttes
entre les dieux de l’Antiquité. L’Unique ne tranche plus les questions du beau, du bon et du
juste. L’autorité de la Morale s’affaiblit au moment même où l’univers des possibles et des
aspirations temporelles croît à un rythme effréné.
Hors de la religion, la science a-t-elle une visée éthique ? Le développement d’une
compréhension du monde n’a-t-il d’autre but que de servir les intérêts des particuliers, des
suites d’une pneumonie contractée alors qu’il avait entrepris d’égorger un poulet dans la neige pour vérifier si
la putréfaction des chairs s’opère moins vite par grand froid. (HUISMAN et MALFRAY, 2000.)
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
17
« hommes de la pratique » ? Quel est le sens moral de la vocation de savant ? Weber
répond à ses auditeurs que la visée éthique de la science moderne est de faire naître en
l’âme des hommes la clarté et le sens de la responsabilité. Le savant doit amener l’homme
moderne à saisir que la conduite de sa vie se résume à une série de prises de position dans
ses conflits de valeurs quotidiens ; il doit aussi l’aider, par sa science, à effectuer des choix
éclairés :
Le fruit de l’arbre de la connaissance, si amer pour notre commodité
humaine mais inéluctable, ne consiste en rien d’autre qu’en la nécessité de
prendre conscience de ces antagonismes et de comprendre que chaque
action individuelle et, en dernière analyse, la vie en sa totalité, à condition
qu’elle ne se meuve point comme un phénomène de la nature mais qu’elle
soit menée de façon parfaitement consciente, ne signifie rien d’autre qu’une
chaîne de décisions ultimes grâce auxquelles l’âme choisit, comme chez
Platon, son destin – ce qui veut dire le sens de ses actes et de son être.
(WEBER, 1992c, p.390.)
Le savant n’a donc pas à enseigner la vertu et la conduite pratique de la vie, ni ne doit
s’improviser prophète au nom de la science. Sa tâche est tout autre du point de vue de
Weber. Par ses travaux, l’homme de science moderne met à la disposition d’autrui un
certain nombre de connaissances contribuant à la domination technique de la vie.
L’enseignement de sa science offre aussi des méthodes de pensée, des outils et une
discipline pour accroître la connaissance. Du moment qu’il a une compréhension claire
d’un problème de valeur, le savant peut également indiquer les moyens pratiques à adopter
pour prendre telle ou telle position, et prévoir les conséquences de la poursuite de telle ou
telle fin par les moyens envisagés. Enfin, et c’est là que Weber voit l’ultime apport de la
science, le savant peut et doit informer « l’homme de la pratique » de quelle vision
fondamentale et dernière du monde dérive logiquement, quant à sa signification, le parti
qu’il s’apprête à adopter. Reprenant son analogie des querelles entre les dieux antiques, il
conclut :
La science vous indiquera qu’en adoptant telle position vous servirez tel
dieu et vous offenserez tel autre parce que, si vous restez fidèles à vousmêmes, vous en viendrez nécessairement à telles conséquences internes,
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
18
dernières et significatives. […] Si nous sommes, en tant que savant, à la
hauteur de notre tâche (ce qu’il faut évidemment présupposer ici), nous
pouvons alors obliger l’individu à se rendre compte du sens ultime de ses
propres actes, ou du moins l’y aider. (Weber, 1997a, p.113.)
Étudier le sens moral d’une institution contemporaine ?
Ce sens moral de la vocation de savant convient aux scientifiques du XIXe siècle et du
début du XXe siècle qui croyaient pouvoir maîtriser la nature et la société par la prévision et
la technique. Aujourd’hui, l’application des innovations du génie scientifique – clonage,
O.G.M., réforme de l’éducation, etc. – fait l’objet de débats ; on craint leurs éventuels effets
pervers et une armée de savants s’affairent à évaluer les impacts des opérations humaines
sur la nature et les sociétés. Le doute ambiant sur la valeur des résultats de la recherche, sur
les projections de l’avenir et sur la maîtrise technique du monde appelle une nouvelle
signification du métier de savant. Comme avant, le développement des sciences
contemporaines peut avoir une signification globale qui donne sens et puisse orienter la
poursuite actuelle de la recherche. Telle fut ma première hypothèse de recherche. Une
recherche à mi-chemin entre la réflexion éthique et l’enquête sociologique. La vocation
morale attribuée par Weber aux sciences modernes en serait le tremplin.
La recherche sociologique du sens moral des institutions a été abandonnée depuis les
travaux de Weber, de Durkheim et de ses collaborateurs. Quoi qu’on ait dit des
durkheimiens, eux aussi, comme Weber, séparaient l’étude scientifique de la morale qui se
vit de la détermination de l’idéal moral à poursuivre. Farouchement opposé à l’idée d’une
morale prétendument scientifique, Weber (1992c) proposait d’enrichir la réflexion éthique
d’analyses savantes des situations et des prises de position. Tel qu’indiqué plus haut, la
science pouvait mener à la compréhension du sens ultime des actes et orientations morales.
De même, Durkheim, dans ses derniers travaux (FE et IMO), souhaitait le développement
d’une science de la morale pour alimenter un art de la morale solidaire de la réalité sociale.
Weber et Durkheim avaient en horreur les morales des philosophes de leur époque : des
systèmes de règles générales déduites de principes arbitrairement choisis. Selon eux, la
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
19
morale devait se rapprocher de l’expérience quotidienne pour y guider l’action. D’où
l’intérêt d’asseoir le questionnement moral sur une juste compréhension de la morale qui se
vit. Leurs tentatives d’identifier scientifiquement les préceptes moraux qui transcendaient
les institutions de leur époque se sont cependant soldées par des échecs.
Dans Le métier et la vocation de savant (1997a), le sens moral de la science proposé par
Weber est le résultat d’une réflexion éthique accompagnant une critique du travail de ses
pairs.11 Sa conviction que le métier de savant doit s’exercer en réponse à une vocation,
c’est-à-dire sous l’impératif d’une réalisation particulière de soi dans l’histoire, n’est plus
courante chez les universitaires allemands de son époque. Weber ne parvient pas à saisir le
sens moral de la science chez ses pairs ; sa réflexion s’inscrit donc dans un vide moral à
combler. Le souci de la clarté et de l’éveil au sens de la responsabilité se pose dans son
discours comme une alternative morale à la croyance païenne qu’il suffit d’avoir des
expériences pour se forger une personnalité scientifique.12 Le futur savant doit sentir
l’appel de la probité intellectuelle et de son devoir de responsabiliser autrui. Weber veut
préserver la jeunesse universitaire de carrières de prophète entretenu par l’État et éviter que
les opinions de « personnalités scientifiques » continuent de contaminer les cours de
science.13 La vocation du savant qu’il avance a toutefois le défaut d’être en retard sur ses
propres essais de méthodologie qui soulignent l’impossibilité de prévisions sûres à partir
d’une connaissance des régularités naturelles ou sociales.14 Weber se contente, au fond,
11
Weber critique certains de ses collègues profitant de leur chaire pour promouvoir leurs idéaux politiques.
Selon lui, le discours savant, valable pour quiconque, doit être pur de tout élément de propagande politique
(WEBER, 1997a et 1992c).
12
L’extension contemporaine de cette croyance consistant à mesurer la qualité des chercheurs par le nombre
de leurs publications, des traductions de leurs travaux et des citations qui y renvoient.
13
Malheureusement, la cause de Weber demeure très actuelle.
14
Pour Max Weber, la maîtrise de la nature et de la société par la prévision et la technique ne pouvait être
qu’un idéal inatteignable à poursuivre. Celui-ci considérait impossible la régression causale exhaustive d’un
phénomène singulier tout autant que la prévision sûre des phénomènes à venir. Puisque le nombre des causes
d’un phénomène est toujours infini et qu’on ne trouve pas dans les choses de critère permettant la sélection
d’une partie des causes devant seules entrer en ligne de compte, les lois tirées de l’observation demeurent des
hypothèses, comme les explications et les projections qu’elles suggèrent. Dans un essai sur l’objectivité de la
connaissance dans les sciences et la politique sociales, il écrit : « non seulement il est pratiquement impossible
de faire une régression causale exhaustive à partir d’un quelconque phénomène concret pour le saisir dans sa
pleine réalité, mais cette tentative constitue tout simplement un non-sens [Unding]. Nous faisons seulement
ressortir les causes auxquelles il y a lieu d’imputer dans le cas particulier les éléments [que nous considérons]
« essentiels » d’un devenir. » (WEBER, 1992a, p.157). L’insistance de Weber sur l’importance d’une claire
formalisation des tableaux de pensée explicatifs (idéaltypes) vise à prévenir la confusion entre le réel et les
explications théoriques qui sélectionnent des rapports hypothétiques entre les phénomènes (WEBER, 1992b).
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
20
d’expliciter le projet des sciences modernes. La question du sens moral des sciences
contemporaines demeure irrésolue.
Son échec à dégager le sens des institutions contemporaines se manifeste aussi dans
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (WEBER, 1997b). L’ouvrage se termine sur
la remarque désolée de l’insignifiance éthico-religieuse du devoir professionnel chez les
capitalistes de son temps. À ce qu’il peut constater, ces hommes, nés sous l’ordre
économique moderne, s’y conforment de gré ou de force sans nécessairement réfléchir au
sens ultime de leurs actes. La poursuite du succès, de la richesse et de l’accomplissement de
soi perdurent chez eux comme des passions délestées de leurs significations puritaines
anciennes. La recherche systématique du profit par l’exercice d’une profession n’est plus
motivée par la volonté de trouver, dans la réussite personnelle, l’indice de sa prédestination
au salut éternel. Weber écrit que ses contemporains, bien intégrés aux mécanismes du
capitalisme, y participent souvent comme à une joute sportive, c’est-à-dire avec des
intentions purement agonistiques. À ses yeux, les hommes modernes semblent en voie de
devenir des « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur » s’imaginant « avoir gravi
un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là. » (WEBER, 1997b, p.225.) La même
remarque s’appliquerait tout aussi bien à ses collègues et ses étudiants engagés dans une
carrière sans visée éthique. Cherchant à comprendre le sens moral des institutions
contemporaines, Weber n’aura finalement développé qu’une conscience douloureuse de la
dissolution de leur vocation.
Du côté de la sociologie française, Durkheim est décédé avant de parvenir à élaborer une
méthode d’analyse sociologique de la morale. L’ébauche inachevée de son Introduction à
la morale s’interrompt au moment où il pose la difficulté méthodologique de parvenir à une
étude des idéaux partagés. L’objectif ambitieux de sa science de la morale était d’atteindre
les « préceptes moraux, dans leur pureté et leur impersonnalité », « la morale idéale,
planant au-dessus des actes humains » (DURKHEIM, IMO, p.330). Pour Durkheim, la
morale est une réalité objective qui transcende les consciences individuelles d’une
collectivité. Comme les autres phénomènes naturels ou sociaux, la morale devait sans doute
être observable dans sa pureté. Mais comment ?
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
21
Selon Durkheim, les idéaux moraux naissent de la coopération des membres d’une
collectivité qui se communiquent des idées et des sentiments sur leurs expériences. En
exprimant ce qu’ils vivent, les individus réaffirment et réinterprètent les valeurs qui leur ont
été transmises au cours de l’apprentissage de la vie. Chacun individualise la morale en
l’intégrant à sa personnalité et l’interprète à sa façon, dans les contextes qui seront les siens.
D’un individu à l’autre et d’une situation à une autre, des éléments s’ajoutent, tandis que
d’autres sont retranchés. Une telle élaboration collective de la morale depuis des
générations ne la rend que partiellement accessible aux consciences qui se l’approprient.
Au fil des actes de communication et d’interprétation, les tenants et les aboutissants de la
morale auraient tendance à se perdre ou à se transformer. Les idéaux moraux se
différencient aussi selon les lieux et les milieux d’une même société. Enfin, de
réappropriation en réappropriation, la morale suit l’évolution historique des sociétés où on
l’interprète (DURKHEIM, FE). Le défi d’une science de la morale était donc pour Durkheim
de sonder des préceptes moraux aux expressions variables dont les origines, les tenants et
les aboutissants s’oublient, se perdent et se remplacent. Comment y accéder ? Le problème
demeure irrésolu puisque les systèmes théoriques des moralistes ne sont que des
expressions partielles et partiales de la morale ; tandis que les mœurs déforment les
préceptes moraux en les conjuguant aux mobiles personnels de l’action (DURKHEIM, IMO,
p.316-317 ; 330).
Les dernières réflexions de Durkheim sur le sens moral des institutions portent à croire que
son étude est encore moins aisée que la compréhension des Idées platoniciennes qui, bien
qu’inaccessibles, avaient au moins l’avantage de la stabilité. C’est en fait la dissolution des
consensus moraux sentie par Weber, plus que les difficultés méthodologiques de leur
analyse, qui semble avoir eu raison du projet. Longtemps avant l’époque des précurseurs de
la sociologie, le sens moral des institutions était devenu l’objet de débats entre des visions
plus ou moins générales et intéressées de la vie commune. Avec toujours un peu de retard
sur l’histoire, la sociologie a tôt fait de substituer l’étude des idéologies à celle des idéaux
moraux. Il s’agissait désormais de saisir les origines, les présupposés et la cohérence des
discours collectifs concurrents qui orientent et motivent l’action moderne. Mais les
idéologies tendent aussi à succomber sous le regard critique de la raison.
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
22
De la pensée idéologique au printemps de la réflexion éthique
Laissant les interprétations chrétiennes du monde et de l’existence humaine, les modernes
ont tenté de s’entendre à nouveau sur le sens et la consistance des expériences communes.
Leurs rejets de la tradition s’accompagnaient généralement de plans pour l’édification d’un
monde meilleur. Dans l’objectif de convaincre leurs contemporains et de rendre l’action
possible, les modernes ont élaboré des lectures concurrentes de l’histoire s’ouvrant sur des
projets collectifs apparemment exigés par le devenir de la société : des idéologies
(DUMONT, 1973, 1974 et 1996). Pour reprendre une expression propre à Fernand Dumont
(1994), les idéologues ont utilisé le langage afin de construire des univers parallèles à la
quotidienneté, où la perception, l’action et le discours peuvent retrouver leurs assises et
leurs intentions. Abandonnant le récit exemplaire des Saintes Écritures, les modernes ont
puisé dans le continuum des événements antérieurs les récits légitimant leurs projets
d’avenir. Du passé, ils ont dégagé des principes du devenir historique reliant des suites
d’événements à poursuivre. Le progrès, c’était faire un pas de plus dans l’extension de
l’empire colonial, pousser plus loin le développement de l’industrie, en finir avec la
résolution des antagonismes de classe, établir dans les faits la supériorité de la race
nationale, ou achever la découverte des lois de la nature.
Plurielles, concurrentes, débattues, questionnables et révisables, aucune des idéologies n’est
parvenue à imposer une interprétation prééminente du passé et de l’avenir. Les modernes
avaient déjà reçu la visite de l’esprit critique. Soumis aux épreuves de l’histoire, de
l’historiographie et de l’analyse de leurs présupposés, ces récits idéologiques tendanciels et
tendancieux ont perdu de leur emprise sur les masses. Ce fut le sort du scientisme réfuté par
la critique épistémologique et les espoirs déçus. Entre les faux prophètes qui se dénoncent
mutuellement dans les médias, l’arène politique et les universités, les Occidentaux ont
perdu la foi en une prédestination de l’histoire.
23
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
La conscience politique se double d’une conscience historique depuis qu’on s’est
convaincu de l’indétermination partielle, de la contingence, des événements passés et de
l’avenir (DUMONT, 1996). L’histoire n’a plus de sens au-delà de celui qu’on lui donne et de
ceux qu’on lui a jadis attribués. Progressivement, la définition du monde et de la
consistance du quotidien se sépare de la réflexion éthique. Partout où l’expertise savante ou
professionnelle est sollicitée, les technologies et les sciences de l’homme et de la nature
s’approprient la tâche d’esquisser des définitions réalistes du monde et des virtualités de
son devenir. De plus en plus, les données factuelles organisées par les discours experts
alimentent les débats politiques, les cours de justice, l’organisation du travail, la gestion des
ressources humaines, naturelles et financières, les choix de consommation et la réflexion
sur nos habitudes de vie. Les interprétations amorales des savants, des ingénieurs, des
juristes et autres experts précèdent idéalement la réflexion ou le débat éthique.
Individualistes, nous valorisons l’information neutre, condition de la libre définition du
sens de l’existence.
En réalité, cette tâche de citoyen est souvent négligée et récupérée par les groupes
d’intérêts, les leaders d’opinion, les publicistes et autres mobilisateurs de motivations. On
adhère à des propositions ou à des modes comme les modernes ont adhéré à des idéologies.
S’abandonner aux propositions d’autrui peut être tentant pour une institution aussi sollicitée
que la science ; le sentiment de plaire et d’être utile, rassurant. La logique technoscientifique, qui restreint la pertinence de la recherche à son utilité pour ceux qui savent ce
qu’ils souhaitent, en est l’expression inconsciente de ses implications. S’en tenir à la
satisfaction de la demande ou aux ambitions toutes personnelles, c’est laisser une main
invisible
orchestrer
l’avancement
des
sciences.
On
condamne
le
serviteur
à
l’asservissement en posant comme une nécessité l’hétéronomie morale de la science, baume
sur son anomie.
Pour Dumont (1995a), notre époque où si peu de principes sont fermement assurés dans les
esprits est un printemps de l’éthique. L’esprit libre de leurs convictions idéologiques
antérieures, les Occidentaux ont la possibilité de reprendre la délibération du sens moral de
leurs institutions. Les réflexions éthiques jetées aux poubelles modernes de l’histoire
peuvent être consultées sans adhésion dogmatique ; les questions anciennes, revisitées dans
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
24
leur contemporanéité. Tentant une redéfinition de la vocation des sciences, ce mémoire
essaie à la fois d’être attentif à leur actualité et réceptif à l’apport de réflexions antérieures
sur le sens moral de la recherche. L’objectif n’est pas tant de clore la question que de la
réactualiser et de proposer quelques idées.
Réfléchir au sens moral de la recherche scientifique contemporaine
La question du sens moral de la recherche scientifique contemporaine invite à la réflexion,
mais d’abord à l’étude. Les efforts, les ressources et les espoirs investis dans les sciences
contemporaines sont imprégnés de significations particulières qui suffisent à la poursuite de
la recherche. On continue la lutte contre le cancer et le décrochage scolaire, l’analyse du
génome et de l’économie mondiale, la modélisation des mouvements calorifiques et
démographiques, le catalogage des espèces disparues, la démystification du sacré, la
démonstration de théorèmes et j’en passe. Les ambitions parcellaires des programmes de
recherche constituent le matériau brut à partir duquel on peut penser ce qu’ils ont de
commun et redéfinir un projet d’ensemble pour les sciences contemporaines. Faire fi des
significations actuelles des projets de recherche, ce serait tout simplement nier les sciences
contemporaines et réfléchir à la signification morale de sciences utopiques. La réflexion
éthique sur la vocation des sciences doit s’asseoir sur une compréhension de l’apport des
sciences à la collectivité et des attentes de celle-ci à l’endroit des chercheurs ; autrement dit,
sur une connaissance de l’institution, telle qu’on la reproduit depuis quelques décennies.
Comme le soulignait Durkheim aux moralistes et aux religieux de son temps, la réflexion
éthique demande une bonne dose de réalisme pour être recevable et applicable.
La quête d’un sens moral de la recherche contemporaine m’a mené à l’étude des mutations
des sciences et de l’épistémologie concomitantes à l’abandon des idéaux scientistes
modernes. La réflexion éthique doit idéalement être informée des particularités historiques
des sciences contemporaines et de leurs significations initiales. On risque sinon de projeter
notre compréhension des sciences contemporaines sur les sciences modernes ou encore de
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
25
considérer comme récentes des préoccupations bien antérieures à l’épuisement des idéaux
modernes, que l’on considère aujourd’hui scientistes. C’est seulement en revisitant cette
période de transition qu’il est possible de départager les caractéristiques propres aux
sciences contemporaines de l’héritage des sciences modernes. D’autre part, ma réflexion
sur le sens moral de la science contemporaine s’enrichit, par la même occasion, de celle de
certains de ses initiateurs. Les textes qui ont balisé l’autocritique de la science en expriment
les motifs et en explorent les conséquences premières. On y discute de la valeur d’une
connaissance incertaine, de sa pertinence pour la conduite de la vie, de la nouvelle
orientation à donner aux sciences et de la redéfinition de la vocation de savant : des
questions qu’on tend progressivement à oublier lorsque les choses vont de soi. Comme je
l’ai fait jusqu’ici, ma recherche des traits caractéristiques des sciences contemporaines et de
ce que pourrait être leur vocation morale commune se poursuivra, jusqu’en conclusion, en
dialogue avec les propositions et les hésitations de prédécesseurs.
Un mémoire étant un mémoire et non l’œuvre d’une vie, il est impossible d’y suivre
l’émergence des sciences contemporaines dans ses voies diverses, ses piétinements et ses
détours. J’ai dû centrer l’enquête sur un cas et me suis concentré sur l’œuvre conjointe
d’Émile Durkheim et Marcel Mauss. Pourquoi étudier des chercheurs des sciences sociales
plutôt que des sciences de la nature ? Pourquoi pas ? Blague à part, la constitution d’une
sociologie à prétention expérimentale à la fin du XIXe siècle est un moment important dans
la mise à l’épreuve des présupposés modernes des sciences. Tandis que les sciences de la
nature modernes étudiaient les phénomènes naturels indépendamment de l’histoire des
hommes, la cadette des sciences devait penser l’extension de leur méthodologie et de leur
thèse déterministe aux phénomènes humains non reproductibles en laboratoire,15 mais
surtout reconnus comme des résultats accidentels ou délibérés d’actes libres. Toutes les
dimensions du monde devenaient objet de science, l’histoire des hommes étant intégrée à
l’histoire naturelle. Pour se faire une place au sommet de la hiérarchie des sciences, la
sociologie devait aussi s’élaborer une conception tenable du rapport entre les ordres de
déterminisme naturel, donc établir les bornes des explications disciplinaires. Ne se
concentrant pas sur un type particulier de phénomène social mais prétendant plutôt
15
C’était aussi le problème des autres sciences de terrain, à la recherche des lois de l’évolution naturelle ou de
celles des phénomènes écologiques.
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
26
embrasser l’ensemble, le projet durkheimien comportait aussi le défi de l’organisation
cohérente des domaines d’étude d’une discipline. Enfin, développant une sociologie de la
connaissance et animés du désir d’améliorer le sort de l’humanité en rendant la conduite de
la vie sociale plus réfléchie, les deux sociologues ont continuellement réfléchi sur la nature
de la connaissance, la vocation de la science et ce qu’elle peut apporter à la pratique.
L’expérience de Durkheim et Mauss montre, dans ses principales dimensions, un
aboutissement de l’organisation moderne des sciences.
Par ailleurs, dans le domaine des sciences de l’homme, Durkheim, Mauss et leurs
nombreux collaborateurs furent aussi des pionniers de la division du travail entre
chercheurs spécialisés, de la promotion des études de cas en contexte et de l’intégration des
perspectives disciplinaires : trois caractéristiques propres aux sciences contemporaines.
Entre 1885 et l’entre-deux-guerres, la sociologie durkheimienne, d’abord calquée sur le
modèle des autres sciences modernes, a révisé ses conceptions de la nature et des sciences
ainsi que ses procédures pour en arriver à des vues, des objectifs et des manières de faire la
recherche s’apparentant à celles des sciences contemporaines. Partant de l’ambition
d’identifier et d’enrayer les pathologies sociales, son itinéraire est un exemple de
rénovation du positivisme au contact de la complexité des phénomènes et de la contingence
de leur devenir – des thèmes encore discutés aujourd’hui dans les sciences de l’homme
comme dans les sciences de la nature. On y voit comment la prise de conscience de
l’insuffisance des théories générales a bouleversé la délimitation des champs de recherche,
les méthodes et les objectifs des savants. De la manière moderne de faire de la science aux
cadres des recherches actuelles, il n’y a certainement pas une voie unique ; mais, dans un
premier temps, un cas bien documenté suffit pour apprécier la distance entre les deux et
dégager leurs traits respectifs.16
La constitution d’un idéaltype des sciences contemporaines, opposé à un idéaltype des
sciences modernes, et la discussion de leur vocation morale respective, en conclusion de ce
mémoire, ne s’inspire pas uniquement de cet épisode de l’histoire des sciences. J’y établis
des rapprochements avec ce qu’enseignent les travaux de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers
16
Étudier les rénovations simultanées de la physique, de l’astrophysique, de l’étude de l’évolution des espèces
ou de la démographie complèterait bien cette étude de cas. Mais il faut bien commencer quelque part.
CHAPITRE I : LE SENS MORAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
27
(1979, 1992 et PRIGOGINE, 1994, 2001) sur les nouvelles orientations des sciences
physiques depuis Einstein, ainsi qu’avec les développements de l’épistémologie depuis
Kuhn. Conscience d’elle-même de la science, l’épistémologie contemporaine s’est frottée
aux questions de la possibilité et de la nature du progrès des sciences. Kuhn, Popper,
Lakatos, Feyerabend, Latour et Stengers ont tour à tour tenté d’expliquer l’impression
unanime que les sciences progressent historiquement. Ce faisant, les épistémologues ont
révisé leurs méthodes et leurs objectifs, suivant de plus en plus les tendances des sciences
actuelles. Leurs principales théories du progrès de la connaissance et leurs approches
méthodologiques du problème sont discutées au chapitre suivant. Au fil de la présentation
critique de leurs travaux, une attention particulière est portée aux significations données à la
recherche et aux ambitions de leurs lectures de l’histoire des sciences.
CHAPITRE II : Le progrès des sciences
Progresser grâce à l’épreuve des faits
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le progrès des sciences expérimentales se posaient comme
une évidence indiscutée. Depuis le Novum Organum de Francis Bacon publié en 1620,
l’expérimentation était le moyen sûr d’accroître et de réviser les connaissances. L’épreuve
des faits conférait aux théories scientifiques leur suprématie sur les autres interprétations du
monde. Leur vérité ou leur « vérisimilitude » était garantie par l’expérience, dans la mesure
où l’analyse rationnelle et systématique des faits confirmait les anticipations d’observation
déduites des hypothèses théoriques. Tant et aussi longtemps que les prévisions d’une
théorie concordaient avec les nouvelles expérimentations, celle-ci était conservée et
semblait de plus en plus sûre. Un écart récurrent entre les prévisions d’observation et les
observations effectives devait toutefois conduire au remplacement de la théorie. Et lorsque
deux explications d’un même phénomène paraissaient tout aussi recevables, il s’agissait
simplement d’imaginer et d’effectuer une expérience où chacune prévoyait un résultat
différent : la nature se chargeait d’identifier la meilleure. C’est ce que Bacon (2000b)
appelait des exemples de la croix, par allusion à une croisée des chemins où les chercheurs
doivent choisir entre diverses voies de recherche. Avec le temps, les expériences de la croix
sont devenues dans les manuels les expériences cruciales de l’histoire des sciences.
Cette logique de validation de la connaissance présupposait la possibilité de concevoir une
épreuve expérimentale où l’observation ne serait orientée par aucun préjugé. Le Novum
Organum (BACON, 2000a) invitait le chercheur à prévoir théoriquement le résultat de
l’expérience, mais insistait aussi sur l’importance de rompre avec les préjugés susceptibles
d’orienter le regard sur la nature. Comme l’écrit Claude Bernard (1984) en 1865 dans son
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, le savant devait être tantôt
expérimentateur instruit de théorie, tantôt observateur sans attente. L’expérimentateur
devait anticiper théoriquement l’observation pour mettre en place le dispositif expérimental
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
30
qui la provoque et, au moment de l’expérience, devenir un observateur passif qui se tait,
écoute la nature et écrit sous sa dictée. Pour fin d’objectivité, l’ « invention » de
l’expérience devait être indépendante du constat de la réussite ou de l’échec de la théorie à
prévoir le résultat. Toute la difficulté de l’expérimentation semblait résider dans la rupture
avec les attentes d’observation, qui risquent de rendre le savant aveugle à l’imprévu. Rien
ne devait avoir lieu à l’insu de l’observateur. Là-dessus, Bernard citait en exemple les
travaux de François Hubert. Naturaliste aveugle, celui-ci concevait ses expériences et
demandait à son domestique de les exécuter, puis de lui en rendre compte. Hubert était
l’esprit directeur qui institue l’expérience et son domestique incarnait ses sens passifs qui
constatent sans attente. Par métaphore, on pourrait dire que le tribunal expérimental des
sciences modernes se souciait d’isoler les théories au banc des accusés, la nature à la barre
des témoins, l’expérimentateur qui interroge, et le jury d’observateurs neutres. Seulement,
on oubliait d’y inviter un avocat de la défense.
Quand l’évidence devient problématique
C’est le physicien et historien des sciences Pierre Duhem qui le premier, en 1906, joua
l’avocat du diable (LECOURT, 2001). Tel un représentant de la défense, il souligna que
l’expérience met à l’épreuve non seulement la théorie au banc des accusés, mais l’ensemble
des connaissances intervenant dans l’interrogatoire élaboré par l’expérimentateur :
l’appréciation de la qualité des instruments, la théorie de leur fonctionnement, l’évaluation
des paramètres de l’expérience, l’univers des causes et des conditions considérées par la
prévision, etc. L’échec de l’expérience peut tout aussi bien dépendre d’un problème de
procédure expérimentale que d’une limite de la théorie testée ; et rien n’indique, en dernière
instance, où il faut chercher le pépin. Par exemple, si un astronome prévoit observer un
astre à un moment donné en un endroit donné et que ses instruments lui indiquent qu’il se
trompe, celui-ci ne se trouve pas dans l’obligation de conclure que sa théorie du
mouvement des corps célestes est inexacte. Il peut prétendre que c’est une mauvaise
compréhension du fonctionnement du télescope ou du déplacement de la lumière qui fausse
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
31
la prévision. Ou encore, avec un peu d’imagination, il peut même concevoir une hypothèse
auxiliaire ad hoc ménageant à la fois sa théorie et la procédure expérimentale – par
exemples, une irrégularité du mouvement particulière à ce type d’astre, ou bien une
déviation imprévue de la trajectoire de l’astre sous l’attraction d’un autre corps céleste nonidentifié.
Sans certitude que c’est bien la théorie testée qui fait défaut en cas d’anomalie et non les
autres informations qui entrent dans la prévision, la conclusion du procès expérimental est
laissée à l’arbitraire du jury d’observateurs. Pour Duhem, la conservation ou le rejet d’un
énoncé théorique résulte d’un choix des scientifiques. Ceux-ci décident s’ils révisent la
théorie ou l’épreuve expérimentale. Sans fondement empirique sûr, les « lois de la nature »
ne sont que des interprétations de savants tenues pour vraies par convention. À la suite de
l’argument de Duhem, la philosophie conventionnaliste des sciences, niant l’existence
d'indicateurs de vérité, proposa de faire de la simplicité des explications le critère de
sélection des systèmes théoriques (POPPER, 1989). Entre les métaphysiques vraisemblables,
la plus simple serait toujours la meilleure.
La critique conventionnaliste des assises empiriques de la connaissance réfute toute
prétention de la science à la certitude. Pourtant, le progrès des sciences demeure une
évidence admise pour quiconque ne veut pas reprendre les saignées thérapeutiques,
l’explication par les vertus des substances ou la quête des lois du devenir historique. La
recherche s’est poursuivie, l’homme a marché sur la lune et les espoirs investis dans la
science ne cessent de croître. En fait, sans décourager la recherche, le conventionnalisme
aura eu deux effets sur l’épistémologie et les sciences au XXe siècle : lancer la recherche
d’un critère de démarcation des sciences et faire de leur progrès historique un phénomène à
comprendre, l’objet d’une problématique à développer.
Convaincu de la spécificité du discours scientifique, Karl Raidmund Popper a d’abord
entrepris de trouver un critère démarquant les sciences des autres métaphysiques. Accorder
aux conjectures désinvoltes du marxisme et de la psychanalyse le statut de sciences au
même titre qu’à la physique d’Einstein lui semblait une hérésie. Pour mettre fin à
l’engagement pseudo-scientifique envers des systèmes capables d’expliquer aussi bien une
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
32
réalité que son contraire, il fallait fixer des conditions où le verdict de l’expérience devient
sans appel. Les savants devaient renoncer à sauvegarder intégralement leur théorie coûte
que coûte, même si aucune expérience ne peut les obliger à lâcher prise. N’ayant pas
d’objection contre la critique conventionnaliste des assises empiriques de la connaissance17,
Popper craignait seulement que la faveur pour les explications simples fixe la recherche
dans le cadre des théories en place, toujours plus simples pour ceux à qui elles sont
familières. En 1934, dans La logique de la découverte scientifique (POPPER, 1989), il
suggère l’obligation d’énoncer les conditions de falsification de ses théories comme critère
de probité scientifique. Pour se prétendre scientifique, une théorie devrait bien sûr être
cohérente et se référer à des observations, mais en plus indiquer quels résultats
d’expérience conduiraient à son abandon ou à sa révision. Cette procédure, inspirée de la
logique des expériences cruciales, se présentait comme une norme d’honnêteté
intellectuelle. Popper n’a supposé nulle part que ses prédécesseurs énonçaient toujours
« naturellement » les conditions de falsification de leurs théories et respectaient leurs
promesses d’abandon lorsque l’expérience ne vérifiait pas leurs prévisions. Chercher
délibérément à expliquer toujours plus de faits par une théorie pleinement cohérente et
plausible devait devenir l’objectif premier de la science. Idéalement, on ne devait plus
tolérer les anomalies.
Le simplisme de Duhem et le falsificationnisme de Popper expriment le désarroi des
sciences modernes convaincues de pouvoir progresser vers une connaissance plus juste et
plus claire, mais conscientes que la logique expérimentale ne garantit pas le progrès. Par
quel processus alors les prédécesseurs ont pu parvenir à des interprétations du monde
offrant de plus en plus d’emprise sur le réel ?
Thomas S. Kuhn, Popper lui-même, certains de ses élèves et des sociologues des sciences
ont tenté de comprendre le progrès de la connaissance en étudiant la recherche qui se fait et
les succès scientifiques reconnus. Leurs essais et leurs questionnements ont inspiré mon
analyse du projet scientifique de Durkheim et Mauss. Cette étude s’inscrit dans la foulée
des analyses antérieures du progrès des sciences, de la structure et du développement d’une
17
Popper n’acceptait pas en bloc la critique de la logique expérimentale faite par Duhem. Néanmoins, il
n’avait pas d’objection sur la question particulière de l’impossibilité de déterminer si un échec expérimental
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
33
entreprise scientifique. Apprécier la distance entre les sciences modernes et les sciences
contemporaines, c’est aussi se demander en quoi et comment les sciences ont progressé
depuis la remise en question de la recherche des lois de la nature suivant la logique
expérimentale. Passer en revue les principaux travaux d’épistémologie contemporaine et
certains commentaires qu’ils ont suscités m’a évité la reproduction de leurs tâtonnements.
La méthodologie de cette enquête, présentée au chapitre III, leur est redevable d’une série
d’emprunts. Ce chapitre rend compte du cheminement de la réflexion épistémologique à
travers les travaux de Thomas S. Kuhn, Karl R. Popper, Imre Lakatos, Paul Feyerabend,
David Bloor, Bruno Latour et Isabelle Stengers. Comme le mentionnait l’introduction du
mémoire, la présentation critique de leurs théories du développement de la connaissance
précise le problème du progrès dans le passage des sciences modernes aux sciences
contemporaines et offre un premier terrain d’exploration de cette transition.
Les épistémologues, les historiens des sciences et les sociologues de la connaissance
présentés dans ce chapitre sont, chacun à leur manière, orientés par l’esprit des sciences
contemporaines et collaborateurs de leur définition. Leurs études reprennent les
préoccupations et les méthodes d’analyse de leurs contemporains. Leurs conceptions de la
science, dans la mesure où elles ont été diffusées, sont devenues des cadres de référence
pour les savants qui s’en réclament, des expressions leur permettant de s’approprier
théoriquement leurs activités. L’attention portée dans ce chapitre à l’évolution de la
problématique du développement de la connaissance scientifique fournit à la fois de la
matière et un tremplin pour ajouter, en conclusion de ce mémoire, une nouvelle lecture de
l’évidence du progrès des sciences depuis le XIXe siècle. L’exposé détaillé des travaux de
chacun appuie, en fin de chapitre, une première recension de traits typiques des sciences
modernes et contemporaines. D’abord effectués par des philosophes, mathématiciens et
spécialistes des sciences de la nature qui trouvaient leur idéal de la science chez des
représentants des sciences modernes, les travaux sur le progrès des sciences ont été inspirés
de leur logique avant d’emprunter des méthodes, des notions et la manière de lire l’histoire
des sciences sociales.
dépend d’une impuissance de la théorie testée ou d’un problème dans la fabrication du test.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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Thomas S. Kuhn : la science normale, les paradigmes et les révolutions
scientifiques
Développée dans les années 1950 et publiée pour la première fois en 1962, la théorie des
révolutions scientifiques de Thomas S. Kuhn rompt avec l’idée d’un progrès cumulatif des
sciences. Sa conception du développement de la connaissance résulte d’un parcours sinueux
entre les champs de recherche et les départements universitaires. D’abord étudiant à la
maîtrise en physique, c’est en collaborant à un enseignement universitaire expérimental
s’adressant à des non-scientifiques qu’il saisit pour la première fois l’incompatibilité des
vues de la physique contemporaine avec les entreprises des précurseurs de sa discipline.
Boursier de Harvard pendant trois ans, il en profite pour traîner la question du
développement de la connaissance en histoire des sciences, puis en philosophie, en
psychologie de la perception et en sociologie des communautés scientifiques. Invité à
passer l’année scolaire 1958-1959 dans un centre de recherche sur le comportement, il est
alors frappé par les divergences des spécialistes des sciences sociales sur les questions de
méthode et la sélection des problèmes de recherche. Jamais Kuhn n’avait rencontré de
controverse persistante sur les faits fondamentaux en astronomie, en physique, en chimie et
en biologie. Persuadé que le consensus scientifique est plus productif que la polémique, il
achève sa théorie psycho-socio-historico-philosophique des sciences, faisant de l’unanimité
des chercheurs la condition optimale du progrès de la connaissance.
Une lecture cyclique du progrès des sciences
Dans le premier chapitre de La structure des révolutions scientifiques, Kuhn (1983a)
distingue les sciences normales des simples domaines de recherche – ce sont bien sûr les
sciences de la nature qui servent d’étalon de la normalité. Parmi les domaines de recherche,
les sciences normales auraient atteint un plus haut degré de « maturité » en rassemblant les
scientifiques autour d’un paradigme : un ensemble de découvertes universellement
reconnues qui fournissent une perception commune des phénomènes étudiés, des problèmes
types et des exemples de solution. Le système formé par les lois de Newton, l’idée de
l’attraction et les exemples de la pomme, du pendule et de l’accélération d’une sphère sur
un plan incliné en est un exemple classique. L’adhésion à un paradigme ne serait pas le
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résultat d’une convention consciente, mais plutôt d’un enseignement des sciences par des
exemples et des problèmes types qui inculque aux apprentis la foi en la valeur de la théorie
et en l’efficience des méthodes de recherche. Rencontrant quotidiennement des incarnations
exemplaires en laboratoire, dans leurs revues et dans leurs manuels, les scientifiques
finissent par en voir sans qu’on les leur désigne.
L’absence d’unanimité autour d’un paradigme dans un domaine de recherche le laisserait
déchiré entre des perspectives inconciliables empêchant l’organisation de son
développement. À l’opposé, la vision commune qui oriente une science normale a
l’avantage de permettre la spécialisation des chercheurs se divisant la tâche d’éclairer un
même domaine de l’inconnu. Partager un paradigme libère aussi les savants de la définition
de l’ABC de la discipline, laissée au soin des auteurs de manuels. Les chercheurs peuvent
ainsi commencer leurs études là où se termine le manuel et se concentrer sur quelques
aspects subtils et ésotériques des phénomènes. Le consensus de base établi, la pratique de la
science normale consiste à déterminer les problèmes significatifs à résoudre, s’assurer de la
concordance des faits et de la théorie, et poursuivre l’élaboration du paradigme. Kuhn
emploie d’ailleurs l’expression « science normale » parce qu’il s’agirait du travail qui
occupe le plus clair de l’histoire des sciences.
On aura compris que l’accession à l’unanimité paradigmatique est le critère de démarcation
des sciences, et que l’activité dans les autres domaines de recherche ne fait pas partie de
l’histoire des sciences. Ne sont vraiment sciences pour Kuhn que les domaines de recherche
où les savants ne tolèrent pas le pluralisme théorique. Il ajoute même dans une postface
écrite en 1969 que sa théorie, qui rend compte des succès antérieurs des sciences, se pose
comme un modèle légitime pour leurs développements futurs (KUHN, 1983b).
Ironiquement, l’engagement des savants envers un système craint par Popper devient chez
Kuhn un signe de maturité des sciences et un facteur d’accroissement de leur efficacité à
résoudre les énigmes de la nature.
Mais il arrive de temps à autre que la science normale se bute à des anomalies, des cas où
l’expérience ne confirme pas les prévisions théoriques. Lorsque des adaptations mineures
de la théorie ou des méthodes en vigueur ne parviennent pas à résoudre l’énigme,
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l’anomalie peut être mise de côté comme un puzzle irrésolu, sinon susciter l’intérêt de la
communauté scientifique et semer le doute sur une partie ou la totalité des postulats du
paradigme. Kuhn explique qu’au cours des périodes de crise de confiance, certains
spécialistes en viennent à développer des adaptations du paradigme de plus en plus
éloignées de ce qui était accepté à l’origine. La prolifération des approches de l’anomalie
risque alors de diviser les chercheurs entre des conceptions inconciliables du monde et de la
science, entre des paradigmes concurrents. Sans critère pour identifier laquelle des
orientations futures de la recherche est la plus valable, les débats ne feraient qu’opposer des
discours de persuasion. Comme les crises politiques – les altercations armées en moins –,
les polémiques scientifiques se termineraient ou bien par un retour à l’ancien régime, ou
bien par une révolution scientifique : c’est-à-dire l’adoption d’un nouveau paradigme
expliquant l’anomalie et réinterprétant les problèmes déjà résolus.
Limites et apports de la théorie de Kuhn
Selon Kuhn, la connaissance scientifique se développerait sous deux modes : l’élaboration
du paradigme en situation de science normale et l’invention de nouveaux paradigmes en
période de crise. Comme l’a remarqué Lakatos (1995a), l’idée que les révolutions se
déroulent comme des conversions irrationnelles sous la séduction de discours de persuasion
suppose par contre qu’il n’y ait pas nécessairement progrès dans le passage d’un paradigme
à l’autre. Pourtant, dans sa postface de 1969, Kuhn soutient contre la critique que sa théorie
ne se veut pas relativiste. Sans autre appui que sa foi en le bon jugement des scientifiques,
il maintient que le développement de la science est « un processus unidirectionnel et
irréversible » et que « les théories scientifiques de date récente sont meilleures que celles
qui les ont précédées, sous l’aspect de la solution des énigmes » (KUHN, 1983b, p.279).
Dans un article écrit l’année suivante, il admet enfin que l’énigme du progrès des sciences
au fil des révolutions scientifiques reste à résoudre (KUHN, 1990a). Celui-ci propose de
déplacer la question du progrès, de l’étude de l’activité scientifique à l’appréciation de la
valeur de la connaissance, sans préciser comment, suivant quels critères.
Isabelle Stengers (1995) reconnaît aussi à cette tentative de compréhension du progrès des
sciences le défaut d’isoler la communauté scientifique du reste de la collectivité. Le travail
des savants semble sourd aux débats, aux demandes et aux préoccupations de l’État, des
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entreprises et de la société civile. Implicitement, Kuhn suppose que l’histoire des sciences
et l’orientation de la recherche se règle indépendamment du sort du monde et des idées en
vogue. Plus largement, la lecture kuhnienne de l’histoire des sciences manque de réalisme.
Elle réduit sous un seul scénario théorique cyclique tous les épisodes de l’histoire des
sciences et limite arbitrairement celle-ci à l’espace-temps des sciences normales. Le chaos
des autres domaines de recherche ne ferait partie que de la préhistoire des sciences, s’ils
finissent par devenir des sciences, par accéder à l’unanimité paradigmatique : l’unique et
indépassable modèle de la recherche féconde.
La structure des révolutions scientifiques a tout de même fait date en rappelant, exemples à
l’appui, que les théories, les méthodes et les exemples auxquels se réfèrent les chercheurs
forment une phénoménologie de la recherche, un univers de pensée cohérent où
l’investigation se déroule et trouve son sens. Précisant sa pensée dans des textes ultérieurs,
Kuhn (1983b et 1990b) rebaptisa ses paradigmes matrices disciplinaires18. Matrice : parce
qu’il s’agit d’un ensemble intégré d’éléments divers ; et disciplinaire : parce qu’elle serait
partagée par l’ensemble des spécialistes d’une discipline. Les composantes des matrices
disciplinaires seraient d’au moins quatre types19 :
•
•
•
•
18
des généralisations symboliques : équations ou propositions allant de soi servant de
prémisses à la résolution d’énigmes (Exemples : « les éléments se combinent dans
des rapports de poids constant » ; U = RI) ;
des conceptions métaphysiques : croyances reçues permettant des analogies
concrétisant les phénomènes et départageant les explications recevables de celles
qui ne le seraient pas (Exemple : les gaz sont constitués de molécules se déplaçant
dans le vide et s’entrechoquant comme des boules sur une table de billard) ;
des valeurs : guidant le choix des explications, des procédures et maintenant le
sentiment de communauté parmi les savants, même durant les périodes de crise
(Exemples donnés par Kuhn : exactitude ; cohérence ; simplicité ; plausibilité) ;
des exemples de solutions de problèmes : actualisant les généralisations théoriques,
les conceptions métaphysiques et les valeurs de la communauté scientifique.
En fait, Kuhn reconnaît la polysémie de son emploi du terme paradigme dans La structure des révolutions
scientifiques. Il explique qu’en général le terme désignait ou bien un exemple type se posant comme une
référence commune, ou bien le système plus complexe que constitue la matrice disciplinaire.
19
Kuhn note que son modèle n’est peut-être pas exhaustif.
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Sans se limiter à la définition kuhnienne des éléments d’une matrice disciplinaire, les
travaux de Imre Lakatos et de Paul Feyerabend reprennent l’idée de paradigme et
l’approche totalisante de Kuhn. Les deux ont essayé de saisir ce qui conduit au
remplacement d’un paradigme par un autre, mais leur approche du problème n’est pas tout
à fait la même. Lakatos se demande en quoi un programme de recherche devient
objectivement meilleur qu’un autre, ce qui justifierait la substitution du premier par le
second ; tandis que Feyerabend essaie de comprendre comment les savants se laissent
séduire par un nouveau paradigme et comment progresse la science dans son ensemble. La
distinction entre la connaissance objective, étudiée par Lakatos, et ce qu’en saisissent les
savants, étudié par Feyerabend, est posée par les réflexions de Popper sur la résolution de
problèmes scientifiques. Pour leur apport à cette étude et pour comprendre les travaux des
successeurs de Popper, il convient d’en présenter sommairement le contenu.
Karl R. Popper : le développement de la connaissance objective
Dès la Logique de la découverte scientifique et jusque dans ses derniers textes, Popper
sépare clairement la recherche d’une méthodologie des sciences et l’étude du travail des
scientifiques. La réflexion sur les règles que devraient suivre les chercheurs pour s’assurer
de progresser n’a rien à voir avec la compréhension du travail des savants. Avant même les
travaux de Kuhn, Popper (1989) s’oppose au naturalisme méthodologique : à la recherche
des règles de méthode garantes du progrès des sciences dans leurs succès antérieurs. Le
naturalisme méthodologique suppose l’existence d’une logique du progrès commune aux
entreprises savantes ayant contribué à l’avancement des sciences. Cette approche, qui
définit inconsciemment la méthodologie de la recherche en délimitant l’univers de la
science exemplaire, est, selon Popper, tout aussi conventionnelle que les autres et, en
prime, dénuée de sens critique. Ses travaux sur le développement de la connaissance
n’aboutissent donc pas, comme ceux de Kuhn, à des recommandations pour l’avenir des
sciences. Dans une série de textes publiés entre 1966 et 1973, il ne tente que de modéliser
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la production de la connaissance pour mieux la comprendre, mieux l’étudier et mieux la
critiquer.
Le cadre popperien d’interprétation et de critique du développement de la
connaissance
Pour Popper (1991c), l’émergence de la connaissance est analogue aux mutations
biologiques : la vie et la connaissance progressent par résolution de problèmes suivant la
formule P1 Æ TT Æ EE Æ P2. Dans une situation problématique (P1), les organismes
vivants développent des mutations (TT) qui, après élimination des caractères inadéquats
(EE), placent les espèces dans de nouvelles situations posant de nouveaux problèmes (P2).
De même en science, un problème (P1) suscite la création d’une conjecture théorique pour
le résoudre (TT, pour tentative theory) qui, après élimination des contradictions entre les
observations et la théorie (EE, pour error elimination), établit une nouvelle situation de
recherche où apparaissent de nouveaux problèmes (P2). Le progrès de la connaissance dans
une résolution de problème, qui ne consiste qu’en un accroissement de sa plausibilité ou
« vérisimilitude », se mesure par la distance parcourue entre P1 et P2 en ce qui a trait à la
profondeur et l’imprévisibilité des problèmes à résoudre.20 Le progrès de la connaissance se
résume, selon Popper, à une extension des domaines de l’expliqué et de l’inexpliqué rendus
perceptibles par la théorie. Par exemple, le modèle atomique de Rutherford est un progrès
relativement à celui de Thomson en ce qu’il explique l’espace entre les atomes, même dans
les solides, la dilatation des corps sous l’effet de la chaleur, et conduit au problème
jusqu’alors insoupçonnés de la fission nucléaire.21
20
Popper n’indique nulle part ce qu’il entend précisément par « profondeur » et « imprévisibilité » des
problèmes. Le progrès étant défini comme l’accroissement de la vérisimilitude, de la correspondance entre les
énoncés d’observation et les conclusions de la théorie, j’imagine que la « profondeur » fait référence au
niveau de précision dans le détail de l’observation et que l’ « imprévisibilité » est relative à la prévision
nouvelle de faits que ne permettait pas de prévoir la théorie au moment P1 de la formule de l’émergence.
21
Contrairement à Thomson qui comparait la matière à un plum-pudding où les raisins étaient des charges
négatives mobiles expliquant l’électricité, Rutherford développe un modèle atomique où les charges négatives
(électrons) gravitent dans le vide autour d’un noyau chargé positivement. Le second modèle a l’avantage sur
le premier d’expliquer pourquoi parmi des particules projetées sur une feuille d’or, certaines la traversent sans
l’endommager (passant dans l’espace entre les noyaux d’atome) tandis que d’autres rebondissent (sur les
noyaux qu’elles frappent). Suivant le modèle Rutherford, la dilatation des corps sous l’effet de la chaleur
s’explique par l’accélération des électrons accroissant leur orbite. Et le problème de la décomposition de
certains éléments ne peut se résoudre avant d’envisager que leurs atomes sont composés de particules
subatomiques.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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Si le progrès peut se mesurer après coup, il est par contre impossible de prévoir son
orientation. D’un point de vue logique, un système théorique comprend, en plus de ses
propositions connues par le savant, l’ensemble de ses conséquences logiques dans l’infinité
des contextes où il est susceptible d’être appliqué. L’univers de ses implications logiques et
de ses prévisions virtuelles n’est jamais complètement saisi par une conscience humaine,
pas même par celle de son auteur. Suivant Popper, la connaissance aurait une existence
objective par rapport aux consciences humaines, comme le miel qui conserve une certaine
étrangeté pour les abeilles qui le produisent. Le savant, ne saisissant que partiellement les
implications de la théorie, peut, bien malgré lui, y introduire des contradictions.
L’intelligence humaine ne pouvant identifier tous les problèmes posés par un système
théorique, ni deviner ce qu’un autre y verra, la prédiction du progrès de la connaissance est
affaire de devin. L’avenir d’un système théorique est soumis au hasard de la créativité
humaine et des circonstances de ses reprises.
Cette conception de l’existence objective de la connaissance produite au cours de
résolutions de problèmes aboutit, dans un essai datant de 1967, à une ontologie divisant le
réel en trois mondes ouverts les uns sur les autres (POPPER, 1991a). Le Monde 1,
correspondant au monde des choses chez Platon, comprend l’ensemble des objets
physiques et des états physiques. Le Monde 2 regroupe la conscience, les états mentaux et
les dispositions comportementales à l’action, innées ou acquises, des individus. Il s’agit du
lieu de la phénoménologie : du traitement, de la composition et de la création de
l’information, ainsi que de l’action, au contact du monde physique et des idées accessibles
à la conscience. Enfin, les « intelligibles », c’est-à-dire les contenus d’information
techniques, artistiques, scientifiques ou autres saisissables par la pensée, constituent le
Monde 3 de la connaissance objective.
Contrairement à Platon, Popper ne considère pas les intelligibles comme éternels et
porteurs de vérité sur le Monde 1. Les objets du Monde 3 seraient des produits naturels de
l’animal humain doué des fonctions supérieures du langage : la description, porteuse de
l’idée de vérité motivant la production d’information ; et l’argumentation, permettant
l’articulation et la critique des contenus informatifs fournis par la description. Pouvoir
potentiellement être compris par quelqu’un serait l’unique critère d’appartenance au Monde
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3 pour un contenu d’information, qu’il ait été exprimé ou qu’il soit logiquement déductible
d’un système d’idées accessible à la conscience. Pour Popper, les implications encore
inconnues des systèmes d’idées sont aussi réelles parce qu’aussi contraignantes que la part
inconnue du Monde 1 : comme le corps qui risque de trébucher sur les choses, la
conscience est contrainte par la logique des systèmes d’idées qu’elle emprunte pour penser
le monde. Dans le domaine de la science, le Monde 3 comprendrait les systèmes théoriques
et leurs implications, les problèmes, les éléments de contexte des problèmes et les
arguments échangés entre les tenants des différentes perspectives. Il s’agirait des éléments
susceptibles d’être considérés par le chercheur au moment de résoudre un problème
scientifique. Comme chez Kuhn, la science demeure isolée des influences du reste de la vie
collective.
La théorie des trois mondes situe la résolution de problème scientifique dans le Monde 2,
ouvert sur le Monde 1 et sur le Monde 3. Suivant la formule P1 Æ TT Æ EE Æ P2, la
conscience s’approprie la connaissance objective et concocte une conjecture qu’elle
confronte à sa perception des choses, afin d’éliminer les contradictions entre les deux. La
connaissance s’élabore grâce au travail des consciences, mais hors de celles-ci, dans le
Monde 3 ; un peu comme le rayon de miel, produit du labeur des abeilles, se structure hors
d’elles, s’objective. Selon Popper, l’erreur des épistémologues qui l’ont précédé a été
d’étudier le mouvement des intelligibles dans le Monde 2 pour expliquer le progrès des
sciences, plutôt que de suivre le développement de la connaissance objective dans Monde
3. Il ne faudrait pas étudier les croyances des scientifiques à différents moments de
l’histoire pour comprendre le progrès, mais analyser, par l’étude des livres, des articles, des
rapports d’expérimentation et des discussions scientifiques, l’accroissement et la
sophistication du corpus des connaissances objectives. Le problème du progrès de la
production de la connaissance ne peut être résolu qu’en analysant l’évolution de ce qui est
produit. L’épistémologie devient pour Popper l’étude de l’élaboration du Monde 3, c’est-àdire « la théorie de la résolution des problèmes ou, autrement dit, de la construction de
théories conjecturales concurrentes, de leur discussion critique, de leur évaluation et de
leur soumission à des tests critiques. » (POPPER, 1991a, p.228.) L’épistémologie ainsi
conçue lui semble indépendante de la psychologie de la découverte et de l’analyse socio-
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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historique n’expliquant que l’activité consciente dans le Monde 2. C’est ni plus ni moins
sortir de l’histoire les fruits de la pensée humaine.
Cette dernière supposition est implicitement abandonnée par Popper dans une conférence
prononcée en 1968 sur la compréhension historique des connaissances et des résolutions de
problèmes scientifiques (POPPER, 1991b). Conservant son projet d’une épistémologie
étudiant la structuration des systèmes théoriques dans le Monde 3, celui-ci pose la
compréhension du contexte d’élaboration d’une théorie comme une condition préalable à sa
critique. Inspiré par les travaux de Dilthey et de Collingwood sur l’interprétation des actes
historiques, Popper développe une herméneutique des résolutions de problème. Selon lui,
l’épistémologue qui souhaite critiquer une lecture théorique du monde doit d’abord
reconstituer hypothétiquement son contexte d’émergence : la résolution de problème ayant
mené à sa formulation. Pour la comprendre, il doit parvenir à se mettre dans la peau du
savant, ou du moins dans son esprit, en rétablissant les liens entre la résolution de problème
et les autres éléments du Monde 3 intervenant dans sa réflexion.22 Ce n’est qu’après s’être
réapproprié le système des intelligibles qui habitaient la conscience du savant que
l’épistémologue peut tenter d’expliquer en quoi la résolution de problème est une réussite
ou un échec, rechercher l’origine historique des limites d’une théorie, et apprécier la
distance entre la situation de problème initiale (P1) et la situation de problème posée par la
théorie inventée (P2). La résolution de problème n’est progressive et plus ou moins réussie
qu’en regard de sa situation d’émergence. La critique du développement historique d’une
conjecture doit tenir compte de tout l’arrière-plan sur lequel se dessinait le problème à
résoudre dans le Monde 3 : les évidences de l’époque, le langage qui exprimait le problème,
les théories concurrentes qui en proposaient des interprétations, les hypothèses explicatives
confrontées, les positions philosophiques en conflit derrière les théories, etc. Autrement dit,
l’établissement d’un bilan de la composition du Monde 3 accessible au savant est préalable
à l’appréciation de l’apport de sa résolution de problème.
22
Simplement parce qu’elle n’apporte rien de plus qu’une impression sur la réussite de l’interprétation,
Popper laisse tomber la réeffectuation de l’expérience historique proposée par les herméneutes. Celui-ci croit
cependant que l’expérience d’avoir tenté de résoudre un problème scientifique vivant permet de mieux
comprendre les problèmes morts. On se comprendrait mieux entre artisans.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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Partant d’une incompréhension (P1) qui suscite une conjecture interprétative (TT) critiquée
à la lumière des données historiques (EE) et susceptible d’éclairer de nouveaux problèmes
d’interprétation (P2), l’herméneutique poppérienne suit aussi le schéma de la résolution de
problème. S’il peut lui servir de guide, l’épistémologue n’a toutefois pas à s’obliger du
schéma P1 Æ TT Æ EE Æ P2 pour l’interprétation d’une création théorique. Popper
renonce à forcer tous les développements de la connaissance à entrer dans son modèle de
l’émergence : ce schéma « devrait être complexifié ou même radicalement transformé
chaque fois que la nécessité s’en fait sentir. » (POPPER, 1991, p.276.) Pour lui, il n’y a pas
de méthodologie naturelle de la recherche, et pas plus de manière unique de résoudre un
problème scientifique.
Enfin, dans un essai datant de 1973, Popper (1984) explique, à partir de sa tripartition du
réel, l’insuffisance des théories physiques déterministes et indéterministes pour comprendre
le devenir du monde. Selon lui, les unes comme les autres nient toute possibilité de
créativité et de liberté. Durkheim et Mauss ayant eu à se débattre avec la contradiction entre
l’idée de liberté humaine et le déterminisme naturel, postulé par la recherche scientifique
moderne de ses lois, je me permets une parenthèse présentant les thèses déterministe,
indéterministe de la physique quantique et l’alternative popperienne.
La thèse déterministe, explicitée par Laplace, suppose qu’une intelligence surhumaine –
popularisée sous le nom de Démon de Laplace – qui connaîtrait exactement les masses, les
positions et les vitesses de toutes les particules matérielles de l’univers à un moment donné
pourrait calculer, à partir de la mécanique de Newton, tout ce qui est arrivé dans le passé et
tout ce qui arrivera dans l’avenir, des accidents les plus fortuits aux plus grandes
symphonies. À l’opposé, l’indéterminisme né de la mécanique quantique prétend
l’existence d’événements absolument imprévisibles. Parmi les processus physiques, il y en
aurait qui ne s’expliquent ni par des lois causales, ni par la coïncidence de lois causales,
mais uniquement par des lois probabilistes. Dans les chaînes causales expliquées par les
lois de Newton, il y aurait des « sauts quantiques » : des mouvements de particules
imprévisibles, des moments où Dieu semble jouer aux dés. Le fil des événements serait
sans cesse bouleversé par le hasard des sauts quantiques. L’indéterminisme de la
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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mécanique quantique propose donc une solution à l’imprévisibilité de la nature. Mais
comme le souligne Popper, l’action délibérée de l’homme libre n’est pas le fruit du hasard.
Selon Popper, les deux points de vue de la physique auraient le défaut de prendre le
caractère des théories faites par l’homme sur le Monde 1 pour le caractère du Monde 1 luimême. La fermeture des lois de la physique sur elles-mêmes dans l’explication des
phénomènes isole conceptuellement l’univers des corps. Déterminisme et indéterminisme
quantique conçoivent le Monde 1 des corps et des états physiques comme fermé aux
influences du Monde 2 et du Monde 3. Or, l’homme fait partie du Monde 1 en tant que
corps agissant motivé par une conscience du Monde 2 alimentée par les idées humaines qui
s’entreposent dans le Monde 3. Le cours causal ou probabiliste des choses dans le Monde 1
est ponctuellement bouleversé par des actes délibérés. Et le résultat des réflexions humaines
suit l’évolution du Monde 3 ouvert sur l’élaboration humaine de connaissances dans le
Monde 2. Dans le réel, l’animal humain génère des actions réfléchies et des idées qui
influencent l’ordre physique. Selon Popper : « Notre univers est partiellement causal,
partiellement probabiliste et partiellement ouvert : il est émergent. » (POPPER, 1984,
p.107.) L’ontologie des trois mondes de Popper invite donc à la conciliation du
déterminisme physique et de la liberté humaine dans l’explication des phénomènes en
devenir. Les sciences doivent prendre conscience qu’elles étudient un univers où les
phénomènes humains sont intriqués aux phénomènes naturels. On verra au chapitre VI que
Mauss, dans les années 1920, parvient à une solution analogue, mais plus détaillée et moins
abstraite.
Limites et apports de l’épistémologie de Popper
La conception popperienne de l’activité scientifique peut être l’objet d’un reproche
analogue à celui qu’il adresse aux grandes conceptions de l’ordre physique. S’imaginant
que la science n’est motivée que par la volonté d’accroître la plausibilité de ses théories et
l’univers de l’inexpliqué, Popper isole l’activité scientifique de ses rapports avec le reste de
la vie sociale. Lorsqu’il ancre les résolutions de problèmes dans le Monde 3, il omet de les
rattacher aux débats politiques, aux préjugés courants, aux demandes et aux intérêts
pratiques qui affectent la recherche de près ou de loin. S’il était justifié de ne pas
s’intéresser au processus de la découverte lorsqu’il élaborait une méthodologie démarquant
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les sciences de la métaphysique, c’est délibérément et sans justification que son
herméneutique laisse de côté les intelligibles « non-scientifiques » susceptibles de motiver
ou d’inspirer le travail du savant. Encore en 1973, sa présentation du monde de la
connaissance objective alimentant la réflexion scientifique va comme suit :
Par « Monde 3 », j’entends le monde des productions de l’esprit humain.
Quoique j’y inclue les œuvres d’art ainsi que les valeurs éthiques et les
institutions sociales (et donc, autant dire les sociétés), je me limiterai en
grande partie au monde des bibliothèques scientifiques, des livres, des
problèmes scientifiques et des théories, y compris les fausses. (POPPER, 1984,
p.94.)
On peut faire l’hypothèse que cette isolation conceptuelle de l’activité scientifique soit liée
à l’intention critique de Popper. Considérant la science comme une série de résolutions de
problèmes visant à accroître la plausibilité des théories, l’épistémologue qui apprécie le
travail du savant ne s’intéresse aucunement aux autres intentions qui motivent la recherche
et aux espoirs investis dans ses résultats. Aux yeux de Popper, la résolution de problème ne
serait bonne ou mauvaise qu’en regard des savoirs disponibles et de la finalité universelle
des sciences. D’ailleurs, réduire la science à des résolutions de problèmes en vue
d’accroître les domaines de l’expliqué et de l’inexpliqué suppose qu’il s’agit de l’intention
première ou unique des chercheurs. La lecture poppérienne des sciences fait abstraction de
l’engagement des savants envers un paradigme, ainsi que des finalités pratiques, morales et
politiques qui orientent leurs travaux. Accéder par la réflexion à une vision cohérente et
plausible du monde est une ambition commune aux philosophes grecs, aux exégètes de
l’Église médiévale, aux savants de la Renaissance, aux scientifiques modernes et aux
chercheurs contemporains. De l’Antiquité à aujourd’hui, le progrès des sciences – au sens
large – ne serait qu’un accroissement de la « vérisimilitude » des théories, de l’univers des
faits connus, expliqués ou inexpliqués ? Après Popper, la spécificité du progrès des
sciences depuis les temps modernes reste à définir.
Lakatos et Feyerabend ont conservé de leur maître son souci de comprendre les
développements théoriques dans leur contexte historique d’émergence. Seulement, ceux-ci
élargissent la reconstitution du contexte à tout ce qui affecte, de près ou de loin, l’activité
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
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scientifique. Dernier représentant du naturalisme méthodologique, Lakatos tente de retracer
la logique du progrès dans l’histoire des sciences et d’expliquer les égarements
occasionnels des savants par l’influence de facteurs psychologiques et sociaux. Sa
recherche d’une méthodologie inhérente aux réussites scientifiques constitue un retour en
arrière relativement aux travaux de Popper. Néanmoins, ses travaux précisent l’idée
kuhnienne du développement d’un paradigme, découragent la recherche historique d’une
logique de la découverte et suscitent les réactions parallèles de Feyerabend et du
programme fort de sociologie des sciences.
Imre Lakatos : la méthodologie des programmes de recherche
L’épistémologie de Lakatos naît d’une lecture croisée des travaux de Popper et de Kuhn.
Au premier, il reproche le manque de réalisme de ses réflexions toutes philosophiques sur
les sciences. Contrairement à ce que suppose le modèle popperien de la résolution de
problème par conjecture et réfutation des erreurs théoriques, l’histoire montre que
l’expérimentation vise plus souvent la confirmation d’une hypothèse en concurrence avec
d’autres que la falsification d’un énoncé. À Kuhn, il oppose un refus de réduire les
révolutions scientifiques à des conversions collectives irrationnelles sous l’effet de la
persuasion. La valeur des systèmes scientifiques ne peut pas et ne doit pas se résumer au
nombre et à l’ardeur de ses défendeurs. Sinon, le marxisme et la psychanalyse pourraient se
prétendre scientifiques – une crainte héritée de Popper. Et pire encore, selon Lakatos,
reconnaître l’irrationalité des révolutions scientifiques serait sonner le glas de l’idée de
progrès. Pour lui, démarquer objectivement les sciences des formes multiples de
métaphysique demeure le problème central de l’épistémologie. Disant suivre la voie de
Popper, qui n’appuie pas ses travaux, celui-ci essaie d’élaborer une méthodologie des
sciences qui réduit au minimum la part de convention du falsificationnisme et prétend
expliquer rationnellement les progrès antérieurs des sciences dans le Monde 3.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
47
Une tentative de rationalisation du progrès historique des sciences
Pour Lakatos, une méthodologie des sciences ou une logique de la découverte est une
théorie de la rationalité scientifique valable de tout temps, donc pour l’avenir. Elle doit être
à la fois une explication des progrès scientifiques antérieurs, un critère de démarcation des
sciences, un guide pour une activité scientifique progressive et un code d’honnêteté
intellectuelle du chercheur. Comme pour les autres types de théorie, la meilleure logique de
la découverte serait celle qui rend compte de la plus large base empirique. Autrement dit, la
meilleure méthodologie devrait expliquer le plus clair de la jurisprudence scientifique,
puisque l’univers des faits à comprendre est restreint aux réussites savantes reconnues. En
fait, Lakatos reprend les exigences de Popper assurant le progrès de la base empirique
d’une théorie. Pour supplanter ses concurrentes (celle de Popper et celle de Kuhn), sa
méthodologie doit englober leur contenu non-réfuté, permettre la découverte de faits inédits
et voir son contenu supplémentaire être corroboré par l’histoire des sciences. La
reconstruction rationnelle ou théorisation des épisodes progressifs de l’histoire des sciences
lui tient lieu de mises à l’épreuve : « si un critère de démarcation est incompatible avec les
appréciations « de base » de l’élite scientifique, il doit être rejeté. » (LAKATOS, 1995c,
p.220.) La méthodologie des programmes de recherche de Lakatos emprunte donc quantité
d’éléments des théories de Popper et de Kuhn qu’il raffine au contact de l’histoire.
Le paradigme de Kuhn devient un programme de recherche : un système de théories se
développant dans le monde de la connaissance objective par ajouts et retraits d’hypothèses.
Les théories d’un programme de recherche se structurent en un noyau dur de postulats que
les savants refusent de mettre en question, augmenté d’un glacis protecteur d’hypothèses
qui peuvent être modifiées à la rencontre d’une anomalie. Le noyau dur, qui correspond aux
idées métaphysiques chez Kuhn et Popper, interdit les avenues de recherche allant à son
encontre : les hypothèses indiscutables imposent une heuristique négative. La science
normale du programme de recherche est aussi orientée par une heuristique positive, une
liste de problèmes primordiaux à résoudre pour sophistiquer le système théorique et ainsi
accroître la robustesse du glacis protecteur. Cette liste de problèmes permet au programme
de progresser par résolution de problèmes théoriques. Elle justifie également la mise de
côté des anomalies empiriques possiblement expliquées par les sophistications ultérieures
du système théorique.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
48
Chez Lakatos, l’heuristique remplace l’unanimité disciplinaire kuhnienne comme critère de
maturité scientifique :
La science dans sa maturité consiste en programmes de recherche dans
lesquels sont prévus non seulement des faits inédits, mais aussi, ce qui est
significatif, des théories auxiliaires inédites ; la science qui a atteint sa
maturité, à la différence du processus piétinant par essais et erreurs, possède
un « pouvoir heuristique ». (LAKATOS, 1995a, p.125.)
La vraie science commence lorsque les savants organisent leurs travaux en programmes de
recherche. Contrairement à ce que croyait Kuhn, la coexistence de programmes concurrents
n’est pas nécessairement le symptôme d’une crise interrompant la résolution des problèmes
à l’agenda – pour ne pas dire la science normale. Ces crises ont lieu entre les chercheurs
d’un même programme lorsque certains dérogent à son heuristique pour résoudre une
anomalie. S’ils adoptent certaines hypothèses allant à l’encontre du noyau dur, leur révision
constitue une révolution scientifique.
En marge de l’heuristique et des crises, la compétition entre programmes de recherche est
considérée comme un troisième aiguillon du progrès. Sans désorganiser la recherche, la
concurrence multiplie les observations à expliquer et force le développement des systèmes
théoriques. Un programme de recherche qui achoppe à interpréter les observations d’un
compétiteur est parfois abandonné. Quand doit-on en arriver là ; quand doit cesser de
s’acharner à rénover un glacis protecteur ? Le falsificationnisme de Lakatos invite les
savants à maintenir – et à tenir pour scientifiques – seulement les programmes progressifs :
ceux dont les modifications du glacis protecteur accroissent l’univers des faits explicables
au-delà des observations effectuées jusqu’ici. Le programme n’apporte rien à la
connaissance en réinterprétant les observations des concurrents. Pour être progressives, les
hypothèses ajoutées au programme doivent ouvrir de nouveaux champs de recherche,
supposer l’existence de faits inconnus qui seront corroborés par l’expérimentation. Les
ajustements ad hoc aux anomalies, mais non-progressifs, seraient le propre des pseudosciences comme le marxisme et de la psychanalyse qui ne cherchent qu’à se conserver.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
49
Alors, quand doit-on abdiquer et considérer un programme de recherche inapte à générer
des hypothèses progressives ? Lakatos laisse cette décision à la discrétion des chercheurs.
Même après un échec expérimental face à un autre système théorique, un programme de
recherche peut toujours reprendre la compétition si ses savants réussissent à le modifier de
manière à expliquer le résultat d’expérience gênant. Une expérience opposant des systèmes
théoriques devient historiquement cruciale uniquement lorsque le programme « réfuté » est
abandonné. Selon Lakatos, la nature peut crier « non ! », mais l’ingéniosité humaine est
toujours susceptible de crier plus fort. La décision d’abandonner ou non un programme de
recherche ne peut plus être jugée rationnelle ou irrationnelle ; même en se référant au
critère de la méthodologie, elle demeure arbitraire. La méthodologie propose un idéal de
science progressive, mais n’explique ni ne justifie le rejet d’un système théorique.
La validation de la méthodologie des programmes de recherche par l’étude historique des
succès scientifiques pose aussi problème. Lakatos est disposé à réviser sa méthodologie à la
lumière des épisodes progressifs reconnus, mais préserve de toute mise à l’épreuve l’idée
même que le développement de la connaissance s’effectue suivant une logique. Disons que
cette hypothèse semble faire partie du noyau dur de son épistémologie ! Si les savants euxmêmes sont inconscients de la logique de leurs travaux, c’est que « la plupart des hommes
de science sont enclins à ne pas comprendre au sujet de la science beaucoup plus que les
poissons à propos de l’hydrodynamique. » (LAKATOS, 1995a, p.85.)
L’analyse de l’histoire des sciences, telle que conçue par Lakatos, part de la méthodologie
postulée pour reconstruire rationnellement les épisodes étudiés, ce qu’il appelle l’histoire
interne. Déductivement, la logique de la découverte explique par exemple comment un
programme de recherche en a supplanté un autre qui fut abandonné, ou encore comment
l’ajout d’une hypothèse progressive a ouvert un nouveau champ de recherche. Ensuite, c’est
à la psychologie et à la sociologie de rendre compte de ce que n’explique pas
rationnellement la méthodologie, d’écrire l’histoire externe. La référence à des facteurs
sociaux et psychologiques se limite à fournir un glacis protecteur à la méthodologie, en
identifiant ce qui a motivé ou entravé son respect. Les progrès de la connaissance objective
s’expliquent par la rationalité des scientifiques, tandis que la sociologie et la psychologie
n’expliquent que leurs faux-pas. Selon Lakatos, l’histoire n’est pas en mesure de nier la
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
50
rationalité de la science. Les faits apparemment irrationnels sont ou bien des erreurs de
savants explicables, ou bien des actes rationnels encore inexpliqués. Seules les critiques
constructives d’hypothèses méthodologiques concurrentes obligent un épistémologue à
sophistiquer sa théorie. Une méthodologie de la recherche ne peut être abandonnée que
pour une autre qui explique plus en détail le progrès de la connaissance.
La théorisation par Lakatos de la rationalité scientifique vise à orienter le jugement intuitif
et faillible des savants. De leurs créations et décisions antérieures ayant contribué au
progrès de la connaissance, l’épistémologue doit dégager des principes pour l’avenir. S’il
réussit, leurs applications devraient garantir le progrès et freiner ou renverser la
dégénérescence des programmes de recherche en métaphysiques pseudo-scientifiques.
Seulement, c’est au jugement faillible des savants que l’épistémologue demande
d’identifier les épisodes rationnels de l’histoire des sciences. Comme le lui reproche son
collègue et ami Feyerabend (1996), sa méthodologie naturaliste s’en remet à une
convention de savants pour discerner le progrès et l’erreur.
Limites et apports du programme de recherche de Lakatos
Conventionnaliste malgré lui, Lakatos apporte tout de même plusieurs nuances importantes
aux modèles de Popper et de Kuhn. Le paradigme devient un système de plusieurs théories
relativement autonomes qui survivent aux greffes et aux amputations d’hypothèses du
glacis protecteur. Les anomalies n’ébranlent plus nécessairement la totalité ou un large pan
du paradigme. En fait, seule la remise en question des postulats du noyau dur serait
susceptible de générer une crise et possiblement une révolution scientifique. Les projets
scientifiques peuvent subir des révisions importantes sans rupture complète avec leurs
travaux antérieurs. S’ajoute à cela que le travail des savants est structuré en programmes se
projetant vers l’avenir via des ambitions particulières d’explication. Alors que le
développement de la connaissance décrit par Kuhn et Popper semblait aussi inorganisé que
l’édification d’une termitière, les programmes de recherche se posent comme des chantiers
dont la construction et les plans sont en devenir. Finalement, le mythe de l’unanimité
disciplinaire des sciences « matures » est abandonné ; la confrontation des perspectives
opposées semble viable et productive. Lakatos souligne l’influence réciproque des
programmes de recherche parallèles qui profitent des découvertes et des innovations
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
51
théoriques des autres. Une entreprise scientifique n’évolue pas en vase clos. Les
biographies des programmes de recherche sont ouvertes aux influences du contexte sociohistorique de la science. Mais Lakatos refuse de faire du progrès un phénomène
psychologique et social.23
La rationalisation du progrès par Lakatos confond cependant l’engrangement de la
connaissance dans le Monde 3 avec sa production – donc son progrès – dans le Monde 2.
Savoir que les programmes vainqueurs de polémiques expliquent généralement plus de faits
ne permet pas de comprendre la différence de genre entre les systèmes théoriques des temps
modernes et ceux d’aujourd’hui. Moyennant des prouesses de créativité humaine, tout
programme de recherche dépassé pourrait devenir concurrentiel. Si un programme
supplanté peut revenir de l’arrière, pourquoi aucun scientifique sérieux n’oserait reprendre
les présupposés métaphysiques sous-jacents à la physique de Newton24 ou la recherche des
lois du devenir historique ? L’évaluation de la base empirique expliquée par les théories qui
se succèdent ne suffit pas pour comprendre le progrès séparant les sciences contemporaines
des sciences modernes. La science se développe à l’intérieur de consciences humaines
appartenant à des époques et des sociétés particulières. L’évolution du type de connaissance
et du type de conscience qui la génère doit être appréciée pour comprendre le phénomène
du progrès des sciences.
En réaction aux reconstitutions rationnelles de l’histoire des sciences par Lakatos, l’analyse
anthropologique des sciences proposée par Feyerabend et le programme fort de sociologie
de la connaissance abordent ce problème sous deux perspectives complémentaires.
23
Refusant de rapporter la créativité humaine à ses conditions psychosociologiques, Lakatos va jusqu’à
soutenir que la révolution copernicienne « aurait pu avoir lieu, étant donné un génie copernicien, n’importe
quand entre Aristote et Ptolémée, en n’importe quelle année après la traduction latine de l’Almageste en
1175, ou après celle que fit un astronome arabe au IXe siècle. » (LAKATOS, 1995b, p.178.) Selon lui,
l’analyse psychologique et sociologique de l’histoire des sciences n’apporterait rien de plus à la
compréhension du progrès que sa reconstitution rationnelle.
24
La physique de Newton aurait grandement été inspirée par l’alchimie et les Saintes Écritures. Pour lui, la
science permettait de mieux saisir et d’approfondir les vérités anciennes, les révélations cachés dans les
fictions et mythes d’autrefois. Les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica publié en 1687 avaient pour
objectif de décrire les rapports de Dieu et de l’Univers : la matière à elle seule ne pouvant expliquer
l’organisation de l’Univers. Son idée d’attraction serait probablement un dérivé du thème alchimique des
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
52
Paul Feyerabend : l’anarchisme méthodologique et l’anthropologie des
sciences
L’ouvrage Contre la méthode de Feyerabend est dédicacé « À Imre Lakatos, ami et frère en
anarchisme » (Feyerabend, 1996, p.4). À l’origine, cet essai publié en 1975 devait être la
première partie d’un livre sur la philosophie rationaliste des sciences où Lakatos, décédé en
1974, aurait répondu aux attaques de Feyerabend. Depuis 1964, les deux élèves de Popper
entretenaient un débat sur l’existence ou non d’une logique de la découverte expliquant le
progrès de la connaissance et, par extension, sur la désirabilité d’une orientation
méthodologique de la recherche.
Contrairement à Lakatos, Feyerabend ne croit pas que les scientifiques respectent
inconsciemment une idéologie professionnelle unique et universelle : la logique de la
découverte n’est qu’une projection de l’épistémologue sur l’histoire des sciences. Sinon, les
tâtonnements en marges des théories établies qui ont généré les programmes de recherche
révolutionnaires devraient pouvoir s’expliquer rationnellement. Les innovations théoriques
qui jalonnent le progrès des sciences proviennent toutes d’efforts en marge des systèmes
reconnus comme les meilleurs. Pour Feyerabend, le progrès historique de la connaissance
profite de ces entreprises « anarchiques », contraires aux méthodologies d’épistémologue.
Par ailleurs, la méthodologie de Lakatos lui semble un dangereux outil de légitimation pour
l’abandon conservateur de programmes supplantés ou dégénérescents. Celle-ci ne fournit
aucun critère justifiant le rejet d’un système théorique, mais les comparaisons de
programme de recherche qu’elle cautionne incitent les bailleurs de fonds, les revues et les
chercheurs à se rallier au programme dominant. Selon Feyerabend, la canalisation des
efforts dans le développement d’un seul système théorique est néfaste pour le
développement de la connaissance. Cette tendance limite le nombre des perspectives
disponibles pour comprendre et maîtriser l’univers ; encourage une éducation doctrinale qui
inhibe les intuitions, la créativité et le doute ; et produit des visions du monde à prétention
sympathies et antipathies secrètes entre les choses. Pour plus de détails sur les présupposés métaphysiques de
Newton, lire les chapitres 5 et 6 du recueil Les savoirs ventriloques de Pierre Thuillier (1983a et 1983b).
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
53
hégémonique qui menacent les cultures non-occidentales comme le christianisme l’a fait
jadis. Pour toutes ces raisons, Feyerabend s’inscrit contre la méthode.
L’étude anthropologique de la science dans une conception anarchique du progrès
Reconstruire rationnellement l’histoire des sciences à partir d’une logique de la découverte
rend l’épistémologue aveugle à la diversité des manières de faire la science. Pour réviser
nos croyances sur la science et comprendre les paradigmes dans leur incommensurabilité,
Feyerabend propose plutôt d’effectuer des enquêtes anthropologiques. Comme un
anthropologue qui tente de comprendre une institution étrangère, l’épistémologue devrait
« explorer la manière dont les scientifiques traitent réellement leur environnement, […]
[et] examiner les formes réelles de leur produit, c’est-à-dire du « savoir », et la façon dont
le produit change selon les décisions et les actions, dans des conditions sociales et
matérielles complexes. » (FEYERABEND, 1996, p.291.) Les passions et les intérêts motivant
les chercheurs remplacent la logique de la découverte dans l’histoire des sciences prônée
par Feyerabend. Les résultats de son étude anthropologique des travaux de Galilée vont à
l’encontre de la logique de la découverte de Lakatos. L’astronome italien aurait formulé des
hypothèses insensées pour autrui jusqu’à ce qu’elles forment un système suffisamment
riche pour dégager des principes universels nouveaux, reconstruire certains faits connus à
partir de ces principes et permettre aux autres savants de voir le monde d’un œil
héliocentriste. La mise sur pied d’un paradigme concurrentiel demanderait donc une
période préalable de production de non-sens et d’hypothèses ad hoc. Feyerabend remarque
aussi que l’abandon du géocentrisme résulte d’une propagande tautologique plutôt que
d’une justification rationnelle de la supériorité des principes de l’héliocentrisme. Malgré
que des observations à l’œil nu demeuraient en contradiction avec l’héliocentrisme25,
Galilée présentait cette théorie comme la meilleure parce qu’elle explique les observations
de sa lunette, qui serait un meilleur sens parce qu’elle permet de voir, contrairement à l’œil
nu, ce que prédit l’héliocentrisme. Comme le prétend Kuhn, les révolutions scientifiques ne
dépendraient que de la réussite d’opérations de persuasion.
25
La chute perpendiculaire au sol d’un corps lâché du haut d’une tour était le principal contre-exemple au
mouvement de la Terre remontant à Aristote. Pour les tenants du géocentrisme, si la Terre est en mouvement
au moment de la chute, le corps tombant ne devrait pas tomber au pied de la tour, mais à l’équivalent de la
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
54
Feyerabend suggère également aux épistémologues d’étudier les paradigmes comme les
anthropologues étudient les cosmologies. Dans un premier temps, il faudrait identifier les
idées qui forment les systèmes théoriques sans préjuger de l’insignifiance de certaines
d’entre-elles ni de la pleine cohérence de l’ensemble. Ensuite, il s’agit de comprendre ces
idées telles qu’elles se présentent dans le discours des savants sans les assimiler à un autre
système de pensée. L’étude des rapports établis par les savants entre les idées du paradigme
est l’unique moyen de parvenir à leur juste compréhension. En aucun cas, la clarification
des concepts ne doit être intuitive ou faire appel à des apports externes au paradigme. La
reconstitution d’un univers scientifique se fait strictement par accumulation de citations des
savants qui articulent les notions du paradigme. Reconstruire un paradigme, c’est
reconstruire la conscience productrice de connaissance qui n’a pas nécessairement la
précision et la cohérence de ce qu’on pourrait déduire logiquement de son contenu.
Une fois le système théorique reconstitué, l’épistémologue peut le comparer dans son
intégralité avec d’autres lectures du monde afin de constater comment des principes de
construction de la réalité différents contraignent l’élaboration d’une cosmologie. Par
« principes de construction » d’une théorie, Feyerabend désigne non-seulement les
postulats métaphysiques du paradigme, mais aussi des habitudes grammaticales impliquées
dans la formulation des savoirs. Changer de principes de construction, c’est changer de
vision du monde. Certaines observations peuvent être interprétées par plus d’un paradigme,
mais la fermeture des principes de construction d’un système théorique empêche toujours la
construction de certains faits. Par exemple, la rotation de la Terre et sa révolution autour du
Soleil restent inconcevables dans la perspective du géocentrisme. L’énonciation de ces faits
demande la suspension des principes du géocentrisme ne pouvant concevoir qu’un Soleil en
mouvement, ce qui est inconcevable sous les principes de l’héliocentrisme. Suivant
Feyerabend, la fermeture des principes de construction des théories rend impossible
l’englobement d’un système par un autre, tel que le postulent le falsificationnisme de
Popper et la méthodologie de Lakatos. Le contenu corroboré d’une théorie n’est pas traduit,
mais reconstruit par ses concurrentes.
distance parcourue par la Terre. Galilée fera l’hypothèse ad hoc de l’inertie du corps qui, lâché de la tour,
conserve le mouvement de la Terre et suit la Tour dans sa chute.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
55
Si les systèmes théoriques contraignent la pensée, l’unanimité scientifique est nuisible au
progrès de la connaissance. L’acceptation d’un seul paradigme emprisonne l’investigation
dans ses principes de construction en condamnant l’éventualité d’hypothèses fécondes
allant à l’encontre de ses interprétations du monde. Feyerabend en conclut qu’il serait plus
raisonnable d’abandonner toute méthode restrictive et de s’efforcer de multiplier les
théories concurrentes. Le progrès des sciences est et ne peut être qu’anarchique. Les
paradigmes révolutionnaires ayant contribué au progrès de la connaissance ont toujours
procédé par contre-induction : proposition d’hypothèses en contradiction avec le système
dominant. Selon Feyerabend, la mise à l’épreuve des idées établies devrait procéder de
même : soit en inventant un système conceptuel qui se heurte aux résultats d’observations
habituels et qui confond les principes théoriques les plus plausibles ; soit en important un
tel système « de la science du dehors, de la religion, de la mythologie, des idées
d’ignorants ou des divagations de fous. » (FEYERABEND, 1996, p.70.) Toute théorie est
bonne pour le progrès de la connaissance dans la mesure où elle produit des faits inconnus
qui peuvent accroître la base empirique des théories, ou au moins alimenter la critique des
systèmes établis. Les contradictions entre une théorie et les faits produits par une autre
constituent des indices pour retracer les principes de construction d’un paradigme,
découvrir leurs limites et entreprendre de les réviser. L’application des principes révisés
risque d’éclairer de nouveaux faits en contradiction avec d’autres systèmes à sophistiquer.
Et ainsi irait le progrès.
Limites et apports de l’approche anthropologique et de la thèse anarchique
L’approche anthropologique de Feyerabend élimine l’idée d’une logique de la découverte
et achève le décloisonnement de l’étude des sciences entamé par l’herméneutique
poppérienne et l’histoire externe de Lakatos. Cette fois, les entreprises scientifiques sont
pleinement considérées comme des phénomènes sociaux intégrés au reste de la vie sociale ;
le progrès de la connaissance dépend des moyens à la disposition des savants, des idées
courantes implicites ou conscientes, à démolir ou à défendre, et des ambitions
circonstancielles qui motivent la recherche. Le scrupule naturaliste dans la reconstitution
d’un système théorique était exclus par les schémas déductifs de Kuhn et de Lakatos. Tel
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
56
un archéologue, Feyerabend a le souci de reconstituer minutieusement les paradigmes dans
leur intégralité, avec leurs présupposés ignorés et leurs incohérences possibles.
Paradoxalement, celui-ci introduit une méthode d’analyse qui autorise la comparaison des
consciences productrices de connaissance, mais n’apprécie pas la différence entre les
versions successives des systèmes théoriques ayant participé au progrès des sciences. Bien
qu’il insiste sur les variations socio-historiques des manières de faire la science et des
motivations de savants, Feyerabend reprend la conception du progrès commune à Popper,
Kuhn et Lakatos : l’explication d’une plus large base empirique, de plus de faits. Le
principe directeur de sa méthodologie anarchique, « tout est bon », oriente le progrès par
multiplication d’observations, mais laisse ouverte la question du progrès des paradigmes.
D’un côté de la bouche, Feyerabend, relativiste et provocateur, invite les scientifiques à
reprendre les croyances religieuses, les mythologies et les divagations de fous pour explorer
le monde ; mais de l’autre commissure, il pose la révision des principes de construction des
paradigmes qui interprètent de plus en plus de faits comme une condition du progrès. Les
divagations de fous et les mythologies peuvent orienter l’attention vers des phénomènes
inconnus ; mais, pas plus que les premières hypothèses de Galilée, ces systèmes ne sont en
mesure d’interpréter avec cohérence l’essentiel des phénomènes connus sans révision
majeure. Si les systèmes théoriques doivent être sophistiqués pour que le progrès des
sciences se poursuive, il faudrait préciser le principe de la méthodologie anarchiste : tout
est bon comme point de départ, dans la mesure où tout peut conduire à de nouvelles
observations et être révisé pour interpréter plus de faits. C’est ce à quoi aurait dû en venir
Feyerabend qui conserve les exigences poppériennes de la cohérence et de la plausibilité
des théories.26
Or, Feyerabend ne se demande pas en quoi les entreprises scientifiques contemporaines
diffèrent des systèmes antérieurs moins ou autrement sophistiqués. Se pourrait-il qu’en
tentant d’interpréter un même univers d’observation dans un contexte socio-historique
commun, les chercheurs aient développé, repris et diffusé une manière particulière de faire
la science ? Adhérant à la même tradition de recherche, les paradigmes concurrents d’une
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
57
même époque n’en viendraient-ils pas à se ressembler, du moins dans leur forme et leurs
intentions ? Chaque époque ne pourrait-elle pas avoir son type de science qui puisse
supplanter le type antérieur en expliquant plus de faits ? Comme le soulignait Weber
(1997a), les sciences modernes ont rompu avec les autres cosmologies en supposant
qu’aucune puissance mystérieuse n’intervient dans le fonctionnement du monde, donc que
le cours des choses peut être maîtrisé par la prévision et la technique, si on se donne la
peine de le comprendre. Se pourrait-il que l’abandon progressif de la recherche de lois
prédictives et des idéaux scientistes qui l’accompagnent soit symptomatique de
l’émergence d’une nouvelle tradition de recherche objectivement plus prometteuse ?
Ce n’est qu’avec Bruno Latour et Isabelle Stengers que la théorisation de la science qui se
fait insère son objet dans l’esprit de son époque. Héritier des principes du programme fort
en sociologie de la connaissance de David Bloor, Latour discute des présupposés
caractéristiques des sciences et technologies modernes et suggère une conception de l’étude
et de la mobilisation de la nature susceptible de résoudre leur contradiction. À sa suite,
Stengers explore la distinction entre les sciences modernes théorico-expérimentales et les
sciences contemporaines qui tentent des modélisations de la complexité des phénomènes en
devenir. Selon Latour et Stengers, l’activité du scientifique tire son sens, ses procédures et
son potentiel de la tradition de recherche où s’enracine l’engagement du savant.
David Bloor, Bruno Latour et Isabelle Stengers : la sociologie de la
connaissance et les traditions de recherche scientifique
Les principes du programme fort en sociologie de la connaissance de David Bloor
Le programme fort en sociologie de la connaissance s’inscrit en réaction aux explications
du progrès de la connaissance par la rationalité des savants ou par une aptitude naturelle de
l’homme à connaître le monde. Ces deux présuppositions projetées sur l’histoire des
sciences excluent les réussites scientifiques du domaine de la sociologie de la connaissance.
26
« Il n’y a qu’une seule chose que nous pouvons légitimement exiger d’une théorie, c’est qu’elle nous donne
une image correcte du monde, c’est-à-dire de la totalité des faits, tels qu’ils sont constitués par ses propres
concepts fondamentaux. » (FEYERABEND, 1996, p.318.)
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
58
C’est ce que proposait l’histoire des sciences de Lakatos : seuls les faux-pas de chercheurs
socialement détournés de la voie du progrès s’expliqueraient sociologiquement. Dans
Socio/logie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Bloor (1982) sépare la question
de la valeur de la connaissance de celle de la détermination sociale de sa production. Toute
activité scientifique, réussie ou non, étant nécessairement le produits d’acteurs socialisés
agissant dans un cadre socio-culturel, la production de la connaissance reconnue comme
vraie est un objet d’étude pour la sociologie au même titre que les erreurs des savants.
À la manière des Règles de la méthode sociologique de Durkheim, Bloor souhaite faire de
sa sociologie de la connaissance une science comme les autres – qui procède comme la
physique et la biologie. Son programme fort importe des sciences de la nature quatre
principes sensés garantir la scientificité de l’étude sociologique de la connaissance :
•
•
•
•
La causalité : Suivant ce principe, les sociologues doivent non seulement
s’intéresser aux « conditions qui donnent naissance aux croyances ou aux stades de
connaissance » (Bloor, 1982, p.8), mais dégager des théories et des lois générales
expliquant les régularités de l’activité scientifique. Pleinement déterministe, la
sociologie de la connaissance doit abstraire des rapports de cause à effet en vue de
prévisions. Si les chercheurs des sciences de la nature tentent des explications
causales et des prévisions sans être certains de contrôler tous les facteurs
déterminants, rien n’empêche les sociologues d’en faire autant. L’avancement de la
sociologie de la connaissance doit procéder par vérification et raffinement de ses
généralisations.
L’impartialité : Le sociologue doit éviter de poser une distinction de nature entre
deux phénomènes a priori de leur examen. Autrement dit, la sociologie de la
connaissance rompt avec tout jugement sur la vérité ou la fausseté d’une
connaissance, la rationalité ou l’irrationalité d’une procédure, le succès ou l’échec
d’un programme de recherche.
La symétrie : Corollaire de l’impartialité, ce principe oblige le sociologue à
expliquer dans les mêmes termes la réussite et l’échec, à se référer aux mêmes types
de causes dans chaque cas. Par exemple, si certains facteurs sociaux semblent
expliquer l’échec d’un parti dans une polémique scientifique, ces mêmes facteurs
devraient aussi pouvoir expliquer le succès du vainqueur.
La réflexivité : Science comme une autre, la sociologie de la connaissance doit enfin
reconnaître qu’elle est soumise au déterminisme social, donc qu’elle peut aussi être
l’objet d’une explication sociologique.
Je ne m’attarderai pas ici à critiquer dans le détail les analyses de Bloor qui n’apportent rien
à la problématique du progrès de la connaissance, si ce n’est pour dire qu’il tire son modèle
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
59
de scientificité des sciences modernes. L’ambition d’abstraire des lois sociologiques
causales en vue de prévisions a été abandonnée par Durkheim lui-même dans les années qui
suivent la publication des Règles. À la recherche de ces lois, Bloor ne tente pas de
comprendre les programmes de recherche qu’il étudie dans leur contexte socio-historique et
leur complexité. Ses travaux vont plutôt à la pêche aux hypothèses explicatives. Par
exemple, la différence entre les travaux de Popper et de Kuhn présentés précédemment est
expliquée par de supposés penchants respectifs pour le rationalisme des Lumières et le
romantisme allemand. S’il est pertinent d’avoir présenté les principes de la sociologie de la
connaissance de Bloor, c’est qu’ils sont à la base de l’analyse critique faite par Latour des
présupposés des sciences et technologies modernes.
La Constitution des modernes selon Bruno Latour
Dans son essai Nous n’avons jamais été modernes, Latour (1997) effectue une
anthropologie symétrique du rapport à la nature, à la société et au surnaturel, des modernes
et des pré-modernes. Conformément aux principes d’impartialité et de symétrie, celui-ci ne
reconnaît pas de différence essentielle entre les sociétés pré-modernes et les sociétés
modernes. Chacune forme un réseau de relations où les choses se posent comme des
médiateurs participant à la définition des rapports sociaux. Les hommes et les choses y sont
des hybrides de nature et de culture, définis par leur naturalité et leur inscription dans le
réseau de relations et l’univers symbolique des rapports sociaux. On comprendra l’exemple
des automobilistes et de leurs voitures qui ne seraient pas ce qu’ils sont à l’état de nature,
hors de leur rapport et de ce qu’on en pense. Dans l’environnement socio-naturel que
constitue une société, l’essence des hommes comme celle des choses est déterminée par
leur matérialité, les activités auxquelles ils participent et la manière dont on les conçoit.
La différence entre les sociétés modernes et pré-modernes tiendrait à leurs représentations
distinctes de leur environnement socio-naturel. Selon Latour, les sciences et les
mobilisations de la nature à l’origine du progrès des sociétés occidentales sont cautionnées
par trois présupposés idéologiques formant une Constitution qui nie le caractère hybride
des hommes et des choses. Les trois postulats de la modernité seraient les suivants :
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
•
•
•
60
Les lois de la nature lui sont inhérentes et les hommes ne peuvent pas les modifier :
ce qui autorise la construction artificielle de faits en laboratoire (dispositifs
expérimentaux qui font parler la nature) et plus largement la manipulation des
forces naturelles (innovation et diffusion technologique) ;
La société est une construction humaine résultant des décisions et des actions
individuelles : ce qui invite à la mobilisation de la nature pour améliorer la condition
humaine ;
Dieu est hors du monde en ce qu’il n’intervient ni dans le fonctionnement de la
nature, ni dans la construction de la société : laissant libre cours à la conception
d’une nature indépendante du social, d’un ordre social immanent et, en parallèle, au
brassage de l’ordre naturel et social de la collectivité.
Tandis que les pré-modernes n’oseraient pas modifier leur mode de vie traditionnel de peur
de bouleverser un Cosmos à la fois naturel, social et enchanté, la Constitution autorise les
modernes à exploiter la nature sans crainte d’altérer l’ordre des choses, ni de perdre leur
prétendu contrôle sur les rapports sociaux. Motivés par des idéologies de progrès
scientifique, technologique et humain, les modernes redéfinissent sans cesse, plus ou moins
délibérément, l’ordre social et naturel de leur collectivité. Ce qu’ils conçoivent comme le
progrès ne serait que la suite des reconfigurations de leur environnement socio-naturel en
réseau. Faire une découverte scientifique, développer une nouvelle technologie,
commercialiser des biens de consommation altèrent de façon imprévisible un pan sinon la
totalité de la vie collective. La multiplication évidente des hybrides de nature et de culture
qui bouleverse l’ordre des sociétés occidentales – ordinateurs, anovulants, O.G.M.,
polluants, etc. – rend intenable le double projet d’étudier une nature indépendante des
sociétés et d’améliorer ces sociétés en leur asservissant une nature maîtrisée. L’essai de
Latour se termine par les propositions d’une science consciente qu’elle ajoute une
détermination culturelle aux objets qu’elle étudie, d’une technologie sachant qu’elle produit
des hybrides transformant l’ordre social, et d’une démocratie élargie où l’avenir de la
collectivité est discuté entre les élus (représentant des hommes, des industries et des autres
institutions de la société civile) et les scientifiques (représentant des choses).
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
61
Bien que très générale et simplificatrice27, cette schématisation de l’utopie moderne invite à
lier le progrès de la connaissance à l’évolution des conceptions du monde, de la science et
de sa vocation historique. L’abandon progressif des idéologies scientistes suppose un
nouvel horizon pour les sciences contemporaines. Si les chercheurs ne traquent plus les lois
éternelles de la nature en vue de la maîtriser par la prévision et le recours à la technique,
que devient leur rôle historique ? Selon Latour, le progrès scientifique et technologique des
sociétés occidentales devrait se poursuivre simplement de façon plus réfléchie, une fois
débarrassées de la fausse conscience qui déresponsabilisait les modernes. C’est omettre que
les cadres de la recherche ont déjà été modifiés substantiellement depuis la remise en
question de la thèse déterministe et la critique de la logique expérimentale du progrès.
La question de la vocation de la recherche scientifique contemporaine développée au
chapitre I rejoint ici celle du progrès des sciences. Des sciences modernes aux sciences
contemporaines, le progrès de la connaissance a consisté non seulement en un
élargissement de l’univers des phénomènes expliqués ou à expliquer, mais aussi en une
évolution de la conception de la science et de ses intentions. Abandonnant les idéaux
scientistes qui motivaient la recherche de lois et de théories prédictives en laboratoire, les
scientifiques auraient développé une nouvelle tradition de recherche orientée vers la
modélisation de la complexité des phénomènes observés sur le terrain, « naturels » ou
résultant de nos opérations sur le cours des choses. C’est le constat de Stengers dans
L’invention des sciences modernes (STENGERS, 1995).
Passer de la théorie générale à la modélisation du particulier : la tendance des sciences
contemporaines selon Isabelle Stengers
Pour Stengers comme pour Latour, l’histoire des sciences est une construction collective
contingente se tissant entre des événements qui ont su intéresser les savants et souvent
d’autres acteurs de la société civile. À l’instant où elles entrent dans l’histoire, les théories,
les expériences et les inventions ne sont porteuses d’aucune signification historique ; la
portée d’un événement dépend de ses suites, de ses interprétations et des références qu’on y
27
La catégorie des pré-modernes est un fourre-tout qui rassemble toutes les sociétés non-occidentalisées ou
antérieures à la fin de la Renaissance ; les principes de la Constitution seraient demeurés indiscutés au cours
des temps modernes ; les présupposés de la science n’auraient pas changé d’un iota depuis le XVIIe siècle ;
les sciences sociales n’existent pas et l’intervention sociale experte encore moins.
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
62
fait pour inscrire d’autres événements dans l’histoire. Pour reprendre l’expression de JeanPaul Sartre, l’existence de l’innovation scientifique précède son essence : elle ne devient
que ce que les bâtisseurs de l’avenir et interprètes du passé veulent bien en faire. D’où
l’importance pour les scientifiques de susciter l’intérêt d’autrui s’ils veulent que leurs
travaux fassent date. Dans La science en action, Latour (1995) explique qu’une invention
scientifique assure sa pérennité lorsqu’elle devient un point de passage obligé dans la
formulation des projets d’avenir. Tous ceux qui s’y réfèrent deviennent les alliés du fait, de
la théorie ou de la technique en question, puisque leurs motivations se traduisent en une
volonté de la tenir pour vraie ou valable. La majorité des travaux d’ingénierie, par exemple,
réaffirment quotidiennement l’actualité des lois de la physique de Newton.
Il semble que ce serait ainsi que l’idée même de science théorico-expérimentale développée
par les premiers expérimentateurs scientifiques s’est inscrite comme événement de
référence. La portée historique des dispositifs expérimentaux de savants comme Galilée
aura été de faire taire les fictions religieuses, mystiques ou autres allant à l’encontre de ce
que dit la nature en laboratoire. Reprise et reprise depuis, la logique expérimentale – décrite
au début de ce chapitre – a conféré aux scientifiques modernes le monopole de la fiction
légitime. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, leurs théories se sont posées comme les seules
explications conformes aux réponses de la nature lorsqu’on la soumet à un interrogatoire
expérimental. Non seulement appareil de mise à l’épreuve des fictions, le dispositif
expérimental prétendait décomposer les phénomènes naturels de manière à ce qu’on puisse
formaliser mathématiquement les lois qui les régissent. La vérité des théories et des lois
scientifiques modernes était double : celles-ci constituaient à la fois des explications
plausibles du fonctionnement du monde et des règles fonctionnelles d’opération sur la
nature.
Les sciences de terrain, qui ne pouvaient pas construire de dispositifs expérimentaux, se
sont d’abord ralliées à la recherche de lois prédictives en établissant une analogie entre le
contrôle de facteurs causaux en laboratoire et la comparaison de phénomènes « naturels »
où les facteurs explicatifs sont présents dans certains cas et non dans d’autres. Dans Les
règles de la méthode sociologique, Durkheim qualifiait ainsi sa méthode comparative
d’« expérimentation indirecte » (DURKHEIM, RMS, p.124). Selon que les comparaisons
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
63
étaient faites entre des cas contemporains ou à différentes étapes de l’évolution d’un
phénomène, les sciences de terrain ont énoncé des lois ahistoriques ou du devenir. Comme
la logique de la découverte de Lakatos qui n’arrive pas à expliquer l’histoire des sciences
dans ses moindres détails, les lois et les théories générales des sciences de terrain laissaient
de côté quantité de faits jugés accidentels, faux, insignifiants, ou trop complexes. Aussi
déterministes que les fictions construites à partir des manifestations de la nature en
laboratoire, celles inspirées des indices collectés sur le terrain ne disposaient d’aucune mise
en scène garantissant leur validité en laissant parler les faits. Au vu et au su, le scientifique
de terrain était le seul artisan du tri des faits significatifs, de l’établissement des connexions
causales et de la lecture de l’évolution. La considération de certaines adaptations de la
nature comme des monstruosités et la condamnation de la petite bourgeoisie à disparaître
dans le développement du capital se posaient comme des hypothèses arbitraires et rendaient
l’incertitude des scénarios théoriques d’autant plus perceptible.
Dépassant la difficulté de valider des lois et des théories prédictives hors du laboratoire,
certains chercheurs auraient développé une tradition de recherche différente de celle des
sciences modernes théorico-expérimentales. Stengers en retrace des indices sans en dresser
un portrait complet et explicite. Elle cite en exemple les travaux du néo-darwiniste Stephen
Jay Gould racontant, à partir d’indices collectionnés sur le terrain, comment les pandas en
sont venus à avoir des pouces ou comment est apparu le sourire des flamants roses.
Contrairement à ceux de Darwin, ses récits ne posent pas la sélection naturelle comme un
processus menant nécessairement vers une amélioration des espèces, mais plutôt comme un
devenir contingent soumis au hasard des circonstances. Au lieu de développer des théories
explicatives générales, les sciences contemporaines décrites par Stengers modélisent des
phénomènes singuliers comme les enquêtes policières reconstituent des scènes de crimes.
Leur connaissance se développe par rapprochement, révisions et raffinement de scénarios.
Essayant de comprendre des phénomènes complexes plutôt que d’énoncer des lois, les
modèles franchissent les divisions disciplinaires des sciences modernes en croisant leurs
perspectives. Ne croyant plus aux prévisions déterministes, les sciences contemporaines ne
cessent pas pour autant de produire des projections. Si les sciences théorico-expérimentales
prétendaient offrir des moyens de maîtriser le devenir, les études prospectives sur les effets
de la déforestation, le vieillissement démographique ou les conséquences d’une catastrophe
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
64
nucléaire alarment et suscitent des débats publics qu’en dessinant des éventualités. Les
projections semblent désormais trouver leur pertinence dans l’incertitude de l’avenir. Les
exégètes du Moyen-Âge cherchaient à comprendre les fins divines dans l’attente
eschatologique du jugement dernier ; les scientifiques modernes souhaitaient accélérer la
marche du progrès ; maintenant, la conscience de l’indétermination partielle des lendemains
tente de baliser l’univers des possibles.
Comprendre le progrès dans le passage des sciences modernes aux
sciences contemporaines
Avec Stengers, je ne soutiens pas que la recherche de régularité et l’expérimentation en
laboratoire soient désuètes. Néanmoins, la tradition de recherche née des sciences de terrain
et la critique conventionnaliste de la sûreté des réfutations expérimentales donnent une
toute nouvelle signification à la recherche en laboratoire. C’est en fait la tradition de
recherche théorico-expérimentale moderne avec ses ambitions convaincues de maîtrise de
la nature et de progrès vers une connaissance des lois déterministes du fonctionnement du
monde qui a été dépassée. Comprendre le progrès historique d’une théorie, d’une
procédure, d’un programme de recherche ou d’une problématique exige un suivi de ses
mutations à travers l’évolution de la tradition de recherche où il s’inscrit. D’innovations en
reprises, le progrès des consciences qui font la science devient un phénomène collectif. Le
progrès de la science entre la fin du XIXe siècle et la seconde guerre mondiale s’effectue
dans les entreprises scientifiques et les dépasse. Popper, Kuhn, Lakatos et Feyerabend ont
eu les yeux rivés sur les mutations individuelles de programmes de recherche participant de
la tradition moderne. Pour déceler le progrès dans la transition des sciences modernes aux
sciences contemporaines, il faut suivre l’évolution de l’espèce au moment de sa mutation.
Les entreprises savantes s’étant détachées de la tradition théorico-expérimentale moderne
ont pu stagner, s’interrompre ou dégénérer, cela n’a pas empêché des recherches parallèles
de prendre le relais de cette révision progressive. Rien n’empêche non plus que certains,
comme Lakatos et Bloor, persistent dans la recherche lois causales, de principes du progrès,
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
65
ou d’autres formes de connaissance que leurs collègues ont remplacés après en avoir
critiqué la valeur et la pertinence. Durable et progressive sur le bon segment de la ligne du
temps, non sans moments d’hésitation et d’incohérence, l’entreprise sociologique de
Durkheim et Mauss a l’avantage de traverser la transition des sciences de la tradition
moderne à l’esprit des sciences contemporaines.
Cela dit, avoir suivi le développement des études sur le progrès des sciences offre déjà
quelques indications sur les traits distinctifs de la recherche contemporaine. En plusieurs
points, les travaux les plus récents s’apparentent aux exemples donnés par Stengers :
•
•
•
•
•
Chez Lakatos, la science est divisée en dimensions abstraites renvoyant à des
explications épistémologiques, psychologiques et sociologiques parallèles appelant
des travaux de recherche bien distincts ; Kuhn, Popper, Feyerabend, Latour et
Stenger étudient plutôt la science sans la disséquer, faisant converger les apports de
la psychologie et de la sociologie pour la comprendre. La logique d’abstraction
disciplinaire des phénomènes étudiés est abandonnée au profit du regard
transdisciplinaire.
Kuhn et Lakatos développent des théories générales, appuyée par des exemples
décontextualisés, isolant l’explication du progrès de toute mise en contexte sociohistorique ; Popper, Feyerabend, Latour et Stengers dégagent leur compréhension de
cas bien situés socio-historiquement, les deux premiers prônant des études de cas
particuliers aussi documentées que possible. L’explication universelle et hors
contexte déduite d’exemples décontextualisés est remplacée par le développement
d’une compréhension tirée de l’analyse détaillée de cas singuliers bien situés.
Si Kuhn et Lakatos présentent l’engagement vis-à-vis un système théorique à
développer comme étant la manière de faire progresser la connaissance ;
Feyerabend et Stengers critiquent l’enfermement de la recherche scientifique dans
une fiction prédictive à tester. L’élaboration d’un système théorique rendant compte
du fonctionnement du monde n’est plus la fin de la science ; les théories deviennent
des moyens de découvrir et de comprendre plus de faits.
Tandis que Kuhn est convaincu que les révolutions scientifiques passées furent
progressives, Lakatos croit que le progrès des sciences suit une logique de la
découverte ; les autres représentent plutôt l’histoire des sciences comme un cours
hasardeux d’innovations, de reprises, d’opérations de séduction, d’erreurs et
d’autres événements partiellement contingents. Le progrès nécessaire ou
naturellement réglé devient un phénomène pleinement historique, résultant des
actes humains partiellement contingents.
Résultats d’une recherche dans le passé de recommandations pour l’avenir, la
théorie de la science normale et la méthodologie des programmes de recherche se
posent comme des modèles exclusifs de la recherche désirable, prétendant
l’infériorité de la science qui en déroge ; à l’opposé, l’herméneutique popperienne,
l’anthropologie et la sociologie des sciences séparent la production de savoirs
CHAPITRE II : LE PROGRÈS DES SCIENCES
66
neutres de la critique des expériences passées et du débat, instruit de leur
compréhension, sur la meilleure manière de faire la science. Le discours de la
science perd son autorité normative quant à ce qui devrait être, mais peut accroître
le réalisme de la réflexion sur ce qui serait désirable.
L’hypothèse centrale de ce mémoire, développée au chapitre suivant, est que le progrès de
la tradition moderne à la tradition contemporaine consiste en un développement cognitif
opératoire et moral de la pensée scientifique. Ces trois dimensions de la pensée scientifique
forment un tout ; la transformation de l’une implique, pour demeurer cohérent, la révision
des autres. D’où l’importance, si l’on souhaite comprendre toutes les implications des
transformations de la sociologie durkheimienne, de suivre non seulement ses
développements théoriques et méthodologiques, mais aussi ses pertinences pratiques et ses
significations morales. Les épistémologues et les sociologues contemporains des sciences
ont été muets quant à la signification morale possible de leurs travaux. Par contre,
Durkheim, qui fonde une science visant à faciliter une saine évolution des sociétés, initie
une discussion sur l’apport possible de la sociologie au bien de l’humanité. Cette
discussion, reprise par Mauss après le décès de son oncle, complète l’exposé de Weber sur
la vocation morale des sciences modernes et alimente la réflexion sur ce qu’elle pourrait
devenir dans le cadre de la recherche contemporaine.
CHAPITRE III : Le développement historique de la pensée
scientifique
La question du développement de la pensée scientifique dans le passage de l’esprit des
sciences modernes à celui des sciences contemporaines poursuit les discussions des
chapitres précédents. Les intentions des entreprises scientifiques vont de pair avec leurs
conceptions de l’ordre du monde, de la science et de la connaissance : l’abandon du projet
de connaître les lois de la nature et des phénomènes sociaux en vue de les maîtriser suppose
l’émergence de nouvelles significations de l’activité scientifique pour les sciences
contemporaines (chapitre I). Le progrès des sciences consiste non seulement en un
accroissement des domaines de l’expliqué et de l’inexpliqué, mais aussi en un
développement de leur faculté de connaître et d’agir : de la tradition de recherche des
sciences modernes à celle des sciences contemporaines, les savants ont révisé leurs
postulats sur le fonctionnement du monde, sur son devenir, leurs procédures d’investigation
et les intentions pratiques de leurs études (chapitre II). Au bout du compte, il semble que
depuis la fin du XIXe siècle, la pensée scientifique a raffiné sa faculté de connaître,
augmenter sa puissance d’action et révisé sa vocation. Que se cache-t-il sous le sentiment
partagé que les révisions des cadres de la recherche moderne ont été pour l’essentiel
progressives. La thèse générale de ce mémoire est que la transition des sciences modernes
aux sciences contemporaines consiste en une restructuration cognitive, opératoire et morale
de la pensée scientifique menant à une compréhension du monde et une éthique d’une
complexité supérieure.
Cette hypothèse de recherche s’inspire des travaux des durkheimiens et de Jean Piaget sur
le développement de la pensée. Durkheim et ses collaborateurs ont critiqué la thèse de
l’universalité « naturelle » des formes de la pensée. Ils ont ensuite tenté de comprendre
l’origine et l’évolution socio-historique des catégories organisant la connaissance et plus
largement toutes les dimensions de l’expérience. De son côté, Piaget a théorisé la
structuration de la pensée de l’enfance à l’âge adulte à partir d’observations et
d’expériences psychologiques en laboratoire auprès de jeunes occidentaux. Ce travail
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
68
s’imposait à ses yeux comme un préalable à l’étude de la construction scientifique, par des
esprits adultes, de connaissances supérieures aux précédentes. Les durkheimiens ont suivi
l’évolution historique des catégories de la pensée une à une, tandis que Piaget a d’abord
étudié la structuration des formes de la pensée individuelle comme une totalité. En fin de
carrière, Mauss n’aurait eu qu’un seul et bref échange avec Piaget dont l’œuvre, à 33 ans,
commençait à peine à prendre forme28. Tout au long de sa carrière, Piaget a établi des
parallèles entre le développement de la pensée individuelle et la succession historique des
interprétations de la nature ; mais celui-ci n’a jamais entrepris d’étudier ou d’expliquer le
développement collectif de la pensée scientifique comme une totalité. Lors de leur
discussion, Mauss a critiqué la prétention d’universalité du modèle de Piaget29, mais il ne
s’est pas objecté à son ambition d’embrasser l’évolution du système d’organisation de
l’expérience humaine en entier (MAUSS et al., DJP). Dans les années 1950, le psychologue
a développé une épistémologie génétique étudiant le développement de la connaissance
scientifique, sans retracer cependant ses liens avec les intentions pratiques de la recherche
et les significations morales de la science.
Mon analyse de l’évolution de la sociologie durkheimienne leur emprunte quelques
principes méthodologiques et cherche dans l’institution scientifique une cohérence
cognitive, opératoire et morale analogue à celle que Piaget observe aux différents stades du
développement mental de l’enfant. Ce chapitre présente seulement les éléments de leurs
études directement pertinents pour comprendre l’organisation de la mienne. Les lecteurs
souhaitant en savoir plus sont invités à lire les appendices 1 et 2 présentant l’essentiel de
28
Du moins, les Œuvres de Mauss ne rendent compte que d’une seule discussion entre les deux savants et la
biographie de Mauss (FOURNIER, 1994) ne fait pas mention d’une relation amicale ou intellectuelle avec le
jeune Piaget.
29
Selon Mauss, Piaget n’a pas étudié la psychologie de l’enfant en général, mais seulement celle de l’enfant
le plus civilisé. Pour prétendre élaborer un modèle général du développement psychologique, il faudrait aussi
considérer la psychologie d’enfants élevés dans des milieux très différents des nations européennes modernes
du début du XXe siècle. Mauss donne l’exemple du développement différent des jeunes Marocains initiés plus
tôt aux travaux manuels : « Au Maroc, j’ai vu des enfants indigènes pauvres exercer un métier, dès l’âge de
cinq ans, avec une dextérité étonnante. Il s’agissait de former des ganses et de les coudre ; c’est un travail
délicat qui suppose un sens géométrique et arithmétique très sûr. L’enfant marocain est technicien et travaille
bien plus tôt que l’enfant de chez-nous. Sur certains points, il raisonne donc plus tôt et plus vite et autrement,
– manuellement, – que les enfants de nos bonnes familles bourgeoises. Même dans nos jardins d’enfants, les
élèves ne font pas de « travail manuel » proprement dit, mais seulement des jeux. On voit donc qu’il faudrait
faire des observations ethnographiques rigoureuses et étendues, par exemple dans l’Afrique du Nord, avant
de tirer aucune conclusion quelque peu générale. » (MAUSS et al., DJP, p.300.)
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
69
l’apport des deux sociologues et du psychologue à la science du développement de la
pensée.
Émile Durkheim et Marcel Mauss : concevoir la pensée comme une
construction historique collective
Avant la sociologie durkheimienne, la philosophie rationaliste, d’Aristote à Kant, concevait
les formes logiques de la pensée qui organisent l’expérience sensible comme inhérente à la
nature humaine. Mais depuis l’étude de Lucien Levy-Bruhl sur la mentalité pré-logique
dans les sociétés archaïques, la non-universalité des structures de la pensée était devenue un
fait indiscutable. En 1909, Durkheim (FE) avance l’idée que la conscience est formée par le
système de représentations qu’elle s’approprie au cours de l’apprentissage de la vie en
société. Avec les contenus de pensée, lui viennent les manières de penser qui structurent les
représentations collectives. Inculquant à ses membres sa conception du fonctionnement du
monde, le groupe entretient le conformisme intellectuel et moral nécessaire à la
communication, aux interactions, à la vie en commun. Les sociétés développant chacune
leurs représentations du monde dans l’interaction, les formes de la pensée sont susceptibles
de varier d’un milieu à l’autre. La communication n’étant jamais parfaitement limpide,
chacun, au bout du compte, a son interprétation du système de pensée collectif.
Dans les sociétés où la vie est lourdement orchestrée par la tradition, le fort sentiment de la
vérité des idées partagées les immunise contre les oppositions de raisons individuelles nonconformistes. Selon Durkheim, l’histoire du développement de la pensée logique est celle
de l’affaiblissement de ce sentiment dans certaines sociétés ouvrant les systèmes de pensée
à l’influence de critiques, de révisions et d’apports de moins en moins gênés et de plus en
plus fréquents. En 1912, Durkheim (FE) croit même que la multiplication des rapports
intersociaux confrontant les représentations locales conduirait nécessairement au
développement d’une structure de pensée humaine universelle. Mauss (PER), en 1938,
présente plutôt l’évolution historique des systèmes de pensée comme étant soumise aux
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
70
hasards des innovations individuelles, des oublis, des renaissances d’idées anciennes et des
événements heureux ou désastreux, comme la montée des fascismes et la guerre qui se
prépare.
Dans cette perspective, leurs travaux sur l’élaboration collective des systèmes de pensée
prennent trois formes :
•
•
•
reconstituer des systèmes de classification à un moment donnée de leur évolution et
en comparer l’organisation (DURKHEIM et MAUSS, FPC) ;
retracer les idées que la sociologie durkheimienne emprunte à différentes entreprises
scientifiques antérieures, qui furent des préalables génétiques à sa constitution
(DURKHEIM et FAUCONNET, DF) ;
suivre la genèse de la notion de personne en la rapportant aux contextes sociohistoriques successifs de son élaboration (MAUSS, PER).
Analyser l’évolution d’un système d’idées dans l’histoire
Afin de retracer non pas la genèse, mais l’évolution de la sociologie durkheimienne
constituée, les chapitres de la deuxième partie du mémoire en dressent des portraits
d’ensemble pour trois périodes comparées. Chaque tableau embrasse d’un seul regard la
cohérence du programme de recherche et n’hésite pas à multiplier les allées et venues entre
les textes – conformément à l’approche totalisante prônée par les durkheimiens, Kuhn et
Feyerabend. La division historique des moments de l’œuvre renvoie à deux réorientations
majeures de leur pensée : en 1894, la révélation de Durkheim à propos du rôle social
primordial de la religion, qui entraîne une révision d’ensemble de ses vues antérieures ; et
en 1920, la reprise des activités scientifiques de Mauss qui transforme radicalement le
programme de recherche lancé par son oncle décédé en 1917. Une attention particulière a
été portée pour souligner l’évolution des idées à l’intérieur de chaque période, et pour noter
les contradictions, les incohérences, les hésitations et les questions à propos desquelles les
publications des deux sociologues divergent – on reconnaît les précautions de Feyerabend
quant au respect du texte. Cette attention s’avère d’autant plus pertinente que souvent les
difficultés d’une période sont résolues ou éliminées par les réaménagements ultérieurs.
Aussi, chaque chapitre débute par une mise en contexte biographique des textes analysés.
Réduites au minimum, ces sections rendent compte des principales circonstances et
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
71
influences qui affectent la sociologie durkheimienne de l’extérieur – c’est l’arrière-plan de
l’herméneutique popperienne.
Jean Piaget : la structuration progressive de la pensée cognitive,
opératoire et morale
Pour comprendre l’évolution d’une pensée et saisir en quoi ses transformations peuvent être
progressives, une question étrangère aux travaux des durkheimiens devait être résolue :
comment une pensée peut-elle passer d’une forme de cohérence à une autre qu’elle juge
supérieure à la première ? L’agrégation d’innovations individuelles et d’emprunts venant
d’autres systèmes de pensée, qui alimentent le développement des représentations
collectives, rendrait les consciences confuses si celles-ci ne réinterprétaient pas les
nouveautés suivant les formes qui organisent leur pensée. Mais alors comment, d’ajouts en
réappropriations, l’organisation générale de la pensée peut évoluer dans l’histoire des idées
? Comment s’effectuent les transformations des formes générales de la pensée que
supposent l’émergence de l’esprit scientifique moderne et le passage à la tradition de
recherche contemporaine ? Et en quoi consiste la supériorité de la seconde sur la première ?
Piaget n’a pas étudié ce problème précis. Mais ses travaux sur le développement mental de
l’enfant et son épistémologie génétique fournissent des hypothèses et des indications pour
le résoudre. La pensée y est présentée comme un arrangement de schèmes : c’est-à-dire
d’abrégés ou de modèles d’expériences antérieures susceptibles d’organiser l’action ou des
contenus perceptifs. Le réflexe de la succion du nouveau-né, l’articulation des mouvements
lorsqu’on marche et les modèles généraux d’explication employés par une science sont des
exemples de schèmes. Les études de Piaget situent à l’origine de la cohérence de la pensée
et de sa mobilité progressive un triple mouvement d’assimilation de la réalité aux schèmes
connus, d’accommodation de ceux-ci lorsqu’ils sont insatisfaisants pour maîtriser la
situation, et d’abstraction de schèmes généraux applicables à des situations typiques. On
reconnaît les tâtonnements du Galilée de Feyerabend qui émet et révise des hypothèses
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
72
incohérentes avant de les structurer en un paradigme ayant ses principes de construction de
la réalité.
Comme le savant, l’enfant décrit par Piaget ne reçoit pas les schèmes du système de pensée
qu’il apprend, mais adapte les siens en réaction à ses expériences insatisfaisantes dans son
environnement social et naturel. Chaque biographie est une quête des schèmes adéquats
pour la vie dans un milieu donné, un chantier où ils sont reconstruits à tâtons. De plus,
l’apprentissage d’un système de pensée ne dépend pas seulement de l’action de ses
promoteurs sur l’individu, mais aussi de son degré de maturité psycho-physiologique
limitant les tentatives et les imitations à sa portée. Mais cette précision ne concerne pas le
problème de l’émergence de la tradition de recherche des sciences contemporaines.
La psychologie génétique de Piaget décrit une série de stades du développement mental : de
moments d’équilibre et d’uniformité de la pensée où elle atteint une cohérence et une
stabilité plus satisfaisantes qu’auparavant. À chaque stade, la cohérence d’ensemble des
schèmes transcende la cognition, les opérations et l’affectivité. Piaget observe par exemple
que c’est au moment où l’enfant de moins de deux ans prend conscience de lui-même et de
l’extériorité du reste du monde, qu’il développe des schèmes d’action coordonnant des
moyens en vue d’une fin, et manifeste des sentiments de sympathie et d’antipathie. De
même, ce n’est qu’avec la pensée formelle que l’adolescent tente d’anticiper théoriquement
le résultat d’expériences hypothétiques et envisage son avenir en s’organisant un
programme de vie guidant sa volonté.
À l’exception des schèmes-réflexes innés, chaque stade résulte d’un travail d’adaptation des
schèmes précédents. Tout moment d’équilibre est également sujet à être dépassé par les
individus réagissant aux circonstances où leurs schèmes ne suffisent pas à maîtriser la
situation. Par contre, normalement, une fois un stade atteint, la pensée ne régresse pas aux
stades antérieurs. La conscience ne revient pas à une manière de penser où elle buterait sur
ce qu’elle a déjà saisi. Évitant la question de l’existence de formes virtuelles de la pensée
vers lesquelles tendraient les consciences humaines, Piaget préfère concevoir chaque stade
comme une nécessité à terme. Pour y parvenir, la pensée doit nécessairement traverser les
stades qui sont préalables à sa structuration, mais rien à l’origine ne garantit la trajectoire
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
73
développementale. Autrement dit, il n’y a pas de fin prédéterminée, que des stades
ponctuant un développement mental soumis aux déterminations psycho-physiologiques
dans un cadre social et naturel particulier.
Inspirée des résultats de la psychologie du développement, l’épistémologie génétique
explique l’apparition des connaissances en rapprochant leurs genèses psychologique et
historique. Les notions scientifiques sont issues des filiations d’œuvres savantes qui les ont
élaborées, mais aussi des biographies mentales de ceux qui sont parvenus à les penser.
Comme l’histoire naturelle et l’embryologie qui se complètent dans l’étude des êtres
vivants, l’épistémologie génétique appuie l’une sur l’autre ses méthodes historico-critique
et psychogénétique.
Retracer la structuration d’ensemble d’un système de pensée…
Si les savants tendent à adopter les cadres d’une tradition de recherche qu’ils considèrent
supérieure à celle des sciences modernes, on assiste sans doute à un passage de leurs
systèmes de pensée à un stade supérieur de complexité. Pour comprendre en quoi la
tradition de recherche contemporaine est progressive relativement à celle des sciences
modernes, l’analyse de la sociologie durkheimienne identifie ce que la première permet de
saisir de plus que la seconde. Le chapitre IV dresse le tableau d’une science qui se structure
en un système aux prises avec certaines difficultés de la tradition moderne ; le chapitre V,
ses premières révisions ; et le chapitre VI, l’achèvement de sa transition vers le modèle des
sciences contemporaines. Il faut le rappeler : il ne s’agit pas de prétendre que ce cas rend
compte d’une trajectoire universelle de la transition de l’institution. Comme l’écrit Koyré
(1973b), l’itinéraire de la connaissance scientifique n’est pas une voie droite et unique,
mais plusieurs trajets marqués de tours, de détours et de retours en arrière qui viennent se
fondre dans l’histoire des sciences, comme les affluents d’un fleuve se fondent dans celuici. 30 Les programmes de recherche ayant participé à ce mouvement de critique et de
30
Textuellement, à propos de l’impossibilité d’écrire immédiatement une seule histoire des sciences vue la
diversité des disciplines, leurs influences réciproques et l’abondance des matériaux : « L’itinerarium mentis in
veritatem n’est pas une voie droite. Elle fait des tours et des détours, s’engage dans des impasses, revient en
arrière. Et ce n’est même pas une voie, mais plusieurs. Celle du mathématicien n’est pas celle du chimiste, ni
celle du biologiste, ni même celle du physicien… Aussi nous faut-il poursuivre toutes ces voies dans leur
réalité concrète, c’est-à-dire dans leur séparation historiquement donnée et nous résigner à écrire des
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
74
révision de la tradition moderne furent des chantiers parallèles s’inspirant les uns les autres.
On en étudie un qui a survécu à la traversée pour apprécier la distance entre le point de
départ et le point d’arrivée.
Par ailleurs, suivant, comme les durkheimiens, les notions unes à unes sur de longues
trajectoires historiques, l’épistémologie génétique rapproche les développements individuel
et collectif de l’intelligence, mais ne les rapporte pas aux formes correspondantes de la
morale. Pourtant, on voit chez Weber comment la recherche de lois déterministes est
cohérente d’une part, avec l’espoir de maîtriser le monde par la prévision et la technique, et
d’autre part, avec le souci d’éveiller les hommes à la clarté et au sens de la responsabilité.
Le passage de l’enfant du simple respect de règles morales à l’organisation abstraite d’un
programme de vie s’apparente aussi à la transition historique de l’orientation de la vie en
fonction d’une éthique révélée à la construction de projets idéologiques. En posant cette
comparaison, je ne réduis pas la structuration historique de la pensée occidentale aux stades
du développement mental des enfants. Dire que des consciences religieuses ont tenu pour
vraies des vues sur le monde allant à l’encontre de ce qu’on pouvait induire de la vie
temporelle, ce n’est pas prétendre leur incapacité à raisonner formellement, leur attribuer
des facultés mentales infantiles. Des traditions peuvent très bien cohabiter historiquement
avec des capacités intellectuelles et des habitudes morales plus complexes. Durkheim avait
bien saisi que le groupe maintient ses représentations et ses institutions non à la lumière
d’une critique rationnelle, mais parce qu’il leur accorde de la valeur. Ce que je tiens à
souligner, c’est que les systèmes de pensée collectifs ont une cohérence d’ensemble
analogue à celle de la pensée individuelle et évoluent à la fois dans leurs dimensions
cognitives, opératoires et morales. Parce que la science est motivée par des pertinences
pratiques et des significations, les traditions de recherche dépassent le domaine de la
cognition. Pour être complet, le portrait en trois temps de la sociologie durkheimienne
présente aussi les transformations des applications et de la vocation morale de leurs études.
histoires des sciences avant de pouvoir écrire l’histoire de la science dans laquelle elles viendront se fondre
comme les affluents d’un fleuve se fondent dans celui-ci. » (KOYRÉ, 1973b, p.399.)
CHAPITRE III : LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
75
Décortiquer le projet durkheimien pour mieux en saisir l’unité
Les portraits successifs de l’entreprise savante de Durkheim et Mauss ne sont pas structurés
suivant un système de divisions identiques. Mais pour chaque période, une série de
dimensions de leur projet sociologique sont examinées systématiquement. Cette grille
d’analyse est inspirée du concept kuhnien de matrice disciplinaire et des indices d’une
nouvelle tradition de recherche présentés par Stengers, auxquels j’ai ajouté quelques
éléments pour embrasser l’institution scientifique aussi totalement que possible. L’analyse
porte donc attention :
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Aux conceptions théoriques de la nature, de la vie sociale, des phénomènes sociaux,
des sociétés, de l’homme et de l’évolution sociale ;
Aux études exemplifiant ces conceptions théoriques ;
À l’importance relative attribuée aux observations et à la théorie générale dans
l’interprétation de la réalité ;
Aux conceptions de la nature et de la science organisant les divisions disciplinaires ;
Aux divisions internes de la sociologie témoignant du mode d’organisation des
questionnements de la discipline ;
Aux méthodes et principes méthodologiques prônées ou employées ;
Aux pertinences pratiques motivant la recherche ;
Aux discussions sur la vocation morale de la sociologie ;
Au contexte biographique et historique du projet.
Pour dresser les portraits de période, je n’ai pas lu complètement l’œuvre commune de
Durkheim et Mauss comprenant un lot considérable de notes et de comptes-rendus. Je me
suis concentré sur les ouvrages, les mémoires et les cours publiés, ainsi que sur les articles,
les notes et les compte-rendus dont le titre me laissait supposer un contenu pertinent pour
ce travail, ou qui avaient été identifiés, par les textes de commentateurs parcourus en début
de recherche, comme comportant des idées que je jugeais importantes. Les textes cités de
Durkheim et Mauss sont présentés à la fin du mémoire dans une bibliographie à part.
DEUXIÈME PARTIE : L’entreprise scientifique d’Émile
Durkheim et Marcel Mauss
CHAPITRE IV : La fondation de la sociologie durkheimienne
(1885-1895)
Reprenant le projet comtien d’une science de la vie sociale, Durkheim organise d’abord sa
sociologie en tentant d’ajuster à son objet les cadres théoriques et les méthodes de la
biologie et des sciences expérimentales modernes. La description des sociétés comme des
organismes vivants, les divisions des spécialités calquées sur celles de la biologie, la
distinction des lois de la vie individuelle et de la vie collective, la méthode comparative
fondée sur une classification des espèces de sociétés, le projet d’une hygiène sociale
instruite de science : tout se structure de texte en texte en une phénoménologie construisant
des « faits purs » et les expliquant, détectant des maux et imaginant des solutions. Au début
de l’année 1895, l’entreprise durkheimienne est suffisamment constituée en système pour
avoir sa théorie générale de l’évolution sociale, son manuel de méthodologie, son
programme d’intervention et son lot d’apories à résoudre.
Contexte biographique
En 1885, l’année où il discute de sociologie dans ses premiers comptes-rendus, Durkheim a
27 ans. Agrégé de philosophie, il enseigne au lycée depuis bientôt trois ans. Mauss, lui,
n’est encore qu’un adolescent de 13 ans.
Avant les textes fondateurs
Né à Épinal en Lorraine le 15 avril 1858, Émile David Durkheim est le dernier enfant d’une
famille d’origine alsacienne juive. Son père, Moïse Durkheim, descend d’une lignée de
rabbins depuis huit générations et est lui-même rabbin d’Épinal, des Vosges et de la HauteMarne. Sa mère, Mélanie Isidor, provient d’une famille de marchands de bestiaux et dirige
un atelier de broderie à domicile, qu’elle a ouvert pour arrondir le faible revenu de son
époux. Félix Durkheim, le frère aîné d’Émile, est un homme d’affaires et leur deux sœurs,
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
78
Rosine et Céline, travaillent à l’atelier de leur mère. Sa sœur, Rosine Durkheim, se marie à
Gerson Mauss, représentant de commerce pour une entreprise de draperie et associé de
Mauss et frère, fabrique spécialisée dans la confection de draps noirs et façonnés.
Ensemble, ils s’installent à Épinal et reprennent l’atelier de la mère Durkheim. Celui-ci
devient la Fabrique de broderie à la main, Mauss-Durkheim. Rosine donne naissance à
deux fils, Henri et Marcel Mauss. Ce dernier naît à Épinal, comme son oncle Émile, le 10
mai 1872.
Destiné à devenir rabbin comme ses pères, Durkheim grandit dans l’austérité et
l’observance de la loi talmudique. Il suit l’école rabbinique, apprend l’hébreux et se
familiarise avec les textes sacrés. Mais très jeune il abandonne l’école rabbinique pour le
collège d’Épinal, où il complète en 1875 ses deux baccalauréats en lettres et en sciences. Ce
n’est qu’à 21 ans qu’il rompt définitivement avec la religion juive. Il deviendra membre de
la Fédération des Jeunesses laïques. Avec la plupart des intellectuels français de sa
génération, il croit que la République doit formuler un idéal commun de croyances
particulières, tout en faisant la promotion de formes morales positives « que les hommes,
jusqu’à présent, n’ont appris à se représenter que sous la forme d’allégories religieuses »
(Durkheim cité dans DUVIGNAUD, 1965, p.9).
À 17 ans, après de brillantes études secondaires, il quitte Épinal pour Paris, afin de préparer
le concours de l’École normale supérieur (ENS) au lycée Louis-le-Grand. Résidant à la
pension Jauffret, il y rencontre Jean Jaurès, qui se prépare aussi pour l’examen d’admission
à l’ENS. Les deux hommes se fréquenteront jusqu’à l’assassinat de Jaurès en 1914. L’un
deviendra le sociologue le plus connu de France ; l’autre, le plus grand leader français du
mouvement socialiste. Jaurès intègre l’ENS en 1878, tandis que Durkheim n’y entre qu’à
son troisième essai en 1879. Cette institution forme des étudiants d’élite en lettres
classiques, en philosophie, en histoire et en sciences humaines. Bien qu’il n’apprécie pas le
régime d’internat, l’académisme, l’esprit de compétition et le snobisme de l’ENS,
Durkheim reconnaît qu’il s’agit d’un milieu social et scientifique exceptionnel. En plus de
Jaurès, il compte parmi ses collègues de classe Henri Bergson, Charles Blondel, Octave
Hamelin et Pierre Janet, qui deviendront tous de grands noms de l’Université française.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
79
À l’ENS, Durkheim est perçu comme un étudiant mature et studieux en quête d’une
doctrine à enseigner : on le surnomme le métaphysicien. Dès sa première année, il
développe un dégoût pour le formalisme et le vide rhétorique de la philosophie
traditionnelle. Par contre, il se passionne pour la méthodologie des travaux d’histoire de son
professeur Numa Fustel de Coulanges et les travaux sur la méthodologie scientifique d’un
autre de ses professeurs, Émile Boutroux. En deuxième année, il parcourt l’œuvre de
Charles Renouvier, philosophe et moraliste le plus influent de la Troisième République.
Chez Renouvier, Durkheim trouve l’idée que la science progresse par révision des
catégories qui structurent l’expérience, et le projet d’une sociologie qui étudierait la morale
créée spontanément par l’ « être-ensemble » des milieux moraux.31 Durkheim dira à René
Maublanc : « Si vous voulez mûrir votre pensée, attachez-vous à l’étude scrupuleuse d’un
grand maître, démontez un système dans ses rouages les plus secrets. C’est ce que j’ai fait
et mon éducateur fut Renouvier. » (DURKHEIM cité dans FILLOUX, 1977, p.13.) Ce n’est que
plus tard qu’il fait la lecture des Auguste Comte, Saint-Simon, John Stuart Mill, Herbert
Spencer32 et Alfred Espinas, auteur du livre Les sociétés animales que Durkheim
reconnaîtra comme le premier à avoir « étudié les faits sociaux pour en faire la science et
non pour assurer la symétrie d’un grand système philosophique » (DURKHEIM cité dans
PRADES, 1990, p.24). En troisième année, il dépose un projet de thèse intitulé « Rapport
entre l’individualisme et le socialisme », qui devient deux ans plus tard « Rapport de
l’individu et de la société ». Les premières ébauches sont écrites entre 1884 et 1886 ; la
thèse sera finalement défendue en 1892 sous le titre De la division du travail social.
31
Pour un bref résumé de la pensée de Charles Renouvier, lire Laurent Mucchielli (1998, p.91-97). Celui-ci
souligne d’ailleurs la parenté étroite entre la conception durkheimienne de la société et la définition du milieu
moral de Renouvier, constitué par « des mœurs, des coutumes, des manières communes de penser, de juger et
d’agir en chaque cas déterminé ; et puis des enseignements, des prescriptions, des institutions, des lois,
écrites ou non, toutes choses qui servent de règlement à la vie de chacun et aux délibérations de tous, et qui
donnent à la solidarité des formules, avec une action plus ou moins contraignante » (RENOUVIER cité dans
MUCCHIELLI, 1998, p.96).
32
Selon Durkheim, Spencer a le mérite d’avoir achevé l’intégration de la sociologie au reste des sciences,
d’avoir développé l’idée centrale que la société est un organisme vivant qui appelle un cadre d’analyse
analogue à celui de la biologie et d’avoir circonscrit l’objet de la sociologie. Mais Spencer n’aurait pas
vraiment fait de la science sociale positive, ne s’intéressant aux faits sociaux que pour valider sa philosophie
(DURKHEIM, CSS).
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
80
Le début de carrière de Durkheim
Reçu avant-dernier à l’agrégation de philosophie en 1882 – ce qui est loin d’être un
déshonneur –, Durkheim devient professeur de philosophie aux lycées du Puy et de Sens, et
au lycée de Saint-Quentin en 1884. Pour l’année universitaire 1885-1886, il demande un
congé afin de se consacrer à la rédaction de sa thèse et à des lectures nécessaires dans les
bibliothèques parisiennes. Mais à la suite d’un entretien avec Louis Liard, philosophe
renouviériste et directeur de l’Enseignement supérieur, il accepte une mission d’étude en
Allemagne financée par le ministère de l’Instruction publique. Liard et Ferdinand Buisson,
directeur de l’Enseignement primaire, s’intéressent à la pédagogie et aux sciences de la
morale allemandes dans l’objectif de former des instituteurs laïques à l’enseignement d’une
morale du citoyen. Durkheim avait déjà publié la même année trois compte-rendus
d’ouvrage sociologique dans la Revue Philosophique, dont deux d’auteurs allemands,
Ludwig Gumplowicz et Albert Schaeffle33 (DURKHEIM, GMP et SCH). On le charge
d’enquêter sur les méthodes et le contenu de l’enseignement philosophique, et sur l’état des
sciences sociales en Allemagne. Après un séjour à Paris, il passe les premiers mois de 1886
à Berlin, puis se rend à Leipzig auprès du psychologue et moraliste Wilhelm Wundt. Celuici cherche à développer une science positive de la morale à partir de faits de psychologie
sociale tirés de l’histoire des langues, des mœurs et de la civilisation en général.34 C’est
33
Schaeffle et d’autres professeurs allemands qu’on a appelé les « socialistes de la chaire » tentent de
comprendre l’économie politique dans ses rapports avec la morale, sans l’abstraire des autres fonctions de
l’organisme social comme le font les économistes classiques. Durkheim trouve chez Schaeffle l’application
de l’idée comtienne d’une unité des faits sociaux tenant à la réalité irréductible de la société : tout homme est
« né pour la société et dans une société » (DURKHEIM, SCH, p.359) et toute son humanité tient à sa
participation à la vie sociale. Durkheim lui reproche de concevoir la solidarité sociale comme le produit d’une
prise de conscience des idéaux partagés, ce qui la limiterait au cercle restreint des individus connus ; de croire
que les institutions résultent d’actions volontaires ; et de masquer la réalité en allant trop loin dans l’analogie
entre l’organisme social et l’organisme biologique.
34
Wundt est le père fondateur de la psychologie expérimentale en laboratoire. Durkheim écrit que sa
renommée est toute française et anglaise, les Allemands de l’époque n’ayant pas de considération pour la
psychologie expérimentale ou physiologique. Une bonne partie des collaborateurs de Wundt sont d’origine
étrangère et certains universitaires cultivés de Leipzig avouent avoir découvert la renommée du psychologue à
Paris. C’est l’enseignement de Wundt qui a attiré Durkheim à Leipzig et l’y a retenu plus longtemps
qu’ailleurs (DURKHEIM, PUA). Sa science positive de la morale souhaite faire la synthèse des sciences de la
morale spécialisées dans les domaines du droit, de l’économie politique et de l’histoire des civilisations pour
« restituer enfin l’unité de l’activité pratique que cette extrême spécialisation oublie et compromet. »
(DURKHEIM, SMA, p.299.) Réconciliant la science et l’art de la morale, Wundt propose une étude
comparative de la morale actuelle et des morales antérieures pour dégager les lois de l’évolution de la morale
et induire les principes de la morale actuelle. Ce n’est qu’une fois les principes de la morale connus que
devrait s’effectuer une réflexion sur leur application dans les différents domaines de la vie (DURKHEIM,
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
81
aussi à Leipzig que Durkheim aurait été initié aux travaux de Marx par un collègue
finlandais. À son retour en octobre 1886, il devient professeur de philosophie au lycée de
Troyes et publie trois articles remarqués : « Les études de science sociale », « La science
positive de la morale en Allemagne » et « La philosophie dans les universités allemandes »
(Durkheim, ESS, SMA et PUA).
L’année suivante, il se marie avec Louise Dreyfus, la fille d’un industriel d’origine juive
alsacienne. Une part de la productivité de Durkheim – qui travaille environ dix heures par
jour – est attribuable à son épouse instruite qui copie certains de ses manuscrits, corrige ses
épreuves et s’occupe d’éduquer leurs deux enfants : Marie, née en 1888, et André, né en
1892. Le couple s’installe à Bordeaux où Durkheim obtient, grâce aux pressions de Louis
Liard, un poste de chargé de cours en science sociale et en pédagogie à la Faculté des
Lettres. Espinas, qui le recommande, et son ami Hamelin sont ses collègues. Durkheim
donne en octobre 1887 le premier cours de sociologie dans une université française. Son
enseignement est étroitement lié à ses travaux de recherche. Dès sa première leçon, il
présente son cours comme un atelier où la sociologie se fera au fur et à mesure qu’il
l’enseigne, par tâtonnement et avec la collaboration de l’auditoire :
•
•
•
•
•
•
Son cours de 1887-1888, dont il publie la leçon d’ouverture (DURKHEIM, CSS),
porte sur la solidarité sociale : le sujet de sa thèse de doctorat (DURKHEIM, DTS) ;
Celui de 1888-1889, repris en 1891-1892, traite de l’évolution de la famille. Il en
publie la leçon inaugurale en 1888 (DURKHEIM, FAM) et la dernière leçon de 1892
sera publiée par Mauss en 1921 (DURKHEIM, FAC) ;
Le cours sur le suicide de 1889-1890 fait suite à une étude de l’année précédente :
« Suicide et natalité. Étude de statistique morale » (DURKHEIM, SEN). Durkheim
continuera de travailler sur le suicide au moins jusqu’à la publication du livre du
même nom en 1897 (DURKHEIM, SU) ;
En 1890-1891, il donne pour la première fois son cours « Physique du droit et des
mœurs » repris et augmenté pendant quatre autres années universitaires, de 1896 à
1900 ;
En 1892-1893 et en 1893-1894, ses cours sur la sociologie criminelle lui fournissent
de nombreux exemples, notamment pour sa thèse et pour Les règles de la méthode
sociologique (DURKHEIM, RMS). Ils conduisent aussi à la publication de l’article
« Crime et santé sociale » en 1895 (DURKHEIM, TAR) ;
Enfin, son cours de sociologie religieuse de 1894-1895 lance la transition vers le
deuxième moment de la sociologie durkheimienne, présenté au chapitre suivant.
SMA). La recherche du désirable dans les faits, sous une autre forme, sera, comme on le verra, la vocation
première de la sociologie durkheimienne durant sa période de fondation.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
82
En plus de ses cours de science sociale, il donne une heure de conférence de pédagogie par
semaine, s’adressant principalement aux membres de l’enseignement primaire. Il y discute
d’éducation morale, d’éducation de l’intelligence, de psychologie de l’éducation et
d’histoire des théories de l’éducation. À partir de l’année scolaire 1893-1894, il encadre
hebdomadairement des exercices pratiques pour les candidats à l’agrégation en philosophie.
En 1892, Durkheim dépose sa thèse principale et une thèse latine sur la contribution de
Montesquieu à la constitution de la science sociale.35 Le jury de la thèse croit unanimement
avoir eu affaire « à un des meilleurs candidats au doctorat depuis bien longtemps »
(PRADES, 1990, p.37). L’année suivante, De la division du travail social est publié chez
Alcan. Écrit entre décembre 1892 et mai 1894, Les règles de la méthode sociologique paraît
d’abord entre mai et août 1894, sous forme de quatre articles dans la Revue Philosophique.
La même année, Durkheim y ajoute 70 modifications ponctuelles et une préface pour en
faire un livre chez Alcan (DURKHEIM, RMS) daté de 1895, mais vraisemblablement paru à
la fin de l’année 1894 (PETIT, 1995a). Durkheim écrit que la De la division du travail social
contient implicitement les Règles. Ce petit ouvrage expose et soumet à la discussion la
méthode de recherche « adaptée à la nature particulière des phénomènes sociaux »
(DURKHEIM, RMS, p.2) qu’il a développée à Bordeaux. Ces deux publications ouvrent les
hostilités avec le psychologue et criminologue Gabriel Tarde, qui dureront au moins
jusqu’en 1903. Durkheim s’oppose à ses conjectures qui réduisent les phénomènes sociaux
à des faits d’imitation entre monades. Pour le sociologue, la diffusion et la généralité de
certaines conduites ne peuvent s’expliquer que par l’organisation sociale dans laquelle elles
s’inscrivent. Concevoir les faits sociaux comme de simples innovations individuelles
imitées nie la réalité de la société, c’est-à-dire l’influence de l’organisation des hommes et
des choses sur ce qu’ils font. La polémique avec Tarde sur l’existence d’un ordre des faits
sociaux et leur irréductibilité à des explications psychologiques sera l’occasion pour
Durkheim de développer une théorie de leur émergence et de leur évolution. Avant 1896,
35
C’est Montesquieu qui, le premier, distingue des types de société et cherche des lois les expliquant les
choses sociales. Toutefois, il ne constitue pas selon Durkheim une science sociale proprement dite, ne
distinguant pas, parmi les déterminations qu’il évoque, celles qui sont naturelles (le climat et le terrain) et
celles qui sont sociales (le commerce, la monnaie, la démographie et la religion).
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
83
Tarde aurait l’avantage : les Règles sont très mal accueillies par les critiques qui ne
comprennent pas comment on peut saisir les lois des faits sociaux hors de leurs
manifestations dans les consciences individuelles. On questionne également la valeur de la
distinction durkheimienne des faits sociaux normaux et pathologiques, ainsi que le projet
d’hygiène sociale qui en découle. Durkheim, critiquant les sociologues qui dialectisent à
partir de leurs préconceptions des faits, est lui-même perçu par certains de ses
contemporains comme un logicien et un métaphysicien.36
Mauss, apprenti-sociologue
Aux deux enfants d’Émile Durkheim et de Louise Dreyfus, s’ajoutent deux neveux
adoptifs, Henri Durkheim et Marcel Mauss. Après des études secondaires classiques au
lycée d’Épinal, Mauss choisit la carrière universitaire de sociologue. Sa mère, qui attache
de l’importance à la formation de son fils, le place sous la responsabilité de son oncle. À 18
ans, en 1890, Mauss rejoint Durkheim à Bordeaux et cesse comme lui de pratiquer, bien
que ses parents soient encore très religieux. Inscrit à la Faculté des Lettres pour l’obtention
d’une licence en philosophie grâce à une bourse d’étude et à l’aide financière de sa famille,
il suit aussi des cours de droit durant l’année scolaire 1891-1892. En 1892-1893, après un
bref service militaire, il assiste aux cours de Durkheim à Bordeaux et obtient sa licence ès
lettres. En marge de ses études, Mauss fréquente le Groupe des étudiants socialistes et
adhère au Parti ouvrier français. L’engouement de Mauss pour le socialisme, ne sera jamais
partagé par son oncle. Durkheim, qui connaît bien les socialistes et leurs doctrines, se
tiendra toujours à l’écart des actions politiciennes violentes ou ne considérant que les
intérêts d’une fraction de la société. Sans s’y engager, il sympathise tout de même avec le
mouvement et ses travaux sur le socialisme (Durkheim, NDS et SO) seront une source
d’inspiration pour plusieurs, dont Jaurès.
Bénéficiant d’une autre bourse en 1893-1894, Mauss se rend à Paris pour se préparer à
l’agrégation en philosophie, notamment en assistant à des cours et des conférences à la
Sorbonne. La supervision directive de Durkheim se poursuit par une correspondance
régulière. Membre du jury de l’agrégation depuis 1881, l’oncle connaît bien les rouages du
36
Pour plus de détails sur la réception des Règles lors de leur publication, consulter Jean-Michel Berthelot
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
84
concours. Mauss revient l’année suivante à Bordeaux pour terminer sa préparation, sous la
supervision de Durkheim et de Hamelin. Il est reçu troisième au concours de l’agrégation
en philosophie de mai 1895, devant Paul Fauconnet, un ami rencontré à Paris, et futur
durkheimien.
Comme son oncle, Mauss est rebuté par la vie en internat qu’impose l’ENS. En accord avec
sa sœur Rosine, Durkheim, qui a été déçu par l’ambiance et l’enseignement de la grande
institution, entérine sa décision de ne pas devenir normalien. En 1895, Mauss retourne à
Paris étudier à l’École pratique des hautes études (EPHE). Il sera inscrit à la section des
sciences historiques et philologique et à celle des sciences religieuses jusqu’en 1900. C’est
là qu’il rencontrera Henri Hubert en 1896, qui deviendra son meilleur ami et l’un de ses
principaux collaborateurs. Au terme de la période 1885-1895, Mauss a 23 ans et n’a encore
aucune publication scientifique.
Inscrire la sociologie dans la conception comtienne des sciences
La sociologie durkheimienne reprend le projet d’Auguste Comte d’étendre le rationalisme
scientifique à l’étude de la vie sociale. C’est dans les cours de Boutroux que Durkheim
aurait été initié à la conception comtienne de la nature et des sciences (FILLOUX, 1987).
Pour Comte, comme pour Durkheim, l’ordre est le propre des phénomènes naturels et la
science cherche à en déceler les lois. Dans la tradition comtienne, le projet d’une science de
la vie sociale suppose non seulement que la société participe de la nature, mais qu’elle en
constitue un ordre particulier, qui a ses propres lois.
Les faits sociaux constituent l’ordre de faits naturels le plus complexe
Sans matière, la vie organique est impossible, et sans individu, la vie sociale ne peut
s’organiser. Néanmoins, la vie est plus qu’une somme de phénomènes physico-chimiques
et la société dépasse en complexité la simple coexistence d’individus. Dans son Cours de
(1995b) et Laurent Mucchielli (1998, p.216-219).
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
85
philosophie positive (COMTE, 2000), Comte explique que la nature se divise
« naturellement » en ordres de phénomènes plus ou moins complexes, irréductibles aux
ordres plus simples. À chaque ordre de faits, il associe une science ou un couple de
sciences qui doit en découvrir les lois particulières. Les disciplines scientifiques ont donc
des domaines exclusifs, naturellement délimités. Sans entrer dans le détail des subdivisions
du système comtien des sciences, retenons simplement qu’il réserve l’étude des
phénomènes inorganiques terrestres à la physique et à la chimie ; que les phénomènes
organiques relatifs à l’individu et à « l’ordre vital » relèvent de la biologie ; et que la
sociologie doit trouver les lois des phénomènes organiques particuliers à « l’ordre de
l’espèce humaine » – par opposition avec l’animalité de la vie humaine, l’ordre écologique
et celui des sociétés animales qui font tous partie du domaine de la biologie.
Si chaque ordre de phénomènes constitue un domaine scientifique exclusif, c’est que les
lois physico-chimiques ne peuvent expliquer les phénomènes biologiques, qui tiennent de
l’organisation de la matière en des êtres vivants, et que les phénomènes sociaux
s’expliquent seulement par l’organisation des individus en une société. Mais bien sûr, dans
les faits, la nature biologique s’organise à partir de la nature physico-chimique, et la nature
sociale se surajoute aux deux premières. Plus un phénomène est complexe, plus ses
manifestations risquent de varier suivant les circonstances des ordres inférieurs où il trouve
ses constituantes. Ainsi, chaque fait biologique ou social porte l’empreinte particulière du
milieu et des éléments (matière ou êtres vivants) de la vie organique qui se manifeste. Pour
cette raison, plus une science est complexe, plus elle dépend des autres pour comprendre les
variations circonstancielles des phénomènes qu’elle explique.
Dans la leçon d’ouverture de son cours de science sociale à Bordeaux, Durkheim salue
Comte qui, le premier, a reconnu la réalité de la société, l’a incluse dans la nature et a, du
même coup, attribué un objet d’étude particulier à la sociologie :
Pour lui [Comte], la société est aussi réelle qu’un organisme vivant. Sans
doute, elle ne peut exister en dehors des individus qui lui servent de
substrat ; elle est pourtant autre chose. Un tout n’est pas identique à la
somme de ses parties, quoique sans elles il ne soit rien. De même en
s’assemblant sous une forme définie et par des liens durables les hommes
forment un être nouveau qui a sa nature et ses lois propres. C’est l’être
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
86
social. […] Il le met tout au-dessus de la hiérarchie [des êtres] à cause de sa
complexité plus grande et parce que l’ordre social implique et comprend en
lui les autres règnes de la nature. Puisque cet être n’est réductible à aucun
autre, on ne peut l’en déduire et pour le connaître il faut l’observer. La
sociologie se trouvait cette fois en possession d’un objet qui n’appartenait
qu’à elle et d’une méthode positive pour l’étudier. (Durkheim, CSS, p.86-87)
S’inscrire dans la tradition comtienne amène Durkheim à rompre avec certaines évidences
et certaines habitudes des sciences sociales de l’époque. Sa sociologie postule que l’histoire
humaine s’explique par des lois, que sa compréhension dépasse la compréhension de la
nature humaine et que les sciences sociales, fondées et évoluant séparément, ne devraient
en former qu’une.
La vie sociale suit des lois
Pour Durkheim, inclure les phénomènes sociaux dans la nature, c’est postuler qu’ils suivent
des lois nécessaires comme les autres phénomènes naturels. Tandis que Comte abordait les
lois naturelles comme de simples régularités statiques ou dynamiques dont on ne cherche
pas les causes, Durkheim y voit l’expression de rapports de cause à effet. À la fin du XIXe
siècle, l’ordre mécanique du monde n’a plus rien de conjectural. Les découvertes de la
physique, de la chimie, de la biologie et de la psychologie ne cessent de le prouver ! « De
toutes les lois la mieux établie expérimentalement – car on n’y connaît pas une seule
exception et elle a été vérifiée une infinité de fois – est celle qui proclame que tous les
phénomènes naturels évoluent suivant des lois. » (DURKHEIM, CSS, p.82.) Ne pas
reconnaître que les faits sociaux présentent des régularités qui tiennent de leur nature
équivaut à mettre la vie sociale hors du monde et du domaine de la science. Autrement dit,
ce serait soutenir qu’il y a deux mondes dans le monde : l’un, accessible à l’investigation
scientifique, où règne la loi de causalité, et l’autre, où règne l’arbitraire et la contingence.
Depuis Adam Smith et l’essor de la science économique, cette position semble devenue
intenable : on sait que le marché se règle naturellement, irrémédiablement. La sociologie
durkheimienne prétend que le principe s’étend à l’ensemble des phénomènes sociaux qui se
présenteraient tous suivant des régularités inhérentes à leur nature. Ce n’est pas parce que
l’historiographie n’a jamais répertorié deux événements identiques que les phénomènes
produits par les actions et les réactions qui s’établissent entre des individus singuliers, dans
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
87
des contextes différents, ne peuvent être l’objet de comparaisons éclairant des rapports de
cause à effet. Comme pour les faits biologiques, il s’agit simplement de développer une
méthode adéquate pour déceler l’ordre sous les variations circonstancielles.
La vie sociale dépasse les individus qui y participent
Le postulat d’une réalité naturelle de la société implique aussi pour Durkheim l’abandon du
mythe du contrat social et de la possibilité de créer ou de modifier artificiellement des
institutions à volonté. Les économistes ont senti que la vie collective s’élabore lentement et
spontanément, mais n’ont pas reconnu l’organisme qui en est à l’origine. Durkheim leur
reproche de réduire la société à un agrégat d’individus juxtaposés, ou associés
volontairement, et de chercher dans la nature de l’individu les raisons des faits
économiques. Si la société existe vraiment, qu’elle n’est pas qu’un mot pour désigner un
rassemblement d’individus, les faits qu’elle génère dépassent en complexité la puissance
d’action des volontés individuelles. Critiquant Wagner, qui explique la forme
« intentionnellement déterminée » de l’économie sociale par l’action morale planifiée de la
volonté humaine, et plus largement tous ceux – particulièrement les économistes – qui
rapportent les faits sociaux à des intentions individuelles, Durkheim écrit :
Les lois morales, le règne social ne se distinguent des autres règnes de la
nature que par des nuances et des différences de degrés. Sans doute les
changements y sont plus faciles, parce que la matière en est plus élastique,
mais ils ne se produisent pas magiquement sous l’ordre du législateur et ne
peuvent résulter que d’une combinaison des lois naturelles. En tout cas, il
est presque toujours impossible qu’ils soient préparés avec méthode et
réflexion ; et c’est encore une vérité de psychologie que semblent ignorer
nos économistes. Les faits sociaux sont presque tous beaucoup trop
complexes pour pouvoir être embrassés dans leur intégrité par une
intelligence humaine, si vaste qu’elle soit. Aussi la plupart des institutions
morales et sociales sont-elles dues, non au raisonnement et au calcul, mais à
des causes obscures, à des sentiments subconscients, à des motifs sans
rapport avec les effets qu’ils produisent et qu’ils ne peuvent pas par
conséquent expliquer. (DURKHEIM, SMA, p.281)
Durkheim critique aussi l’individu isolé et égoïste construit par les économistes et les
juristes qui rationalisent l’économie et le droit. Logiciens plus que scientifiques, ils ont
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
88
déduit une nature humaine des régularités isolées de la vie collective qu’ils ont observées.
Leurs sciences individualistes ne participent pas d’une perspective scientifique, d’un point
de vue particulier sur l’individu, mais construisent une abstraction illégitime qui isole
certains caractères de l’homme réel au point de le rendre méconnaissable. À raisonner à
partir des prénotions de sujet économique et de sujet de droit, on oublie que l’individu est
un tout dans un tout plus complexe. La plupart de ses idées, de ses sentiments, de ses
habitudes et des institutions auxquelles il participe ne viennent pas de lui, mais de la
société ; et dans la réalité, tout s’emmêle :
L’homme véritable n’a rien de commun avec cette entité abstraite ; il fait
partie d’un temps et d’un pays, il a des idées, des sentiments qui ne viennent
pas de lui, mais de son entourage ; il a des préjugés, des croyances ; il est
soumis à des règles d’action qu’il n’a pas faites et qu’il respecte pourtant ; il
a des aspirations de toute sorte et bien d’autres besoins que celui de tenir
son budget économiquement ; et tous ces mobiles hétérogènes croisent et
entrecroisent leur action, si bien qu’il n’est pas facile le plus souvent de les
distinguer et de reconnaître la part de chacun. (DURKHEIM, PRI, p.220.)
En fait, Durkheim remet en question la légitimité de la fiction théorique des économistes et
des juristes pour en proposer une autre expliquant des faits vers lesquels le programme
critiqué n’orientait pas les chercheurs. Les principes de construction de la réalité des
théories biologiques devraient remplacer ceux du mythe des sujets libres, rationnels et
égoïstes. Dans les textes fondateurs de la sociologie durkheimienne, la société est présentée
comme un système organique formé par l’association de consciences individuelles qui, « se
pénétrant » et « se fusionnant », « donnent naissance à un être, psychique si l’on veut, mais
qui constitue une individualité psychique d’un genre nouveau. » (DURKHEIM, RMS, p.103.)
Aux individus associés, éléments actifs de la société, s’ajoutent les choses – biens meubles,
immeubles et territoire – que leur vie en commun mobilise. La vie sociale suppose la vie
bio-psychique des individus qui y participent, mais elle est autrement plus complexe. Les
faits sociaux manifestent la nature du tout et non celle des individus qui le composent,
même si ce sont ces individus qui actualisent les phénomènes qui émanent de la vie
collective. Comme les propriétés caractéristiques de la vie ne sont pas réductibles à celles
de la matière inorganique dont la cellule est composée, la psychologie des individus ne
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
89
suffit pas à expliquer les faits produits par l’association des consciences. Durkheim écrit
que le groupe pense, sent et agit autrement que le feraient ses membres s’ils étaient isolés.
L’individu psychologique constitue d’ailleurs une abstraction scientifique puisqu’on ne
peut pas en faire le tour sans y rencontrer un langage, des habitudes, des idées, des
sentiments qui lui viennent de la société :
Sans doute, c’est une vérité évidente qu’il n’y a rien dans la vie sociale qui
ne soit dans les consciences individuelles ; seulement, presque tout ce qui se
trouve dans ces dernières vient de la société. La majeure partie de nos états
de conscience ne se seraient pas produits chez des êtres isolés et se seraient
produits tout autrement chez des êtres groupés d’une autre manière. Ils
dérivent donc, non de la nature psychologique de l’homme en général, mais
de la façon dont les hommes une fois associés s’affectent mutuellement,
suivant qu’ils sont plus ou moins nombreux, plus ou moins rapprochés.
Produits de la vie en groupe, c’est la nature du groupe qui seule peut les
expliquer. Bien entendu, ils ne seraient pas possibles si les constitutions
individuelles ne s’y prêtaient ; mais celles-ci en sont seulement les
conditions lointaines, non les causes déterminantes. (DURKHEIM, DTS, p.342.)
La société préexiste à l’individu qui y naît, le pénètre, le dépasse et risque fort de lui
survivre. Dans la logique comtienne, qui n’avait pas prévu de science particulière pour les
faits de conscience individuelle, Durkheim situe la psychologie, relativement à la
sociologie, dans un rapport équivalent à celui que la physique et la chimie entretiennent
avec la biologie. Chacune a son domaine d’étude exclusif, sa catégorie naturelle de faits à
expliquer, son ordre de lois à découvrir. La psychologie étudie les faits de conscience
individuelle ; et la sociologie, les faits qui résultent de l’association des consciences en une
société.
L’unité des faits sociaux suppose une seule science sociale
Enfin, si l’unité d’une science est définie par l’ordre de phénomènes qu’elle explique, et
que le propre des faits sociaux est de manifester la nature organique d’une association de
consciences individuelles, la sociologie doit embrasser tous les domaines de la vie sociale.
Les sciences sociales ont d’abord eu tendance à se constituer au petit bonheur des méthodes
et des intérêts des chercheurs. L’économie politique, l’État, le droit, la morale, la religion et
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
90
la statistique sociale ont été étudiés séparément comme s’ils évoluaient « parallèlement les
uns aux autres sans se toucher pour ainsi dire » (DURKHEIM, CSS, p.87). Durkheim
apprécie l’exemple de la science de la morale allemande qui, contrairement à celle des
Français, tend de plus en plus à se rapprocher de sciences voisines, comme l’économie
politique, le droit et l’histoire. Schaeffle et les socialistes de la chaire ont compris qu’il faut
expliquer les faits moraux et économiques par d’autres faits sociaux. Tous les domaines de
l’activité collective participent de « cette forme » de vie à laquelle ils « sont tenus de
s’assujettir tout en contribuant à la faire » (DURKHEIM, SMA, p.276). À la suite de Comte,
Durkheim propose de rassembler sous une seule science l’étude de l’ensemble des
phénomènes de la vie sociale, trop solidaires pour être considérés séparément. L’unité de
leur corpus de lois à découvrir suppose l’unité théorique de leur interprétation et l’unité
méthodologique de leur examen. C’est la seule façon de saisir la vie sociale dans toute sa
complexité, telle qu’elle se donne à l’observation, plutôt que de l’analyser morte et
disséquée :
Par suite de ce rapprochement chacune des sciences sociales perd de son
autonomie, mais gagne en sève et en vigueur. Les faits qu’elle étudiait parce
que l’analyse les avait détachés de leur milieu naturel semblaient ne tenir à
rien et flotter dans le vide. Ils avaient quelque chose d’abstrait et de mort.
Maintenant qu’ils sont rapprochés suivant leurs affinités naturelles, ils
apparaissent ce qu’ils sont, des faces différentes d’une même réalité vivante,
la société. Au lieu d’avoir affaire à des phénomènes rangés pour ainsi dire
en séries linéaires, extérieures les unes aux autres et ne se rencontrant que
par hasard, on se trouve en présence d’un énorme système d’actions et de
réactions, dans cet équilibre toujours mobile qui caractérise la vie. (DURKHEIM,
CSS, p.87.)
Comte n’a jamais mis à l’exécution son projet d’une science de l’ordre des faits sociaux.
Durkheim écrit qu’il s’est contenté d’une méditation philosophique sur la sociabilité
humaine en général. Pour faire la science de l’ordre des phénomènes sociaux et seulement
des phénomènes sociaux, il faut délimiter l’univers des faits qui la concerne. Le sociologue
doit s’astreindre à les observer comme des choses objectives, plutôt que se contenter de
spéculer à partir de ses préconceptions. Dans l’abstrait, les faits sociaux sont ceux qui
tiennent de l’association des consciences en une société. Mais concrètement, comment
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
91
éviter de confondre ce qui relève de la sociologie et ce qui relève des sciences
psychologiques, biologiques et physico-chimiques ?
Définir le domaine des faits sociaux purs pour éviter la confusion avec ceux qui
relèvent des sciences connexes
Dès ses premiers textes, il est clair dans l’esprit de Durkheim que les phénomènes sociaux
ne peuvent pas être « substantiellement distincts » de phénomènes manifestant les ordres
inférieurs de la nature ; pour que la sociologie soit une science autonome et légitime, « il
suffit qu’ils soient assez différents pour ne pouvoir être étudiés au moyen des mêmes
procédés » (DURKHEIM, DG, p.42). Il est évident que les méthodes de la physique, de la
chimie, de la biologie et de la psychologie sont inadéquates pour trouver les lois qui
régissent les faits économiques, le droit, les mœurs et les autres phénomènes engendrés par
l’action des individus les uns sur les autres. Ce sont ces phénomènes, dans ce qu’ils ont de
social, que doit étudier la sociologie. Mais à quoi reconnaît-on un fait social ?
Identifier les faits sociaux
Dans le premier chapitre des Règles de la méthode sociologique (DURKHEIM, RMS),
Durkheim explique que les manières sociales de penser, de sentir et d’agir se distinguent
des faits strictement individuels par deux signes objectifs. Elles sont extérieures à
l’individu : celui-ci les trouve souvent toutes faites, les a parfois acquises par l’éducation et
surtout elles continuent d’exister, indépendamment de ce qu’il fait. Ces sentiments, ces
conduites et ces pensées extérieurs à l’individu sont aussi contraignants : ils « sont doués
d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le
veuille ou non. » (DURKHEIM, RMS, p.4.) La contrainte des phénomènes sociaux sur la vie
individuelle peut s’exercer de deux façons : soit par un contrôle social plus ou moins formel
et plus ou moins violent allant de la moquerie à la coercition ; soit par la résistance qui
s’oppose à celui qui veut déroger des manières de faire en vigueur, comme le langage ou
les normes de l’industrie. Dans les deux cas, la puissance des faits sociaux sur les individus
tient au fait qu’ils y adhèrent, ou du moins que la majorité de leurs pairs y adhèrent. La
vivacité des faits collectifs est renforcée par les interactions qui en confirment la valeur et
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
92
l’autorité. Bien sûr, si la contrainte du fait social n’est pas sentie par celui qui y adhère, elle
ne cesse pas pour autant d’exister, comme le poids de l’atmosphère sur nos épaules.
Par ailleurs, ces manières sociales peuvent être ou organisées, comme dans la religion, le
droit et les mœurs ; ou spontanées, tels les mouvements de l’opinion publique et les
explosions d’enthousiasme, d’indignation ou de pitié dans une assemblée. Dans le premier
cas, il s’agit d’habitudes collectives qui se fixent à l’usage dans des maximes, des
coutumes, des règles juridiques, des articles de foi, etc., qui contribuent à accroître leur
stabilité. Dans le second cas, la vie sociale se manifeste par des courants sociaux passagers,
qui mobilisent les esprits, les émeuvent et peuvent pousser certains individus au mariage,
au suicide, à la natalité, etc. À ces deux types de faits sociaux s’ajoutent les formes
matérielles de la vie sociale, tout aussi contraignantes pour l’individu : la division de la
société en sous-groupes, la disposition de la population sur le territoire, le nombre et la
nature des voies de communication, la forme des habitations, etc. Entre les courants
sociaux, les manières de faire et ces manières d’être de la société et de ses groupes,
Durkheim voit une continuité de nature : « les uns et les autres ne sont que de la vie plus ou
moins cristallisée. » (DURKHEIM, RMS, p.14.) Les voies de communication résultent de la
circulation des hommes et des choses ; leur répartition en groupes, de leurs activités
communes ; la forme des habitations, de leur manière de se loger ; etc. Réduisant les
formes matérielles de la vie collective à des manières de faire consolidées, Durkheim
définit le domaine d’étude de la sociologie comme suit : « Est fait social toute manière de
faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien
encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence
propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (DURKHEIM, RMS, p.14.)
N’étudier que la dimension sociale des faits sociaux
Établir ces critères d’identification des faits sociaux ne permet pas pour autant de distinguer
ce que leurs manifestations ont de social et de psychologique. Le domaine d’étude de la
sociologie doit être débarrassé de tout fait qui ne manifeste pas uniquement la vie sociale.
Sinon, le sociologue risque de tenter d’expliquer sociologiquement les variations du fait
social qui tiennent de la personnalité ou de la constitution biologique des individus.
« Quand, donc, le sociologue entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux,
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
93
il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs
manifestations individuelles. » (DURKHEIM, RMS, p.45.) Les manifestations privées des
manières collectives de penser, de sentir et d’agir, qui dépendent à la fois du règne social et
du règne psycho-organique, « intéressent le sociologue sans constituer la matière
immédiate de la sociologie. » (DURKHEIM, RMS, p.10.) Durkheim exclut aussi du domaine
de la sociologie les croyances religieuses, les théories politiques et les autres systèmes de
représentations attachés à des phénomènes sociaux. Ces représentations ne sont que des
interprétations intellectuelles du fait social produites par certaines des consciences
individuelles qui y participent. Durkheim croit que « le rôle de la conscience collective37,
comme celui de la conscience individuelle, se réduit à constater des faits sans les
produire. » (DURKHEIM, ESS, p.194.) Les représentations qui naissent des consciences et
circulent entre elles reflètent plus ou moins fidèlement le fait social ; et lorsque les hommes
prennent conscience d’un changement ou d’un trouble de l’équilibre social, c’est tout au
plus si l’adaptation s’accélère un peu. Parlant des idées religieuses, il explique que le
sociologue erre s’il y cherche la cause ou l’explication de la religion :
Les hommes n’ont pas commencé par imaginer les dieux ; ce n’est pas parce
qu’ils les avaient conçus de telle et telle manière, qu’ils se sont sentis liés à
eux par des sentiments sociaux. Mais ils ont commencé par s’attacher aux
choses dont ils se servaient ou dont ils souffraient comme ils s’attachaient
37
Notons en passant que Durkheim ne substantialise pas la conscience collective qui n’a d’autre substrat que
les consciences individuelles participant d’une même société et partageant les représentations et les
sentiments définis par ce terme. Ce passage de sa thèse définit l’acception stricte qu’il donne à cette
expression dans ses premiers textes : « L’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne
des membres d’une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l’appeler la
conscience collective ou commune. Sans doute, elle n’a pas pour substrat un organe unique ; elle est, par
définition, diffuse dans toute l’étendue de la société ; mais elle n’en a pas moins des caractères spécifiques
qui en font une réalité distincte. En effet, elle est indépendante des conditions particulières où les individus se
trouvent placés ; ils passent, et elle reste. Elle est la même au Nord et au Midi, dans les grandes villes et dans
les petites, dans les différentes professions. De même, elle ne change pas à chaque génération, mais elle relie
au contraire les unes aux autres les générations successives. Elle est donc tout autre chose que les
consciences particulières, quoiqu’elle ne soit réalisée que chez les individus. Elle est le type psychique de la
société, type qui a ses propriétés, ses conditions d’existence, son mode de développement, tout comme les
types individuels, quoique d’une autre manière. À ce titre, elle a donc le droit d’être désignée par un mot
spécial. Celui que nous avons employé plus haut n’est pas, il est vrai, sans ambiguïté. Comme les termes de
collectif et de social sont souvent pris l’un pour l’autre, on est induit à croire que la conscience collective est
toute la conscience sociale, c’est-à-dire s’étend aussi loin que la vie psychique de la société, alors que,
surtout dans les sociétés supérieures, elle n’en est qu’une partie très restreinte. Les fonctions judiciaires,
gouvernementales, scientifiques, industrielles, en un mot toutes les fonctions spéciales sont d’ordre
psychique, puisqu’elles consistent en des systèmes de représentations et d’actions : cependant, elles sont
évidemment en dehors de la conscience commune. » (DURKHEIM, DTS, p.46.)
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
94
les uns aux autres, spontanément, sans réfléchir, sans spéculer le moins du
monde. La théorie n’est venue que plus tard pour expliquer et rendre
intelligibles à ces consciences rudimentaires les habitudes qui s’étaient ainsi
formées. Comme ces sentiments étaient assez analogues à ceux qu’il
observait dans ses relations avec ses semblables, l’homme a conçu les
puissances de la nature comme des êtres semblables à lui ; et comme en
même temps il s’en distinguait, il attribua à ces êtres exceptionnels des
qualités distinctives qui en firent des dieux. Les idées religieuses résultent
donc de l’interprétation de sentiments préexistants, et, pour étudier la
religion, il faut pénétrer jusqu’à ces sentiments, en écartant les
représentations qui n’en sont que le symbole et l’enveloppe superficielle.
(DURKHEIM, IRR, p.162.)
Tous les faits qui dépendent du règne social et du règne bio-psychique devraient être
étudiés ni par la sociologie, ni par la psychologie, mais par une science mixte, la sociopsychologie – sciences analogue à la chimie biologique étudiant les phénomènes de nature
mixte à l’intérieur de l’organisme. Durkheim confie à la socio-psychologie tous les faits de
conscience dont la genèse ne s’explique pas strictement par la constitution psychophysiologique de l’individu. Mais si on considère avec lui que l’essentiel du contenu de la
conscience individuelle vient de la société et que l’évolution historique de la psychologie
individuelle résulte de causes sociales (DURKHEIM, DTS, p.341), on en vient à se demander
quels sont les faits purs de la psychologie dans le système durkheimien de la période de
fondation.
Dans « De l’irréligion de l’avenir », Durkheim laisse à la psychologie les résidus des études
sociologiques. L’étude scientifique doit partir du point de vue le plus complexe pour
comprendre le phénomène social avant d’étudier son emprise sur les ordres inférieurs de la
nature humaine : « la religion est en totalité ou en grande partie un phénomène
sociologique ; […] il faut pour l’étudier se placer d’abord à un point de vue social, et […]
c’est seulement après en avoir fait la sociologie qu’on pourra aller en chercher dans la
conscience individuelle les racines psychologiques. » (Durkheim, IRR, p.160.) Il s’agit là
d’un texte de 1887, qui précède sa proposition d’une science mixte, présentée dans sa thèse
et dans les Règles. Ou bien la psychologie humaine étudie aussi les faits sociaux, ou bien
son domaine est englouti par la socio-psychologie. On ne sait d’ailleurs pas quel est
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
95
l’objectif des sciences mixtes qui n’ont pas la légitimité d’étudier spécifiquement un ordre
naturel manifestant des lois particulières à découvrir.
Si le domaine des faits psychologiques purs semble réduit à néant, il demeure quelques
types de faits dont l’étude peut mener sans ambiguïté à la découverte des lois de la vie
sociale. Ses formes matérielles s’observent sans problème à partir des données collectées
par les démographes et les géographes. Dans le cas de phénomènes organisés, fixés par
l’habitude, la coutume est à leurs manifestations particulières « ce que le type générique
d’un animal est au détail des phénomènes qui se produisent dans les organismes
individuels. » (DURKHEIM, FAM, p.19.) Résultat de pratiques régulières et constantes de
toute une suite de générations, la coutume est la structure du phénomène qui s’exprime
dans le droit, les maximes et les mœurs. Les courants sociaux, moins stables et sans autre
substrat que des manifestations individuelles, doivent être mesurés par les taux statistiques.
La division de la fréquence d’une pratique (naissance, mariage, mort volontaire) par le
nombre d’individus en âge de l’effectuer neutralise les circonstances individuelles qui
prémunissent ou y poussent l’individu, pour n’exprimer qu’un état de l’âme collective. Les
taux statistiques servent aussi à identifier les tendances à déroger de la coutume lorsque les
habitudes collectives changent. Enfin, faute de mieux, Durkheim propose dans une note
« Sur la définition du socialisme » (DURKHEIM, NDS) de définir le fait objectif du
socialisme à partir des caractères communs de ses doctrines, qui ne sont que les expressions
variées d’une tendance générale. Comme les autres sciences, la sociologie cherche les lois
de la vie sociale dans les données les plus objectives, les plus pures et qui se prêtent le
mieux à la mesure. Durkheim est conscient qu’il met ainsi de côté l’essentiel de la vie
sociale qui s’observe dans des faits socio-psychologiques. La compréhension des faits purs
précèderait l’élaboration d’une méthodologie pour saisir l’intelligibilité des faits mixtes.
Sans plus de justification, la difficulté de leur étude scientifique est repoussée à plus tard, et
peut-être à jamais :
Sans doute, en procédant ainsi, on laisse provisoirement en dehors de la
science la matière concrète de la vie collective, et cependant, si changeante
qu’elle soit, on n’a pas le droit d’en postuler a priori l’inintelligibilité. Mais
si l’on veut suivre une voie méthodique, il faut établir les premières assises
de la science sur un terrain ferme et non sur un sable mouvant. Il faut
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
96
aborder le règne social par les endroits où il offre le plus de prise à
l’investigation scientifique. C’est seulement ensuite qu’il sera possible de
pousser plus loin la recherche, et, par des travaux d’approche progressifs,
d’enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l’esprit humain ne pourra
jamais, peut-être, se saisir complètement. (DURKHEIM, RMS, p.46.)
Déterminisme comtien et liberté humaine : difficilement conciliable
Si les faits sociaux se donnent mal à la recherche des lois qui les gouvernent, il y a aussi
certains contemporains de Durkheim qui admettent difficilement que leur conduite soit
déterminée par des lois qui les dépassent. La théorie de l’imitation de Tarde suppose que
les faits sociaux sont des innovations individuelles libres et fortuites qui se propagent peu à
peu à l’ensemble de l’espèce humaine quand leur diffusion n’est pas freinée par la
rencontre d’une innovation concurrente ou contraire (MUCCHIELLI, 1998, p.123). La vie
sociale apparaît comme un lieu de libre création où l’individu participe à la définition d’un
avenir collectif contingent. Durant la période 1885-1895, Durkheim présente trois réponses
non-exclusives à ceux qui l’accusent de nier la liberté humaine. Aucune des trois ne
parvient à concilier la liberté, la contingence et la conception comtienne de la nature :
Les individus sont des causes insuffisantes pour infléchir les lois de la vie sociale
Comme on l’a vu, les phénomènes sociaux sont trop complexes pour être des constructions
artificielles de volontés individuelles. Et si les individus sont les éléments actifs de la
société qui rendent la vie sociale possible, ils ne peuvent en être la cause. Les faits sociaux
sont d’une autre nature que les faits que produisent la pensée et l’action individuelles. « Les
représentations, les émotions, les tendances collectives n’ont pas pour causes génératrices
certains états de la conscience des particuliers, mais les conditions où se trouve le corps
social dans son ensemble. » Les individus ne sont que « la matière indéterminée que le
facteur social détermine et transforme. » (DURKHEIM, RMS, p.105.) Si les individus ont
l’impression de participer à la définition de la vie sociale, ils le font dans les limites de sa
nature. Au mieux, l’homme d’État ou l’individu de génie « tirent des sentiments collectifs
dont ils sont l’objet, une autorité qui est, elle aussi, une force sociale, et qu’ils peuvent
mettre dans une certaine mesure, au service d’idées personnelles. » (DURKHEIM, RMS,
p.111.) Ils n’ont toutefois pas la puissance nécessaire pour transformer la nature de la vie
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
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sociale, c’est-à-dire amener le groupe à déroger de ce à quoi il est disposé. Donc personne
ne peut aller à l’encontre des lois que cherche la sociologie. Comme le reste de la nature, la
vie sociale se manipule, mais ne se modifie pas dans la naturalité de son être et de son
devenir. Les hommes seraient libres et les faits sociaux seraient contingents dans les limites
des lois qui expriment la nature de la vie sociale C’était la position de Comte et c’est aussi
celle de Durkheim :
Auguste Comte, tout en admettant avec les économistes que l’individu avait
droit à une large part de liberté, ne la voulait pourtant pas sans limites et
déclarait nécessaire une discipline collective. De même, tout en
reconnaissant que les faits sociaux ne pouvaient être arbitrairement créés ni
changés, il estimait que, par suite de leur complexité plus grande, ils étaient
plus facilement modifiables et par conséquent pouvaient être dans une
certaine mesure utilement dirigés par l’intelligence humaine. (DURKHEIM, CSS,
p.88.)
Cette position est tenable uniquement si le déterminisme naturel ne concerne pas les ordres
inférieurs de la réalité. Si les phénomènes physico-chimiques et psycho-physiologiques
sont aussi déterminés que les faits sociaux, l’histoire de l’humanité peut être prévue de bout
en bout par le Démon de Laplace, et il n’y a ni liberté, ni contingence. Mais Durkheim,
dans sa défense de la réalité des lois de la vie sociale, ne pousse jamais l’argument jusqu’au
bout de ses conséquences sur l’ensemble de l’histoire naturelle.
La société libère l’individu dans la mesure de ses besoins
Entre les contraintes qui s’imposent à l’individu, ce serait la nature de la société qui
détermine l’espace de liberté dont il dispose. Pour Durkheim, l’homme est contraint à une
part de liberté individuelle caractéristique de la société qui l’a modelé et qui lui a conféré
un besoin d’indétermination d’une certaine intensité. La liberté n’est pas pensée comme un
intervalle d’indétermination en marge des habitudes collectives, mais comme une
« sphère » où l’action individuelle n’est pas contrainte :
Nécessaire pour permettre à l’individu d’aménager suivant ses besoins sa
vie personnelle, elle [sa liberté] ne s’étend pas plus loin. Or, au-delà de cette
première sphère, il en est une autre bien plus vaste où l’individu se meut
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
98
aussi en vue de fins qui le dépassent, qui lui échappent même le plus
souvent. Ici il ne peut évidemment plus avoir l’initiative de ses
mouvements, mais il ne peut que les recevoir ou les subir. (DURKHEIM, CSS,
p.96.)
Si on tend à attribuer collectivement de la valeur à la liberté individuelle, c’est que, dans
une juste mesure, elle serait une condition de la vie sociale. Paradoxalement, la liberté et la
contingence semblent naturelles et ne pas dépasser leur espace défini par la vie sociale.
Encore une fois, Durkheim suppose que la vie sociale s’organise sur un certain désordre
psychologique qu’elle contraint. À moins que les hommes aient une fausse conscience de
leur vie individuelle, perçue comme libre, mais prédéterminée. Ici encore, les brèves
discussions de Durkheim ne considèrent pas le déterminisme hypothétique des autres ordres
de la nature.
L’existence de la liberté et de la contingence est un problème philosophique
Ailleurs dans ses textes, le problème théorique de la conciliation du déterminisme comtien
et des apparentes libertés et contingences de la vie humaine est ouvertement repoussé. La
sociologie, comme les autres sciences, n’a pas à se préoccuper de la possibilité de la liberté
et de la contingence. Elle ne fait que le postulat empirique que la loi de causalité s’applique
au monde social et « les recherches entreprises sur la base de ce postulat tendent à le
confirmer. » (DURKHEIM, RMS, p.140.) La question de savoir si la présence de la causalité
exclut toute liberté et contingence relève de la métaphysique et non de la science ; elle n’est
pas encore tranchée et n’empêche pas la science de se faire. La physique, la chimie et la
biologie ont écarté cette question de leurs préoccupations. La sociologie revendique aussi
une totale indépendance vis-à-vis les questions métaphysiques. Elle n’a « pas à attendre
pour se constituer que cette question du libre-arbitre de l’homme, pendante depuis des
siècles, ait enfin reçu une solution qui d’ailleurs, tout le monde le reconnaît, ne semble
guère prochaine. » (DURKHEIM, CSS, p.83.)
D’abord mises de côté, la liberté humaine et la contingence de l’histoire continueront de
tourmenter l’entreprise durkheimienne au point d’en bouleverser la structure d’ensemble.
La division exclusive des domaines d’étude, déduite de la philosophie comtienne de la
nature, sera aussi révisée. Mais avant d’y arriver dans les chapitres suivants, voyons
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
99
comment, dans un premier temps, la sociologie durkheimienne associe l’apport de Comte à
l’exemple de la biologie et des sciences expérimentales modernes.
Rappeler, sans le calquer, l’exemple de la biologie
Dans sa leçon d’ouverture à Bordeaux, Durkheim reconnaît que c’est uniquement avec
Herbert Spencer que le projet d’une science de la vie sociale s’est finalement intégré au
système des sciences positives. Contrairement à Comte qui discutait abstraitement de la
société sans y voir la continuation et le prolongement des êtres inférieurs, Spencer reconnaît
qu’il existe une diversité de sociétés, qui sont réellement des organismes, classables en
types et en sous-types comme les espèces animales. Les organismes sociaux seraient issus
d’une « seconde évolution » où la vie « affinant de plus en plus ses procédés […] parvient
peu à peu à rendre plus flexible et plus libre l’agrégat organique, sans en compromettre
l’unité. » (DURKHEIM, CSS, p.91-92.)
De cette filiation des ordres supérieurs de la nature, est déduite une filiation entre la
biologie et la sociologie. Durkheim croit, à la suite de Spencer, que la sociologie doit tirer
profit de l’analogie biologique, sans en abuser. Dès ses premiers textes, il critique les
métaphores excessives de Spencer et de Schaeffle en notant que l’analogie « a le grand
inconvénient de ne mettre en relief que les ressemblances qu’il y a entre les choses et de
faire perdre de vue ce qu’elles ont de distinctif. » (DURKHEIM, SMA, 337.) Cette
comparaison donne tout de même à la sociologie une première représentation de la vie
sociale et un point de départ pour développer une méthodologie qui convienne à l’étude des
sociétés :
Ce que nous appelons une idée nouvelle n’est en réalité qu’une idée
ancienne que nous avons retouchée, pour l’ajuster aussi exactement que
possible à l’objet spécial qu’elle doit exprimer. Il n’était donc pas sans
intérêt de signaler entre l’organisme individuel et la société une réelle
analogie ; car non seulement l’imagination savait désormais où se prendre et
avait de quoi concevoir l’être nouveau dont il était question, mais la
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
100
biologie devenait pour le sociologiste un véritable trésor de vues et
d’hypothèses sur lesquelles il n’avait sans doute pas le droit de faire
brutalement main basse, mais qu’il pouvait du moins sagement exploiter. Il
n’y a pas jusqu’à la conception même de la science qui, dans une certaine
mesure, ne se trouve par cela même déterminée. En effet, si les faits sociaux
et les faits biologiques ne sont que des moments divers d’une même
évolution, il en doit être de même des sciences qui les expliquent. En
d’autres termes, le cadre et les procédés de la sociologie, sans être calqués
sur ceux de la biologie, doivent pourtant les rappeler. (DURKHEIM, CSS, p.92-93.)
À la manière de la biologie, la sociologie durkheimienne divise ses études suivant les
fonctions et les structures des sociétés, élabore une théorie transformiste des espèces
sociales, et adapte à l’étude des faits sociaux les critères distinguant objectivement les états
normaux et les états pathologiques des sociétés. La conviction d’être en face d’organismes
sociaux contribue aussi à la structuration des premières visées morales et pratiques de la
sociologie durkheimienne. Tout l’édifice conceptuel, méthodologique, pratique et moral qui
en découle sera révisé dans la deuxième période de l’œuvre, au fur et à mesure que
Durkheim et Mauss ajoutent des bémols à la comparaison.
Organiser les études sociologiques conformément aux structures et au fonctionnement
des sociétés
Durkheim croit que la division de la sociologie en une série de problèmes différents et
solidaires est une tâche nécessaire pour en finir avec les théories générales, confuses et
toutes personnelles de ses prédécesseurs. Sans une série de questions complémentaires, les
sociologues ne peuvent se spécialiser et organiser leurs efforts en un chantier commun.
Mais la division de la sociologie ne peut se faire arbitrairement, surtout si son objectif est
de rapprocher la spéculation des catégories spéciales de phénomènes concourant à la vie
des organismes sociaux. Heureusement pour Durkheim, « une science est, elle aussi, une
sorte d’organisme. » (DURKHEIM, CSS, p.101.) Tendant nécessairement vers les formes
objectives de son objet, « elle se divise d’elle-même, à mesure qu’elle se constitue, et nous
ne pouvons que reproduire les divisions qui se sont ainsi produites naturellement, et les
rendre plus claires en en prenant conscience. » (DURKHEIM, CSS, p.101.) Dans les textes
fondateurs de la sociologie durkheimienne discutant de son organisation en un système de
sciences spéciales, les divisions successives de la discipline s’inspirent du corpus des
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
101
sciences sociales existantes, du fonctionnement des organismes sociaux et des « formes
naturelles » de leurs manifestations. D’une publication à l’autre, ces divisions évoluent
suivant la précision des visées de la sociologie, la délimitation du domaine des faits sociaux
et le raffinement de la fiction théorique décrivant le fonctionnement, la structure et le
devenir des organismes sociaux.
Étudier les fonctions, les pathologies et le fonctionnement général des organismes sociaux
Dans un de ses premiers textes, « Les études de science sociale » publié en 1886, Durkheim
écrit que la sociologie ne considère un phénomène social qu’en tant « qu’il intéresse non
seulement tous les individus pris isolément, mais la société elle-même, c’est-à-dire l’être
collectif. » (DURKHEIM, ESS, p.192) Pour les expliquer, la science sociale doit identifier la
fonction des phénomènes collectifs, c’est-à-dire déterminer en quoi ils contribuent au
maintien, à la croissance ou à l’adaptation de l’organisme social. La comparaison des
fonctions de différents phénomènes sociaux l’aide ensuite à mieux les distinguer. Les
exemples donnés par Durkheim dans cet article relèvent plus de l’évidence de sens
commun que d’une profonde recherche scientifique : « L’armée, l’industrie, la famille ont
des fonctions sociales, puisqu’elles ont pour objet l’une de défendre, l’autre de nourrir la
société, la troisième enfin d’en assurer le renouvellement et la continuité. » (DURKHEIM,
ESS, p.192.) Les croyances, les doctrines et les autres représentations interprétant les faits
sociaux sont du domaine d’étude de l’histoire et de la psychologie. Le sociologue n’a donc
pas à les considérer.
Fixant d’abord son attention sur le rôle des faits sociaux, les premières divisions de la
sociologie durkheimienne questionnent le fonctionnement de l’organisme social. Trois
sociologies spéciales renvoient à ses fonctions normales : l’une étudie l’État, forme
cristallisée de la solidarité sociale ; une autre, les fonctions régulatrices remplies par le
droit, la morale et la religion ; et la troisième se consacre à l’analyse des fonctions
économiques de la société. En parallèle de ces sociologies normales déjà entamées, une
sociologie pathologique se développe depuis longtemps, dont la criminologie est la partie la
plus avancée. Enfin, une sociologie générale, inspirée de la biologie générale de Claude
Bernard, puise dans les études des sociologies spéciales pour faire des synthèses sur les
propriétés générales de la vie sociale :
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
102
C’est à la sociologie générale qu’il appartient d’étudier la formation de la
conscience collective, le principe de la division du travail social, le rôle et
les limites de la sélection naturelle et de la concurrence vitale au sein des
sociétés, la loi de l’hérédité ou de la continuité dans l’évolution sociale, etc.
N’y a-t-il pas là matière à de belles généralisations ? (DURKHEIM, ESS, p.214.)
Les travaux antérieurs de Comte, Schaeffle, Gumplowicz, Spencer et du Dr Le Bon38 sont
classés dans cette catégorie d’étude. La sociologie générale, qui était souvent plus
philosophique que scientifique, est vouée à se préciser grâce à l’apport des quatre
sociologies spéciales, plus proches des faits. Le système des études sociologiques se
présente alors comme un système clos et complet. Cette première organisation de la
discipline ne fera toutefois pas long feu. Elle n’est que le premier épisode d’une
interminable entreprise de division et de réorganisation de la discipline qui se poursuivra
jusque dans les années 1930.
Étudier les fonctions et les structures de l’organisme social
Deux ans plus tard, dans la leçon d’ouverture à Bordeaux, les divisions internes de la
sociologie sont déjà modifiées. Partant encore des sciences sociales constituées, Durkheim
propose un ensemble de quatre sociologies spéciales :
•
•
•
38
La psychologie sociale décrit et recherche les conditions des phénomènes de
diffusion d’idées et de sentiments que les générations se passent les unes aux autres,
et qui assurent à la fois l’unité et la continuité de la vie collective.
La science de la morale cherche les causes et les lois des maximes et des croyances
qui « exercent une sorte d’ascendant sur les volontés qui se sentent comme
contraintes de s’y conformer » (DURKHEIM, CSS, p.102).
La science du droit étudie celles des maximes pour lesquelles la société a prévu des
mesures de contrôle précises, cristallisées en formules juridiques, et assumées par
Bien que Durkheim exclut officiellement les faits mixtes du domaine de la sociologie, situer Le Bon parmi
les précurseurs de la sociologie générale indique l’importance qu’il attribue dès ses premiers textes aux études
sur la détermination sociale des formes psycho-physiologique de la vie humaine. Ayant comparé un grand
nombre de crânes, provenant de sociétés différentes, Le Bon en était venu à la conclusion suivante : « Le
volume du crâne de l’homme et de la femme, même quand on compare des sujets d’âge égal, de taille égale et
de poids égal, présente des différences considérables en faveur de l’homme, et cette inégalité va également en
s’accroissant avec la civilisation, en sorte qu’au point de vue de la masse du cerveau et, par suite, de
l’intelligence, la femme tend à se différencier de plus en plus de l’homme. La différence qui existe par
exemple entre la moyenne des crânes des Parisiens contemporains et celle des Parisiennes est presque double
de celle observée entre les crânes masculins et féminins de l’ancienne Égypte. » (LE BON cité dans
DURKHEIM, DTS, p.21.) Ce domaine de recherche sera relancé par Mauss dans l’entre-deux-guerres.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
•
103
des représentants autorisés. Ce champ de la discipline comporte deux subdivisions :
la science du droit proprement dite et la criminologie, spécialisée dans les faits de
droit pénal.39
L’économie politique qui, en tant que branche de la sociologie, devra désormais
étudier les phénomènes économiques sans les isoler du reste de la vie sociale.
Durkheim juge cet ensemble incomplet, mais préfère s’en tenir pour l’instant aux
phénomènes qui ont déjà servi de matière à des sciences sociales constituées. Sa sociologie
demeure tout de même ouverte à l’étude de phénomènes sociaux comme l’armée ou la
diplomatie dont la science est sûrement possible, quoiqu’elle n’ait pas encore été entreprise.
Par ailleurs, chacun des objets de ces sociologies spéciales peut être examiné selon deux
point de vue, qui donnent naissance à deux sciences. La sociologie s’approprie les deux
grandes divisions qui dominent toute la biologie : l’étude des fonctions d’un côté, et celle
des structures de l’autre :
•
•
La physiologie sociale aborde les phénomènes sociaux sous l’angle de leur rôle
social, comme « un certain nombre d’actions coordonnées en vue d’un but »
(DURKHEIM, CSS, p.103). Par exemple, en sociologie économique, la physiologie
étudie les lois de la production des valeurs, de leur échange, de leur circulation, de
leur consommation, etc.
La morphologie sociale étudie plutôt « l’être chargé d’accomplir ces actions »
(DURKHEIM, CSS, p.104). Toujours en sociologie économique, Durkheim écrit que
la morphologie chercherait comment se groupent les producteurs, les travailleurs,
les marchands, les consommateurs ; comparerait les corporations d’autrefois aux
syndicats, l’usine à l’atelier et déterminerait les lois de ces modes de groupement.
La physiologie et la morphologie sont considérées comme des divisions naturelles vue la
relative indépendance des fonctions des organismes supérieurs, biologiques ou sociaux, visà-vis l’organe qui les assume. Résultat de la consolidation d’une fonction, une structure ne
fait pas obstacle à l’évolution du fonctionnement de l’organisme et peut très bien changer
de fonction. « Chez les êtres vivants nous savons que différents lobes du cerveau peuvent se
remplacer les uns les autres avec une grande facilité » (DURKHEIM, CSS, p.104) et de
39
L’insertion de la criminologie dans la science du droit plutôt que dans une sociologie pathologique est le
premier indice de l’abandon de la conception durkheimienne du crime comme un fait nécessairement
pathologique. Tel que discuté à la fin de cette section, Durkheim développe progressivement, à partir de 1888,
des critères d’identification « objectifs » des pathologies sociales.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
104
même, les institutions peuvent s’acquitter de fonctions en vue desquelles elles n’ont pas été
organisées. Pour ne pas voir les phénomènes sociaux sous leur aspect le plus superficiel,
mais plutôt les atteindre dans leur racine, la sociologie doit surtout s’appliquer à l’étude des
fonctions. Les structures ne sont que des « phénomènes secondaires », « dérivés », des
« symboles apparents » (DURKHEIM, CSS, p.105).
Fonctions sociales, causes, faits morphologiques et anatomie comparée des sociétés
Le problème des divisions internes de la sociologie n’est repris que plusieurs années plus
tard, lorsque Durkheim et ses collaborateurs organisent les sections de la revue l’Année
sociologique. Mais entre temps, l’acception durkheimienne du terme fonction sociale est
précisée et le domaine de la morphologie sociale est redéfini.
Les premiers textes de Durkheim ne marquaient pas de distinction claire entre la cause et la
fonction d’un fait social. De la division du travail social (DURKHEIM, DTS) précise que se
demander quelle est la fonction d’un phénomène social, ce n’est que chercher à quel besoin
de l’organisme il correspond. Contrairement aux termes « objet », « but » et « fin »,
Durkheim reconnaît au terme « fonction » l’avantage d’impliquer l’idée de correspondance
à un besoin, sans préjuger que le phénomène existe ou s’est modifié en vue d’un résultat.
La question de savoir si la fonction a été pressentie n’intéresse pas la sociologie. L’année
suivante, Les règles de la méthode sociologique sont encore moins hésitantes : la fonction
ne peut être la cause d’un phénomène naturel. « Le besoin que nous avons des choses ne
peut pas faire qu’elles soient telles ou telles et, par conséquent, ce n’est pas ce besoin qui
peut les tirer du néant et leur conférer l’être. » (DURKHEIM, RMS, p.90.) Le finalisme pur
suppose une contingence de tous les ordres de la nature, si les faits se transforment pour
répondre aux besoins, peu importent les circonstances. La nature se plierait au hasard des
besoins de tous et chacun, sociétés, animaux et végétaux inclus. C’est plutôt du contraire
dont témoignent toutes les régularités découvertes par les sciences. Néanmoins
l’identification de la fonction participerait de l’explication du fait social. Réconciliant les
thèses mécaniste et finaliste dans les sciences de la vie, Durkheim suppose que l’effet, en
participant souvent au maintien de l’organisme, entretiendrait ainsi sa cause qui doit être
recherchée dans la constitution interne du vivant. La persistance d’un phénomène social
n’ayant plus de fonction est possible. Mais si la majorité « avait ce caractère parasitaire, le
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
105
budget de l’organisme serait en déficit, la vie sociale serait impossible. Par conséquent,
pour donner de celle-ci une intelligence satisfaisante, il est nécessaire de montrer comment
les phénomènes qui en sont la matière concourent entre eux de manière à mettre la société
en harmonie avec elle-même et avec le dehors. » (DURKHEIM, RMS, p.97.)
Dans le cours d’introduction sur la famille de 1888 et dans la thèse de Durkheim (FAM et
DTS), les structures qu’étudie la morphologie sociale comprennent l’ensemble des
cristallisations d’activité collective, incluant les coutumes, les maximes morales, le droit et
les mœurs. Ce n’est plus le cas dans les Règles (DURKHEIM, RMS). L’ouvrage établit en
plus une distinction entre l’univers des faits morphologiques et l’objet de la morphologie
sociale. Au premier chapitre, l’expression « faits morphologiques » ne désigne plus que les
manières d’être collectives, les choses produites ou mobilisées par la société et
l’arrangement des groupes d’hommes qui y participent. Les règles juridiques, les maximes
morales et les autres cristallisations immatérielles des manières de faire collectives passent
du côté des faits de physiologie sociale. Puis au quatrième chapitre, la morphologie sociale
devient strictement « la partie de la sociologie qui a pour tâche de constituer et de classer
les types sociaux» (DURKHEIM, RMS, p.81.) ; autrement dit, de répertorier les espèces de
société catégorisées suivant leur constitution anatomique. Cette restriction sera abandonnée
dans les travaux ultérieurs de Durkheim et de Mauss où la morphologie sociale se
rapproche davantage de sa définition initiale.
Dans le cadre de l’analogie organiciste, la morphologie sociale des Règles achève une
adaptation sociologique de la théorie transformiste du biologiste Perrier. Durkheim y trouve
les principes de détermination des espèces sociales, dont l’existence est une condition
nécessaire à l’identification objective des lois du règne social et des états pathologiques des
sociétés. La méthodologie prend appui sur ce que la théorie décrit comme étant la réalité.
Les faits sont faits sur mesure pour développer la théorie, comme l’homonymie des termes
le laisse entendre.
L’évolution des espèces sociales
Les premières analogies
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
106
Déjà en 1888, la leçon d’ouverture à Bordeaux et l’introduction du cours sur la famille font
référence à une évolution des sociétés analogue à l’évolution des espèces animales. Le
premier cours de science sociale critique Comte qui ne distingue pas de type sociaux,
refusant de croire avec Lamark que « le seul fait de l’évolution puisse différencier les êtres
au point de donner naissance à des espèces nouvelles. » (DURKHEIM, CSS, p.89.) La
distinction de types de société par Spencer est présentée comme un acquis important de la
sociologie.
Durkheim applique à l’évolution des sociétés le schéma généalogique développé par les
zoologistes qui, « au lieu d’avoir la forme d’une ligne géométrique, ressemble plutôt à un
arbre très touffu dont les rameaux issus au hasard de tous les points du tronc s’élancent
capricieusement dans toutes les directions. » (DURKHEIM, CSS, p.90.) Ce modèle a
l’avantage de situer les sociétés et leurs fonctions dans une évolution, sans supposer de
filiation entre tous les types et sans les concevoir comme les moments d’un développement
linéaire de l’humanité.40
La recherche du cours sur la famille repose d’ailleurs sur l’idée que la forme actuelle de
cette institution provient de l’évolution de formes inférieures qui la précèdent. Comme chez
les êtres vivants, le fonctionnement des organismes sociaux inférieurs est plus simple et son
étude plus facile que celle des formes supérieures, héritières des acquis de tout une branche
de l’évolution :
Parce que les êtres supérieurs sont sortis des êtres inférieurs, ils les
rappellent et les résument en quelque sorte. La famille moderne contient en
elle, comme en raccourci, tout le développement historique de la famille ;
ou s’il n’est peut-être pas juste de dire que tous les types familiaux se
retrouvent dans le type actuel, parce qu’il n’est pas démontré que tous ont
été en communication directe ou indirecte avec lui, du moins cela est-il vrai
de beaucoup. Ainsi considérées, les différentes espèces de familles qui se
sont successivement formées apparaissent comme les parties, comme les
40
Participant à l’ethnocentrisme de son temps, Durkheim questionne l’hypothèse d’une souche commune de
l’évolution des sociétés : « Qui nous assure même que cette souche commune ait jamais existé ? En fait n’y at-il pas entre un clan ou une tribu et nos grandes nations européennes au moins autant de distance qu’entre
l’espèce humaine et les espèces animales, immédiatement inférieures ? Pour ne parler que d’une seule
fonction sociale, quel rapport y a-t-il entre les mœurs barbares d’une misérable peuplade de Fuégiens et
l’éthique raffinée des sociétés modernes ? » (DURKHEIM, CSS, p.90.) Un point de vue qu’il nuancera avec le
temps, comme nous le verrons.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
107
membres de la famille contemporaine, que l’histoire nous offre, pour ainsi
dire, naturellement dissociés. Sous cette forme il est bien plus facile de les
étudier que dans cet état de pénétration intime et mutuelle où ils sont
aujourd’hui. Par conséquent chaque fois que nous aurons constitué une
espèce familiale, nous chercherons ce qu’elle peut avoir de commun avec la
famille d’aujourd’hui et ce qu’elle en explique. (DURKHEIM, FAM, p.15.)
Le mythe de l’origine des sociétés modernes et le système de classification qui en découle
Dans sa thèse et dans les Règles, l’analogie entre l’évolution des organismes biologiques et
celle des organismes sociaux dépasse l’évocation d’idées générales de la biologie.
Durkheim reconnaît dans la constitution des espèces de sociétés, et la division du travail
entre ses parties, une autre application de la loi qui préside le développement biologique. Le
transformisme et Les colonies animales du biologiste Perrier décrivent les animaux
inférieurs, les colonies, comme des agrégats de segments homogènes accolés
mécaniquement les uns aux autres et effectuant en commun des opérations comme la
nutrition, les déplacements et la reproduction. Relativement autonomes mais solidaires, les
parties de la colonie – un polype d’une colonie de polypes par exemple – peuvent se
détacher du groupe sans périr. Il en va autrement des organes des animaux supérieurs
fonctionnellement spécialisés après coalescence des segments initiaux. Chaque partie y est
plus autonome dans sa fonction, mais aussi plus dépendante des autres vu la division de
l’activité nécessaire à la conservation et au développement de l’organisme. Les anneaux
d’un vers survivent à la séparation de l’insecte en deux ; ce n’est pas le cas du museau du
chien ou de la patte de l’araignée.
De même, selon la thèse de Durkheim, l’évolution des espèces sociales va de la structure
segmentaire des organismes simples à la structure fonctionnelle d’organismes plus
complexes. Les espèces sociales évoluent également par agrégation et coalescence de
segments ; ici, les segments sont des sociétés de plus petite taille. Cette évolution entraîne
aussi une différenciation des fonctions dans la masse croissante des individus, de plus en
plus en interaction lorsque les segments se fusionnent. Aux yeux de Durkheim, le rapport
est si net entre le développement anatomique des sociétés et la division du travail qu’il
s’énonce sous la forme d’une loi : « La division du travail varie en raison directe du
volume et de la densité des sociétés, et si elle progresse d’une manière continue au cours
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
108
du développement social, c’est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très
généralement plus volumineuses. » (DURKHEIM, DTS, p.244.)
Mélangeant les emprunts à la biologie, Durkheim fait aussi appel aux travaux de Darwin
pour expliquer que l’accroissement du nombre d’individus et de la densité des interactions
dans un même environnement accentue la concurrence entre les semblables. Comme pour
le biologiste qui « trouve sur un chêne jusqu’à deux cents espèces d’insectes qui n’ont les
unes avec les autres que des relations de bon voisinage » (DURKHEIM, DTS, p.249) alors
qu’il serait « absolument impossible qu’un pareil nombre d’individus vécût sur cet arbre, si
tous appartenaient à la même espèce, si tous, par exemple, vivaient aux dépens de l’écorce
ou seulement des feuilles » (HAECKEL cité dans DURKHEIM, DTS, p.249), la différenciation
apparaît aussi, dans une société humaine, être la solution pacifique à la lutte pour la survie.
Si les individus d’une société avancée se spécialisent plutôt que de se battre, se mettent
dans une situation de dépendance mutuelle, c’est du fait d’une solidarité initiale, dite
mécanique, issue du partage d’idées communes exerçant une même contrainte sur leur
conduite. Et au fil de la différenciation, cette forme de solidarité devrait céder sa place à
une solidarité organique, sentiment tenant de la dépendance au système de fonctions
spéciales qui définissent les rapports entre les individus.41 On voit bien que la théorie du
développement des espèces sociales est une fiction théorique inspirée de récits biologiques
du même genre, plutôt que le résultat d’une analogie systématique. Tantôt les organismes
sociaux sont comparés aux espèces animales de Perrier ; tantôt l’association des individus
est rapprochée de la rencontre des êtres vivants dans un même environnement décrite par
41
Nous avons souligné plus haut que les textes fondateurs de la sociologie durkheimienne définissent la
société comme un système organique résultant d’une association de consciences individuelles qui se
pénètrent, se fusionnent et mobilisent un environnement et des choses dans leur activité collective. La
conjecture de l’évolution de la solidarité dans le développement des espèces sociales ajoute à la définition de
la société en proposant deux modes idéaltypiques de l’association. Toute société doit être considérée comme
le produit d’un certain dosage de solidarité mécanique et de solidarité organique : « La société n’est pas vue
sous le même aspect dans les deux cas. Dans le premier, ce que l’on appelle de ce nom, c’est un ensemble
plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs à tous les membres du groupe : c’est le type
collectif. Au contraire, la société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un système de fonctions
différentes et spéciales qu’unissent des rapports définis. Ces deux sociétés n’en font d’ailleurs qu’une. Ce
sont deux faces d’une seule et même réalité, mais qui ne demandent pas moins à être distinguées. »
(DURKHEIM, DTS, p.99.) Durkheim annonce implicitement cette idée dès 1889 dans son compte-rendu de
l’ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft (1887) de Ferdinand Tönnies (DURKHEIM, CST). Critiquant ce
dernier qui écrit que l’unité des sociétés modernes est maintenue artificiellement par l’État, Durkheim termine
en disant qu’il faudrait écrire un livre démontrant la commune nature de la vie des petites et des grandes
agglomérations.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
109
Darwin ; et tantôt s’y surajoute des conjectures strictement sociologiques sur la solidarité.
Cela dit, revenons au problème de la constitution des espèces sociales.
La horde, type idéal d’une société à un seul segment, sans trace de segmentation antérieure,
homogène et dépourvue d’organisation, constitue l’unité de base des sociétés plus
complexes : « ce serait le vrai protoplasme social, le germe d’où serait sortis tous les types
sociaux. » (DURKHEIM, DTS, p.149.) Aucune horde réelle n’a été identifiée, mais la
composition des sociétés de clans, dont les parties correspondent à la définition de la horde,
« nous autorise à supposer qu’il y a eu d’abord des sociétés plus simples qui se réduisaient
à la horde proprement dite, et à faire de celle-ci la souche d’où sont sorties toutes les
espèces sociales. » (DURKHEIM, RMS, p.83.) De ce mythe des origines, se déduit le
principe de classification suivant :
On commencera par classer les sociétés d’après le degré de composition
qu’elles présentent, en prenant pour base la société parfaitement simple ou à
segment unique ; à l’intérieur de ces classes, on distinguera des variétés
différentes suivant qu’il se produit ou non coalescence complète des
segments initiaux. (DURKHEIM, RMS, p.86.)
L’existence effective d’espèces sociales n’apparaît pas plus contestable que celle des
espèces animales : ces organismes ne sont que des combinaisons variées d’une seule et
même unité anatomique. La gamme des types existants est finie ; la plupart des
combinaisons risquent donc de se répéter, ce qui justifie la classification. Même si des
sociétés d’un type rare, comme l’Empire romain, sont les seuls individus de leur espèce,
cela ne les empêche pas d’en constituer une.
L’espèce sociale : facteur explicatif et ensemble naturel légitimant les généralisations
Mais à quoi bon classer les sociétés en espèces sociales ? La morphologie sociale nouvelle
version ne répond-elle qu’à un intérêt de Durkheim pour la taxinomie ? Évidemment que
non : la reconnaissance de types de société lui apparaît être une condition nécessaire à la
réalisation d’une science des faits sociaux. Pour l’historien, qui ne voit dans les sociétés
qu’un ensemble d’individualités hétérogènes et incomparables, l’histoire n’est qu’une suite
d’événements qui s’enchaînent sans se reproduire, et ce qui semble sain pour une société
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
110
particulière ne peut l’être pour aucune autre : tout est particulier. Pour le philosophe, qui
considère que les sociétés ne sont que des associations contingentes d’individus sans réalité
propre, la réflexion sociologique ne porte que sur les attributs généraux d’une nature
humaine en évolution, et sur les conditions universelles du bien-être humain : tout est
universel. Pouvoir comparer des espèces sociales libère Durkheim de l’énonciation de
généralités universelles et de la nécessité d’étudier toutes les sociétés avant d’induire une
proposition d’une relative généralité. En sociologie comme en biologie, les espèces
constituent des paliers de généralité entre l’universel et le particulier.
L’espèce est le fondement des explications sociologiques. Comme en biologie, les
propriétés essentielles d’un organisme social, c’est-à-dire celles qui ne dépendent pas des
circonstances, tiendraient de la nature de ses composantes, de leur nombre et de leur mode
de combinaison. L’identité des sociétés d’une même espèce est justement définie par leur
commune constitution. L’espèce sociale est donc à la fois un facteur explicatif des faits
sociaux généraux et la délimitation d’un ensemble de cas où la généralisation est légitime.
Sur la base de quelques cas représentatifs de leur espèce, la sociologie peut établir des lois
et statuer sur l’état normal d’un type de société. Mais est-ce concevable, à la fin du XIXe
siècle, que les sociétés ayant une structure semblable aient nécessairement un
fonctionnement similaire ?
L’insuffisance de la théorie de l’évolution
Selon une note de bas de page des Règles, le système des espèces sociales se pose comme
une alternative préférable aux classifications des sociétés d’après leur état de civilisation.
Ces systèmes auraient le défaut de classer des phases historiques plutôt que des sociétés. La
France, de ses origines agricoles à la grande industrie, aurait changé d’espèce trois ou
quatre fois, ce qui semble inadmissible pour Durkheim. Voulant appuyer sa démonstration
de la trop grande variabilité de la civilisation pour en faire un critère de classification, celuici invalide, à son insu, sa propre théorie des espèces sociales en écrivant ceci :
Il est même très possible qu’une même civilisation industrielle, scientifique,
artistique puisse se rencontrer dans des sociétés dont la constitution
congénitale est très différente. Le Japon pourra nous emprunter nos arts,
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
111
notre industrie, même notre organisation politique ; il ne laissera pas
d’appartenir à une autre espèce sociale que la France et l’Allemagne.
(DURKHEIM, RMS, p.88.)
L’explication des habitudes collectives par la constitution anatomique de l’organisme social
suppose que son développement se fasse dans l’isolement le plus complet. L’analogie entre
l’évolution des espèces animales et celle des espèces sociales néglige la diffusion
intersociale des faits de civilisation. Si les animaux de Perrier ne peuvent hériter de traits
physiologiques reçus de l’extérieur, les sociétés qu’étudie la sociologie durkheimienne
alimentent leur développement d’emprunts culturels depuis des siècles. Durkheim,
critiquant certains de ses contemporains qui étudient séparément les divers domaines de la
vie sociale, dessine lui-même un développement parallèle des sociétés qui, dans les faits,
s’interpénètrent et s’entrechoquent de plus en plus. L’indépendance relative des habitudes
collectives vis-à-vis la constitution anatomique de la société rend illégitimes ses prétentions
de généraliser les caractères généraux de quelques cas à l’espèce, et de déterminer un étalon
de la normalité valable pour toutes les sociétés d’une même espèce. On voit comment les
théories des sciences modernes orientent l’observation vers le genre de faits précis qui les
préoccupent, s’imposant du même coup comme des œillères. La théorie ne conçoit pas les
échanges culturels entre les sociétés, les divisions internes de la discipline ne les
considèrent pas et, comme on le verra, la méthodologie ne les prévoit pas non plus.
Si, dans ses textes ultérieurs, Durkheim réemploie parfois le terme espèce pour désigner des
types de sociétés, c’est sans référence à cette théorie de l’évolution et à ses principes de
classification morphologique. Il conserve l’idée que certaines formes de sociétés sont plus
complexes que d’autres, mais ne se donne pas la peine de les situer dans la classification de
types anatomiques annoncée dans les Règles. Cette classification ne sera jamais
développée.
La distinction des états pathologiques des organismes sociaux
Durkheim effectue un dernier transfert de la biologie à la sociologie en empruntant à cette
science la distinction entre les états normaux et pathologiques de l’organisme. Les critères
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
112
d’identification des états normaux sont conservés intégralement ; leur application aux
organismes sociaux n’est toutefois pas aussi aisée qu’en biologie.
Les premiers développements d’une méthode objective d’identification des pathologies
Dans son article de 1888 sur le suicide et la natalité, il exprime pour la première fois l’idée
qu’aucun développement de la vie ne peut être absolument et indéfiniment bon, qu’il soit
biologique ou social : « il y a pour tous les phénomènes de la vie une zone normale en deçà
et au-delà de laquelle ils deviennent pathologiques » (DURKHEIM, SEN, p.232). Pour
déterminer dans quelle mesure une croissance ou une décroissance régulière de la natalité
est un phénomène maladif, il suggère de vérifier si elle coïncide avec une augmentation du
taux de suicide, considérée d’emblée comme l’indicateur d’un état morbide de l’organisme
social. Le parallélisme du développement des deux phénomènes suffit pour reconnaître au
premier le caractère pathologique du second :
Sans insister ici sur la psychologie de ce phénomène, il est bien certain que
l’accroissement régulier des suicides atteste toujours une grave perturbation
dans les conditions organiques de la société. Pour que ces actes anormaux se
multiplient, il faut que les occasions de souffrir se soient multipliées, elle
aussi, et qu’en même temps la force de résistance de l’organisme se soit
abaissée. On peut donc être assuré que les sociétés où les suicides sont les
plus fréquents sont moins bien portantes que celles où ils sont plus rares.
Nous avons ainsi une méthode pour traiter le problème si controversé de la
population. Si l’on peut établir que le développement de la natalité est
accompagné d’une élévation du nombre des suicides, on aura le droit d’en
induire qu’une natalité trop forte est un phénomène maladif, un mal social.
En revanche, une constatation inverse impliquerait une conclusion
contraire. (DURKHEIM, SEN, p.217.)
Sans nier l’existence de tares héréditaires, Durkheim croit que l’individu est affecté jusque
dans sa constitution psychosociologique par la vivacité ou la maladie de l’organisme social.
Dans une société où la population se multiplie trop vite, la lutte pour la survie devient
excessivement rude, ce qui incite les individus à renoncer plus facilement à une existence
anormalement pénible. Là où on se reproduit peu, où les familles sont rares et de petite
taille, « les individus, moins rapprochés les uns des autres, laissent entre eux des vides où
souffle ce vent froid de l’égoïsme qui glace les cœurs et abat les courages. » (DURKHEIM,
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
113
SEN, p.236.) Par ailleurs, l’état maladif de l’organisme social, tenant d’un développement
irrégulier, inharmonieux ou disproportionné de ses fonctions, peut contribuer au
développement des « germes morbides », de la « stérilité en masse » et de la folie chez les
individus. Notant que les départements français où il y a le plus de suicides et le moins de
naissances sont aussi ceux où les concentrations d’aliénés sont les plus fortes, Durkheim
conclut que « les causes organiques ne sont souvent que des causes sociales transformées
et fixées dans l’organisme » (DURKHEIM, SEN, p.233-234), l’état maladif de la société étant
le seul facteur à pouvoir expliquer la concomitance des trois phénomènes.
En 1890, dans « Les principes de 1789 et la sociologie » (DURKHEIM, PRI), une nuance
s’ajoute. La normalité d’un fait social est relative au développement d’ensemble de
l’organisme et au moment où il se présente dans ce développement. L’apparition d’un
phénomène donné est saine uniquement pour certaines sociétés, lorsqu’elle s’inscrit dans
une transformation nécessaire de l’organisation sociale. Les principes de la Révolution
française, qui ont survécu depuis plus d’un siècle et qui se sont étendus au-delà de leur pays
d’origine, semblent dépendre d’un changement général dans la structure des sociétés
européennes. Selon Durkheim, « c’est seulement quand on connaîtra avec précision quel
est ce changement, que l’on pourra qualifier définitivement les principes de 1789 et dire
s’ils constituent un phénomène pathologique, ou bien au contraire s’ils représentent
simplement une transformation nécessaire de notre conscience sociale. » (DURKHEIM, PRI,
p.224.) Il y aurait des évolutions sociales normales et d’autres pathologiques.
Une méthode explicite, mais difficilement applicable
Une méthode générale pour distinguer objectivement les faits sociaux normaux des faits
pathologiques est finalement présentée et appliquée dans De la division du travail social42
et dans les Règles. Transférant la méthode des naturalistes à l’étude des organismes
sociaux, Durkheim considère que les phénomènes normaux pour une espèce donnée sont
ceux qui se produisent chez la moyenne des individus de cette espèce – ou, du moins, dans
un intervalle autour du type moyen qui inclut la grande majorité des sociétés de l’espèce – à
42
Cette méthode est développée dans une partie de l’introduction de la thèse qui a été retranchée à partir de
l’édition de 1902. Elle a été publiée de nouveau dans le tome II des Textes sous le titre « Définition du fait
moral » (DURKHEIM, FMO).
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
114
un moment donné de leur développement. Sur une distribution graphique des sociétés
comparables en colonnes selon les modalités d’un phénomène, les états normaux se
trouvent dans la cloche de la courbe normale. Ces formes d’organisation sociale les plus
répandues sont nécessairement les plus saines ; leur généralité atteste des avantages qu’elles
procurent aux sociétés de l’espèce :
Comment auraient-elles pu se maintenir dans une aussi grande variété de
circonstances si elles ne mettaient les individus en état de mieux résister aux
causes de destruction ? Au contraire, si les autres sont plus rares, c’est
évidemment que, dans la moyenne des cas, les sujets qui les présentent ont
plus de difficultés à survivre. La plus grande fréquence des premières est
donc la preuve de leur supériorité. (DURKHEIM, RMS, p.58.)
La distinction du normal et du pathologique à partir de ces critères présente quelques
difficultés. L’établissement du degré de maturité des sociétés n’est pas évident, mais la
sociologie ne peut procéder autrement puisque le type moyen de l’espèce évolue de
« l’enfance » à « la vieillesse » (DURKHEIM, FMO, p.285). Le sociologue doit se référer
avec précaution à l’âge des sociétés – même si celles-ci risquent de ne pas faire leur âge –
et à certains indices, encore peu nombreux, tel l’affaiblissement régulier de la natalité,
typique des sociétés vieillissantes. Une autre difficulté se pose avec l’émergence de faits
nouveaux dans les sociétés dont l’espèce n’a pas encore terminé son évolution. Sans
pouvoir constituer de type moyen, comment statuer sur le caractère normal ou pathologique
du phénomène émergent ? De même, comment savoir si un fait général est normal ou n’est
qu’une survivance malsaine d’un stade de développement antérieur de l’espèce ? Durkheim
propose de le rapporter aux nouvelles « conditions d’existence de l’espèce » pour savoir s’il
en est un « effet mécaniquement nécessaire » ou « un moyen qui permet aux organismes de
s’y adapter » (DURKHEIM, RMS, p.60), critères de sa normalité. Les nouvelles conditions
d’existence peuvent aussi être comparées aux précédentes pour voir si le phénomène se
rattache étroitement au développement récent de l’espèce, « et même à l’ensemble de
l’évolution sociale en général » (DURKHEIM, RMS, p.62). Les phénomènes qui semblent
contredire la loi d’évolution normale de l’espèce doivent être considérés comme
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
115
pathologiques. Ce qui paraît utile ou nécessaire pour le type moyen de l’espèce ne peut
qu’être sain.
Définition théorique de la normalité et normalité critiquée
Conjuguée à la théorie durkheimienne de l’évolution des espèces sociales, cette méthode
identifie comme normal l’affaiblissement du sentiment religieux dans les sociétés modernes
et condamne les formes de la division du travail qui fonctionnent autrement que les
organismes d’animaux supérieurs. Dans la thèse, la fiction théorique, plus que la
distribution des cas, définit la normalité désirable. L’affaiblissement des croyances
religieuses et des sentiments qui s’y rattachent ne peut être pathologique puisqu’il s’inscrit
dans le rétrécissement de la conscience commune nécessaire à la spécialisation des
fonctions sociales. Pour qui adhère à la théorie, c’est incontestable. À l’image de la division
du travail entre les organes d’un animal supérieur, celle au sein de la société devrait être
naturelle ; le contact entre ses organes, étroit ; et leur activité, suffisamment intense et
continue. Nulle part Durkheim ne mentionne avoir rencontré une pareille organisation
sociale. Cet idéal est cependant justifié en indiquant comment ses contraires empêchent le
développement d’une solidarité organique, que la théorie définit comme étant la fonction de
la spécialisation. Une division du travail imposée par une fraction de la collectivité est
pathologique parce qu’elle irrite le besoin de justice sociale dont la satisfaction est
nécessaire pour que les individus se sentent solidaires dans la poursuite d’une même fin.
Enfermés dans leur fonction, inconscients de leur participation à une entreprise plus large,
les individus ne peuvent se coordonner et sentir qu’ils servent à quelque chose qui les
dépasse, et dont ils dépendent. Enfin, hors d’une activité soutenue où ils ne peuvent rien
sans le concours des autres, les hommes ne sentent pas la dépendance mutuelle qui les lie.
Trois conclusions cohérentes qui, cependant, auraient été tout autres à la lumière d’une
conception théorique différente de l’évolution sociale. La théorie construit les maux, leurs
causes et leurs solutions.
Une application davantage « objective » de la distinction du normal et du pathologique
montre à quel point l’analogie biologique prime sur l’évidence de sens commun. En guise
d’exemple, les Règles souligne que les critères d’identification des faits normaux
conduisent à concevoir autrement le crime et la sanction. Si aucune société ne présente un
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
116
taux de criminalité nulle, c’est que la criminalité ne peut être essentiellement pathologique.
Selon Durkheim, « ce qui est normal, c’est simplement qu’il y ait une criminalité, pourvu
que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu’il
n’est peut-être pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes. »
(DURKHEIM, RMS, p.66.) Plus qu’un fait normal quoique regrettable, une criminalité
normale est « un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine »
(DURKHEIM, RMS, p.66). L’observation, surprenante dans le cadre des postulats de la
méthode, appelle une spéculation explicative plutôt qu’un questionnement du système
théorico-méthodologique : « une fois que l’on a dominé cette première impression de
surprise, il n’est pas difficile de trouver les raisons qui expliquent cette normalité et, du
même coup, la confirment. » (DURKHEIM, RMS, p.66.) Le crime semble avoir pour fonction
de contenir les sentiments collectifs qu’il offense, sentiments dont la vivacité ne pourrait
que s’accroître s’ils étaient respectés de tous, et qui devraient nécessairement s’intensifier
pour s’imposer même aux consciences les plus réfractaires. Une puissance excessive des
sentiments moraux serait maladive puisqu’elle fixerait un droit et une morale incontestés,
freinant l’évolution normale de l’organisme social. Dans des sociétés sans crime, il n’y
aurait pas eu de Socrate et d’hérétiques condamnés pour que naisse et se maintienne la libre
philosophie. Une criminalité normale n’ayant rien de morbide, la fonction de la peine doit
être cherchée ailleurs que dans la guérison. La cerise sur le sundae : Durkheim appuie la
normalité d’un certain taux de criminalité en notant qu’elle augmente dans tous les pays où
la statistique sociale la mesure et que « jamais le chiffre des coups et blessures ne tombe
aussi bas qu’en temps de disette », signe que « ce progrès apparent est à la fois
contemporain et solidaire de quelque perturbation sociale. » (DURKHEIM, RMS, p.72.) Ces
exemples montrent la primauté de la théorie et des méthodes sur les faits, sinon en principe,
du moins en pratique. Lorsque les faits sont surprenants, on ne remet pas en question la
théorie et la méthodologie ; il suffit de se creuser les méninges pour harmoniser le mythe
théorique et les observations.
L’année suivante, dans l’article « Criminalité et santé sociale » Tarde décrit avec ironie la
diminution maladive de la criminalité en Angleterre (BERTHELOT, 1995b). En 1901, dans la
préface de la seconde édition des Règles, Durkheim ne répond pas aux critiques de sa
théorie des espèces sociales et de ses critères de distinction des faits sociaux normaux et
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
117
pathologiques. Les controverses que ces questions ont suscitées n’auraient rien d’essentiel :
« L’orientation générale de la méthode ne dépend pas des procédés que l’on préfère
employer soit pour classer les types sociaux, soit pour distinguer le normal du
pathologique. » (DURKHEIM, SPR, p.XXIII.) De toute façon, comme le montre le chapitre
suivant, ces conceptions de la période de fondation n’ont plus leur place dans la sociologie
durkheimienne dès 1897. Durkheim et Mauss ne les renient pas ouvertement, mais cessent
simplement d’en discuter et se permettent de les contredire.
Adapter la méthode expérimentale à la recherche de lois sur le terrain
Héritière des sciences expérimentales du XIXe siècle, la sociologie durkheimienne des
textes fondateurs considère l’explication causale comme la seule qui soit valable, la seule
qui rende compte de l’essence du phénomène. Dans les ordres inférieurs de la nature, ces
sciences semblent déjà avoir fait la preuve qu’à une même cause correspond toujours un
même effet. Or, pour être établi avec quelque certitude sous forme d’une loi, un rapport de
cause à effet doit pouvoir être observé à plusieurs reprises. L’historien qui raconte les
transformations de sociétés particulières n’explique rien et ne fait pas œuvre de science.
Comme les autres sciences, la sociologie doit « faire voir que les phénomènes entre
lesquels on établit une relation ou concordent universellement, ou bien ne subsistent pas
l’un sans l’autre, ou varient dans le même sens et dans le même rapport. » (DURKHEIM,
DTS, p.98.) En chimie, en physique et même en biologie, les scientifiques produisent les
faits par expérimentation, ce qui leur permet d’en contrôler la régularité à leur gré. Les
phénomènes étudiés par le sociologue échappant à son contrôle, comment peut-il procéder
pour mettre en scène les lois de la vie sociale ?
D’abord, étudier rigoureusement les données
La sociologie durkheimienne de cette période recourt à une méthode comparative qui lui
tient lieu d’expérimentation indirecte. Elle trouve dans les documents historiques, les
renseignements ethnographiques et la statistique sociale des résultats d’expériences toutes
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
118
faites, naturelles, qu’elle n’a qu’à comparer pour en dégager les régularités. À la manière
des naturalistes comme Darwin, faute de pouvoir produire des faits sur commande,
Durkheim se replie sur ce que la nature et ses interprètes veulent bien lui offrir. Mais
rigueur oblige : le sociologue ne reçoit pas les faits passivement ; il en critique la certitude
et l’objectivité.43 Sa preuve doit s’appuyer essentiellement sur les informations les plus
sûres ; les autres, qu’il ne dédaigne pas, servent seulement à confirmer ses premières
conclusions. Par ailleurs, pour éviter de confondre des faits de genre différent, sans préjuger
de leur cause naturelle ou de leur essence, les Règles suggère de définir l’univers des faits
considérés par des caractéristiques objectives, observables par n’importe qui. Cette
définition assure qu’autrui puisse reproduire l’expérimentation avec d’autres faits du même
genre pour en contrôler les résultats et les interprétations. Mais avant tout, la définition par
des caractéristiques objectives constitue le point de départ de l’explication causale :
à moins que le principe de causalité ne soit un vain mot, quand des
caractères déterminés se retrouvent identiquement et sans aucune exception
dans tous les phénomènes d’un certain ordre, on peut être assuré qu’ils
tiennent étroitement à la nature de ces derniers et qu’ils en sont solidaires.
[…] Par conséquent, si superficielles qu’elles soient, ces propriétés, pourvu
qu’elles aient été méthodiquement observées, montrent bien au savant la
voie qu’il doit suivre pour pénétrer plus au fond des choses ; elles sont le
premier et indispensable anneau de la chaîne que la science déroulera
ensuite au cours de ses explications. (Durkheim, RMS, p.42-43)
Et si les faits étudiés ne varient pas tous dans le sens d’une même loi, la définition inclut
nécessairement des faits semblables, mais essentiellement différents, parce qu’ils ne
dépendent pas d’une même cause. Le principe de causalité est un postulat indiscuté.
Effectuée à partir d’une somme de faits sûrs correspondant à une même définition
objective, l’expérimentation indirecte ne consiste pas simplement à rassembler des
exemples épars qui confirment une hypothèse explicative. La concordance sporadique et
fragmentaire des variations de deux faits ne prouve rien de général. Pour être valable, la loi
43
Dans ses premiers textes, Durkheim ne développe pas sur la manière dont il faut critiquer les données. Il
manifeste simplement un doute sur l’objectivité des renseignements ethnographiques de son époque et
souligne la difficulté d’étudier objectivement des sociétés dont les croyances, les traditions, les mœurs et le
droit ne se sont pas cristallisés en documents écrits authentiques.
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
119
doit exprimer comment le phénomène se manifeste dans n’importe quelle circonstance
donnée. « Ce qu’il faut, c’est comparer non des variations isolées, mais des séries de
variations, régulièrement constituées, dont les termes se relient les uns aux autres par une
gradation aussi continue que possible, et qui, de plus, soient d’une suffisante étendue. »
(DURKHEIM, RMS, p.134.) Trois types de série peuvent faire l’objet d’une comparaison :
•
•
•
Une loi peut-être établie à partir de faits d’une seule société, si la statistique rend
compte de leur variation dans le temps suivant, par exemple, les provinces, les
habitats urbains et ruraux, les classes sociales, les sexes, les âges, les états civils ou
d’autres variables distinguant des catégories sociales. Bien sûr, la confirmation de la
loi à partir des faits d’une autre société de la même espèce est préférable.
Dans le cas de faits identiques sur toute l’étendue d’une société, tels le droit, les
règles morales, les coutumes et les institutions, le sociologue doit au moins
considérer leur variation dans le temps chez différentes sociétés de la même espèce.
Si toutefois ces phénomènes remontent historiquement aux sociétés d’un type
antérieur à l’espèce sociale étudiée, le sociologue ne peut les expliquer qu’en
suivant leur développement à travers toutes les espèces sociales où ils se sont
manifestés. Il doit établir par comparaison la forme générale du fait pour chaque
espèce sociale à un moment donné de leur développement44, avant d’en suivre la
genèse à travers la succession généalogique des types de société. Cette méthode,
dite génétique, indique comment la forme la plus rudimentaire du fait social s’est
compliquée de ses différents éléments actuels et facilite la détermination des
conditions d’apparition et d’association de ces éléments.
Ensuite, tenter d’interpréter les résultats de l’expérimentation
Ce n’est là que la méthode de traitement de données nécessaire pour dégager des
concomitances générales. L’analyse des faits ne suffit pas pour identifier les lois qui les
expliquent. Dans ses recherches, le sociologue part d’hypothèses justifiant la constitution
des séries qu’il compare et termine son travail seulement lorsque la co-variation observée
est interprétée sous forme d’une relation causale. Les faits qui varient ensemble ne sont pas
nécessairement l’un la cause et l’autre l’effet. Un fait observé peut-être l’indicateur d’une
tendance plus large : c’est le cas de la montée du droit restitutif45 qui témoigne de
l’importance croissante de la solidarité organique (DURKHEIM, DTS). Deux variations
44
Le problème de la détermination du degré de maturité des sociétés discuté plus haut se pose encore ici.
Par opposition, le droit répressif est associé à la solidarité mécanique fondée sur une forte conscience
collective, tandis que le droit restitutif se contente de réparer les torts entre des individus différenciés, de
moins en moins habités et contraints par des sentiments collectifs.
45
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
120
concomitantes comme une baisse de la natalité et une hausse du taux de suicide
s’expliquent parfois par une cause commune, dans ce cas-ci, l’affaiblissement de la
solidarité domestique (DURKHEIM, SEN).
L’identification de la cause ou de la fonction d’un fait social implique nécessairement une
part de spéculation. Durkheim le reconnaît, aucune science ne peut se passer de
l’interprétation théorique pour rendre les faits intelligibles. La science n’est qu’une
meilleure interprétation des impressions sensibles se perfectionnant au fur et à mesure
qu’elle se fait. Dès ses premiers textes, l’important, pour Durkheim, est de ne pas accorder
aux hypothèses théoriques la primauté sur les observations, même si la part de spéculation
est considérable lorsque la science n’est pas très avancée. « Une science a pour point de
départ des faits et non des hypothèses. Sans doute, quand elle vient de naître, les vues
subjectives et conjecturales occupent à peu près toute la place, et il est bon qu’il en soit
ainsi ; mais à mesure qu’elle s’élève et se consolide, les hypothèses régressent de la base
au sommet. » (DURKHEIM, SMA, p.336.) Cependant, la méthode expérimentale exclut les
observations extérieures aux préoccupations du programme de recherche : l’hypothèse
définit ce qui doit être observé puis absorbé par la théorie.
Identifier des lois qui rendent compte d’une évolution mécanique
Une dernière remarque sur les explications causales des textes fondateurs s’ouvre sur la
conception générale de l’histoire qui s’en dégage. Lorsque Durkheim identifie un fait social
comme étant la cause d’un autre, il laisse irrésolue la question de ce qui est à l’origine de
cette cause. Après avoir conclu que la division du travail s’accentue lorsque le volume et la
densité dynamique des sociétés augmentent, la cause de ces transformations
morphologiques reste à découvrir. Incertain, Durkheim se contente d’évoquer « une sorte
d’usure naturelle » « des cloisons qui séparent les différentes parties de la société » et des
« barrières qui séparent les peuples » par la force des migrations, du développement des
voies de communication et l’apparition de villes (DURKHEIM, DTS, p.330). L’ouverture de
la théorie sur l’inexpliqué irait de soi, la science ne connaissant pas de cause première.
Chercher des causes, c’est simplement chercher des phénomènes dont l’évolution semble
affecter l’organisation de la vie sociale dans son ensemble :
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
121
Pour elle [la science], un fait est primaire simplement quand il est assez
général pour expliquer un grand nombre d’autres faits. Or, le milieu social
est certainement un facteur de ce genre ; car les changements qui s’y
produisent, quelles qu’en soient les causes, se répercutent dans toutes les
directions de l’organisme social et ne peuvent manquer d’en affecter plus ou
moins toutes les fonctions. (DURKHEIM, RMS, 114-115.)
Qui dit recherche de lois causales, dit déterminisme mécanique de l’histoire. Selon
Durkheim, le développement enchevêtré des différents phénomènes sociaux est un
processus qui ne peut être infléchi « si, comme tout le fait prévoir, les conditions qui
dominent l’évolution sociale restent les mêmes. » (DURKHEIM, DTS, p.382.) Un long
passage de sa thèse explique sans concession que tout le développement de la civilisation
n’est qu’une conséquence naturelle et nécessaire de l’accroissement du volume et de la
densité des sociétés.46 L’engouement qu’exerce l’idée de progrès sur les modernes, la
volonté des hommes qui participent au développement de la civilisation, l’intérêt qui les
motive, tout ça n’y serait pour rien ; tout au plus s’agit-il d’effets mécaniques de l’évolution
sociale. On objecte que le développement de la civilisation est mené par de grands
hommes ; Durkheim concède que l’élite est à l’avant-garde de l’évolution sociale, sans
toutefois renoncer au caractère mécanique du processus. L’attachement que manifestent les
fonctionnaires, les militaires, les ingénieurs, les inventeurs, les savants, les auteurs et les
artistes pour leur travail le conduit d’ailleurs à anticiper que la famille soit vouée à céder sa
fonction d’intégration à des groupes professionnels (DURKHEIM, FAC). Les causes qui
affectent les grands hommes font pression sur toutes les couches de la société. En principe,
l’étude minutieuse du passé suffit à prévoir ce qui s’annonce nécessairement pour l’avenir.
46
Voici ce passage expliquant mécaniquement les progrès de la civilisation : « Elle est elle-même une
conséquence nécessaire des changements qui se produisent dans le volume et la densité des sociétés. Si la
science, l’art et l’activité économique se développent, c’est par suite d’une nécessité qui s’impose aux
hommes ; c’est qu’il n’y a pas pour eux d’autres manières de vivre dans les conditions nouvelles où ils sont
placés. Du moment que le nombre des individus entre lesquels les relations sociales sont établies est plus
considérable, ils ne peuvent se maintenir que s’ils se spécialisent davantage, travaillent davantage,
surexcitent leurs facultés ; et de cette stimulation générale résulte inévitablement un plus haut degré de
culture. De ce point de vue, la civilisation apparaît donc, non comme un but qui meut les peuples par l’attrait
qu’il exerce sur eux, non comme un bien entrevu et désiré par avance, dont ils cherchent à s’assurer par tous
les moyens la part la plus large possible, mais comme l’effet d’une cause, comme la résultante nécessaire
d’un état donné. Ce n’est pas le pôle vers lequel s’oriente le développement historique et dont les hommes
cherchent à se rapprocher pour être plus heureux ou meilleurs ; car ni le bonheur, ni la moralité ne
s’accroissent nécessairement avec l’intensité de la vie. Ils marchent parce qu’il faut marcher, et ce qui
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
122
Les textes de Durkheim multiplient les pronostics : une nouvelle forme de foi apparaîtra
pour combler la fonction régulatrice de la religion ; le droit de tester, vestige du
communisme familial, disparaîtra avec la solidarité familiale ; le socialisme a de l’avenir
parce qu’il participe du mouvement général d’organisation fonctionnelle de la société ; les
idées scientifiques qui disparaissent sont des erreurs qui ne servent plus à rien, etc.
(DURKHEIM, ESS, FAC, NDS et GMP).
Néanmoins, dans l’univers social prédéterminé que dessine la sociologie durkheimienne,
une contingence demeure : la variabilité de l’état de santé des organismes sociaux. Chaque
adaptation nécessitée par l’évolution présente une modalité saine vers laquelle les sociétés
tendent naturellement. Mais si des conditions nuisibles – occasionnées par un désordre
naturel ? – les en empêchent, elles risquent d’adopter un état pathologique sous la pression
de l’évolution mécanique. Selon Durkheim, c’est aux hommes qu’il incombe de maintenir
ou de rétablir la santé de l’organisme social – qui détermine leur conduite ?!? Les actions
individuelles pourraient infléchir leur détermination nécessaire ?!? Paradoxalement, « de ce
que tout se fait d’après des lois, il ne suit pas que nous n’ayons rien à faire. » (DURKHEIM,
DTS, p.331.)
Derrière cette incohérence, on assiste à la rencontre des idées incompatibles d’évolution
mécanique, propre à l’étude moderne de la matière inorganique, et d’adaptation,
caractéristique des phénomènes de la vie. Le postulat de causalité, emprunté aux sciences
physico-chimiques, condamne Durkheim à une vision mécaniciste du devenir, inhérente à
l’énonciation de lois nécessaires de l’évolution sociale. Si tout est dans une nature
mécanique, même la vie biologique et sociale, les jeux sont faits depuis la nuit des temps,
une intelligence omnisciente peut en prédire le dénouement, nous n’y pouvons rien, et la
science n’a d’autre pertinence qu’une contemplation, qui était elle aussi due pour arriver.
Mais la distinction des ordres de réalité inorganique et organiques reconnaît que le
caractère propre de la vie est d’agir et de réagir au déterminisme qu’elle subit. Si la santé et
la maladie sont dans la nature, l’adaptation s’effectue activement selon des modalités
multiples et contingentes ; ou passivement sous un mode prédéterminé, donc unique. Dans
détermine la vitesse de cette marche, c’est la pression plus ou moins forte qu’ils exercent les uns sur les
autres, suivant qu’ils sont plus ou moins nombreux. » (Durkheim, DTS, 327-328.)
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
123
le premier scénario, l’évolution est constamment bouleversée, le passé ne peut être compris
comme une nécessité mécanique et l’avenir ne peut être prévu avec autant de certitude que
le prétend Durkheim. Dans le second, les hommes ne peuvent rien à la santé ou à l’agonie
de leur société. Tant que la vie sociale était hors de la nature, les modernes pouvaient
chercher ses lois mécaniques l’esprit tranquille quant à leur capacité d’agir. Se retrouver
dans la nature brouille leur plan ou les contraint à l’impuissance. Ils ne peuvent plus, pour
employer l’expression de Weber, maîtriser le monde par la prévision et le recours à la
technique.
Quand même tourmentés par cette impasse cognitive qu’il n’explicite jamais aussi
clairement, Durkheim ne s’empêche pas de chercher les lois de la vie sociale et de
promouvoir la pertinence de la connaissance sociologique. Les régularités découvertes par
la sociologie l’immunisent contre toute critique de la possibilité d’une science des
phénomènes sociaux. Et par ailleurs, « si elle n’a pas d’autre utilité pratique » que de
« nous renseigner sur ce qui est possible ou impossible », « elle ne vaut pas la peine qu’elle
coûte. » (DURKHEIM, TAR, p.180.)
Pour l’hygiène sociale et l’enseignement scientifique de la morale
Les heures de peines des débuts de l’entreprise durkheimienne sont motivées par deux
autres visées que la compréhension fondamentale de la vie sociale. Pratiquement, la
sociologie se veut utile au maintien et au rétablissement de la santé de l’organisme social.
D’un point de vue moral, sa vocation est d’inciter au respect de l’ordre social naturel,
menacé par les systèmes moraux personnels et abstraits que multiplient les moralistes.
Orienter la pratique en la renseignant sur les objectifs qu’elle doit poursuivre
La sociologie durkheimienne naissante ne partage pas les préoccupations pratiques de « ce
que l’on a appelé, assez improprement d’ailleurs, les sciences politiques, spéculations
bâtardes, à moitié théoriques et à moitié pratiques, à moitié sciences et à moitié arts »
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
124
(DURKHEIM, PRI, p.225). En sa qualité d’homme de science, le sociologue doit s’en tenir à
l’étude de ce qui est et de ce qui a été pour en trouver les lois. L’art politique est laissé aux
citoyens et aux hommes d’État. La sociologue ne prétend pas détenir de solution pour la
pratique ; mais ses études peuvent tout de même l’éclairer en identifiant les changements
qu’annonce l’évolution sociale, et en diagnostiquant les pathologies présentes et à prévenir.
À son retour d’Allemagne, Durkheim est désolé de la formation inadéquate que les futurs
hommes d’État français reçoivent dans les facultés de droit. « Ils apprennent à interpréter
des textes de lois, à faire des prodiges de finesse dialectique pour deviner quel a été, il y a
cent ans, l’intention du législateur ; mais ils n’ont aucune idée de ce que c’est que le droit,
les mœurs, les coutumes, les religions, quel est le rôle des diverses fonctions de l’organisme
social, etc. » (DURKHEIM, PUA, p.486.) La sociologie leur serait d’une plus grande utilité
pour gérer la vie collective. La science des faits sociaux se veut à l’art du droit ce que la
physiologie est à la médecine. Elle devrait devenir la référence du juge qui doit adapter
l’esprit des lois à l’état actuel des sociétés ne cessant d’évoluer (DURKHEIM, FAM).
Globalement, le sociologue doit faire contracter à l’homme de la pratique une attitude de
respect des institutions historiques, sans fétichisme, en lui « faisant sentir ce qu’elles ont, à
la fois, de nécessaire et de provisoire, leur force de résistance et leur infinie variabilité. »
(DURKHEIM, RMS, p.141.)
Déterminant l’état normal de l’espèce sociale, la sociologie propose un idéal réaliste à
l’homme de la pratique. Le rechercher, c’est poursuivre l’objectif de perfection vers lequel
les sociétés tendraient confusément, sans qu’aucune ne parvienne à le réaliser tout entier.
Proche de l’état actuel des choses, cet idéal a aussi l’avantage de ne pas être définitif. L’état
normal pour une espèce sociale évolue avec les sociétés qui tentent de l’atteindre, ce qui
laisse un horizon infini au cheminement de l’humanité. Pour Durkheim, il n’y a ni fin de
l’histoire, ni absolu inatteignable qui mérite d’être imaginé et voulu. « Il ne s’agit plus de
poursuivre désespérément une fin qui fuit à mesure qu’on avance, mais de travailler avec
une régulière persévérance à maintenir l’état normal, à le rétablir s’il est troublé, à en
retrouver les conditions si elles viennent à changer. » (DURKHEIM, RMS, p.74.) L’homme
d’État semble voué à devenir un médecin instruit des lois de la sociologie, qui prévient les
réactions pathologiques de l’organisme social sous les pressions de l’évolution et, lorsque
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
125
les maladies sont déclarées, qui les diagnostique, identifie ce qui les occasionne et réfléchit
à la manière de les guérir.
En attendant que les études sociologiques soient suffisamment avancées pour définir un
idéal précis pour la pratique, Durkheim recommande d’entreprendre immédiatement
l’hygiène sociale à partir de ce que les discours idéologiques, comme ceux des socialistes,
révèlent des besoins de la société :
en dehors des représentations claires au milieu desquels se meut le savant, il
en est d’obscures auxquelles sont liées des tendances. Pour que le besoin
stimule la volonté, il n’est pas nécessaire qu’il soit éclairé par la science.
Des tâtonnements obscurs suffisent pour apprendre aux hommes qu’il leur
manque quelque chose, pour éveiller des aspirations et faire en même temps
sentir dans quel sens ils doivent tourner leurs efforts. (DURKHEIM, DTS, p.331.)
Avec ou sans l’aide de la science, le devoir du citoyen et de l’homme d’État est de chercher
à améliorer le sort de la collectivité, tout en respectant l’ordre naturel et déterminé de la vie
sociale hors duquel toute quête du bien collectif est utopique. L’hygiène sociale est une
tentative de conciliation de la recherche du bien et de l’idée d’évolution déterminée.
Seulement, le postulat de la présence de lois naturelles, qui devait garantir la possibilité
d’une manipulation réfléchie du monde, annule cette puissance d’action humaine lorsque
toute l’histoire est conçue comme le résultat de nécessités.
Le projet d’une politique analogue à la médecine reposait sur la conception organiciste des
sociétés, et plus spécifiquement sur la théorie des espèces sociales qui prétend l’existence
d’un état de santé général pour chaque type morphologique d’organisme. Immédiatement
après les Règles, Durkheim ne se réfère plus aux biologistes lorsqu’il discute de l’évolution
des sociétés et n’emploie plus sa méthode de distinction objective des faits normaux et
pathologiques. Dans ses articles de 1895, sans parler d’hygiène sociale, il maintient que
croire en la sociologie, c’est croire qu’elle peut « servir à la réglementation positive de la
conduite » (DURKHEIM, TAR, p.180), et souhaite que la politique s’inspire de la science
pour développer des perspectives plus réalistes, moins aveuglées par les passions
partisanes. La sociologie devrait inculquer le respect de la réalité sociale qui manque au
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
126
socialisme révolutionnaire et à l’individualisme anarchique issu de la philosophie du
contrat social :
On peut espérer que, à mesure que les faits sociaux seront étudiés plus
objectivement, on verra enfin se former une doctrine pratique qui, sans
rechercher mystiquement un éclectisme vain et fluctuant, saura éviter les
conclusions trop partiales et donnera à chaque élément de la réalité sociale
le poids qui lui revient, en prenant pour guide, non pas la passion qui ne voit
jamais qu’un aspect des choses, mais la science qui s’efforce de les
connaître et de les étudier dans leur intégrité. (DURKHEIM, ESF, p.107-108)
Fonder l’esprit de discipline en raison et en vérité
Dans le domaine de la morale, la recherche du bien et le respect de la réalité sociale sont
aussi les thèmes centraux. En marge de l’apriorisme kantien du devoir, et de l’utilitarisme
de l’intérêt individuel, Durkheim propose une morale scientifique qui dose l’égoïsme et
l’altruisme. Il critique la conception tout intellectuelle des philosophes, utilitaristes ou
kantiens, qui croient que la morale se déduit de quelques principes adultérés dans la
pratique. Inconscients de la réalité supra-individuelle des faits collectifs, ils ne saisissent
pas que les principes et les règles de la morale qu’ils cherchent à définir ne sont qu’une
« expression schématique » de devoirs particuliers, de coutumes, d’habitudes collectives,
variables historiquement, selon les sociétés, et à l’intérieur de chacune d’elle suivant les
groupes sociaux, les genres, les âges, etc. (DURKHEIM, FMO, p.268).
Selon Durkheim, la morale ne pourrait s’imposer objectivement à toutes les consciences s’il
s’agissait d’une simple construction individuelle. La société tend naturellement à imposer
aux volontés individuelles une juste part d’égoïsme et d’altruisme pour se maintenir en vie
et prospérer. Contrairement à ce qu’en dit la philosophie depuis l’apparition de la notion de
vertu, la morale ne vise pas le perfectionnement rationnel de l’homme libre et autonome.
Elle assure plutôt l’intégration et la régulation de la vie sociale en créant de la dépendance
et de la solidarité :
Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force
l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
127
que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide
que ces liens sont plus nombreux et plus forts. On voit combien il est
inexact de la définir, comme on a fait souvent, par la liberté ; elle consiste
bien plutôt dans un état de dépendance. Loin qu’elle serve à émanciper
l’individu, à le dégager du milieu qui l’enveloppe, elle a, au contraire, pour
fonction essentielle d’en faire la partie intégrante d’un tout et, par
conséquent, de lui enlever quelque chose de la liberté de ses mouvements.
(DURKHEIM, DTS, p.394.)
Comme pour le reste de la vie sociale, la nature fait bien les choses, mais son œuvre
demeure perfectible. La fonction régulatrice de l’organisme social peut s’éloigner de
l’idéal, voire connaître des développements pathologiques. Dans un contexte où l’unité de
la collectivité est ébranlée par un affaiblissement de la conscience collective accompagné
d’un sous-développement de la solidarité organique, la sociologie doit participer à raviver
les impératifs qui tiennent de la vie sociale. Du point de vue de Durkheim, ses
contemporains se différencient et abandonnent la morale transmise par les traditions, sans
développer le sentiment de participer à une vie commune d’un genre nouveau qui les
dépasse : l’interdépendance des spécialités fonctionnelles. S’ensuit un courant anarchique
d’anomie où ils ne sentent plus les obligations imposées par la vie sociale, s’illusionnent
sur leur puissance individuelle et aspirent à se suffire à eux-même individuellement. La
science des faits sociaux doit rendre conscientes les raisons de ces impératifs et leur
nécessité pour le bien de la société, et de ceux qui y participent. La vocation morale de la
sociologie est de fonder l’esprit de discipline, inhérent à la vie sociale, en raison et en
vérité. « La réflexion, en faisant comprendre à l’homme combien l’être social est plus
riche, plus complexe et plus durable que l’être individuel, ne peut que lui révéler les
raisons intelligibles de la subordination qui est exigée de lui et des sentiments
d’attachement et de respect que l’habitude a fixés dans son cœur. » (DURKHEIM, RMS,
p.122.) Faute de le sentir suffisamment, il doit comprendre que son bien et celui de la
collectivité sont dans l’ordre naturel de la vie sociale et ne pas mener une existence contre
nature.
Au point de l’évolution sociale où la thèse de Durkheim situe la société française de la fin
du XIXe siècle, le devoir de l’individu est de se spécialiser autant qu’il le faut, tout en
respectant les idées et les sentiments collectifs qui assurent l’unité de la société et font de
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
128
lui un homme. Le bon dosage des traits individuels et collectifs de la personnalité,
incalculables a priori, se détermine « à l’expérience » (DURKHEIM, DTS, p.397). Chose
certaine, on aurait avantage à ce que les programmes scolaires orientent l’enfant vers la
poursuite de ces fins. La formation générale devrait être doublée d’une éducation qui
prépare l’enfant à sa spécialisation :
L’homme est destiné à remplir une fonction spéciale dans l’organisme
social et, par conséquent, il faut qu’il apprenne par avance à jouer son rôle
d’organe ; car une éducation est nécessaire pour cela, tout aussi bien que
pour lui apprendre son rôle d’homme, comme on dit. Nous ne voulons pas
dire, d’ailleurs, qu’il faille élever l’enfant pour tel ou tel métier
prématurément, mais il faut lui faire aimer les tâches circonscrites et les
horizons définis. Or, ce goût est bien différent de celui des choses générales
et ne peut pas être éveillé par les mêmes moyens. (DURKHEIM, DTS, p.398.)
Pour que cette morale positive traverse toutes les couches de la population, elle doit entrer
dans les lycées ; et d’abord à l’Université, où la science de la morale se développe, et son
enseignement se définit. À l’école comme en politique, on aide la nature sociale à suivre
son cours prédéterminé.
Éveiller les modernes à la clarté et au sens de la responsabilité collective
La morale proposée par Durkheim va de pair avec sa compréhension des phénomènes
sociaux. La recherche des lois qui expliquent l’évolution de la vie sociale débouche sur une
morale qui incite au respect de sa nature, en planifiant les réformes nécessaires à son sain
développement. Quelques faits suffisent pour théoriser, on ne ménage pas les emprunts
théoriques et on en déduit avec assurance des diagnostics, des prévisions, des pronostics.
Comme dans la science moderne décrite par Weber, la connaissance des lois de la nature
permet d’anticiper l’avenir et d’accéder à une orientation responsable de sa conduite, dont
on croit désormais pouvoir prévoir les conséquences. Instruits de la connaissance
scientifique, les modernes deviennent en mesure de se bâtir un avenir meilleur. C’est ce que
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
129
souhaitait Durkheim, au point de soutenir des propos contradictoires sur la liberté et le
déterminisme social.
Par rapport à la plupart des entreprises scientifiques antérieures, l’originalité de la
sociologie durkheimienne, on se le rappelle, est d’inclure la vie sociale dans l’évolution
mécanique de la nature. D’où le problème, de la liberté d’agir d’individus pleinement
déterminés. La sociologie durkheimienne ne peut partager la même vocation morale que les
sciences modernes excluant la vie sociale du déterminisme naturel. L’habitant d’un monde
scientifique désenchanté, présenté par Weber, faute d’une éthique révélée, semblait
condamné à des conflits de valeurs perpétuels dans la définition du désirable. Libre d’agir,
il était aussi le seul responsable des conséquences de ses actes. Les premiers textes de
Durkheim résolvent le problème de la définition de l’idéal en supposant qu’il se trouve
dans la nature et qu’une comparaison minutieuse de sociétés d’une même espèce permet
d’identifier objectivement l’état de santé collectif vers lequel doit tendre la vie sociale. Par
contre, sa théorie de l’évolution sociale contraint les acteurs et les enveloppe dans une
histoire mécaniquement déterminée. Ou bien le désirable est dans la nature et les hommes,
comme les choses, ne sont que les rouages de son actualisation ; ou bien le cours des choses
est flexible et il incombe aux hommes de définir le bien sans appui ultime hors d’euxmêmes.
Et même si, avec Durkheim, on met ce gigantesque détail théorique de côté, les individus
ne demeurent pas moins menottés à leur collectivité dans l’inflexion de l’état de santé de
l’organisme social. Alors que la science moderne décrite par Weber s’inscrit dans une
anarchie individualiste et éveille l’individu au sens de la responsabilité personnelle ; la
sociologie durkheimienne situe l’action humaine dans la nature et s’attribue la mission de
responsabiliser des participants à un devenir collectif. Chez Weber, une idéologie du
progrès nécessaire manque pour tenir l’homme à l’abri des conflits de valeur ; et chez
Durkheim, qu’il le veuille ou non, la théorie de l’évolution sociale nécessaire condamne
l’individu à suivre le mouvement. Ni libre de juger de l’idéal, ni apte à atteindre son
objectif seul, l’individu interpellé par Durkheim conserverait néanmoins une part de
responsabilité dans la poursuite de son bien personnel qui coïncide avec le bien collectif.
Cette idée d’une interdépendance des individus responsables continue de se développer
CHAPITRE IV : LA FONDATION DE LA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE
130
dans la suite de l’œuvre, où la conception pleinement déterministe de l’évolution sociale est
progressivement abandonnée, et où les individus acquièrent un rôle plus important dans la
définition de la vie sociale.
CHAPITRE V : L’autonomisation de la science des phénomènes
collectifs (1896-1917)
La conclusion des Règles notait que le progrès le plus important qu’il reste à faire à la
sociologie est de parvenir à « une personnalité indépendante » en se donnant une « culture
spécialement sociologique », digne d’une « science distincte et autonome » développant
l’intelligence des faits sociaux hors des modèles empruntés aux autres sciences
(DURKHEIM, RMS, p.143). Pour Durkheim, il est impossible que les mêmes théories et les
mêmes notions conviennent identiquement à des choses de nature différente. Les analogies
de la période de fondation sont des points de départ à dépasser, dont la sociologie
durkheimienne commence à se délester dès 1895. Les textes de la deuxième période de
l’entreprise durkheimienne développent progressivement une nouvelle conception de la vie
sociale. Cette révision détache la sociologie du modèle des sciences modernes hérité de la
philosophie comtienne, de la biologie et des sciences expérimentales. Au-delà des
conjectures, ce sont la définition du domaine de la sociologie, la division interne de la
discipline, la méthodologie des études sociologiques, leur pertinence pour la pratique et la
vocation morale de cette science qui sont modifiées. Sans y aboutir, la sociologie
durkheimienne entame, du vivant de son fondateur, sa transition vers ce qui a été identifié
au chapitre II comme la tradition de recherche des sciences contemporaines.
Contexte biographique
La « révélation » religieuse de Durkheim
En 1907, Durkheim écrit dans une lettre que son cours sur les formes élémentaires de la
religion de 1894-1895, où il acquiert « le sentiment net du rôle capital joué par la religion
dans la vie sociale », « marque une ligne de démarcation dans le développement de [sa]
pensée, si bien que toutes [ses] recherches antérieures durent être reprises à nouveaux
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
132
frais pour être mises en harmonie avec ces vues nouvelles. » (DURKHEIM, DLD, p.404.) Ce
changement d’orientation serait dû notamment à la lecture de The Religion of the Semites
de William Robertson Smith et d’autres travaux de son école. Comme il l’écrit lui-même,
« ce fut pour [lui] une révélation. » (DURKHEIM, IAS, p.404.) En 1897, Paul Lapie, futur
collaborateur de Durkheim, écrit à Célestin Bouglé qu’il sort désorienté d’une discussion
avec l’auteur des Règles dont les premières conjectures ne l’avaient pas convaincu. Celui-ci
semble avoir modifié ses vues sur le social ; désormais, tout s’explique par la religion
(STEINER, 2000). La même année, Durkheim écrit à Mauss qu’il anticipe « une théorie qui,
exactement opposée au matérialisme historique si grossier et si simpliste malgré sa
tendance objectiviste, fera de la religion et non plus de l’économie la matrice des faits
sociaux. » (Durkheim cité dans FOURNIER, 1994, p.47.)
Le manuscrit du cours de 1894-1895, perdu avant d’être publié, ne peut révéler ce rôle
central que Durkheim attribue soudainement à la religion. Deux travaux des années
suivantes en donnent toutefois des indices. Le cours sur l’histoire du socialisme de 18951896 (DURKHEIM, SO) propose de s’inspirer du projet de Saint-Simon et de rechercher
comme lui des freins moraux qui peuvent réglementer la vie économique. L’instigateur du
socialisme et de la science sociale aurait le mérite d’avoir compris que l’organisation de la
vie économique nécessite une autorité religieuse pour contenir les exigences des individus,
dominer les passions expansives et faire converger les égoïsmes vers la satisfaction
d’aspirations réalisables. Les troubles économiques des sociétés industrielles, dont se
plaignent les socialistes, ne seraient que la conséquence du désarroi moral ambiant ne
contenant plus les aspirations individuelles. Dans le même sens, en 1897, l’ouvrage Le
suicide (DURKHEIM, SU) avance que les croyances et les pratiques traditionnelles d’une
religion comme le catholicisme, obligatoires pour tous ses fidèles, alimentent une vie
sociale d’une suffisante intensité pour constituer une société qui préserve les individus du
suicide. Contrairement aux textes de la période de fondation, qui considèrent la religion et
la morale comme les fonctions de régulation de l’organisme social, ceux-ci en font le
ciment, le principe organisateur et la motivation de la vie sociale. L’analogie des
organismes sociaux cède sa place à une définition des collectivités comme des milieux
moraux. Cette conjecture continue de se développer jusque dans l’entre-deux-guerres et
restructure effectivement la sociologie durkheimienne.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
133
L’Année sociologique
Une autre rupture marque le passage de la première à la deuxième période de l’œuvre. Avec
la formation de la revue l’Année sociologique, la sociologie durkheimienne cesse d’être
l’entreprise d’un seul chercheur. L’année suivant la publication des Règles, Durkheim
annonce qu’il s’occupe d’une « école » « sur le point de se former » protestant contre le
préjugé que l’étude scientifique de la morale condamne « à nier la réalité du devoir et du
désintéressement » (DURKHEIM, ESF, p.91). Durkheim est conscient que l’avenir d’une
sociologie scientifique, qui embrasse la totalité de la vie sociale et qui prétend dépasser les
théories générales, dépend d’une division du travail organisée entre des collaborateurs
spécialisés. C’est tout de même hésitant, vu l’ampleur de la tâche, qu’il cède aux
sollicitations de Célestin Bouglé et fonde la revue en 1897, dont le premier volume paraît
l’année suivante chez Alcan. De 1898 à 1913, Durkheim et ses collaborateurs y publient
des critiques d’ouvrages et d’articles discutant de faits pouvant servir de matériaux à la
sociologie, des réflexions sous forme de notes et, jusqu’en 1907, des mémoires originaux
montrant « comment ces matériaux peuvent être mis en œuvre » (DURKHEIM, PRE1, p.34).
Après cette date, l’Année, qui est d’abord annuelle, paraît tous les trois ans pour que ses
auteurs puissent « se réserver plus de temps pour les recherches personnelles », « vrai
moyen de contribuer à l’avancement d’une science » (DURKHEIM, PSA, p.625). Le nombre
important d’ouvrages publiés en trois ans permet aussi d’être plus sélectif dans le choix des
textes recensés. Les mémoires deviennent des livres publiés chez Alcan dans la collection
des Travaux de l’Année sociologique.
Plus qu’une revue, l’Année sociologique est une équipe de chercheurs qui acceptent de
travailler à une sociologie scientifique fondée sur l’observation et la reconnaissance de la
réalité sociale, sans unanimité dogmatique vis-à-vis les premiers travaux de Durkheim.
C’est la naissance de ce qu’on appellera plus tard l’école française de sociologie. Bras droit
de son oncle, Mauss se charge du recrutement de collaborateurs dans le milieu universitaire
parisien durant les années où Durkheim enseigne à Bordeaux. Dans son mémoire de
candidature au Collège de France, Mauss explique que la revue, qui visait d’abord la
promotion de la sociologie durkheimienne, est vite devenue un répertoire critique des idées
et des faits susceptibles d’alimenter la réflexion sociologique. La répartition des recensions
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
134
par domaine est l’occasion de revoir perpétuellement l’organisation de la discipline en un
système de sociologies spéciales complémentaires :
L’Année sociologique a été fondée par Durkheim pour nous permettre et lui
permettre de manifester systématiquement notre point de vue sur toutes
espèces de sujets sociologiques. Mais elle est devenue rapidement dans
notre esprit à tous autre chose que la propagande pour une méthode, autre
chose qu’une opposition aux différentes écoles d’économistes, d’historiens
des religions, de théoriciens du droit, etc. Sous la direction de Durkheim et
j’ose le dire un peu sous mon impulsion, tous d’accord, nous avons tenté d’y
organiser non pas simplement les idées, mais surtout les faits. Dès le
deuxième Tome, elle est devenue une sorte de répertoire des diverses
sociologies spéciales, tenu suffisamment à jour. […] le mouvement des
théories a toujours été soigneusement enregistré. Pour qui veut suivre les
progrès, même de disciplines seulement voisines de la nôtre (philosophie et
psychologie religieuse par exemple) et à plus forte raison ceux de la nôtre,
ceux des sciences spéciales voisines des nôtres (droit, économie, géographie
humaine, etc.), nous avons été certainement utiles et, en langue française,
peut-être indispensables. Mais c’est surtout à faire rentrer les faits dans la
doctrine sociologique, à les organiser en même temps, à disséquer les faits
bruts que fournissent les parties descriptives de nos sciences que nous nous
sommes attachés et que je me suis particulièrement attaché. (MAUSS, OML, 228229.)
Dès le premier volume, Mauss se voit confier la direction de la section « Sociologie
religieuse », que Durkheim considère particulièrement importante. Il y est épaulé par son
ami Hubert, troisième élément du noyau dur de l’équipe. Durkheim, Mauss et Hubert
écrivent respectivement 15,9%, 15,2% et 13% des comptes-rendus de l’Année (STEINER,
2000, p.11) en plus de quelques mémoires seuls et en collaboration.
L’enseignement universitaire et la recherche
Jusqu’en 1902, Durkheim poursuit son enseignement et ses recherches à Bordeaux :
•
•
De son cours sur la religion donné en 1894-1895 et en 1900-1901, il publie deux
articles : « De la définition des phénomènes religieux » en 1899 et « Sur le
totémisme » en 1902 (DURKHEIM, DPR et STO).
Son cours sur l’histoire du socialisme fait suite à une « Note sur la définition du
socialisme » publié en 1893 (DURKHEIM, NDS). Lorsque Mauss le publie en 1928
(DURKHEIM, SO), il écrit en introduction que c’était pour Durkheim l’occasion de
défendre sa position réformiste hors du socialisme de classe. La charge de l’Année
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
•
•
•
135
l’a empêché de réaliser les deux derniers tiers de ce projet de trois ans qui prévoyait
aussi des leçons sur Fourier, Proudhon, Lassalle, Marx et les socialistes allemands
(MAUSS, ISO).
Son cours de physique générale du droit et des mœurs est professé de 1896-1897 à
1899-1900. Le manuscrit écrit entre 1898 et 1900 est publié en 1950 sous le titre
Leçons de sociologie (DURKHEIM, LES).
En 1897, Durkheim publie Le suicide (DURKHEIM, SU) qui est bien mieux reçu que
ne l’ont été les Règles (MUCCHIELLI, 1998, p.223-225). Tarde, dont la théorie de
l’imitation est ouvertement critiquée dans cet ouvrage, collabore à l’enquête en
prêtant deux volumes du Compte général de l’administration de la justice
criminelle, et en recevant Mauss et un autre étudiant au service de la statistique
judiciaire qu’il dirige (BESNARD, 1995).
Le dernier cours de Durkheim à Bordeaux, en 1901-1902, porte sur l’histoire de la
sociologie. Il suit la publication des articles « L’état actuel des études sociologiques
en France » de 1895 et « La sociologie en France au XIXe siècle » de 1900
(DURKHEIM, ESF et SOF).
Pendant ce temps à Paris, à l’EPHE, Mauss étudie auprès de Sylvain Lévi et Alfred
Foucher, spécialistes des religions anciennes de l’Inde ; de Léon Marillier, spécialiste des
religions primitives ; et des linguistes Antoine Meillet, Louis Finot et Israël Lévi,
respectivement spécialistes des langues indo-européennes, du sanscrit et de l’hébreu.
Inconscient de l’ampleur de son projet, Mauss espère se documenter suffisamment en deux
ans « sur tout ce qui concerne la prière dans le monde passé et présent et écrire sur le sujet
une thèse de doctorat en un an de plus » (Mauss cité dans FOURNIER, 1994, p.93).
L’entreprise ambitieuse est tôt compromise. L’Année lui demande beaucoup de temps et en
1898, suivant le conseil de son oncle, Mauss met sa thèse de côté pour travailler avec
Hubert à l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (HUBERT et MAUSS, NFS) qui
paraît l’année suivante. Durant l’année scolaire 1900-1901, il remplace Foucher dans son
enseignement des religions de l’Inde à l’EPHE. En 1901, à la suite du décès de Marillier, il
est élu maître de conférence sur l’histoire des religions des peuples non-civilisés dont la
leçon d’ouverture est publiée l’année suivante (MAUSS, CPE, ELO et ETH). Mauss sera
professeur à l’EPHE jusqu’à la fin de sa carrière. Entre temps, lui et Fauconnet sont
approchés pour écrire l’article « Sociologie » de la Grande Encyclopédie. Craignant que
cela ne les détourne trop de leurs travaux personnels, Durkheim leur accorde une
collaboration anonyme pour une section sur l’histoire de la discipline et leur propose rien
de moins qu’un plan de l’ensemble de l’article. Finalement, seulement le tiers du texte est
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
136
publié dans l’Encyclopédie en 1901 (FAUCONNET et MAUSS, SCG) ; une deuxième partie
est publiée en 1903 sous les noms de Fauconnet et Durkheim (DF).
En 1902, Durkheim rejoint Mauss à Paris quand Buisson démissionne de sa chaire de
« Science de l’éducation » à la Sorbonne pour siéger à la Chambre des députés. Il en hérite
en tant que chargé de cours, puis comme professeur en 1906. En 1913, il devient titulaire de
la chaire rebaptisée « Science de l’éducation et Sociologie ». Comme à Bordeaux, il y
donne des cours de pédagogie, de sociologie et des exercices pratiques pour les candidats à
l’agrégation de philosophie. Ses trois cours de pédagogie donnés à plusieurs reprises
portent sur l’histoire de la pédagogie, l’éducation morale à l’école et l’évolution de
l’enseignement secondaire en France. Il publie de son vivant la leçon d’ouverture du cours
sur l’histoire de la pédagogie, « L’évolution et le rôle de l’enseignement secondaire en
France » et les articles « Éducation » et « Pédagogie » du Nouveau Dictionnaire de
pédagogie et d’instruction primaire édité par Buisson et 1911 (DURKHEIM, PES, ERE,
ENR et NMP). Les manuscrits des deux autres cours sont édités après sa mort (DURKHEIM,
EM et EP). De ses cours de sociologie sur la famille, la morale, la religion et le
pragmatisme, il ne tire que « La détermination du fait moral », « Jugement de valeur et
jugement de réalité », Les formes élémentaires de la vie religieuse et quelques textes liés à
cette dernière publication (DURKHEIM, DFM, JVR, FE, AVR, DCS et DNH). Pris par
l’Année et des interventions de plus en plus fréquentes dans des polémiques, ses
publications ne sont plus aussi abondantes qu’en début de carrière.
Entre 1903 et 1909, Mauss travaille en collaboration à une série d’essais importants. Avec
Durkheim, il cosigne « De quelques formes primitives de classification » (FPC) qui
développe une théorie de l’évolution socio-historique des catégories de la pensée47. Dans
l’ « Esquisse d’une théorie générale de la magie » publié en 1904 (MAUSS et HUBERT,
TGM), Mauss revisite avec Hubert la question de l’inscription de l’activité individuelle
dans une institution, déjà abordé dans leur premier mémoire sur le sacrifice. En 1906, paraît
l’ « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos » (MAUSS et BEUCHAT, ESK)
qui analyse le rapport entre la forme matérielle des sociétés et la vie collective. Mauss, qui
devait seulement collaborer, reprend entièrement le travail de Beuchat et se rend en
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
137
Angleterre durant l’été 1905 pour dépouiller des textes sur les Eskimos dont son collègue
ne dispose pas à Paris. Sans être officiellement co-auteur, Durkheim aurait aussi collaboré à
cette étude (MAUSS, DPS, p.184). En juillet 1906, Mauss obtient du ministère de
l’Instruction publique une mission gratuite en Russie pour y poursuivre des études
ethnographiques. Le voyage est aussi politique, Jaurès lui ayant confié des conseils à
transmettre aux révolutionnaires russes. La mission politique achoppe : Mauss ne passe
qu’une quinzaine de jours dans les musées et lorsqu’il arrive à Saint-Pétersbourg, le tsar
dissout la Douma, sa présence devient inutile et Hubert le somme de revenir à Paris. Ce
n’est qu’en 1907-1908, au moment où Durkheim commence à écrire les Formes, que
Mauss entreprend la rédaction de sa thèse sur la prière qu’il n’achèvera jamais, mais dont
on conserve une ébauche distribuée à des proches en 1909 (MAUSS, PRI). Traitant tous
deux de faits religieux australiens, l’oncle et le neveu s’entraident. Enfin, Hubert et Mauss
publient en 1908 l’ « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux » (INT)
qui devient la préface de leur recueil d’essais Mélanges d’histoire des religions paru en
1909.
Les années de guerre
La première guerre mondiale freine l’entreprise durkheimienne. Les activités de l’Année
sont suspendues. Mauss dont la collaboration à l’Année devient dangereusement irrégulière
à partir de 1907, au grand désespoir de Durkheim, en a ras-le-bol du rythme effréné de sa
condition d’universitaire. Il s’engage comme officier volontaire et devient interprète auprès
de l’armée anglaise. Durant la guerre, il écrit successivement à sa mère : en 1914, « J’étais
aussi peu fait que possible pour une vie intellectuelle et je jouis de celle que la guerre me
fait. » ; en 1915, « Je fais du cheval, je joue au soldat. C’est une existence de gentilhomme.
Je me porte admirablement bien. J’étais fait pour ça et pas du tout pour la sociologie. » ; et
en 1916, « Morale, mieux vaut la guerre que l’Année. » (FOURNIER, 1994, p.374.) À Paris,
Durkheim organise un comité de publication d’études et de documents sur la guerre en vue
de contrecarrer la propagande allemande. Puis c’est l’hécatombe : de plus en plus d’amis et
de collaborateurs meurent au front. André Durkheim, en qui son père avait fondé de
grandes espérances, achevant sa formation en linguistique à l’ENS auprès de Meillet, meurt
47
Le contenu de ce texte est discuté en appendice.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
138
sur le front serbe en décembre 1915. Inconsolable, Durkheim tombe malade et dépérit à
petit feu. Il projette un livre sur la famille et commence la rédaction d’une « Introduction à
la morale » qui demeurera inachevée (DURKHEIM, IMO). Il décède le 15 novembre 1917 à
59 ans.
Les conceptions de la vie sociale et de son rapport avec la vie individuelle
Le déterminisme et le cloisonnement disciplinaire de la période de fondation excluaient la
participation efficiente des actes et des expressions individuelles à la définition de
l’évolution sociale. Pour le Durkheim des premiers textes, les hommes actualisent la vie
organique issue de l’association des consciences individuelles sans être les auteurs de ses
manifestations. Leurs manières de penser, de sentir et d’agir leur viennent du dehors. Si
chaque manifestation privée du fait social le déforme suivant les circonstances et les
particularités des individus, ces variations ne semblent pas affecter l’évolution sociale :
elles en participent nécessairement. Comme la vie organique théorisée par Darwin et
Perrier, la vie sociale évolue mécaniquement, suivant des lois inflexibles que la science
cherche à déceler. De ce point de vue, la réduction des faits sociaux à des innovations
contingentes diffusées par imitation est une aberration, qui appelle une alternative
théorique. Le système théorique des premiers textes ne discute pas de l’émergence des
phénomènes sociaux. Il faut expliquer ce que Tarde prétend expliquer.
La théorie des milieux moraux est d’abord présentée comme une « description conjecturale
et approximative » faisant voir qu’il y a « tout autre chose que de l’imitation » dans le
« processus si complexe d’où résultent les sentiments collectifs » (DURKHEIM, SU, p.116117). Conservée et progressivement développée par la sociologie durkheimienne, elle
l’ouvre aux questions de l’émergence, de la reproduction et des transformations des
phénomènes sociaux dans le cadre des interactions entre individus. Trois versions de cette
perspective se succèdent durant la période 1896-1917. L’évolution de la théorie des milieux
moraux est l’angle d’approche par lequel la transformation d’ensemble de l’entreprise
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
139
scientifique de Durkheim et de Mauss, dans sa deuxième période, se saisit le mieux. Les
modifications de leurs divisions de la sociologie, de leur discours méthodologique et de la
pertinence pratique de leurs études y sont synchronisées.
La nouvelle conception du social qui s’élabore accorde de plus en plus d’importance aux
actions individuelles dans la définition des faits sociaux. Personne ne peut en être le maître
d’œuvre, mais le phénomène social naît et se transforme dans les consciences, à travers des
interactions apparemment déterminées et contingentes à la fois. Pour légitimer sa recherche
de loi de l’évolution sociale, Durkheim soutient jusqu’à sa mort la thèse déterministe, niant
la contingence des interprétations et des réflexions individuelles que sa théorie des milieux
moraux pose au fondement de la vie sociale.48 Interprètes et acteurs des phénomènes
sociaux, les individus les créent, les reproduisent et les transforment tout seuls ensemble,
mais suivant des lois naturelles.
48
Le point de vue de Mauss sur la prédétermination de l’évolution sociale durant la seconde période de
l’œuvre n’est pas clair et certes plus mitigé. En 1901, Fauconnet et lui écrivent : « Les phénomènes sociaux ne
sont pas plus automoteurs que les autres phénomènes de la nature. La cause d’un fait social doit toujours être
cherchée en dehors de ce fait. C’est dire que le sociologue n’a pas pour objet de trouver nous ne savons
quelle loi de progrès, d’évolution générale qui dominerait le passé et prédéterminerait l’avenir. Il n’y a pas
une loi unique, universelle des phénomènes sociaux. Il y a une multitude de lois d’inégale généralité.
Expliquer, en sociologie, comme en toute science, c’est donc découvrir des lois plus ou moins fragmentaires,
c’est-à-dire lier des faits définis suivant des rapports définis. » (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.163-164.) Le
sociologue ne doit pas chercher une loi d’évolution générale, seulement des lois fragmentaires (?) ; mais estce dire que l’avenir n’est pas prédéterminé ? Plus tard, évoquant les formes multiples de prières issues
respectivement des rituels bouddhiques et chrétien, Mauss conclut : « C’est qu’une même forme contient en
elle des possibles très divers et même opposés, et suivant ces circonstances, c’est l’une ou l’autre de ces
virtualités qui se réalisent. Ce qui montre, par surcroît, que l’évolution de la prière n’est pas soumise à un
déterminisme rigide, mais laisse au contraire une certaine place à la contingence. » (MAUSS, PRI, p.397.) Ici,
la concession faite ne résout pas la question de la nature du déterminisme et de la contingence. La variation
des formes de la prière selon les circonstances pourrait tout aussi bien appuyer la thèse d’un déterminisme
rigide. Durkheim, de son côté, est on ne peut plus clair avec des formules comme « Je crois naturellement que
le mouvement sociologique actuel ouvre des perspectives sur une découverte future des lois de l’évolution
sociale ; car je ne puis pas ne pas croire à l’utilité de l’œuvre à laquelle j’ai avec tant d’autres employé ma
vie. » (DURKHEIM, MTH, p.58-59) et le projet urgent d’une science de la morale « car les anticipations de
l’art moral n’ont et ne peuvent avoir d’autre base » (DURKHEIM, IMO, p.330).
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
140
La vie sociale issue des milieux moraux
Bien que le cours sur le socialisme en soit imprégné, c’est dans Le suicide que se trouve le
premier exposé explicite de la théorie des milieux moraux. Au chapitre IV, Durkheim
souhaite distinguer la création et la reproduction d’états collectifs de la simple imitation,
processus « qui détermine les moutons de Panurge à se jeter à l’eau parce que l’un d’eux a
commencé. » (DURKHEIM, SU, p.115.) Pour illustrer la spécificité des états produits par
l’interaction des individus, il prend l’exemple d’une assemblée d’hommes affectés de la
même manière par une même circonstance et dont le sentiment est renforcé par le seul
constat de leur unanimité. De l’interprétation synthétique des expressions individuelles du
sentiment commun, émerge en leur conscience un état collectif plus intense et plus
universel que ce qu’ils ressentaient au départ :
Chacun se représente confusément l’état dans lequel on se trouve autour de
lui. Des images qui expriment les différentes manifestations émanées des
divers points de la foule avec leurs nuances diverses se forment dans les
esprits. […] Que se passe-t-il ensuite ? Une fois éveillées dans ma
conscience, ces représentations variées viennent s’y combiner les unes avec
les autres et avec celle qui constitue mon sentiment propre. Ainsi se forme
un état nouveau qui n’est plus mien au même degré que le précédent, qui est
moins entaché de particularisme et qu’une série d’élaborations répétées,
mais analogues à la précédente, va de plus en plus débarrasser de ce qu’il
peut encore avoir de trop particulier. […] en réalité, il n’y a là ni modèles ni
copies. Il y a pénétration, fusion d’un certain nombre d’états au sein d’un
autre qui s’en distingue : c’est l’état collectif. (DURKHEIM, SU, p.110-111)
Faits uniquement de représentations individuelles, dans des consciences individuelles, les
états collectifs demeurent néanmoins le résultat d’une interaction qui affecte l’individu du
dehors et l’amène à penser et sentir autrement. L’état collectif est plus puissant que l’état
individuel parce qu’il est au point où convergent le sentiment individuel et l’accord des
autres. Et quand le sentiment individuel n’y est pas, le point de vue des autres se fait tout de
même sentir. Posant l’origine et l’ancrage des phénomènes sociaux dans les consciences,
Durkheim maintient sa conception d’une vie sociale qui se surajoute aux vies individuelles,
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
141
mais qui n’existe qu’à travers les hommes associés et les choses que leurs activités
produisent et mobilisent.
Dans le cadre de la nouvelle perspective, les signes distinctifs du fait social demeurent les
mêmes que dans les Règles. Contrairement aux représentations individuelles, les
représentations collectives sont investies d’un ascendant moral perceptible par la contrainte
qu’elles exercent sur les consciences et par la généralité de leurs effets dans les milieux où
on les entretient. Le conformisme des individus vis-à-vis l’ordre collectif serait dû « à la
sympathie qui nous pousse à ne pas froisser le sentiment de nos compagnons pour pouvoir
mieux jouir de leur commerce » ou bien encore « au respect que nous inspirent les
manières d’agir ou de penser collectives et à la pression directe ou indirecte que la
collectivité exerce sur nous pour prévenir les dissidences et entretenir en nous ce sentiment
de respect. » (DURKHEIM, SU, p.112.) Lorsque l’individu innove consciemment ou
contrevient à l’ordre promu par les représentations collectives, sa conduite a également un
caractère social. Le mécanisme psychologique reste le même : une appréhension de ce que
les autres en pensent s’intercale entre la représentation de l’acte et son exécution. La vie
sociale contraint également l’individu par les écrits, les objets et l’aménagement du
territoire qu’elle produit. Tout action qui a lieu dans le cadre d’une interaction, ne serait-ce
qu’en pensée ou au contact du substrat matériel d’un milieu moral, est donc autrement plus
complexe qu’un réflexe immédiat d’imitation. Suivant les nouvelles vues de Durkheim,
l’individu oriente sa conduite sous la détermination des états collectifs qu’il interprète, qui
l’habitent ou qui le contraignent du dehors.
Sur l’origine de la religion et du sacré
De la théorie des milieux moraux, Durkheim déduit aussi une conjecture sur l’origine de la
religion, forme première de la vie sociale. Chez des peuples qui n’ont pas la science pour
les informer de leur impuissance à infléchir les forces de la nature, il semble que la religion
ne puisse provenir que d’une adoration que le groupe voue au fruit des consciences en
interaction, à la force mystérieuse qui semble lui imposer son ordre. Les dieux et les autres
puissances mythiques ne seraient que des symboles pour se représenter la société, l’énergie
qui enveloppe et pénètre les individus en interaction.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
142
La puissance qui s’est ainsi imposée à son respect et qui est devenue l’objet
de son adoration, c’est la société, dont les Dieux ne furent que la forme
hypostasiée. La religion, c’est, en définitive, le système des symboles par
lesquels la société prend conscience d’elle-même ; c’est la manière de
penser propre à l’être collectif. Voilà donc un vaste ensemble d’états
mentaux qui ne se seraient pas produits si les consciences particulières ne
s’étaient pas unies, qui résultent de cette union et se sont surajoutés à ceux
qui dérivent des natures individuelles. (DURKHEIM, SU, p.352-353.)
Cette théorie des phénomènes religieux trouve dans la distinction entre le sacré et le
profane une frontière naturelle délimitant les domaines des faits collectifs et des faits
individuels. Dans « De la définition des phénomènes religieux », Durkheim précise que les
choses sacrées sont celles dont la représentation vient du milieu moral qui introduit dans
ses synthèses « toutes sortes d’états collectifs, de traditions et d’émotions communes, de
sentiments qui se rapportent à des objets d’intérêt général, etc. » (DURKHEIM, DPR, p.162).
De là proviendraient le prestige qu’on leur attribue et les tabous qui les entourent. Le
phénomène religieux tient à ce que l’interaction des consciences qui dure depuis des
générations dicte à ses participants ce qu’ils doivent croire, ce qu’ils doivent aimer et les
cultes qu’ils doivent observer.49 À l’opposé, les représentations des choses profanes « sont
celles que chacun de nous construit avec les données de ses sens et de son expérience ; les
idées que nous en avons ont pour matière des impressions individuelles toutes nues, et de là
vient qu’elles n’ont pas à nos yeux le même prestige que les précédentes. » (DURKHEIM,
DPR, p.162-163.)
Contrairement à l’acception courante du terme, l’univers du sacré et des phénomènes
religieux délimité par Durkheim s’étend bien au-delà des religions qui se présentent comme
telles. Des principes du droit, de la morale, des institutions politiques peuvent aussi être
investis d’adoration et entourés de tabous. À Ferdinand Brunetière, qui critique l’anarchie
individualiste lors de l’affaire Dreyfus, Durkheim répond que la morale individualiste est la
religion nécessaire d’une société dont les membres tendent à se différencier au point de ne
plus rien avoir de commun hors de leur condition d’homme. Le respect sacré de la personne
49
C’est ce que disent implicitement les définitions durkheimiennes du phénomène religieux et de la religion :
« Les phénomènes dits religieux consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
143
humaine, qui se retrouve « à peu près dans tous les cœurs » attribue à chaque conscience
qui incarne l’humanité « quelque chose de divin […] qui la rend sacrée et inviolable aux
autres. » (DURKHEIM, IND, p.272.) L’amour de l’humanité, qui nourrit le respect des droits
de l’homme, est le fondement de l’ordre des sociétés individualistes modernes.
Par ailleurs, d’un point de vue rétrospectif, les phénomènes religieux, qui définissaient le
sacré dans les sociétés antérieures, sont, selon Durkheim, à l’origine de presque toutes les
activités collectives contemporaines. « La religion contient en elle, dès le principe, mais à
l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de
mille manières avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie
collective. » (DURKHEIM, PRE2, p.138.) La science et la poésie sont sorties des mythes et
des légendes ; les arts plastiques dérivent de l’ornementation religieuse et des cultes ; la
morale et le droit, des pratiques rituelles ; etc. La religion, telle que la vivaient les sociétés
moins avancées, est un « fait primitif […] qui doit de plus en plus céder sa place aux
formes sociales nouvelles qu’elle a engendrées » (DURKHEIM, PRE2, p.139). C’est pour
cette raison que les phénomènes religieux et le sacré, issus de l’élaboration collective,
débordent des religions. Les faits sociaux sont incessamment élaborés par les milieux
moraux qui les réinterprètent en les reproduisant.
Représentation individuelle ou collective ?
La nouvelle tentative de distinction de l’individuel et du collectif qu’introduit la théorie des
milieux moraux rencontre encore le problème des états intermédiaires. Dans Le suicide,
Durkheim reconnaît qu’il n’y a pas de point précis où finisse l’individuel et où commence
le collectif. On passe d’un ordre de phénomène à l’autre sans hiatus. « L’association ne
s’établit pas d’un seul coup et ne produit pas d’un seul coup ses effets ; il lui faut du temps
pour cela et il y a, par conséquent, des moments, où la réalité est indécise. » (DURKHEIM,
SU, p.353) Mais à ne rien distinguer, rétorque Durkheim, on pourrait croire qu’il n’y a rien
de distinct dans le monde. Le problème prend une autre figure dans « De la définition du
phénomène religieux ». Selon ce passage qui discute de la création de religions
personnelles à partir d’une religion de groupe, l’individu qui participe à l’élaboration de
rapportent à des objets donnés dans ces croyances. – Quant à la religion, c’est un ensemble, plus ou moins
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
144
l’état collectif le dénature toujours en même temps ; l’état collectif se perpétue dans les
consciences, mais ne se trouve dans aucune en particulier :
L’individu, en effet, est affecté par les états sociaux qu’il contribue à
élaborer, au moment même où il les élabore. Ils le pénètrent à mesure qu’ils
se forment et il les dénature à mesure qu’il en est pénétré. Il n’y a pas là
deux temps distincts. Si absorbé qu’il soit dans la société, il garde toujours
quelque personnalité ; la vie sociale à laquelle il collabore devient donc chez
lui, à l’instant même où elle se produit, le germe d’une vie intérieure et
personnelle qui se développe parallèlement à la première. Du reste, il n’y a
pas de formes de l’activité collective qui ne s’individualisent de cette
manière. Chacun de nous a sa morale personnelle, sa technique personnelle,
qui, tout en dérivant de la morale commune et de la technique générale, en
diffèrent. (DURKHEIM, DPR, p.165.)
Où se trouvent alors les états collectifs qui se dénaturent dans les consciences
individuelles ? Hors de celles-ci ? Dans une conscience collective, « celle du groupe »,
comme Durkheim le propose sans plus de précision dans Le suicide (DURKHEIM, SU,
p.360) ? L’article « Représentations individuelles et représentations collectives » publié en
1898 préfère éviter la question. Discutant des représentations inconscientes qui ne seraient
que des représentations collectives « aperçues d’une manière incomplète et confuse » par
les individus, Durkheim demande simplement qu’on reconnaisse qu’il existe une activité
psychique qui dépasse les consciences, sans que les questions de la nature de ses fruits et de
ce qui les supporte soit résolues :
Tout ce que nous entendons dire, en effet, c’est que des phénomènes se
passent en nous, qui sont d’ordre psychique et pourtant, ne sont pas connus
du moi que nous sommes. Quant à savoir s’ils sont perçus par des mois
inconnus ou ce qu’ils peuvent être au dehors de toute appréhension, cela ne
nous importe pas. Qu’on nous concède seulement que la vie représentative
s’étend au-delà de notre conscience actuelle (DURKHEIM, REP, p.32).
La science n’est pas en droit de nier un phénomène difficilement représentable à l’esprit qui
génère des effets perceptibles. Elle peut néanmoins reporter la théorie à plus tard, après plus
organisé et systématisé, de phénomènes de ce genre. » (DURKHEIM, DPR, p.159-160.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
145
ample interprétation des signes qui en manifestent la nature. Ce qui importe, c’est de savoir
que la vie collective génère des représentations qui dépassent les consciences individuelles
et qui déterminent leurs activités. Durkheim souhaite toujours parvenir à tout intégrer dans
son système théorique.
Faisant de la vie représentative le ferment de la vie sociale, cette première version de la
conjecture des milieux moraux apporte trois révisions théoriques majeures. Les
représentations jouent désormais un rôle aussi important que les faits morphologiques dans
l’explication des phénomènes sociaux ; la nouvelle perspective inspire une théorisation
interactionniste de la détermination sociale des existences individuelles ; et le mythe, sous
la loi de l’évolution sociale présenté dans De la division du travail social, est remis en
question, puis reformulé.
La réalité causale des représentations
Jusqu’en 1895, les représentations étaient considérées par Durkheim comme des
interprétations reflétant plus ou moins bien l’état de l’organisme social et n’influençant à
peu près pas la vie collective. La constitution anatomique des sociétés – leur volume, leur
segmentation et la densité des relations entre les individus – avait été identifiée dans sa
thèse comme l’un des principaux facteurs déterminants de l’évolution sociale. Deux ans
plus tard, critiquant le matérialisme historique, ses propos vont dans le sens contraire :
Ce n’est pas l’organisation économique qui a déterminé les autres
institutions sociales ; la preuve, c’est que les Incas du Pérou étaient
communistes tout comme la confédération iroquoise, et que, pourtant, la
constitution fondamentale de ces deux sociétés était bien différente.
D’ailleurs, il est faux que les fonctions de nutrition et de génération aient le
rôle prépondérant qu’on leur attribue. Ce sont les fonctions de relation,
c’est-à-dire les fonctions représentatives, qui sont les facteurs essentiels du
développement humain. (DURKHEIM, SSS, p.240.)
Les représentations deviennent des réalités sociales au sens où Durkheim leur reconnaît une
relative indépendance vis-à-vis leur circonstance d’émergence lorsqu’elles sont constituées,
circulent et contraignent les consciences. Plus encore, il les considère comme des causes
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
146
agissantes susceptibles d’engendrer d’autres représentations, de modifier les habitudes
collectives et d’entraîner des transformations du substrat matériel de la vie sociale. Il ne
s’agit plus d’épiphénomènes de la vie collective, ni d’interprétations intellectuelles à écarter
pour comprendre les phénomènes sociaux. Les représentations collectives demeurent des
expressions de la vie collective inadéquates pour en rendre compte ; la nouveauté, c’est
qu’elles y participent autrement qu’en tant que simples symptômes de l’état de la société et
des groupes qui la composent.
Déjà dans son cours sur le socialisme de 1895-1896, le système de Saint-Simon est présenté
à la fois comme « une image […] de l’esprit même du XIXe siècle qui était alors en train de
s’élaborer » et comme « la source commune » où se trouve « le germe de tous les grands
mouvements intellectuels qui ont simultanément ou successivement occupé notre époque, de
la méthode historique, de la philosophie positive, des théories socialistes et enfin des
aspirations à une rénovation religieuse. » (DURKHEIM, SO, p.231.) Dans un article de
1897, Durkheim réinvite à chercher les causes des représentations « principalement dans la
manière dont les individus associés sont groupés » parce que « pour que les
représentations collectives soient intelligibles […] la source d’où elles dérivent doit se
trouver en dehors d’elles. » (DURKHEIM, CMH, p.250.) Mais il spécifie qu’il s’agit
simplement d’un « postulat destiné à diriger la recherche » et ajoute que les formes de
l’activité collective, pratiques et représentations, « réagissent sur les causes mêmes dont
elles dépendent. » (DURKHEIM, CMH, p.253-254.) Le suicide, qui décrit l’influence des
états collectifs sur la démographie des sociétés, en fait la démonstration l’année suivante.
Durkheim y explique comment des systèmes métaphysiques, moraux et religieux peuvent
naître du malaise collectif et des désordres individuels qu’ils symbolisent, et contribuer à la
diffusion des sentiments prédisposant au suicide. Le postulat de l’autonomie relative et de
l’interdépendance des représentations collectives, des pratiques sociales et des faits
morphologiques sera maintenu pour le reste de l’entreprise sociologique de Durkheim et
Mauss.
« Représentations individuelles et représentations collectives » (DURKHEIM, REP) précise
enfin que les deux types de représentations ne sont pas des idées indépendantes et isolées,
comme on pourrait le croire. Durkheim écrit que les représentations s’interpénètrent et
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
147
forment un cours continu dans les mémoires qui les portent – sans statuer sur la nature du
support des représentations collectives, comme on l’a vu plus haut. Les associations et les
élaborations intellectuelles dans les consciences enchevêtrent les représentations au point
où il est impossible de tracer une frontière claire délimitant chacune. Si une conscience
arrive à distinguer des idées, ce n’est qu’imparfaitement et par abstraction ; la difficulté de
définir la signification précise d’un mot l’illustre bien. Pour saisir le détail d’une
représentation, il faut la comprendre dans le tableau des autres représentations avec
lesquelles elle est associée. Leur signification renvoie l’une à l’autre, s’interpénètre. Quand
l’une d’elles se modifie, c’est tout le continuum représentatif qui est transformé. Le
principe d’analyse est appliqué dans « De la définition du phénomène religieux », quand
Durkheim remarque que l’idée de Dieu, telle que la conçoivent ses contemporains, n’a pu
se développer que conjointement avec les idées de la nature et de l’homme. Parlant des
êtres considérés à la fois comme des hommes et comme des dieux, « très fréquents dans les
sociétés inférieures », il écrit :
La manière dont le primitif se représente le monde explique, d’ailleurs cette
conception de la divinité. Aujourd’hui, comme nous savons mieux ce qu’est
la nature et ce que nous sommes, nous avons conscience de notre petitesse
et de notre faiblesse en face des forces cosmiques. Par conséquent, nous ne
pouvons pas concevoir qu’un être ait sur elles l’empire que nous prêtons à la
Divinité, sans le doter d’un pouvoir supérieur à celui que nous possédons,
sans le mettre indéfiniment au-dessus de nous, sans se sentir sous sa
dépendance. Mais tant qu’on ne connaît pas suffisamment la force de
résistance des choses, tant qu’on ne sait pas que leurs manifestations sont
nécessairement prédéterminées par leur nature, il ne semble pas qu’il faille
une puissance bien extraordinaire pour leur faire la loi. (DURKHEIM, DPR, p.147)
On trouve probablement dans l’interpénétration des représentations collectives la raison
pour laquelle Durkheim soutient que leur appropriation par les individus les dénature, bien
qu’elles résultent du travail des consciences individuelles. Interprétant ce que lui
communique l’interaction, l’individu ne peut saisir la représentation dans toutes les
ramifications qui l’ancrent au continuum représentatif des autres consciences. Lui-même la
transforme en l’insérant dans le cours continu de ses propres représentations. D’où l’idée
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
148
que toutes les consciences portent quelque chose des représentations collectives mais
qu’aucune ne peut les saisir en entier.50
Contrairement aux Règles qui cherchait à répartir les faits entre les domaines de
l’individuel et du collectif, la distinction renvoie ici à des différences de moment ou de lieu
des représentations. Ou bien on les considère dans le système de pensée qui organise la vie
collective, ou bien dans le continuum représentatif des consciences individuelles. Mais à les
penser ainsi, Durkheim oublie qu’elles sont à la fois dans l’un et l’autre des systèmes.
Intégrer et réguler les existences individuelles
Dans Le suicide, en interprétant les variations des taux de suicide suivant les sociétés et les
milieux qui les composent, Durkheim théorise la manière dont la vie collective détermine la
vie individuelle. Sans expliquer comment, sa première étude sur le suicide et la natalité
posait qu’un développement harmonieux des fonctions sociales accroît la vigueur des
individus et que les suicides résultent généralement du développement des « germes
morbides que peut receler l’organisme » individuel, sous l’impulsion de pathologies
sociales (DURKHEIM, SEN, p.233). Neuf ans plus tard, Le suicide conserve l’idée que la
société peut transmettre sa vigueur ou ses malaises aux individus. Ces déterminations sont
cependant réinterprétées en termes d’interactions qui intègrent plus ou moins les individus
à une vie sociale réconfortante et qui régulent plus ou moins leurs aspirations.
Dans la première version de la théorie des milieux moraux, l’homme est double : homme
physique et homme social. La nature bio-psychologique de l’homme correspond à la part
infantile et animale de sa personnalité. Tourné vers lui-même, son seul objectif est
d’assouvir des appétits naturellement expansifs que ses mécanismes physiologiques et
psychologiques ne peuvent contenir. Lorsqu’elles ne sont pas limitées dans une juste
mesure, ses envies sont sans fin et le but de son existence demeure indéterminé. Mais alors,
où trouve-t-il le frein qui puisse le contenir et donner du sens à sa vie ? Selon Durkheim,
l’homme pourrait difficilement respecter une borne qui viendrait de lui et qu’il saurait
pouvoir déplacer à sa guise. Cette limite ne peut pas non plus lui être imposée par autrui
sans qu’il se sente contrarié et trouve sa situation injuste, intolérable. La juste fin de son
50
Ce n’est là qu’une interprétation de la pensée de Durkheim qu’il n’a jamais formulée aussi clairement.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
149
existence, l’homme doit la recevoir d’une autorité extérieure qu’il respecte. « Seule, la
société […] est en état de jouer ce rôle modérateur ; car elle est le seul pouvoir modérateur
supérieur à l’individu, et dont celui-ci accepte la supériorité. » (DURKHEIM, SU, p.275)
Participant de la définition et de la promotion des fins collectives qu’il fait siennes,
l’homme est aussi social. Il le devient par l’éducation et le demeure dans l’interaction.
Selon Durkheim, cet homme social « est le tout de l’homme civilisé ; c’est lui qui fait le
prix de l’existence » en nous offrant « la seule vie à laquelle nous puissions tenir » et qui
puisse répondre à nos besoins (DURKHEIM, SU, p.228). C’est la conception de l’homme qui
posait déjà dans Le socialisme l’importance de rechercher des freins moraux pour contenir
les égoïsmes et faire converger les aspirations individuelles dans un ordre collectif apte à
les satisfaire.
À l’homme physique et à l’homme social correspondraient des forces opposées, les
premières poussant l’individu à assouvir ses besoins et ses envies, les secondes les
réprimant pour que se maintienne la vie sociale. Suivant Durkheim, l’une et l’autre
demeurent saines tant et aussi longtemps qu’elles se contiennent mutuellement :
Sans doute, dans la mesure où nous ne faisons qu’un avec le groupe et où
nous vivons de sa vie, nous sommes ouverts à leur influence ; mais
inversement, en tant que nous avons une personnalité distincte de la sienne,
nous leur sommes réfractaires et nous cherchons à leur échapper. Et comme
il n’est personne qui ne mène concurremment cette double existence,
chacun de nous est animé à la fois d’un double mouvement. Nous sommes
entraînés dans le sens social et nous tendons à suivre la pente de notre
nature. Le reste de la société pèse donc sur nous pour contenir nos tendances
centrifuges, et nous concourons pour notre part à peser sur autrui afin de
neutraliser les siennes. Nous subissons nous-mêmes la pression que nous
contribuons à exercer sur les autres. Deux forces antagonistes sont en
présence. L’une vient de la collectivité et cherche à s’emparer de l’individu
; l’autre vient de l’individu et repousse la précédente. La première est, il est
vrai, bien supérieure à la seconde, puisqu’elle est due à une combinaison de
toutes les forces particulières ; mais comme elle rencontre aussi autant de
résistances qu’il y a de sujets particuliers, elle s’use en partie dans ces luttes
multipliées et ne nous pénètre que défigurée et affaiblie. (DURKHEIM, SU, p.360361.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
150
La typologie des causes sociales du suicide est définie dans une correspondance étroite
avec cette conception de la saine intégration de la vie individuelle dans la vie collective.
Les schémas interactionnistes, qui rendent compte des différents types de suicide,
témoignent du relâchement du cloisonnement disciplinaire et du déterminisme mécanique
de la période de fondation de la sociologie durkheimienne. Les écarts entre les taux de
suicide s’expliquent psychologiquement, mais par une psychologie qui dépasse l’individu
et ses motifs conscients.
Deux types de suicide découlent d’une intégration insuffisante ou excessive des milieux
moraux :
•
•
Le suicide égoïste survient chez des individus devenus mélancoliques par manque
de raisons de vivre qui les dépassent, dans des milieux moraux moins intégrés où
l’intensité des interactions de la vie sociale est faible. C’est notamment le cas des
protestants plus sujets au suicide que les catholiques, étant laissés à eux-mêmes dans
la définition de leur rapport à Dieu et au monde.
À l’opposé, le suicide altruiste se produit dans des milieux très intégrés comme
l’armée, où l’individu risque de perdre de vue ses propres fins par adhésion à celles
du groupe. Sa tendance altruiste peut l’amener, dans certaines circonstances, à
sacrifier sa vie pour les idéaux collectifs.
Durkheim identifie aussi quatre scénarios typiques où la régulation morale des aspirations
est inadéquate, trois suicides anomiques et un suicide fataliste :
•
•
51
La première forme de suicide anomique survient chez des individus déclassés dans
la hiérarchie des conditions de vie, désemparés par une éducation morale à refaire.
Leur nouvelle situation les oblige à abaisser leurs exigences, se contenir davantage
et restreindre leurs besoins. L’adaptation à une existence dépréciée ne s’effectue pas
en un rien de temps, sans souffrance, et la seule perspective d’un avenir diminué
devient parfois intolérable.51
La deuxième forme de suicide anomique a au contraire pour origine un brusque
accroissement de puissance et de fortune collective. L’échelle des exigences
légitimes est bouleversée et ne peut plus contenir les désirs. « On ne sait plus ce qui
est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et ce qui est injuste, quelles sont
les revendications et les espérances légitimes, quelles sont celles qui passent la
mesure. Par suite, il n’est rien à quoi on ne prétende. » (DURKHEIM, SU, p.280281.) La soif s’accroît avec les résultats des efforts et l’ascension devient l’objectif
Durkheim ne discute que des victimes des crises économiques, mais ce scénario pourrait s’appliquer à
n’importe quel type de changement de statut insatisfaisant.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
•
•
151
absolu, hors d’atteinte et de satisfaction. « Surtout, comme cette course vers un
butin saisissable ne peut procurer d’autres plaisirs [que] celui de la course ellemême, si toutefois c’en est un, qu’elle vienne à être entravée, et l’on reste les mains
entièrement vides. » (DURKHEIM, SU, p.281.) L’improductivité de l’effort risque de
décourager le coureur, surtout dans un contexte où tous redoublent d’efforts pour
l’obtention d’une quantité limitée de richesses, d’emplois, de prestige, etc.
Le célibataire blasé est la victime type de la troisième forme de suicide dite
doublement anomique. Contrairement à l’époux dont les « jouissances sont
définies » et « assurées » (DURKHEIM, SU, p.304), le célibataire n’est guère limité
dans ses aspirations et rien ne le contente. « Au-delà des plaisirs dont on a fait
l’expérience, on en imagine et on en veut d’autres ; s’il arrive qu’on ait à peu près
parcouru tout le cercle du possible, on rêve de l’impossible ; on a soif de ce qui
n’est pas. » (DURKHEIM, SU, p.304.) Ce qui rend la situation encore plus
déconcertante, c’est que les attentes de l’autre ne sont pas plus fixées que les
siennes : c’est en ce sens que l’anomie est double. Les désirs changeants de part et
d’autre empêchent l’engagement définitif, rend l’avenir des unions incertain et
condamne le célibataire à une perpétuelle mobilité exaspérante.
Le suicide fataliste est celui des époux trop jeunes et de la femme mariée sans
enfant, « dont les passions sont violemment comprimées par une discipline
oppressive. » (DURKHEIM, SU, p.311.) Ici encore, la même dynamique pourrait être
rencontrée dans d’autres scénarios.52
La conduite du suicidaire serait donc déterminée par son insertion dans des milieux
moraux. Elle semble l’être par les circonstances de ses interactions particulières et, en plus,
par la diffusion des sentiments collectifs que ces situations occasionnent. Durkheim écrit
que les individus participent trop intimement à la vie de la société pour qu’elle soit malade
sans qu’ils soient atteints. Les milieux moraux seraient littéralement traversés par des
« courants d’égoïsme, d’altruisme ou d’anomie qui travaillent la société considérée, avec
les tendances à la mélancolie langoureuse ou au renoncement actif ou à la lassitude
exaspérée […] qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer. » (DURKHEIM, SU,
p.337.) Les motifs conscients constitueraient tout au plus une très petite partie des forces
qui poussent à l’action. « On sait, en effet, que les délibérations humaines, telles que les
atteint la conscience réfléchie, ne sont souvent que de pures formes et n’ont d’autre objet
52
S’ajoute à ces types une série de suicides mixtes combinant tantôt l’anomie et l’égoïsme, l’anomie et
l’altruisme, et l’égoïsme et l’altruisme. Leur présentation allongerait inutilement ce mémoire. L’objectif est
simplement de montrer comment la typologie des suicides de Durkheim renvoie à des schémas
interactionnistes, témoignage d’une sociologie intéressée aux dynamiques psychosociales qui sous-tendent les
variations des taux de suicide. Pour connaître les multiples dynamiques psychosociales des types mixtes, voir
DURKHEIM, SU, p.324-327 ; 332.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
152
que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne connaît
pas. » (DURKHEIM, SU, p.334.)
Donnant ainsi une nouvelle formulation à sa thèse déterministe, Durkheim souligne en note
de bas de page que l’explication des taux de suicide par des forces extérieures aux individus
ne nie pas la possibilité du libre arbitre. La société « ne détermine pas tels sujets plutôt que
tels autres. Elle réclame certains actes en nombre défini, non que ces actes viennent de
celui-ci ou de celui-là. On peut admettre que certains lui résistent et qu’elle se satisfasse
sur d’autres. » (DURKHEIM, SU, p.368.) Mais immédiatement après, il masque l’impasse
d’un déterminisme nécessaire de tous les ordres de la nature en se défilant par un exemple
qui isole le déterminisme biologique, comme ses conjectures sociologiques isolent le
déterminisme social :
En définitive, notre conception n’a d’autre effet que d’ajouter aux forces
physiques, chimiques, biologiques, psychologiques des forces sociales qui
agissent sur l’homme du dehors tout comme les premières. Si donc celles-ci
n’excluent pas la liberté humaine, il n’y a pas de raison pour qu’il en soit
autrement de celles-là. La question se pose dans les mêmes termes pour les
unes et pour les autres. Quand un foyer d’épidémie se déclare, son intensité
prédétermine l’importance de la mortalité qui en résultera ; mais ceux qui
doivent être atteints ne sont pas désignés pour cela. La situation des suicidés
n’est pas autre par rapport aux courants suicidogènes. (DURKHEIM, SU, p.368.)
L’évolution sociale nécessaire hors de l’analogie biologique
Coûte que coûte, recherche de lois oblige, Durkheim maintient son postulat d’une évolution
sociale déterminée. La théorie de l’évolution présentée dans De la division du travail social
est cependant inconciliable avec la conjecture des milieux moraux. Le transformisme des
espèces sociales et la lutte pour la survie qui pousse à la différenciation fonctionnelle
s’agencent mal avec la nouvelle conception de la vie sociale. L’évolution sociale doit être
repensée non seulement comme déterminée par les faits morphologiques, mais aussi
organisée par l’activité représentative des consciences en interaction.
Dans Le suicide, Durkheim traduit dans la nouvelle perspective quelques idées de sa thèse.
La division du travail et la multiplication des différences individuelles restent liées à
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
153
l’augmentation du volume et de la densité des sociétés, sans s’inscrire par contre dans le
passage d’un ordre mécanique à un ordre organique fondé sur une interdépendance
fonctionnelle. La transition va plutôt d’une situation morale où la société « est à elle-même
sa propre fin » et où l’homme « n’est considéré que comme un instrument entre ses
mains », à une autre où les hommes sont tellement différenciés que le respect de la
personne humaine « est la seule chose qui touche unanimement tous les cœurs », si bien
que « la sensibilité collective s’attache de toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste
et […] lui communique par cela même une valeur incomparable. » (DURKHEIM, SU,
p.382.) Le développement historique menant d’un esprit collectif à l’autre n’est plus l’effet
d’une mystérieuse coalescence de segments sociaux. C’est moralement que les sociétés se
fusionnent pour en constituer de plus complexes. Ce long passage retisse, autour de l’idée
d’une communion morale des groupes, développée dans l’interaction, le mythe de la
transformation des sociétés domestiques en nations, qui était au centre de sa thèse :
Assez tôt, la famille cesse d’être une division politique pour devenir le
centre de la vie privée. À l’ancien groupement domestique se substitue alors
le groupement territorial. Les individus qui occupent un même territoire se
font à la longue, indépendamment de toute consanguinité, des idées et des
mœurs qui leur sont communes, mais qui ne sont pas, au même degré, celles
de leurs voisins plus éloignés. Il se constitue ainsi de petits agrégats qui
n’ont pas d’autre base matérielle que le voisinage et les relations qui en
résultent, mais dont chacun a sa physionomie distincte ; c’est le village et,
mieux encore, la cité avec ses dépendances. Sans doute, il leur arrive plus
généralement de ne pas s’enfermer dans un isolement sauvage. Ils se
confédèrent entre eux, se combinent sous des formes variées et forment
ainsi des sociétés plus complexes, mais où ils n’entrent qu’en gardant leur
personnalité. Ils restent le segment élémentaire dont la société totale n’est
que la reproduction agrandie. Mais peu à peu, à mesure que ces
confédérations deviennent plus étroites, les circonscriptions territoriales se
confondent les unes dans les autres et perdent leur ancienne individualité
morale. D’une ville à l’autre, d’un district à l’autre les différences vont en
diminuant. Le grand changement qu’a accompli la Révolution française a
été précisément de porter ce nivellement à un point qui n’était pas connu
jusqu’alors. (DURKHEIM, SU, p.446-447.)
La fiction théorique des textes fondateurs est d’abord remplacée par une autre qui semble
avoir un plus grand potentiel explicatif. Mais dans les publications ultérieures de Durkheim
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
154
et de Mauss, ce schéma d’évolution des types sociaux est abandonné. Autour de 1900, la
perspective durkheimienne est transformée lorsque l’oncle et le neveu recentrent leur
regard, non plus sur les sociétés en tant qu’associations concrètes d’individus en
interaction, mais sur les institutions, fruits et structures de la vie collective qui débordent
des sociétés. La théorie des milieux moraux libère ces faits de civilisation, une fois
constitués, du groupe les ayant d’abord élaborés collectivement. L’évolution sociale ne peut
plus simplement s’expliquer par la réunion de sociétés simples en sociétés de plus en plus
complexes. Pour comprendre l’évolution des groupes sociaux et leur mode d’organisation,
Durkheim et Mauss les situent dans leurs rapports de détermination réciproque avec les
faits de civilisations dont l’évolution est relativement autonome, et qui se diffusent d’un
groupe à l’autre. La formulation d’une théorie générale embrassant l’évolution sociale en
entier devient plus difficile.
La participation aux institutions, faits de civilisation
En 1901, dans l’article « Sociologie » (FAUCONNET et MAUSS, SCG) et dans la préface de
la seconde édition des Règles, la sociologie durkheimienne devient « la science des
institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement. » (DURKHEIM, SPR, XXII.) On
définit l’institution comme « un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus
trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux » en spécifiant que les institutions
« vivent, c’est-à-dire changent sans cesse » et que leur « transmission se fait le plus
généralement par l’éducation. » (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.150-151). La nouvelle
définition de l’objet de la sociologie ajoute aux « manières de faire » de la première édition
des Règles, les représentations collectives symbolisant les sentiments qui instituent les
habitudes collectives. L’idée d’institution renvoie justement à l’unité des systèmes de
pratiques et de représentations développés historiquement dans l’interaction.
Encore ici, une fois constituées, les pratiques et les représentations peuvent s’élaborer
indépendamment, expliquant l’évolution du système institutionnel dont elles font partie.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
155
L’étude des systèmes de classification primitifs (DURKHEIM et MAUSS, FPC) – discuté en
appendice – avance que les tableaux de représentations collectives auraient d’abord été
inspirés de l’organisation des premiers groupes les ayant conçus avant de s’en affranchir
progressivement, sans pour autant se détacher des pratiques qui évoluent elles aussi. Pensés
par le groupe, les systèmes de classification témoignent de « la manière dont la société se
représente elle-même et le monde qui l’entoure » (DURKHEIM, SPR, XVIII). Les
représentations collectives donnent symboliquement cohérence à l’univers où l’action se
déroule. Quand l’individu apprend les institutions et le langage qui les exprime, il forme sa
pensée à la vie institutionnelle. Comme on l’a vu au chapitre III, les formes de la pensée,
que certains considéraient inhérentes à la nature humaine, sont des produits de l’histoire
sociale élaborant les systèmes de représentations.
L’essai sur la magie de Mauss et Hubert (TGM) ajoute qu’il existe des notions comme celle
de mana qui n’ont pour fonction que de classer les choses de manière à orienter les
conduites des participants aux institutions. Désignant le potentiel magique relatif des
hommes, des objets, des formules, des circonstances, la catégorie de mana pose les
jugements de valeurs sociaux nécessaires à l’institution de la magie. En dernière analyse,
les institutions, surtout magiques et religieuses, semblent être affaires de sentiments sociaux
« qui se sont formés, tantôt fatalement et universellement, tantôt fortuitement, à l’égard de
certaines choses, choisies pour la plupart d’une façon arbitraire » (MAUSS et HUBERT,
TGM, p.115), qui se manifestent dans les pratiques et qui sont exprimés par les
représentations. Même dans les institutions comme la science, qui semblent on ne peut plus
rationnelles, Durkheim et Mauss (FPC) considèrent que la signification donnée aux choses
et aux actes est maintenue par un sentiment social, une foi partagée qu’ils sont bien ainsi.
Seulement, ce sentiment étant moins intense que dans les sociétés traditionnelles, la raison
peut plus facilement remettre en question les croyances et les redéfinir. Bref, toute la vie
institutionnelle tient des représentations et de l’intensité des sentiments qui les soutiennent :
« Les institutions n’existent que dans les représentations que s’en fait la société. Toute leur
force vive leur vient des sentiments dont elles sont l’objet ; si elles sont fortes et respectées,
c’est que ces sentiments sont vivaces ; si elles cèdent, c’est qu’elles ont perdu toute autorité
auprès des consciences. » (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.160)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
156
Cette conception de l’institution fondée sur les sentiments sociaux rend finalement vaine la
question de la primauté des pratiques ou des représentations. Déjà en 1899, la définition
durkheimienne du phénomène religieux avait évacué cette question en établissant une
dialectique entre les croyances et les pratiques, renvoyant les unes aux autres :
Les unes et les autres ne sont que deux aspects d’une même réalité. Les
pratiques traduisent les croyances en mouvements et les croyances ne sont
souvent qu’une interprétation des pratiques. C’est pourquoi les réunissant
dans une même définition nous dirons : On appelle phénomènes religieux
les croyances obligatoires ainsi que les pratiques relatives aux objets donnés
dans ces croyances. (DURKHEIM, DPR, p.158.)
Maintenant, aux yeux de l’oncle et du neveu, l’institution est clairement une totalité
d’expressions et de manifestations tenant d’un système de sentiments sociaux. Le cas de la
prière, où l’agir et la croyance se mélangent dans l’acte de la parole, est la plus évidente
illustration de la totalité de l’institution, totalité qui doit être prise en compte par l’analyse
sociologique :
le côté rituel et le côté mythique ne sont, rigoureusement, que les deux faces
d’un seul et même acte. Ils apparaissent en même temps, ils sont
inséparables. Certes la science peut les abstraire pour mieux les étudier,
mais abstraire n’est pas séparer. Surtout il ne peut être question d’attribuer à
l’un ou à l’autre une sorte de primauté. (MAUSS, PRI, p.360.)
Par ailleurs, les faits de morphologie sociale n’intéressent désormais la sociologie qu’en
tant qu’ils influencent ou s’ils sont influencés par la vie institutionnelle. L’« Essai sur les
variations saisonnières des sociétés eskimos » prétend en introduction « étudier dans des
conditions particulièrement favorables, la manière dont la forme matérielle des
groupements humains, c’est-à-dire la nature et la composition de leur substrat, affectent
les différents modes de l’activité collective. » (MAUSS et BEUCHAT, ESK, p.390.) À prime
abord, les déplacements saisonniers des Eskimos suivant le gibier, et l’arrangement
différent de leurs habitations et de leurs établissements selon les environnements d’été et
d’hiver laissaient supposer une détermination écologique et technique des variations
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
157
parfaitement synchronisées de leurs institutions religieuses, juridiques et économiques.
Mais Mauss et Beuchat remarquent que ces sociétés, tenant à leur mode de vie traditionnel,
s’abstiennent d’emprunter certaines techniques des amérindiens qu’ils côtoient, comme
l’usage de raquettes qui leur permettrait de poursuivre la chasse du caribou en hiver. Le
potentiel technique des Eskimos, dans l’environnement qui est le leur, dépend donc en
partie de leur volonté collective. Et ces présumés facteurs déterminants, écologiques et
techniques, ne dictent quand même pas le détail des formes d’occupation du territoire, du
logement, du droit, des croyances, des rites, et du reste de la vie sociale des Eskimos, très
intense en hiver et plus relâchée en été. Plutôt que d’illustrer un rapport de cause à effet,
l’essai démontre au bout du compte l’interdépendance des institutions et des collectivités
qui les agissent, dans un environnement qu’elles s’approprient. Cette loi posée en
conclusion par Mauss et Beuchat décrit d’ailleurs le mouvement du tout que forme chaque
société plutôt que la détermination des faits morphologiques sur l’activité sociale, tel
qu’annoncé en introduction :
nous sommes ici en présence d’une loi qui est, probablement, d’une très
grande généralité. La vie sociale ne se maintient pas au même niveau aux
différents moments de l’année ; mais elle passe par des phases successives
et régulières d’intensité croissante et décroissante, de repos et d’activité, de
dépense et de réparation. On dirait vraiment qu’elle fait aux organismes et
aux consciences des individus une violence qu’ils ne peuvent supporter que
pendant un temps, et qu’un moment vient où ils sont obligés de la ralentir et
de s’y soustraire en partie. De là ce rythme de dispersion et de
concentration, de vie individuelle et de vie collective, dont nous venons
d’observer des exemples. (MAUSS et BEUCHAT, ESK, p.473.)
Rappelant plus loin les Règles et la thèse de Durkheim qui soutenaient que la vie sociale
« est fonction de son substrat matériel », ses deux collaborateurs le corrigent subtilement en
allitérant tout de suite à la première expression « varie avec ce substrat », et en énonçant
leur observation sous la forme d’une concomitance nécessaire ne postulant pas de relation
causale :
les sociétés eskimos nous offrent l’exemple rare d’une expérience que
Bacon eût appelée cruciale. Chez eux, en effet, au moment précis où la
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
158
forme du groupement change, on voit la religion, le droit, la morale se
transformer du même coup. Et cette expérience qui a la même netteté, la
même précision que si elle avait lieu dans un laboratoire, se répète tous les
ans avec une absolue invariabilité. (MAUSS et BEUCHAT, ESK, p.475.)
La conception d’une vie institutionnelle remplace la recherche de lois causales par la
recherche de tendances générales, que Durkheim et Mauss appellent encore des lois. Ces
variations périodiques de l’intensité de la vie sociale, ou encore la tendance à
l’affaiblissement des sentiments collectifs attachés aux représentations, demeurent tout
aussi inflexibles dans leur esprit que les lois formulées dans la première période de l’œuvre.
La nouveauté, c’est qu’il n’y a plus de facteurs déterminants et de facteurs déterminés
clairement identifiés. Durkheim et Mauss tentent désormais de comprendre l’évolution
nécessaire de totalités. La totalité étudiée est tantôt une institution, un groupement, un
système de classification, une société ou un système de sociétés en interaction. Ces totalités
s’emboîtent, se débordent, s’enveloppent. Après 1901, les études de Durkheim et de Mauss
comprennent l’évolution des phénomènes sociaux en analysant les variations ou la genèse
de leurs parties constitutives et en les mettant en relation avec les autres éléments des
totalités qui les englobent. Sans l’annoncer publiquement, on passe d’une approche
explicative à une approche compréhensive des phénomènes sociaux.
L’être individuel et l’être collectif dans l’être social de l’homme
La conception de l’être social de l’homme est aussi modifiée au moment où la sociologie se
donne la vie institutionnelle pour objet. Le premier signe de cette modification se lit en
1899 dans l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » de Hubert et Mauss (NFS) qui
confère à l’institution une double fonction sociale, collective et individuelle. Pour le bien de
la collectivité, renonçant aux biens ou aux personnes sacrifiés, les individus ou les groupes
sacrifiant entretiennent la vie collective en ravivant les sentiments qui la soutiennent. En
même temps, s’ils perpétuent l’institution, c’est parce qu’ils trouvent leur compte dans les
effets bien réels, parce que cru, du sacrifice :
D’une part, ce renoncement personnel des individus ou des groupes à leurs
propriétés alimente les forces sociales. Non, sans doute, que la société ait
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
159
besoin des choses qui sont la matière du sacrifice ; tout se passe ici dans le
monde des idées, et c’est d’énergies mentales et morales qu’il est question.
Mais l’acte d’abnégation qui est impliqué dans tout sacrifice, en rappelant
fréquemment aux consciences particulières la présence des forces
collectives, entretient précisément leur existence idéale. Ces expiations et
ces purifications générales, ces communions, ces sacralisations de groupes,
ces créations de génies des villes donnent ou renouvellent périodiquement à
la collectivité, représentée par ses dieux, ce caractère bon, fort, grave,
terrible, qui est un des traits essentiels de toute personnalité sociale. –
D’autre part, les individus trouvent à ce même acte leur avantage. Ils se
confèrent, à eux et aux choses qui leur tiennent de près, la force sociale tout
entière. Ils revêtent d’une autorité sociale leurs vœux, leurs serments, leurs
mariages. Ils entourent, comme d’un cercle de sainteté qui les protège, les
champs qu’ils ont labourés, les maisons qu’ils ont construites. En même
temps, ils trouvent dans le sacrifice le moyen de rétablir les équilibres
troublés : par l’expiation, ils se rachètent de la malédiction sociale,
conséquence de la faute, et rentrent dans la communauté ; par les
prélèvements qu’ils font sur les choses dont la société a réservé l’usage, ils
acquièrent le droit d’en jouir. La norme sociale est donc maintenue sans
danger pour eux, sans diminution pour le groupe. Ainsi la fonction sociale
du sacrifice est remplie, tant pour les individus que pour la collectivité.
(HUBERT et MAUSS, NFS, p.306-307.)
L’individu n’est plus l’animal humain du Suicide dont les tendances bio-psychologiques
sont contenues par les forces sociales. La socialisation à la vie institutionnelle forme à la
fois ses tendances à l’abnégation et ses tendances égoïstes. Le modèle institué du sacrifice
suppose des acteurs simultanément tournés vers eux-mêmes et tournés vers les exigences
de la collectivité. Le don sacrificiel s’impose souvent au sacrifiant comme un devoir ; mais
s’il donne, c’est en partie pour ce qu’il prévoit recevoir en retour. L’acte obligatoire est
aussi un acte utile. « Le désintéressement s’y mêle à l’intérêt. » (HUBERT et MAUSS, NFS,
p.305.) Ces deux pendants de la personnalité humaine sont sociaux.
Deux ans plus tard, dans la préface de la seconde édition des Règles, Durkheim appuie la
proposition de ses deux protégés et la généralise à l’ensemble des actes institutionnels. Il le
fait en excusant, comme il le peut, sa première définition du fait social le caractérisant
seulement par la contrainte :
Le pouvoir coercitif que nous lui attribuons est même si peu le tout du fait
social, qu’il peut présenter également le caractère opposé. Car, en même
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
160
temps que les institutions s’imposent à nous, nous y tenons ; elles nous
obligent et nous les aimons ; elles nous contraignent et nous trouvons notre
compte à leur fonctionnement et à cette contrainte même. Cette antithèse est
celle que les moralistes ont souvent signalée entre les deux notions du bien
et du devoir qui expriment deux aspects différents, mais également réels, de
la vie morale. Or il n’est peut-être pas de pratiques collectives qui
n’exercent sur nous cette double action, qui n’est, d’ailleurs, contradictoire
qu’en apparence. Si nous ne les avons pas définies par cet attachement
spécial, à la fois intéressé et désintéressé, c’est tout simplement qu’il ne se
manifeste pas par des signes extérieurs, facilement perceptibles. Le bien a
quelque chose de plus interne, de plus intime que le devoir, partant, de
moins saisissable. (DURKHEIM, SPR, p.XXI.)
Durkheim ajoute en note de bas de page que l’individu ne reçoit pas les institutions
passivement ; il se les approprie et leur donne plus ou moins sa marque personnelle. Partant
de ce qui se fait et de ce qui se pense dans son milieu, il se fait sa morale, sa religion, sa
technique. Bien sûr, le champ des variantes personnelles est toujours restreint par les
sentiments collectifs plus ou moins permissifs : une variation excessive sera considérée
comme choquante, répréhensible ou officiellement criminelle.
L’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » de Mauss et Hubert (TGM) offre deux
ans plus tard la démonstration du caractère social des actes les plus isolés, personnels et
innovants. Désigné comme tel par la collectivité ou par un groupe restreint d’initiateur, le
magicien n’est que le dépositaire des pouvoirs magiques qu’on lui confère. Comme dans le
sacrifice, tout est encore affaire de sentiments collectifs : on sent que la magie existe et que
le magicien peut la maîtriser et la manipuler à sa guise. Cette désignation le suit partout,
même dans l’isolement, parce qu’il y adhère. « Il a tout naturellement l’esprit de sa
fonction, la gravité d’un magistrat ; il est sérieux, parce qu’il est pris au sérieux, parce
qu’on a besoin de lui. » (MAUSS et HUBERT, TGM, p.89.) Mais lorsqu’il réfléchit à son état,
le magicien en « arrive à se dire que son pouvoir magique lui est étranger » (MAUSS et
HUBERT, TGM, p.132). Il sent qu’il est à la fois lui-même et la fonction qu’on lui attribue,
celui qui exerce le pouvoir magique qui émane du groupe. L’efficace de sa science dépend
de la crédulité de son public et de sa propre crédulité. Lorsque le magicien augmente la
tradition dont il a hérité en innovant, il agit sur la société et c’est en même temps la société
qui agit à travers lui. Discutant plus tard de cet essai, Hubert et Mauss écrivent :
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
161
Puisque la société se compose d’individus organiquement rassemblés, nous
avions à chercher ce qu’ils apportent d’eux-mêmes et ce qu’ils reçoivent
d’elle et comment ils le reçoivent. Nous croyons avoir dégagé ce processus
et montré comment, dans la magie, l’individu ne pense, n’agit que dirigé par
la tradition, ou poussé par une suggestion collective, ou tout au moins par
une suggestion qu’il se donne lui-même sous la pression de la collectivité.
(HUBERT et MAUSS, INT, p.25.)
Le même constat s’applique au travail des savants qui poursuivent l’innovation dans un
cadre institutionnel ; à la prière, aussi variable et personnelle soit-elle, prenant parfois la
figure d’un dialogue circonstanciel ; et à n’importe quel autre acte plus complexe qu’un
réflexe dénué de signification. Le mythe des forces centripètes et centrifuges qui se
contiennent en l’homme s’évanouit au contact des phénomènes « impurs » du terrain
comme la cloison entre les domaines de la sociologie et de la psychologie.
Les faits mixtes, psychosociologiques, écartés par la sociologie des textes de la période de
fondation, constituent désormais l’essentiel du domaine d’étude de la sociologie. Selon
Durkheim, la reconnaissance de la participation individuelle à la vie institutionnelle devrait
aussi entraîner un renouvellement de la psychologie. « Car si les phénomènes sociaux
pénètrent l’individu de l’extérieur, il y a tout un domaine de la conscience individuelle qui
dépend en partie de causes sociales dont la psychologie ne peut pas faire abstraction sans
devenir inintelligible. » (DURKHEIM, SDS, p.35.) Seuls des phénomènes humains
considérés comme strictement biologiques et ou psychologiques sont exclus de la catégorie
des faits sociaux. Le sociologue ne s’intéresse qu’à la part de la vie humaine qui dépend au
moins en partie de la participation des individus à des collectivités particulières :
Non seulement les perturbations accidentelles et locales déterminées par des
causes cosmiques, mais encore des événements normaux, régulièrement
répétés, qui intéressent tous les membres du groupe sans exception, peuvent
n’avoir aucunement le caractère de faits sociaux. Par exemple tous les
individus, à l’exception des malades, remplissent leurs fonctions organiques
dans des conditions sensiblement identiques ; il en est de même des
fonctions psychologiques : les phénomènes de sensation, de représentation,
de réaction ou d’inhibition sont les mêmes chez tous les membres du
groupe, ils sont soumis chez tous aux mêmes lois que la psychologie
recherche. Mais personne ne songe à les ranger dans la catégorie des faits
sociaux malgré leur généralité. C’est qu’ils ne tiennent aucunement à la
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
162
nature du groupement, mais dérivent de la nature organique et psychique de
l’individu. Aussi sont-ils les mêmes, quel que soit le groupe auquel
l’individu appartient. Si l’homme isolé était concevable, on pourrait dire
qu’ils seraient ce qu’ils sont même en dehors de toute société. (FAUCONNET et
MAUSS, SCG, p.142.)
On en vient donc à une conception de l’homme bio-psychologique, auquel se surajoute un
homme social, divisé ou tendu entre un être individuel et un être collectif « qui, pour être
inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d’être distincts. » (DURKHEIM,
PES, p.102.) Le premier est constitué par les états mentaux qui se rapportent à lui-même et
aux événements de sa vie personnelle ; le second est le système des sentiments, des
représentations, des habitudes collectives propres aux milieux moraux desquels il
participe.53
Cette vision de l’homme débouche sur une nouvelle vision de la solidarité sociale. L’amour
et le respect de l’homme pour la société ou pour Dieu – qui n’est qu’une figuration
symbolique de la puissance morale collective selon Durkheim – tiendraient au fait qu’elle
nous est intérieure et qu’elle nous dépasse à la fois. L’homme vénère la société parce
qu’elle est une part de lui-même, jamais sienne qu’en partie, et qu’elle le domine
infiniment. Il y est attaché comme à quelque chose d’intime et d’extérieur, sentant
simultanément sa participation à la puissance collective et la distance qui sépare le
mouvement de la vie sociale de sa volonté personnelle. Il sent aussi la participation des
autres à la poursuite des mêmes fins. C’est la conscience de leur mouvement collectif qui
les lie moralement, qui leur inspire des sentiments de sympathie entre eux et envers le
groupe :
Quand on aime sa patrie, quand on aime l’humanité, on ne peut pas voir la
souffrance de ses compagnons sans souffrir soi-même et sans éprouver le
besoin d’y porter remède. Mais ce qui nous lie moralement à autrui, ce n’est
53
Malgré des allusions à cette conception de l’homme dans la préface de la seconde édition des Règles et dans
« La détermination du fait moral » (DURKHEIM, SPR et DFM), on peut se demander jusqu’où Durkheim se
l’est vraiment appropriée. Dans la leçon d’ouverture en pédagogie à la Sorbonne, il parle encore de « l’être
égoïste et asocial qui vient de naître » auquel la société doit en « surajouter un autre capable de mener une
vie sociale et morale » (DURKHEIM, PES, p.103.) Et comme on le verra plus loin, Durkheim revient en fin de
carrière à une conception de l’homme qui fait abstraction de l’apport des travaux de Mauss et Hubert sur la
participation aux institutions.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
163
rien de ce qui constitue son individualité empirique, c’est la fin supérieure
dont il est le serviteur et l’organe. (DURKHEIM, DFM, p.60.)
La solidarité sociale n’est plus, comme dans la thèse de Durkheim, un mélange à dosage
variable de sympathie pour ceux qui partagent des idées communes et de dépendance
envers autrui qui participe au maintien de la vie individuelle et collective. Il n’y a qu’un
type de solidarité qui tient de la participation intéressée et désintéressée aux institutions. La
vie institutionnelle pose les cadres de la dépendance mutuelle des individus différenciés et
manifeste les sentiments collectifs que chacun sait promus par les autres avec lesquels il
interagit. Le sentiment de solidarité envers l’institution et le groupe qui l’agit semble allier,
sans dissociation possible, l’amour désintéressé de ce qui est en nous et l’intérêt qu’on y
trouve.
Repenser l’unité des sociétés et l’évolution de la vie sociale
La perspective d’une vie sociale institutionnelle soulève finalement un problème passé
inaperçu lorsque Durkheim avait révisé la théorie de l’évolution sociale dans Le suicide.
Délimiter objectivement une société devient moins évident lorsqu’on ne la considère plus
comme un agrégat de groupes, mais comme un milieu moral englobant une diversité de
milieux moraux se partageant des consciences. Le problème s’accentue quand la vie sociale
résulte d’institutions interdépendantes, qui ne transcendent pas des groupes identiques,
parfois plusieurs groupes n’interagissant pas ensemble, et que certaines des aires
institutionnelles dépassent les frontières des plus grands groupements organisés
politiquement.
Curieusement, la question de la définition des sociétés n’est pas posée la première fois en
regard des grandes religions ou de l’économie mondiale, mais à l’étude des sociétés
eskimos. Le problème précis de Mauss et Beuchat (ESK) est de déterminer si les Eskimos
forment une nation, un agrégat de tribus ou une panoplie de sociétés plus simples. La
remarquable uniformité de la civilisation et de la race eskimos semble appuyer la première
hypothèse. Cependant, l’aire de chaque dialecte inclut un ensemble d’établissements ne
correspondant à aucun groupement déterminé. Les deux sociologues notent ensuite que des
groupes-agglomérés entretiennent des relations les organisant presque comme des tribus.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
164
Mais ces dernières n’ont pas de nom collectif, de frontière claire à travers lesquels se
reconnaître en tant que tribu ; elles se concertent rarement pour organiser une action de
groupe et ce ne sont pas toutes ces quasi-tribus qui mènent des guerres communes. Selon
Mauss et Beuchat, la véritable unité sociale solide et stable est plutôt l’établissement, qui a
un nom constant, porté comme un nom propre par tous ses membres ; qui a des frontières
nettement arrêtées, mentionnées dans les contes ; et dont les tabous reliés à la mort et à la
réincarnation des membres du groupe crée une unité linguistique, morale et religieuse54.
Tous ces faits rendent compte de la reconnaissance que l’établissement a de sa propre unité.
Cette conscience d’elle-même de la société coïncide avec la délimitation du groupement qui
la forme, et qui n’agirait pas comme une société s’il ne se pensait pas comme tel.
Partageant les vues de Mauss et Beuchat, Durkheim écrit plus tard dans Les formes
élémentaires de la vie religieuse qu’« une société n’est pas simplement constituée par la
masse des individus qui la composent, par le sol qu’ils occupent, par les choses dont ils se
servent, par les mouvements qu’ils accomplissent, mais, avant tout, par l’idée qu’elle se fait
d’elle-même. » (Durkheim, FE, p.604.) Une société est un sujet collectif.
Dans le système conceptuel durkheimien, la société se situe désormais comme un type de
totalité parmi les autres totalités sociales que sont le réseau des interactions individuelles,
les institutions et les civilisations. C’est à travers les relations entre les sociétés que les
institutions peuvent se diffuser et étendre leur ascendant au-delà de leur société d’origine,
dans l’espace et le temps. Et il est de ces faits dépassant les limites arrêtées des sociétés qui
se constituent en systèmes intégrés au point où la présence de l’un suppose celle des autres.
Ce sont ces systèmes institutionnels supra-nationaux et ou trans-historiques qu’on appelle
des civilisations.
En 1913, dans une note sur cette notion, Durkheim et Mauss explicitent leur conception du
rapport entre les sociétés et les civilisations. Selon eux, les institutions participant de
systèmes civilisationnels sont d’abord élaborés par des sociétés particulières et diffusées
54
Mauss et Beuchat explique : « Il y a, en effet, un remarquable système de tabou du nom des morts chez les
Eskimos, et ce tabou s’observe par établissement ; il en résulte la suppression radicale de tous les noms
communs contenus dans les noms propres des individus. Il y a ensuite un usage régulier de donner le nom du
dernier mort au premier né de l’établissement ; l’enfant est réputé le mort réincarné et, ainsi chaque localité
se trouve posséder un nombre déterminé de noms propres, qui constituent, par conséquent, un élément de sa
physionomie. » (MAUSS et BEUCHAT, ESK, p.404.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
165
« par une puissance d’expansion qui leur est propre », ou bien encore « résultent des
rapports qui s’établissent entre sociétés différentes et [sont] leur œuvre commune. »
(DURKHEIM et MAUSS, NCI, p.453.) Chose certaine, une fois qu’elles sont constituées et
intégrées au système civilisationnel, les institutions ne sont plus la chose de sociétés
particulières, mais de leur interaction. Une analogie est établie entre la participation des
individus à une collectivité et celle des sociétés à une civilisation. « Une civilisation
constitue une sorte de milieu moral dans lequel sont plongées un certain nombre de nations
et dont chaque culture nationale n’est qu’une forme particulière. » (DURKHEIM et MAUSS,
NCI, p.453.) Chaque société, unie par une personnalité collective, s’approprierait les faits
de civilisation comme les individus qui développent leurs techniques personnelles, leur
morale, leurs rites et leurs croyances religieuses à partir des modèles institués.
Un à un, les pans de la fiction théorique du Suicide s’écroulent. Ces nouvelles vues sapent
ce qu’il restait du schéma explicatif de l’évolution sociale par association et fusion de
sociétés. De la biologie, Durkheim et Mauss conservent seulement l’idée que la vie sociale
est partie de formes simples pour évoluer vers des formes plus complexes. La découverte et
l’étude des formes élémentaires de la vie sociale sont essentielles pour retracer la genèse
des formes ultérieures. La nouvelle ambition de recherche est annoncée dès 1900 :
Dans le domaine de la morphologie, la sociologie cherchera quel est le
groupe élémentaire qui a été à l’origine des groupes de plus en plus
complexes ; dans le domaine de la physiologie, elle se demandera quels sont
les phénomènes fonctionnels élémentaires, qui, en se combinant entre eux,
ont progressivement formé les phénomènes de plus en plus complexes qui
se sont développés au cours de l’évolution. (DURKHEIM, SDS, p.36.)
Cet extrait postule que les groupes et les institutions se sont combinés pour en former de
plus complexes. Trois ans plus tard avec Fauconnet, Durkheim soutient plutôt que des
sociétés rudimentaires « contiennent en elles, perdus les uns dans les autres, mais pourtant
réels, tous les éléments qui se différencieront et se développeront dans la suite de
l’évolution. » (DURKHEIM et FAUCONNET, DF, p.136.) La représentation abstraite de telles
sociétés ne se traduit jamais, ni chez Durkheim, ni chez Mauss en critères d’identification
clairs et exclusifs. Dans sa leçon d’ouverture à l’EPHE, Mauss présente les « peuples qui
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
166
ont, dans l’échelle des sociétés connues, un rang très bas » comme « de petits groupes
sociaux, peu denses, à habitats restreints même quand ils sont nomades, à langages, à
techniques peu perfectionnés, à systèmes juridique, familial, religieux, économique,
suffisamment élémentaires. » (MAUSS, CPE, p.230.) S’abstenant ouvertement de définir
chacune de ces caractéristiques, il se contente d’énumérer quelques-unes de ces sociétés qui
« ont toutes derrière elles, une longue histoire », mais qui « sont restées d’espèces plus
simples que nos sociétés. » (MAUSS, ELO, p.490.) En 1912, dans Les formes élémentaires
de la vie religieuse, Durkheim n’est pas plus clair d’un point de vue opératoire lorsqu’il
définit le phénomène religieux élémentaire par la « simplicité » de l’organisation sociale où
il se manifeste et par la possibilité « de l’expliquer sans faire intervenir aucun élément
emprunté à une religion antérieure. » (DURKHEIM, FE, p.1.)
Chose certaine, l’oncle et le neveu partagent la conviction que l’étude des formes
élémentaires de la vie sociale est urgente. L’ébauche de la thèse de Mauss, qui se concentre
d’abord sur les formes élémentaires de la prière, propose un ordre de la recherche débutant
par celles-ci en vue de dégager des hypothèses conductrices pour l’analyse des formes plus
complexes de la même institution :
Nous voulons procéder par ordre, suivant la nature des faits ; comme le
biologiste qui, ayant commencé par connaître les organismes
monocellulaires, peut passer ensuite à l’étude des organismes
polycellulaires, sexués, et ainsi de suite. […] Les faits que présentent même
des rituels encore barbares comme le rituel védique sont si abondants, si
touffus que l’on ne saurait s’y reconnaître, même avec l’aide de ces
théologiens conscients que furent les brahmanes, si l’on ne dispose de
quelques hypothèses conductrices que, seule, peut donner l’analyse des
formes élémentaires. (MAUSS, PRI, p.366.)
En plus de voir les phénomènes élémentaires comme le premier maillon de l’évolution,
Durkheim les considère également comme les faits les moins déformés par l’appropriation
individuelle et les moins compliqués par l’élaboration collective. Inspiré de ses lectures sur
les mythes et les rites australiens, il écrit à propos des phénomènes sociaux dans les
sociétés dites « inférieures » :
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
167
Le moindre développement des individualités, l’étendue plus faible du
groupe, l’homogénéité des circonstances extérieures, tout contribue à
réduire les différences et les variations au minimum. Le groupe réalise,
d’une manière régulière, une uniformité intellectuelle et morale dont nous
ne trouvons que de rares exemples dans les sociétés plus avancées. Tout est
commun à tous. Les mouvements sont stéréotypés ; tout le monde exécute
les mêmes dans les mêmes circonstances et ce conformisme de la conduite
ne fait que traduire celui de la pensée. Toutes les consciences étant
entraînées dans les mêmes remous, le type individuel se confond presque
avec le type générique. En même temps que tout est uniforme, tout est
simple. Rien n’est fruste comme ces mythes composés d’un seul et même
thème qui se répète sans fin, comme ces rites qui sont faits d’un petit
nombre de gestes recommencés à satiété. L’imagination populaire ou
sacerdotale n’a encore eu ni le temps ni les moyens de raffiner et de
transformer la matière première des idées et des pratiques religieuses ; celleci se montre donc à nu et s’offre elle-même à l’observation qui n’a qu’un
moindre effort à faire pour la découvrir. L’accessoire, le secondaire, les
développements de luxe ne sont pas encore venus cacher le principal. Tout
est réduit à l’indispensable, à ce sans quoi il ne saurait y avoir de religion.
Mais l’indispensable, c’est aussi l’essentiel, c’est-à-dire ce qu’il nous
importe avant tout de connaître. (DURKHEIM, FE, p.8.)
Cependant, l’évolution sociale suivant, selon lui, des tendances nécessaires, il ajoute
quelques cent trente pages plus loin qu’il est souvent bon de suivre une institution « jusqu’à
des phases avancées de son évolution ; car c’est parfois quand elle est pleinement
développée que sa signification véritable apparaît avec le plus de netteté. » (DURKHEIM,
FE, p.137-138.) Parmi les formes multiples d’une institution ou d’une société, il n’y en a
pas de plus véritables ou de plus pures ; dans leur diversité, leur plus ou moins importante
complexité, elles en manifestent toute la nature.
Des moments d’effervescence créatrice et tonifiante
« Jugements de valeur et jugements de réalité », Les formes élémentaires de la vie
religieuse et quelques publications de Durkheim revenant sur certains thèmes de cet
ouvrage sont le lieu d’un troisième développement de la théorie des milieux moraux.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
168
Mentionnée par Mauss dans un double compte-rendu des Formes et d’un ouvrage de Frazer
sur le totémisme, écrit en collaboration avec son oncle (MAUSS et DURKHEIM, TFD), la
conjecture des effervescences créatrices d’idéaux et de force collective ne trouve
apparemment pas d’autre écho chez le neveu.55 Le scénario – rencontré différemment chez
les Eskimos et dans les sociétés australiennes des Formes – d’une alternance entre des
moments de vie sociale très intense et d’autres plus relâchés, inspire à Durkheim un modèle
général, pour ne pas dire un mythe, de l’émergence des idéaux. Cette conjecture modifie
une dernière fois ses conceptions des représentations collectives, de la nature humaine
socialisée et de l’évolution sociale.
La première présentation du modèle date de 1911 au Congrès international de philosophie
de Bologne. Durkheim y discute de l’origine des idéaux qu’expriment les jugements de
valeur. Sa communication rejette d’abord le point de vue rendant la valeur inhérente à la
chose, réduisant le jugement de valeur à un jugement de réalité exprimant l’affect objectif
de la chose sur le sujet individuel ou collectif. Durkheim refuse ensuite le postulat de
l’existence de deux facultés de juger, l’une pensant le réel et l’autre l’idéal. Dans le premier
cas, on n’explique pas la valeur démesurée attribuée aux biens de luxe, aux symboles
religieux, patriotiques, à la monnaie, aux timbres, etc. ; dans le second cas, l’idéal est exclu
arbitrairement de la nature et de la science, donc du domaine de l’explicable. Selon
Durkheim, le jugement de réalité et le jugement de valeur sont de même nature : l’un
comme l’autre surajoute de l’idéal aux choses rencontrées dans l’expérience humaine. Par
contre, les deux types de jugements se distinguent en ce qu’ils n’appliquent pas la même
espèce d’idéal sur les choses. Lors des jugements de fait, l’idéal est conceptuel et son rôle
est uniquement d’exprimer les réalités telles qu’elles sont ; tandis que les idéaux de valeur
enrichissent les choses auxquelles on les associe pour parvenir à exprimer le beau, le bien,
le bon, etc. « Dans les premiers cas, c’est l’idéal qui sert de symbole à la chose de manière
à la rendre assimilable à la pensée. Dans le second, c’est la chose qui sert de symbole à
l’idéal et qui le rend représentable aux différents esprits. » (DURKHEIM, JVR, p.140.) Mais
d’où viennent ces idéaux conceptuels dont use la science et les idéaux de valeur
qu’expriment les arts, la morale, les rites religieux et les idéologies politiques ?
55
Pour l’affirmer avec certitude, il faudrait inspecter soigneusement tous les articles, les notes et les comptesrendus de Mauss écrit à partir de 1911, ce que nous n’avons pas eu le temps de faire.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
169
C’est pour répondre à cette question que Durkheim déballe son modèle général de
l’alternance entre des périodes d’effervescence créatrice et d’autres, moins exaltées, où la
société ravive ponctuellement l’idéal par des événements rappelant symboliquement la vie
morale et intellectuelle collective. Dans ce cas-ci, aucun synopsis ne rendrait
convenablement la teneur du scénario détaillé, aussi long soit-il :
Quand les consciences individuelles, au lieu de rester séparées les unes des
autres, entrent étroitement en rapports, agissent activement les unes sur les
autres, il se dégage de leur synthèse une vie psychique d’un genre nouveau.
Elle se distingue d’abord, de celle que mène l’individu solitaire, par sa
particulière intensité. Les sentiments qui naissent et se développent au sein
des groupes ont une énergie à laquelle n’atteignent pas les sentiments
purement individuels. L’homme qui les éprouve a l’impression qu’il est
dominé par des forces qu’il ne reconnaît pas comme siennes, qui le mènent,
dont il n’est pas le maître, et tout le milieu dans lequel il est plongé lui
semble sillonné par des forces du même genre. Il se sent comme transporté
dans un monde différent de celui où s’écoule son existence privée. La vie
n’y est pas seulement intense ; elle est qualitativement différente. Entraîné
par la collectivité, l’individu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne
tout entier aux fins communes. Le pôle de sa conduite est déplacé et reporté
hors de lui. En même temps, les forces qui sont ainsi soulevées, précisément
parce qu’elles sont théoriques, ne se laissent pas facilement canaliser,
compasser, ajuster à des fins étroitement déterminées ; elles éprouvent le
besoin de se répandre pour se répandre, par jeu, sans but, sous forme, ici, de
violences stupidement destructrices, là, de folies héroïques. C’est une
activité de luxe, en un sens, parce que c’est une activité très riche. Pour
toutes ces raisons, elle s’oppose à la vie que nous traînons quotidiennement,
comme le supérieur s’oppose à l’inférieur, l’idéal à la réalité.
C’est, en effet, dans les moments d’effervescence de ce genre que se sont,
de tout temps, constitués les grands idéaux sur lesquels reposent les
civilisations. Les périodes créatrices ou novatrices sont précisément celles
où, sous l’influence de circonstances diverses, les hommes sont amenés à se
rapprocher plus intimement, où les réunions, les assemblées sont plus
fréquentes, les relations plus suivies, les échanges d’idées plus actifs : c’est
la grande crise chrétienne, c’est le mouvement d’enthousiasme collectif qui,
aux XIIe et XIIIe siècles, entraîne vers Paris la population studieuse de
l’Europe et donne naissance à la scolastique, c’est la Réforme et la
Renaissance, c’est l’époque révolutionnaire, ce sont les grandes agitations
sociales du XIXe siècle. À ces moments, il est vrai, cette vie plus haute est
vécue avec une telle intensité et d’une manière tellement exclusive qu’elle
tient presque toute la place dans les consciences, qu’elle en chasse plus ou
moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires. L’idéal tend
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
170
alors à ne faire qu’un avec le réel ; c’est pourquoi les hommes ont
l’impression que les temps sont tout proches où il deviendra la réalité ellemême et où le royaume de Dieu se réalisera sur cette terre. Mais l’illusion
n’est jamais durable parce que cette exaltation elle-même ne peut pas durer :
elle est trop épuisante. Une fois le moment critique passé, la trame sociale
se relâche, le commerce intellectuel et sentimental se ralentit, les individus
retombent à leur niveau ordinaire. Alors, tout ce qui a été dit, fait, pensé,
senti pendant la période de tourmente féconde ne survit plus que sous forme
de souvenir, de souvenir prestigieux, sans doute, tout comme la réalité qu’il
rappelle, mais avec laquelle il a cessé de se confondre. Ce n’est plus qu’une
idée, un ensemble d’idées. Cette fois, l’opposition est tranchée. Il y a, d’un
côté, ce qui est donné dans les sensations et les perceptions et, de l’autre, ce
qui est pensé sous formes d’idéaux. Certes, ces idéaux s’étioleraient vite,
s’ils n’étaient périodiquement revivifiés. C’est à quoi servent les fêtes, les
cérémonies publiques, ou religieuses, ou laïques, les prédications de toutes
sortes, celles de l’Église ou celles de l’école, les représentations
dramatiques, les manifestations artistiques, en un mot tout ce qui peut
rapprocher les hommes et les faire communier dans une même vie
intellectuelle et morale. Ce sont comme des renaissances partielles et
affaiblies de l’effervescence des époques créatrices. Mais tous ces moyens
n’ont eux-mêmes qu’une action temporaire. Pendant un temps, l’idéal
reprend la fraîcheur et la vie de l’actualité, il se rapproche à nouveau du
réel, mais il ne tarde pas à s’en différencier de nouveau. (DURKHEIM, JVR, p.134135.)
Des expressions symboliques nécessaires
Ce que la théorie des milieux moraux du Suicide supposait en faisant naître l’état collectif
des interprétations des états d’autrui, Durkheim l’explicite en faisant du symbole le substrat
nécessaire à l’émergence, à l’expression et à l’attestation des représentations collectives.
Pour que les consciences individuelles appréhendent l’autorité et la signification des idéaux
conceptuels et de valeur, ceux-ci doivent s’incarner dans la réalité de leur expérience. La
fixation des forces morales dans des symboles, processus nécessaire à leur représentation,
serait à l’origine de la conscience religieuse de la puissance collective, tantôt sous forme de
phénomènes naturels, tantôt sous forme de divinités anthropomorphiques. Faute d’une
conception claire de l’interaction des consciences à l’origine des phénomènes collectifs, les
hommes ont cherché dans le monde physique la puissance soutenant l’ordre social. Du
coup, ce qui symbolise la force collective participe des mêmes sentiments de respect. Les
choses sacrées, du point de vue de Durkheim, ne sont plus simplement celles dont la
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
171
représentation est élaborée collectivement ; mais, suivant un critère plus restrictif, les
incarnations symboliques des forces morales qui attisent les consciences en leur rappelant
les états collectifs auxquels elles participent.
Les choses qui jouent ce rôle participent nécessairement des mêmes
sentiments que les états mentaux qu’elles représentent et matérialisent pour
ainsi dire. Elles aussi sont respectées, redoutées, ou recherchées comme des
puissances secourables. Elles ne sont donc pas placées sur le même plan que
les choses vulgaires qui n’intéressent que notre individualité physique ; elles
sont mises à part de ces dernières ; nous leur assignons une place tout à fait
distincte dans l’ensemble du réel ; nous les séparons : c’est en cette
séparation radicale que consiste essentiellement le caractère sacré. Et ce
système de conceptions n’est pas purement imaginaire et hallucinatoire ; car
les forces morales que ces choses réveillent en nous sont bien réelles,
comme sont réelles les idées que les mots nous rappellent après avoir servi à
les former. (DURKHEIM, DCS, p.328-329.)
Des communions symboliques nécessaires ?
La nouvelle conjecture prétend aussi que les représentations collectives seraient
nécessairement nées de moments d’effervescence et entretenues par des communions
symboliques. Selon Durkheim, littéralement, pour qu’une société prenne conscience d’ellemême et entretienne les idéaux conceptuels et moraux à travers lesquels elle se crée et se
représente dans ses rapports au monde, « il faut qu’elle s’assemble et se concentre »
(DURKHEIM, FE, p.603).
Cette présumée nécessité d’une communion concrète et exaltée pour que se crée de l’idéal,
de la force collective, du sacré, se marie difficilement avec les travaux de Mauss sur la
magie et la prière. Tel qu’expliqué précédemment, ce sont deux institutions où des
individus isolés peuvent élaborer l’idéal sous la poussée d’une collectivité physiquement
absente, mais moralement présente. L’effet des manifestations artistiques, des prédications
religieuses ou scolaires et de toutes les autres expressions de l’idéal qui l’introduisent dans
l’expérience n’est pas seulement de le raviver : elles le transforment en le réinterprétant.
Dans les Formes, Durkheim lui-même préconise l’étude de phénomènes religieux simples
dont les croyances et les rites n’auraient pas encore étés complexifiés par l’imagination
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
172
collective ou sacerdotale. Une interprétation plus nuancée du modèle soutiendrait que
l’idéal peut évoluer sans rassemblement physique, que la force collective peut être ravivée
par des pratiques isolées comme la prière ou la magie, mais que l’emballement des
assemblées est l’unique source d’où pourrait naître la force collective qui impose l’idéal
aux individus. Ainsi formulée, l’hypothèse devient cependant inintéressante parce qu’elle
est invérifiable, rien ne distinguant la création de la puissance collective, de sa
revivification et de sa transmission à une conception modifiée de l’idéal.
L’homo duplex
La conception de l’être humain accompagnant le scénario durkheimien diffère également
de celle inspirée des essais sur le sacrifice et la magie. Le dualisme du Suicide, que les
études de Hubert et Mauss avaient contribué à atténuer, est adapté à la théorie des
institutions. Les tendances égoïstes et altruistes, qui avaient été intégrées indissociablement
dans la participation aux institutions, réapparaissent dans les textes de Durkheim comme
deux pôles opposés de la vie humaine. L’homme est double, déchiré entre deux sources de
vie presque antagonistes, sa vie d’individu et la vie collective, auxquelles il participe
simultanément. Discutant de la distance entre les sensations et les tendances sensibles d’un
côté, la pensée conceptuelle et l’activité morale de l’autre, Durkheim écrit :
Ces deux aspects de notre vie psychique s’opposent donc l’un à l’autre
comme le personnel à l’impersonnel. Il y a, en nous, un être qui représente
tout par rapport à lui, de son point de vue propre, et qui, dans ce qu’il fait,
n’a pas d’autre objet que lui-même. Mais il y en a aussi un autre qui connaît
les choses sub specie aeternitatis, comme s’il participait d’une autre pensée
que la nôtre, et qui, en même temps, dans ses actes, tend à réaliser des fins
qui le dépassent. La vieille formule Homo duplex est donc vérifiée par les
faits. Bien loin que nous soyons simples, notre vie intérieure a comme un
double centre de gravité. Il y a, d’une part, notre individualité, et, plus
spécialement, notre corps qui la fonde ; de l’autre, tout ce qui, en nous,
exprime autre chose que nous-même. (DURKHEIM, DCS, p.318.)
À l’être individuel, autrement dit l’organisme, se ramènent l’expérience sensible et les
motifs utilitaires ; de l’être social ou de la société en nous, proviennent l’entendement, la
pensée conceptuelle et les activités religieuses et morales. Selon Durkheim, ces deux
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
173
systèmes d’état mentaux sont non seulement de nature différente ; « ils se chassent
mutuellement de la conscience » :
Nous ne pouvons pas être au même moment tout entiers à nous-même et à
nos sensations individuelles, tout entiers à la société et aux idéaux collectifs
qu’elle éveille et entretient en nous. De là, toutes sortes de tiraillements et
de conflits. Quelque solidarité qu’il y ait entre ces deux êtres – mais
solidarité n’exclut pas antagonisme – nous ne pouvons pas suivre l’un sans
sacrifier l’autre en quelque mesure. (DURKHEIM, DNH, p.34.)
Et comme dans Le suicide, l’homme serait naturellement porté à se laisser aller à ses
tendances individuelles. Pour Durkheim, la vie en société oblige au dépassement de soi en
faisant violence à ses tendances individuelles. D’après la conclusion d’un article publié en
1914, la vie collective semble une torture pour l’animal humain, tout particulièrement dans
les sociétés avancées où la civilisation tend à s’accroître :
comme la part de l’être social dans l’être complet que nous sommes devient
toujours plus considérable à mesure qu’on avance dans l’histoire, il est
contraire à toutes les vraisemblances qu’une ère doive jamais s’ouvrir où
l’homme sera moins dispensé de se résister à soi-même et pourra vivre une
vie moins tendue et plus aisée. Tout fait prévoir, au contraire, que la place
de l’effort ira toujours en croissant avec la civilisation. (DURKHEIM, DCS, p.332.)
Mais dans cette vie collective, la nature humaine trouve au moins son profit dans l’activité
religieuse. La conjecture des moments d’effervescence lui attribue exactement la même
fonction que dans Le suicide : « atteindre des consciences », « les tonifier » et « les
discipliner » (DURKHEIM, FE, p.600). Par la communion morale qu’elle occasionne,
l’activité religieuse « stimule l’activité, rehausse la vitalité, élève l’individu au-dessus de
lui-même, le soutient et le réconforte. » (DURKHEIM, DNH, p.29.) Selon le double compterendu écrit avec Mauss, c’est la religion qui « donne à l’individu des forces qui lui
permettent de se dépasser lui-même, de s’élever au-dessus de sa nature et de la dominer. »
(MAUSS et DURKHEIM, TFD, p.189.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
174
Les derniers travaux de Durkheim oublient comment Mauss et Hubert ont montré que les
institutions concilient, généralement sans conflit, l’égoïsme et l’altruisme en imposant des
systèmes d’action qui satisfont les aspirations individuelles qu’elles définissent. La
satisfaction individuelle par la magie ou le sacrifice contribue justement à raviver la foi
collective. L’égoïste tonifié mais contraint à l’effort de Durkheim apparaît exagérément
tendu à côté de l’être social, individuel et collectif, des travaux de Mauss, de la préface de
la seconde édition des Règles et de « La détermination du fait moral ».
Dans l’attente de la prochaine effervescence morale
Néanmoins, le modèle des cycles d’effervescence créatrice donne de l’espoir quant à
l’avenir de l’humanité. Durkheim s’attend à ce qu’adviennent d’autres de ces moments qui
mettront fin à « la phase de transition et de médiocrité morale » (DURKHEIM, FE, p.610)
que traversent les sociétés modernes. Le christianisme ne suscite plus les passions d’antan,
la foi révolutionnaire s’est éteinte dans les déceptions et le découragement, mais pour
Durkheim, il n’y a pas de raison de croire que l’humanité ne soit plus capable de se créer de
nouveaux idéaux :
Un jour viendra où les sociétés connaîtront à nouveau des heures
d’effervescence créatrice au cours desquels de nouveaux idéaux surgiront,
de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de
guide à l’humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront
spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pensée,
c’est-à-dire d’en entretenir le souvenir au moyen de fêtes qui en revivifient
régulièrement les fruits. (DURKHEIM, FE, p.611.)
Le modèle de Durkheim suppose une évolution sociale ponctuée de spasmes
d’effervescence collective. « L’avenir de la religion », publié en 1914, situe les sociétés
modernes dans une « phase d’ébranlement profond » où « elles sont obligées de se
renouveler et se cherchent laborieusement, douloureusement », maintenant que leurs
« vieux idéaux et les divinités qui les incarnaient sont en train de mourir, parce qu’ils ne
répondent plus suffisamment aux aspirations nouvelles qui se sont fait jour » (DURKHEIM,
AVR, p.312). Selon le scénario, l’effervescence créatrice serait suivie d’une « période
d’équilibre » durant laquelle la société peut « vivre tranquillement du passé », jusqu’à ce
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
175
que « sa puissance créatrice d’idéaux » faiblisse et qu’elle entre dans une « période de
froid moral » (DURKHEIM, AVR, p.312). Dans l’inquiétude et la tristesse, ces récessions de
la vie morale couvent l’élaboration de nouvelles aspirations qui « arriveront, un jour ou
l’autre, à prendre plus clairement conscience d’elles-mêmes, à se traduire en des formules
définies autour desquelles les hommes se rallieront et qui deviendront un centre de
cristallisation pour des croyances nouvelles. » (DURKHEIM, AVR, p.313.) Cette fois-ci,
selon Durkheim, il semble bien que les nouveaux idéaux naîtront des aspirations de justice
des classes populaires. « Quant à la lettre de ces croyances, c’est ce qu’il est inutile de
chercher à percevoir. Resteront-elles générales et abstraites, se rattacheront-elles à des
êtres personnels qui les incarneront et les représenteront ? Ce sont là contingences
historiques que l’on ne saurait prévoir. » (DURKHEIM, AVR, p.313.) Le rythme vital des
sociétés serait suffisamment régulier pour anticiper une prochaine effervescence, pour
« sentir, par-dessous le froid moral qui règne à la surface de notre vie collective, les
sources de chaleur que nos sociétés portent en elles-mêmes » (DURKHEIM, AVR, p.313) ;
mais le détail de l’ordre social à venir, le fruit de l’interaction des consciences, serait non
seulement imprévisible, mais contingent.
Les cadres naturels de la sociologie
Les conceptions interactionnistes des milieux moraux, des institutions, des sociétés et de
leur participation à des phénomènes de civilisation transforment le domaine d’étude de la
sociologie durkheimienne, tant dans ses rapports avec la biologie, la psychologie et
l’histoire que dans l’organisation de ses divisions internes. L’abandon des emprunts à la
biologie et le développement de nouvelles conceptions des faits sociaux visent à rapprocher
les conjectures de la spécificité des faits sociaux, de leur nature particulière, telle qu’elle se
donne à l’observation. C’est dans le même esprit que s’effectuent les révisions des rapports
de la sociologie aux autres sciences de l’homme et la redéfinition de ses divisions internes,
décloisonnées et suivant l’avancement de la recherche.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
176
Partager des faits et comparer ses observations avec la psychologie et la biologie
Les Règles avait attribué à la sociologie et aux sciences de la vie individuelle non
seulement des ordres de réalité différents, mais des catégories de faits exclusives, laissant à
une science mixte les phénomènes tenant à la fois de l’activité des consciences particulières
et du contexte social. Au fil des développements de la théorie des milieux moraux, la
sociologie durkheimienne s’approprie progressivement l’étude des faits psychosociaux :
elle interprète les effets des états collectifs, des circonstances sociales et des représentations
collectives sur les individus par les conjectures interactionnistes du Suicide ; elle analyse la
participation des individus aux institutions, dans les essais sur le sacrifice et la magie ; elle
s’attarde au développement socio-historique de la vie intellectuelle et morale, notamment
dans l’essai sur les systèmes de classification et dans les Formes.
Étudiant des faits pouvant tout aussi bien intéresser la psychologie, la sociologie
durkheimienne continue néanmoins d’être la science autonome d’un seul ordre de
phénomène. L’étude sociologique des faits mixtes ne vise que l’explication de leur
détermination sociale ou leur compréhension dans leur cadre institutionnel. À chaque
science sa perspective, son questionnement des phénomènes intriquant les déterminations
de la vie individuelle et de la vie collective.
La conception d’une indépendance relative des ordres de réalité et des lois qui en expriment
la nature conduit Durkheim et Mauss à maintenir une distinction, au moins conceptuelle,
entre l’individuel et le collectif. La définition des faits sociaux demeure importante pour
identifier clairement l’objet de la discipline, mais on ne la prétend plus définitive et
exclusive : « il suffit d’avoir montré que des faits existent qui méritent d’être appelés ainsi
et d’avoir indiqué quelques signes auxquels on peut reconnaître les plus importants d’entre
eux. » (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.151.) Considérant qu’il y a des stades intermédiaires
entre les faits individuels et les faits suffisamment élaborés par l’interaction des
consciences pour être dits collectifs, Durkheim ne tente plus de tracer une frontière précise
entre les domaines d’étude. « Dans la nature, en effet, tout est si lié qu’il ne peut y avoir ni
de solution de continuité entre les différentes sciences, ni de frontière trop précise. »
(DURKHEIM, SDS, p.13-14.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
177
Par ailleurs, il n’est plus question pour la sociologie de s’approprier les lois de la
psychologie et de la biologie. « Ce sont des procédés préparatoires, que les sciences
emploient utilement dans leur période héroïque, mais dont elles doivent ensuite se
débarrasser. » (DURKHEIM, SOF, p.125.) Durkheim critique indirectement le collage
théorique de sa propre thèse, mais ne dédaigne pas pour autant l’analogie et la comparaison
entre ce qui s’observe dans les différents règnes de la vie humaine. Il s’agit seulement de ne
pas préjuger de l’identité des lois, perdant de vue la spécificité des ordres de faits étudiés.
L’article « Représentations individuelles et représentations collectives » reconnaît qu’il est
parfaitement légitime pour le sociologue d’examiner si l’organisation sociale ne présente
pas « des similitudes partielles avec les conditions de l’organisation animale, telles que le
biologiste les détermine de son côté. » (DURKHEIM, REP, p.2) Le même article et la préface
de la seconde édition des Règles soumettent aussi le projet d’une psychologie formelle des
représentations individuelles et collectives :
Les mythes, les légendes populaires, les conceptions religieuses de toutes
sortes, les croyances morales, etc., expriment une autre réalité que la réalité
individuelle ; mais il se pourrait que la manière dont elles s’attirent ou se
repoussent, s’agrègent ou se désagrègent, soit indépendante de leur contenu
et tienne uniquement à leur qualité générale de représentations. Tout en
étant faites d’une manière différente, elles se comporteraient dans leurs
relations mutuelles comme le font les sensations, les images, ou les idées
chez l’individu. Ne peut-on croire, par exemple, que la contiguïté et la
ressemblance, les contrastes et les antagonismes logiques agissent de la
même façon, quelles que soient les choses représentées ? On en vient ici à
concevoir la possibilité d’une psychologie toute formelle qui serait une sorte
de terrain commun à la psychologie individuelle et à la sociologie (DURKHEIM,
SPR, p.XVIII).
N’empruntant gratuitement aucune proposition à la psychologie, les sociologues devraient
d’abord étudier la pensée collective pour elle-même avant que cette psychologie formelle
cherche dans quelle mesure elle ressemble à la pensée des particuliers. Les champs d’étude
se croisent, mais les questionnements demeurent indépendants.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
178
Sociologie et histoire : une seule et même science ?
Dans une perspective compréhensive, à la recherche de tendances plutôt que de lois
causales ahistoriques, la sociologie durkheimienne se rapproche de l’histoire au point de
proposer une fusion des deux sciences. Les textes de la période de fondation avaient
critiqué la prétention explicative de certains historiens se contentant d’aligner les états
successifs d’une société ou d’une institution comme si ces états engendraient les suivants,
comme si les phénomènes sociaux-historiques étaient la cause de leur propre évolution. Au
mieux, Durkheim reconnaissait à l’histoire le statut de science descriptive et proposait aux
historiens un commerce de faits historiques finement documentés en échange de lois
hypothétiques tirées de comparaisons sociologiques susceptibles d’orienter leurs
descriptions de cas singuliers.
La préface de la première édition de l’Année invite à nouveau les historiens à un commerce
de faits avec les sociologues, mais aussi à un commerce de formation. Par ignorance des
méthodes historiques et par manque d’érudition, le sociologue est généralement limité à des
approximations tirées de faits dont il ne peut juger de la qualité. Dans la perspective d’une
collaboration avec la sociologie, l’historien, lui, établit des faits sans idée des comparaisons
dans lesquelles ils devront s’insérer. Puisqu’il ne peut y avoir d’explication sans
comparaison et que l’histoire devient de la sociologie lorsqu’elle compare, Durkheim croit
que l’idéal serait de former des chercheurs maîtrisant le procès de la science sociale, de la
constitution des faits à leur analyse et leur interprétation.
non seulement la sociologie ne peut se passer de l’histoire, mais elle a même
besoin d’historiens qui soient en même temps des sociologues. Tant qu’elle
devra s’introduire comme une étrangère dans le domaine historique pour y
dérober, en quelque sorte, les faits qui l’intéressent, elle ne pourra y faire
que d’assez maigres provisions. Dépaysée dans un milieu auquel elle n’est
pas accoutumée, il est presque inévitable qu’elle ne remarque pas, ou
qu’elle n’aperçoive que d’une vue assez trouble, les choses qu’elle aurait le
plus d’intérêt à bien observer. Seul l’historien est assez familier avec
l’histoire pour pouvoir s’en servir avec assurance. Ainsi, bien loin qu’elles
soient en antagonisme, ces deux disciplines tendent naturellement l’une vers
l’autre, et tout fait prévoir qu’elles sont appelées à se confondre en une
discipline commune où les éléments de l’une et de l’autre se retrouveront
combinés et unifiés. […] Susciter des historiens qui sachent voir les faits
historiques en sociologues, ou, ce qui revient au même, des sociologues qui
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
179
possèdent toute la technique de l’histoire, voilà le but qu’il faut poursuivre
de part et d’autre. À cette condition, les formules explicatives de la science
pourront s’étendre progressivement à toute la complexité des faits sociaux
au lieu de n’en reproduire que les contours les plus généraux, et en même
temps l’érudition historique prendra un sens puisqu’elle sera employée à
résoudre les plus graves problèmes que se pose l’humanité. (DURKHEIM, PRE1,
p.32-33.)
Souhaitant que les sociologues se forment à la méthode historique, Durkheim suggère que
la constitution des faits devrait dépasser les préoccupations théoriques. Les faits doivent
être aussi précis, nuancés et contextualisés que possible. L’ère de l’épuration des faits est
terminée. Mais leur cueillette doit néanmoins profiter de la théorie qui offre des modèles ou
grilles de lecture pour reconstituer les phénomènes de manière à ce qu’on puisse les
comprendre. C’est la raison pour laquelle les historiens devraient être formés en sociologie.
En 1909, Durkheim réaffirme la distinction entre la sociologie qui « s’attache uniquement à
découvrir des rapports généraux, des lois vérifiables dans des sociétés différentes » et
l’histoire qui considère les phénomènes sociaux « surtout par le côté où ils sont particuliers
à un peuple et à un temps déterminés. » (DURKHEIM, SOC, p.155-156.) Il conserve tout de
même la conviction que les deux sciences sont vouées à devenir de plus en plus solidaires.
La sociologie ne peut progresser dans une approche compréhensive sans une
contextualisation détaillée des faits qu’elle compare, de même que l’histoire, en tant que
science, ne développe ses perspectives qu’en accumulant des faits.
Réorganiser et spécialiser la recherche
Pour se rapprocher des faits, la formation de sociologue ne se combine pas seulement avec
celle d’historien. Qu’on pense à la double formation en linguistique et en sociologie vers
laquelle Durkheim avait orienté son fils, et aux intrusions de Mauss dans les cours de
sciences des religions, de linguistique et de droit. La formation multiple, alliant la
sociologie à d’autres sciences de l’homme s’étant constituées en marge de la première, est
un moyen de spécialiser le sociologue dans un type d’étude particulière, d’y accroître sa
compétence, son érudition et d’introduire dans ces domaines la rigueur scientifique de la
méthodologie sociologique. Durkheim déplore que beaucoup de recherches des sciences de
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
180
l’homme, n’ayant pas saisi qu’elles étudient des phénomènes sociaux, « non seulement
n’ont rien de sociologique, mais n’ont qu’imparfaitement un caractère scientifique. » :
En ne reliant pas les faits sociaux au milieu social dans lequel ils sont
enracinés, ces recherches demeurent suspendues en l’air sans relation avec
le reste du monde, sans qu’il soit possible d’apercevoir le lien qui les unit
les unes aux autres et qui en constitue l’unité. Dans ces conditions, il ne
reste qu’à exposer ces faits sans les classer ou les expliquer, comme le font
les historiens purs, ou qu’à extraire ce qu’ils ont de plus général selon un
point de vue schématique qui, naturellement, leur fait perdre leur
individualité. Mais en suivant cette méthode, on ne réussirait pas à établir de
relations définies entre des classes de faits définies c’est-à-dire des lois au
sens le plus général du terme ; or là où il n’y a pas de lois, peut-il y avoir
une science ? (DURKHEIM, SDS, p.33.)
Durkheim et Mauss maintiennent l’idéal d’une seule science intégrant l’étude de tous les
phénomènes de la vie sociale. L’Année, qui rassemble par champ d’étude l’ensemble des
faits pouvant alimenter la réflexion sociologique, participe du même projet d’une
sociologie redéfinissant les autres sciences sociales en un système de spécialités
complémentaires, rapprochant leurs études afin de les enrichir des liens pouvant être établis
entre leurs observations. Dès le deuxième volume, la revue annonce qu’elle exclut de ses
recensions les études qui ne permettent pas d’entrer étroitement en contact avec les faits,
« pour chercher à les comprendre, à les réduire en type et en lois qui les expriment aussi
adéquatement que possible, et cela dans un esprit sociologique. » (DURKHEIM, PRE2,
p.136.)
La spécialisation des chercheurs, leur collaboration et une division réaliste des domaines
d’étude sont pour Durkheim des conditions nécessaires au progrès de la discipline. Le
temps des vastes spéculations sans base empirique est révolu ; on attend plutôt des
sociologues une connaissance érudite des faits dont ils discutent. Et le seul moyen d’y
parvenir, c’est de se spécialiser. À l’intérieur même des spécialités, pour éviter de piétiner
dans les théories vagues et personnelles, les sociologues doivent aussi s’attacher à réfléchir
sur des ensembles de faits définis. Seules les « conceptions qui ont quelque base objective
ne tiennent pas étroitement à la personnalité de leur auteur. Elles ont quelque chose
d’impersonnel qui fait que d’autres peuvent les reprendre et les poursuivre » (DURKHEIM,
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
181
PSU, p.45). La tâche commune des sociologues n’est plus tant d’élaborer des théories
générales que d’organiser les faits de manière à mieux les comprendre.
Leur collaboration, telle que Durkheim la conçoit, suppose des études spécialisées,
relativement complètes, s’en tenant à des ensembles de faits bien circonscrits, et tendant,
une fois réunies, à couvrir l’ensemble de la vie sociale. On souhaite comprendre les
phénomènes pour eux-mêmes et en tant qu’éléments des totalités sociales qui les dépassent.
L’efficacité de la spécialisation et de la collaboration des chercheurs dépend donc de la
correspondance entre les divisions de la sociologie et les articulations naturelles de la vie
sociale. Pour répartir les faits entre des spécialités, « encore faut-il qu’ils ne soient pas de
même nature et ne s’impliquent pas mutuellement au point d’être inexplicables les uns sans
les autres. » (DURKHEIM et FAUCONNET, DF, p.140.) Mais tant qu’ils n’ont pas été étudiés,
on ne peut avoir qu’une idée approximative de l’agencement naturel des phénomènes
sociaux.
Par conséquent, la sociologie durkheimienne ne s’oblige ni de l’organisation antérieure des
anciennes sciences sociales qu’elle absorbe, ni même des divisions qu’elle se donne
temporairement. Les divisions de l’Année, qui correspondent aux cadres de la discipline,
sont révisées à chaque volume :
nous estimons que l’une des tâches principales de l’Année est précisément
de travailler à déterminer progressivement les cadres naturels de la
sociologie. C’est, en effet, le meilleur moyen d’assigner à la recherche des
objets définis et, par cela même, de libérer notre science des vagues
généralités où elle s’attarde. En même temps, on en sentira mieux l’unité,
alors que les cadres actuellement en usage la masquent trop souvent,
précisément parce qu’ils se sont formés d’une manière tout empirique et
indépendamment les uns des autres. C’est pourquoi il n’y a pas eu d’année
où nous n’ayons cherché à perfectionner notre classification primitive.
(DURKHEIM, CSM, p.293-294.)
Les divisions internes de la sociologie
La division entre les faits de morphologie sociale et les faits de physiologie sociale change
de signification dans le cadre de la nouvelle perspective. Elle ne renvoie plus aux fonctions
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
182
sociales et aux organes qui les assument, mais à la vie sociale et au substrat matériel à la
surface duquel elle se produit, c’est-à-dire à « la masse des individus qui composent la
société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la nature et la configuration des choses
de toutes sortes qui affectent les relations collectives » (DURKHEIM, MOR, p.181). On
oppose désormais le milieu moral des normes impersonnelles de la pensée et de l’action,
des institutions, des états collectifs et des représentations collectives, au milieu physique
déterminant les existences individuelles d’une autre façon. L’explication de la constitution
respective de ces milieux, étroitement liée sans être strictement déterminée l’une par
l’autre, ne doit pas être confondue. « La façon dont la société est constituée est une chose,
tout autre chose est la manière dont elle agit. Ce sont deux sortes de réalités si différentes
qu’on ne peut pas les traiter avec les mêmes procédés et qu’on doit les séparer dans la
recherche. » (DURKHEIM, SDS, p.20.)
Aussi naturelle qu’elle puisse paraître, la division entre la morphologie sociale et la
physiologie sociale, maintenue jusqu’au dernier volume de l’Année, n’est pas sans poser
quelques problèmes. Par exemple, en 1901, Durkheim (TEC) se demande si l’étude de
l’habitation, doit faire partie de la morphologie sociale ou de la physiologie sociale comme
l’étude des autres technologies. Tout dépend du point de vue, selon qu’on la voit comme un
déterminant physique de l’organisation des groupes qui y habitent ou comme un instrument
de la vie collective.
Les études de morphologie sociale constituent une section de l’Année, tandis que la
physiologie sociale se divise en plusieurs sections renvoyant à des faits d’espèces
différentes : sociologie religieuse ; sociologie morale et juridique ; sociologie criminelle et
statistique morale ; sociologie économique ; et divers, pour les études de faits esthétiques,
linguistiques, technologiques, etc. qui n’ont pas leur place dans les sections précédentes.56
Relativement autonomes, ces divisions de la sociologie ne sont pas séparées par « ces
cloisons étanches qui existent d’ordinaire entre les différentes sciences spéciales. » :
Le sociologue qui étudie les faits juridiques et moraux doit, souvent, pour
les comprendre, se rattacher aux phénomènes religieux. Celui qui étudie la
56
Ces sections se compliquent de subdivisions en sous-sections qui ne sont pas recensées dans ce mémoire.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
183
propriété doit considérer ce phénomène sous son double aspect juridique et
économique, alors que ces deux côtés d’un même fait sont d’ordinaire
étudiés par des savants différents. (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.175.)
Finalement, aux sociologies spéciales s’ajoute une sociologie générale présentée par
Durkheim dans les premiers volumes de l’Année comme une « synthèse » de ces sciences
particulières, « une comparaison de leurs résultats les plus généraux » (DURKHEIM, PRE1,
p.34), « la partie philosophique de notre science » (DURKHEIM, PRE2, p.135). Dans une
note datant de 1902, Durkheim reconnaît que la plupart des ouvrages analysés sous cette
rubrique de la revue participent d’un « genre de spéculation qui porte indistinctement et
arbitrairement sur les catégories les plus différentes de phénomènes sociaux, qui touche,
par conséquent, à toutes les questions, qui, en un mot, ne se caractérise guère que par
l’extrême indétermination de son objet. » (DURKHEIM, CIV, p.53.) Mais les durkheimiens
souhaitent des études de sociologie générale dont les problèmes sont bien définis, traités
avec autant de méthode et d’érudition que dans les sociologies spéciales. « Tandis que
chaque science sociologique particulière traite d’une espèce déterminée de phénomènes
sociaux, le rôle de la sociologie générale serait de reconstituer l’unité du tout ainsi
décomposé par l’analyse. » (DURKHEIM, CIV, p.53.) Les touts à reconstituer en
rapprochant les observations des études spécialisées constitueraient idéalement les
questions définies des études de sociologie générale. Les problèmes de cette branche de la
discipline sont dits généraux ou bien parce qu’ils surplombent bon nombre des champs
institutionnels de la vie sociale, comme ceux de la détermination des types de civilisations
et de caractères collectifs ; ou bien parce qu’ils concernent l’interprétation d’une diversité
de phénomènes, telles les questions de psychologie collective. « Mais comme la valeur de
la synthèse dépend de la valeur des analyses dont elles résultent, faire avancer [le] travail
d’analyse constitue la tâche la plus urgente de la sociologie. » (DURKHEIM, SOC, p.152.)
Le passage silencieux de l’approche explicative des premiers textes de Durkheim à
l’approche compréhensive de la deuxième période de l’œuvre occasionne un double
mouvement d’autonomisation des conjectures sociologiques et de décloisonnement des
divisions internes et de l’univers d’enquête de la discipline. La recherche de relations
causales fermait les yeux sur la participation de l’individu à la vie collective, sur la place
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
184
des représentations dans l’institution, sur l’insertion des institutions dans des civilisations,
etc. Le cas singulier était décontextualisé pour entrer dans les séries illustrant les lois
générales. Les nouvelles formes de conjectures sont plus instructives, mais aussi plus
exigeantes pour les chercheurs forcés de s’attacher à des problèmes précis s’ils comptent
les traiter convenablement. Une sociologie qui prétend à un souci d’érudition équivalent à
celui des historiens ne peut plus être l’affaire de généralistes solitaires. Plus qu’auparavant,
l’horizon du scientifique doit s’appuyer sur les travaux de ses pairs.
Cette révolution compréhensive de l’entreprise sociologique durkheimienne entraîne
également une révision des méthodes exposées dans les Règles. En fait, abandonner la
causalité mécanique et la théorie des espèces sociales qui autorise la généralisation de ses
lois explicatives, c’est ni plus ni moins abandonner l’esprit des Règles.
Les révisions de la méthodologie des Règles
Une science toujours perfectible
Il faut cependant préciser que l’abandon de l’esprit des Règles n’équivaut pas à faire table
rase des acquis méthodologiques antérieurs à la « révélation religieuse » de Durkheim ; les
méthodes sont révisées au fur et à mesure que la recherche progresse. Dans la préface de la
seconde édition des Règles, Durkheim avoue à ses critiques que leurs contestations ne le
surprennent guère, qu’elles sont salutaires pour le développement de la sociologie, et qu’il
s’attend à ce que les révisions méthodologiques se poursuivent tant qu’il y aura de la
recherche :
Sans doute, plus d’une proposition nous est encore contestée. Mais nous ne
saurions ni nous étonner ni nous plaindre de ces contestations salutaires ; il
est bien clair, en effet, que nos formules sont destinées à être réformées dans
l’avenir. Résumé d’une pratique personnelle et forcément restreinte, elles
devront nécessairement évoluer à mesure que l’on acquerra une expérience
plus étendue et plus approfondie de la réalité sociale. En fait de méthode,
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
185
d’ailleurs, on ne peut jamais faire que du provisoire ; car les méthodes
changent à mesure que la science avance. (DURKHEIM, SPR, p.XI-XII.)
Abandonner la conception organiciste, c’est se défaire de la théorie des espèces sociales,
donc dire adieu à l’assurance de pouvoir généraliser ses inductions. Cependant, Durkheim
et Mauss ne semblent pas ressentir le besoin de renouveler, par une quelconque acrobatie
théorique, la validité générale de leurs conclusions. Leurs études cherchent toujours des lois
générales, mais ils savent qu’elles ne peuvent se conclure que par des hypothèses. Comme
l’expliquent Fauconnet et Mauss, la science, telle qu’ils la conçoivent, progresse par
établissement et révision de propositions provisoires :
À des connaissances provisoires, mais soigneusement énumérées et
précisées, correspondent des hypothèses provisoires. Les généralisations
faites, les systèmes proposés, valent momentanément pour tous les faits
connus ou inconnus du même ordre que les faits expliqués. On en est quitte
pour modifier les théories à mesure que de nouveaux faits arrivent à être
connus ou à mesure que la science, tous les jours plus exacte, découvre de
nouveaux aspects dans les faits connus. […] Les hypothèses expriment des
faits, et par conséquent elles ont toujours au moins une parcelle de vérité : la
science peut les compléter, les rectifier, les transformer, mais elle ne
manque jamais de les utiliser. (FAUCONNET et MAUSS, SCG, p.174.)
N’ayant plus à se présenter comme des certitudes, les énoncés scientifiques doivent tout de
même être explicatifs, généraux et nécessaires, critiquables et vérifiables. La soumission
d’hypothèses, leur développement et leur révision visent encore l’organisation cohérente
des observations suivant le principe de causalité. C’est seulement que, contrairement à ce
que pouvait laisser entendre Durkheim dans ses premiers textes lorsqu’il évoquait les lois
qu’il avait établies, plus rien n’est définitif, toute hypothèse mérite d’être réévaluée. Les
Règles obligeaient la spéculation scientifique à se fonder sur une analyse systématique des
faits ; l’article « Sociologie » ajoute que la valeur de vérité d’une hypothèse s’acquiert petit
à petit, au fil de ses remises à l’épreuve, qui offre parfois la possibilité de la corriger et
accroît l’univers des faits dont elle rend compte.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
186
Pour formuler les hypothèses les plus précises possible, le rapprochement de quelques cas
typiques et bien documentés est préféré à l’examen sommaire d’une multitude de cas. Chez
Mauss, cette conception de la science s’affirme dès son premier compte-rendu publié en
1896, où il critique un spécialiste allemand des sciences religieuses qui se contente
d’énumérer des faits pour prouver ce qu’il avance : « M. Steinmetz ne distingue pas le fait
typique, ni ne le recherche. Or un seul fait, critiquement établi, peut démontrer une
hypothèse en sociologie, comme dans les autres sciences, parce qu’il est la loi elle-même.
Les autres faits ne sont que son cortège, ses dégradations. » (MAUSS, RDP, p.678.)
L’année suivante, Le suicide participe de la même conception de la science en choisissant, à
partir des hypothèses de Durkheim sur les causes sociales du suicide, quels milieux sociaux
et quelles catégories d’individus valent la peine d’être comparés statistiquement. La
comparaison de cas typiques remplace l’analyse et l’interprétation de séries générales
promue par les Règles. Les phénomènes particuliers apparaissent comme le seul terrain
solide pour la science et c’est de leur rapprochement que l’on espère dégager ce qu’ils ont
de généraux et les lois qui expliquent leurs variations particulières.
L’adaptation des méthodes à la nouvelle conception de la vie sociale et à son approche
compréhensive
Dans le cadre de la théorie des milieux moraux, tous les éléments de méthode des Règles,
maintenus par Durkheim et Mauss, le sont moyennant quelques modifications. L’objet
d’étude est toujours défini par quelques caractères observables – étant entendu que les
représentations collectives qu’on a d’une institution ou d’une société acquièrent le statut de
réalités objectives. Les études sur le sacrifice, la magie et la religion expliquent ces
phénomènes par leur cause et leur fonction – mais les causes sont désormais des processus
collectifs, tandis que les fonctions assurent à la fois le maintien de l’institution et la
participation des individus qui la perpétue. La méthode comparative est employée pour
étudier notamment l’évolution des systèmes de classification, les variations saisonnières
des sociétés et l’évolution de l’enseignement secondaire en France – les concomitances
établies étant maintenant interprétées comme des processus sociaux généraux, historiques
ou cycliques, ne se réduisant pas à la détermination d’un facteur sur un autre. La variante
génétique de cette méthode ne suit plus le développement des institutions dans le schéma
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
187
de l’évolution des espèces sociales ; leurs formes successives sont comprises dans les
moments historiques qui les ont suscitées. Et dans le cas des comparaisons synchroniques
du Suicide, ce sont les dynamiques de la vie sociale, variables suivant les circonstances, les
milieux moraux et les individus y participant, qui expliquent les écarts entre les taux de
suicide.
Durkheim adopte même une approche compréhensive des phénomènes pathologiques avant
de ne plus prétendre pouvoir les distinguer de ce qui serait normal. Dans Le suicide, il n’est
nulle part question de dégager le type normal de l’espèce sociale afin d’identifier les
sociétés qui en dérogent. Pour démontrer que la marche de la civilisation occidentale de la
fin du XIXe siècle et celle du suicide « ne s’impliquent pas logiquement, et que celle-ci, par
conséquent, peut être enrayée sans que l’autre s’arrête du même coup » (DURKHEIM, SU,
p.422), l’ouvrage recourt aux précédents historiques et évoque d’autres symptômes de
l’effervescence maladive soutenant la montée des morts volontaires. C’est la mise en
contexte de la croissance des suicides, sa comparaison avec une autre situation historique
semblable, et leur situation anecdotique dans la trajectoire du développement de la
civilisation occidentale qui conduit au diagnostic. Sachant qu’à l’apogée de l’Empire
romain il s’y produisait une hécatombe de suicides, on aurait pu croire que ce genre de
mouvement était le prix du développement intellectuel auquel on était parvenu. Mais
Durkheim conteste cette conclusion hâtive parce que le développement de la culture
romaine s’est poursuivi durant la Renaissance et par la suite, sans grande vague de suicide.
Par ailleurs, la rapidité de l’accroissement des suicides qui, « en moins de cinquante ans,
[…] ont triplé, quadruplé, quintuplé même selon les pays » (DURKHEIM, SU, p.422)
suppose une profonde altération de l’organisation sociale, qui ne peut-être que maladive
considérant le rythme habituel de l’évolution des sociétés :
Or, il est impossible qu’une altération, à la fois aussi grave et aussi rapide,
ne soit pas morbide ; car une société ne peut changer de structure avec cette
soudaineté. Ce n’est que par une suite de modifications lentes et presque
insensibles qu’elle arrive à revêtir d’autres caractères. Encore les
transformations qui sont ainsi possibles sont-elles restreintes. Une fois
qu’un type social est fixé, il n’est plus indéfiniment plastique ; une limite est
vite atteinte qui ne saurait être dépassée. Les changements que suppose la
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
188
statistique des suicides contemporains ne peuvent donc pas être normaux.
(DURKHEIM, SU, p.422-423.)
Le diagnostic est confirmé par la multiplication au XIXe siècle des philosophes pessimistes,
des anarchistes, des esthètes, des mystiques et des socialistes révolutionnaires communiant
« dans un même sentiment de haine ou de dégoût pour ce qui est, dans un même besoin de
détruire le réel ou d’y échapper. » (DURKHEIM, SU, p.424.) Ceux-ci ressemblent d’ailleurs,
de ce point de vue, aux Épicure et Zénon de la fin de l’Antiquité.
Les études de la seconde période de l’œuvre pourraient être appelées une à une à témoigner
de la révision méthodologique de la sociologie durkheimienne. De toutes, la section
méthodologique de la thèse de Mauss (PRI), qui présente un plan global d’analyse
sociologique de la prière, en fournit la plus systématique expression. La construction d’une
théorie générale de la prière – ou de tout autre institution ayant pris de multiples formes
dans l’histoire et la diversité des sociétés – suppose deux traitements complémentaires des
faits :
•
•
D’abord le sociologue doit classer les variantes socio-historiques de l’institution en
types généalogiques. Ces types regroupent les formes de la prière suivant d’une
part, leurs ressemblances, et d’autre part, leur ordre d’apparition dans l’évolution
historique de l’institution – dans ce cas-ci, suivant l’ordre de complexité des
religions dans lesquelles elles s’inscrivent. Un même type de prière pouvant être à
l’origine de plus d’une forme ultérieure, leur classification prend la forme d’un
arbre généalogique. Cette première opération prépare les faits pour que le
sociologue dégage le schéma générique de chacune des formes typiques de
l’institution, relevant ce que les cas rassemblés ont de commun. La compréhension
générale de l’institution, en perpétuel devenir, sera ensuite extraite du
rapprochement des types sortis les uns des autres, parce qu’ « il serait bien difficile
de fixer un moment où elle se réalise plus complètement que partout ailleurs. »
(MAUSS, PRI, p.395.) Ce premier temps de l’analyse dispose les faits pour dresser
un portrait du fonctionnement de l’institution et de sa genèse.
Ensuite, le sociologue doit expliquer les variations particulières de l’institution, dans
sa genèse et à l’intérieur de chaque type, en les rapportant au milieu social qui en est
à l’origine. Après avoir développé des conceptualisations génériques, on tente de
comprendre les différences entre les cas particuliers. Chaque cas de prière doit être
compris dans « deux sphères concentriques, l’une formée par l’ensemble des
institutions générales de la société, l’autre par l’ensemble des institutions
religieuses. » (MAUSS, PRI, p.400.) Dans certains cas, les variations de la prière
tiendront de l’organisation sociale générale et de la structure de ses groupes, des
institutions politiques, juridiques, économiques, etc., conjointes de la religion dans
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
189
le même ordre social. Mais, « en général, la prière est plus immédiatement en
rapport avec le reste des phénomènes religieux et c’est sous leur action directe
qu’elle évolue » ; quoique « c’est encore le milieu social général qui est le moteur
dernier, car c’est lui qui produit dans le milieu religieux les modifications qui se
répercutent dans la prière. » (MAUSS, PRI, p.400.) Pour l’étude d’autres
institutions, la même méthode s’applique ; il s’agirait simplement de redéfinir la
sphère de compréhension la plus étroite.
On le voit encore, la sociologie durkheimienne ne se contente plus de développer une
connaissance générale comme dans les Règles. La compréhension des faits dans un système
théorique est remplacée par leur compréhension dans leur contexte social-historique et dans
le lot des cas comparables. L’approche compréhensive qui apparaît dans la deuxième
période de l’œuvre prétend que la sociologie peut expliquer jusqu’aux particularités de
chaque cas, ce que ne permettaient pas les lois causales établies dans la perspective d’une
évolution mécanique. La pleine conscience que tout est étroitement lié réduit la pertinence
de chercher des déterminants généraux et accroît la finesse et le détail des études
sociologiques.
Inciter et instruire du passé la réflexion collective sur l’avenir
L’autonomie relative de la science vis-à-vis de la pratique demeure tout aussi importante
pour Durkheim qu’elle l’était dans ses premiers textes. Mauss, pourtant un socialiste
engagé, ne discute pas de la pratique dans ses études sociologiques qui abordent, il faut
l’admettre, des sujets qui ne s’y prêtent pas vraiment. Le neveu semble d’accord avec son
oncle : la sociologie cherche à comprendre les phénomènes de la vie sociale pour euxmêmes. Dès que Durkheim ne prétend plus être en mesure de déterminer scientifiquement
ce qui serait l’état normal et désirable des choses, les conclusions de ses études n’ont plus
le caractère normatif qu’il leur attribuait. La sociologie, comme les autres sciences, peut
renseigner la pratique, mais elle n’est pas en mesure et ne doit pas juger les réalités qu’elle
a pour fonction de rendre intelligibles.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
190
Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront
vraisemblablement susceptibles d’être utilisées. Il peut même se faire qu’il
dirige de préférences ses recherches sur tel ou tel point parce qu’il pressent
qu’elles seront ainsi plus profitables, qu’elles permettront de satisfaire à des
besoins urgents. Mais en tant qu’il se livre à l’investigation scientifique, il
se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce
que sont les choses, et il s’en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les
vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes, s’il est bon que
les rapports qu’il établit restent ce qu’ils sont, ou s’il vaudrait mieux qu’ils
fussent autrement. Son rôle est d’exprimer le réel, non de le juger. (DURKHEIM,
NMP, p.71.)
Néanmoins, Durkheim s’attend encore à ce que le développement de la sociologie
révolutionne la conduite de la vie collective. « Les progrès de l’art politique suivront ceux
de la science sociale, comme les découvertes de la physiologie et de l’anatomie ont aidé au
perfectionnement de l’art médical, comme la puissance de l’industrie s’est centuplée depuis
que la mécanique et les sciences physico-chimiques ont pris leur essor.» (DURKHEIM, SOC,
p.143.) Dans une conception où le déterminisme entretient un rapport ambigu avec
l’interaction des individus à l’origine de la vie sociale, Durkheim attribue aux hommes une
responsabilité plus importante que la poursuite d’un idéal donné dans la nature. C’est à eux
que revient la tâche de penser collectivement les idéaux qui les guident et les motivent,
ainsi que les institutions qui définissent leur existence. Désormais inapte à déterminer une
fin naturelle qu’elle incitait à poursuivre, la sociologie durkheimienne révise sa double
vocation morale. Au cours de la deuxième période de l’œuvre, les interventions de
Durkheim dans le domaine de la pratique visent l’éveil des individus à leur rôle de
définiteur de l’avenir, et alimente leur réflexion d’une meilleure compréhension de la vie
sociale, en vue de réformes éclairées des institutions. Les modernes en ont d’ailleurs grand
besoin puisqu’ « une fois que les croyances établies ont été emportées par le cours des
choses, […] il n’y a plus que la réflexion qui puisse nous aider à nous conduire dans la
vie. » (DURKHEIM, SU, p.171.) La vie sociale émerge nécessairement des collectivités qui la
pensent, la sentent et l’agissent ; leur donner une conscience plus claire de ce qu’elles sont,
de ce qu’elles pensent et de ce qu’elles font devient le seul apport possible de la sociologie
à l’amélioration de leur sort.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
191
Les sciences, en même temps qu’elles proclament la nécessité des choses,
nous mettent entre les mains les moyens de la dominer. […] La sociologie
n’impose donc nullement à l’homme une attitude passivement conservatrice
; au contraire, elle étend le champ de notre action par cela seul qu’elle étend
le champ de notre science. Elle nous détourne seulement des entreprises
irréfléchies et stériles, inspirées par la croyance qu’il nous est possible de
changer, comme nous voulons, l’ordre social, sans tenir compte des
habitudes, des traditions, de la constitution mentale de l’homme et des
sociétés. (DURKHEIM, SOC, p.143.)
La compréhension du passé et du présent des institutions ainsi que de leurs variations
suivant les circonstances aurait l’avantage d’ajouter une dose de réalisme à la réflexion sur
ce qu’elles doivent devenir. Autrement, les débats sur l’avenir de la famille, de l’éducation,
du droit, de l’organisation politique ou de la religion sombrent trop souvent dans
l’affrontement animé de projets abstraits. Selon Durkheim, la sociologie n’a pas à se mêler
des débats spéculatifs sur l’avenir : « si l’on veut faire œuvre utile, c’est vers le passé et non
vers l’avenir qu’il faut se tourner ; là du moins, parce qu’il y a une réalité donnée, il y a un
terrain pour la recherche objective et, par conséquent, pour l’entente. » (DURKHEIM, SSS,
p.242.) Et quand on sent qu’une institution doit être réformée parce que les conditions qui
la justifiaient sont dépassées, c’est seulement « par analogie avec le passé qu’il est possible
de conjecturer – on ne peut faire plus – ce que doit être ce changement. » (DURKHEIM,
ERM, p.336.)
Tenue à l’interprétation du réel, la recherche devient, selon Durkheim, « vraiment et
pleinement morale que quand la science est aimée à cause des effets bienfaisants qu’elle
doit avoir pour la société, pour l’humanité. » (DURKHEIM, DFM, p.60.) Autrement dit, s’il
n’est pas tourné intentionnellement vers une fin qui le dépasse, qui déborde les limites du
développement du savoir, le scientifique n’a pas de vocation morale. Durant la deuxième
période de l’œuvre, les travaux de Durkheim sont orientés vers deux finalités extrascientifiques : le développement d’une réforme de la vie économique et politique et, ce qui
n’est pas sans lien, la formation de ses contemporains en vue d’une conduite morale et
rationnelle de la vie collective.
192
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
Instaurer un système de corporations professionnelles pour l’intégration des
travailleurs et la régulation de la vie économique et politique
Dans sa thèse, Durkheim doutait du bien fondé de l’abolition des corps de métier qui
assumaient une fonction régulatrice de la vie économique. Peut-être aurait-il simplement
fallu les réformer suivant les nouvelles conditions de l’économie industrielle ? La
restauration de corporations qui réglementeraient démocratiquement les professions était
envisagée dans la thèse comme une solution à une division anomique du travail empêchant
les travailleurs de sentir qu’ils participent à une vie économique qui les dépasse et dont ils
dépendent – condition de la solidarité organique. Dans la seconde période de l’œuvre,
Durkheim reprend et développe son projet de restaurer les corporations pour en faire, cette
fois, des lieux d’élaboration de pratiques et d’idéaux collectifs. Si sa conception
interactionniste est juste, ce n’est que du groupement des travailleurs que peut naître un
ordre auquel ils adhéreront de plein gré.
Selon le cours sur le socialisme, l’avantage d’une réglementation issue du groupement
professionnel serait de faire converger les intérêts industriels dans un projet collectif aimé
des
travailleurs
qui
participent
à
sa
définition.
Ce
que
Durkheim
propose
d’institutionnaliser devrait devenir, avec le temps, des milieux moraux intégrant les
travailleurs et régulant leurs aspirations économiques :
D’une part, parce qu’il [le groupement professionnel] est industriel, il ne
fera pas peser sur l’industrie un joug trop pesant ; il est assez près des
intérêts qu’il aura à régler pour ne pas les comprimer lourdement. De plus,
comme tout groupement formé d’individus unis entre eux par des liens
d’intérêts, d’idées et de sentiments, il est susceptible d’être pour les
membres qui le composent une force morale. Qu’on en fasse un organe
défini de la société, tandis qu’il n’est encore qu’une société privée ; qu’on
lui transfère certains des droits et des devoirs que l’État est de moins en
moins capable d’exercer et d’assurer ; qu’il soit l’administrateur des choses,
des industries, des arts, que l’État ne peut pas gérer, par éloignement des
choses matérielles ; qu’il ait le pouvoir nécessaire pour résoudre certains
conflits, pour appliquer, selon la variété des travaux, les lois générales de la
société, et, peu à peu, par l’influence qu’il exercera, par le rapprochement
qui en résultera entre les travaux de tous, il acquerra cette autorité morale
qui lui permettra de jouer ce rôle de frein sans lequel il ne saurait y avoir de
stabilité économique. (DURKHEIM, SO, p.229-230.)
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
193
L’idée de confier à des corporations la délibération des lois relatives à la vie professionnelle
et sa gestion est développée plus en détail dans Le suicide. La vie corporative serait une
solution aux courants d’égoïsme : « le tissu social, dont les mailles sont si dangereusement
relâchées, se resserrerait et s’affermirait dans toute son étendue » (DURKHEIM, SU, p.438)
; et une solution à l’anomie de la vie économique :
En obligeant les plus forts à n’user de leur force qu’avec mesure, en
empêchant les plus faibles d’étendre sans fin leurs revendications, en
rappelant les uns et les autres au sentiment de leurs devoirs réciproques et
de l’intérêt général, en réglant, dans certains cas, la production de manière à
empêcher qu’elle ne dégénère en une fièvre maladive, elle modérerait les
passions les une par les autres et, leur assignant des limites, en permettrait
l’apaisement. Ainsi s’établirait une discipline morale, d’un genre nouveau,
sans laquelle toutes les découvertes de la science et tous les progrès du bienêtre ne pourront jamais faire que des mécontents. (DURKHEIM, SU, p.440.)
En ce qui a trait à la structure du projet, Durkheim attribue aux corporations le rôle
d’organes secondaires de l’État, adaptant ses actions générales aux situations
professionnelles de plus en plus différenciées. La vie corporative ne se déroule plus en
marge de la vie politique. Les groupements professionnels devraient être des milieux
moraux dont l’activité s’insèrerait dans l’organisation de la vie collective à l’échelle de la
société. L’État a besoin de corps intermédiaires pour éviter que son action générale soit
« compressive et niveleuse » (DURKHEIM, SU, p.436) ; et en contrepartie, un lieu de
réflexion collective impliquant la société dans son ensemble doit « opposer au
particularisme de chaque corporation le sentiment de l’utilité générale et les nécessités de
l’équilibre organique. » (DURKHEIM, SU, p.441.)
Le plan de réforme est achevé dans le cours de « Physique générale du droit et des mœurs »
rédigé entre 1898 et 1900. Durkheim y suggère que les groupements professionnels
remplacent les collèges électoraux territoriaux maintenant que « les liens qui nous attachent
les uns aux autres dérivent de notre profession beaucoup plutôt que de nos rapports
géographiques » (DURKHEIM, LES, p.136). Avec des collèges qui ne renvoient plus à des
communautés, le scrutin recense des opinions individuelles souvent changeantes et peu
éclairées plutôt que d’exprimer des idées élaborées par l’expérience collective ; les
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
194
délibérations des représentants sont asservies aux volontés de la majorité ; et les lois
adoptées suivant ces volontés n’ont plus l’autorité morale que leur conférait le consensus
collectif. Cette situation occasionne une vaine agitation dans les affaires publiques, où les
gouvernements sont instables et les réformes s’annulent. L’élection de dirigeants de sa
corporation, nominant des délégués à l’assemblée délibérante, rehausserait la compétence
de l’électorat, des députés, du gouvernement dans son ensemble et rendrait à l’État sa
fonction d’intégration et de régulation des volontés individuelles :
Pour ce qui concerne les intérêts de chaque profession, chaque travailleur
est compétent ; il n’est donc pas inapte à choisir ceux qui peuvent le mieux
conduire les affaires communes de la corporation. D’un autre côté, les
délégués que ces derniers enverraient aux assemblées politiques y
entreraient avec leurs compétences spéciales, et comme ces assemblées
auraient surtout à régler les rapports des différentes professions, les unes
avec les autres, elles seraient composées de la manière la plus convenable
pour résoudre de tels problèmes. Les conseils gouvernementaux seraient
alors véritablement ce qu’est le cerveau dans l’organisme : une reproduction
du corps social. Toutes les forces vives, tous les organes vitaux y seraient
représentés suivant leur importance respective. Et dans le groupe ainsi
formé, la société prendrait vraiment conscience d’elle-même et de son unité
; cette unité résulterait naturellement des relations qui s’établiraient entre les
représentants des différentes professions ainsi mises étroitement en contact.
(DURKHEIM, LES, p.137.)
Enfin, la préface de la seconde édition de la thèse parue en 1902 (DURKHEIM, SPD) ajoute
la recommandation d’établir les corporations à l’échelle du marché national ou international
pour les mettre à l’abri du traditionalisme local ayant rendu contraignant les corps de métier
datant du Moyen Âge.
Selon une note de Mauss faisant état, en 1925, de l’œuvre inédite de Durkheim et de ses
collaborateurs défunts, les idées de son oncle sur l’État avaient évolué. « Il avait en effet
modifié certaines parties de sa théorie de l’État sous l’impression de son étude des thèses
allemandes et en partie de Treitschke. » (MAUSS, OID, p.476.) On aurait conservé
seulement quelques notes du cours sur la morale de 1915-1916 où il en discutait.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
195
S’il désigne l’anarchie de la vie économique et politique comme un « phénomène
morbide », Durkheim ne le fait plus avec l’autorité d’une procédure scientifique : « c’est ce
qui est de toute évidence, puisqu’elle va contre le but même de toute société, qui est de
supprimer ou, tout au moins, de modérer la guerre entre les hommes, en subordonnant la
loi physique du plus fort à une loi plus haute. » (DURKHEIM, SPD, p.III.) Une fois le
problème posé hors de la science, il n’hésite pas à puiser dans la science afin d’élaborer une
solution aussi sûre et détaillée que l’état de la connaissance le lui permet.
Dans sa réforme théorique et méthodologique, la sociologie durkheimienne a perdu sa
puissance normative, mais a augmenté sa compréhension des phénomènes sociaux, donc la
qualité des renseignements qu’elle fournit à la pratique et sa puissance d’opération sur le
réel. La détermination scientifique de la normalité désirable allait de pair avec le
déterminisme mécanique présentant l’évolution générale et les phénomènes les plus
généraux comme étant ce qu’ils doivent être. L’intrusion timide de la contingence dans le
réel, ayant motivé le dépassement des lois causales, devait logiquement conduire à une
science neutre. Si les deux perspectives se sont superposées quelques temps dans
l’entreprise durkheimienne, ce ne fut qu’une transition avant la pleine prise de conscience
des implications de l’approche interactionniste et compréhensive de la vie institutionnelle,
alliant le déterminisme et la contingence. C’est ce que montrent les textes de Mauss de
l’entre-deux-guerres.
Inciter et alimenter la réflexion morale
Durkheim souhaite une réflexion collective sur les institutions et les idéaux qui doivent
organiser et motiver la vie sociale. Réaliste, il sait cependant que les esprits
traditionnellement portés au conformisme doivent être formés à ce genre d’activité. La vie
morale conduite par la raison plutôt que par la tradition gagne aussi à être alimentée de
sociologie pour ne pas s’égarer dans des projets irréalistes. « D’une manière générale, la
liberté est un instrument délicat dont le maniement doit s’apprendre » (DURKHEIM, IND,
p.277). Dans trois de ses cours, le savoir sociologique sert le développement et
l’enrichissement de la morale rationnelle.
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
•
•
•
196
En 1899, une note sur l’enseignement de la sociologie présente la matière du cours
de « Physique générale du droit et des mœurs » comme étant conforme à ce qui
devrait être enseigné aux étudiants des lycées dans leurs cours de morale pratique.
« L’essentiel est, en effet, de les faire réfléchir à ce que sont la société, la famille,
l’État, aux principales obligations juridiques et morales, à la manière dont ces
différentes choses sociales se sont formées. » (DURKHEIM, RES, p.51.) On se
souvient aussi que Durkheim développe la science de la morale à l’Université en
vue de l’enseignement d’une morale laïque dans les écoles.
Son cours sur l’éducation morale invite les enseignants à encourager chez l’enfant
trois caractères essentiels à la conduite rationnelle de la vie morale : l’esprit de
discipline, l’attachement aux idéaux collectifs et l’intelligence de la morale. La
première partie tente de comprendre scientifiquement ce qu’est la vie morale et d’en
déduire ce qui devrait être inculqué à l’enfant à une époque où la morale se cherche.
Selon Durkheim, l’enfant doit « plus que jamais sentir la nécessité des règles
morales au moment où on travaille à les transformer » (DURKHEIM, EM, p.86) ;
« ce sont surtout les aptitudes à se donner, à se dévouer qu’il faut stimuler, et
auxquelles il faut fournir des aliments » (DURKHEIM, EM, p.87) ; et enfin, « la
moralité ne consiste plus simplement à accomplir, même intentionnellement,
certains actes déterminés ; il faut encore que la règle qui prescrit ces actes soit
librement voulue, c’est-à-dire librement acceptée, et cette acceptation libre n’est
autre chose qu’une acceptation éclairée. » (DURKHEIM, EM, p.101.) La seconde
partie du cours dégage des préceptes de pédagogie pour y parvenir. Éduqué dans cet
esprit, le futur citoyen devrait se soucier davantage de comprendre sa société et son
temps, être plus sensible aux idéaux collectifs et plus enclin à prendre part aux
œuvres du groupe.
Le cours sur l’évolution de l’enseignement secondaire en France (DURKHEIM, EP),
s’adressant aux pédagogues en formation, poursuit l’objectif de les faire réfléchir, à
la lumière du passé, sur ce que devrait être la formation générale qu’ils
dispenseront. En annonçant ses objectifs, Durkheim investit les futurs enseignants
d’une mission : « Un corps enseignant sans foi pédagogique, c’est un corps sans
âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt sont donc de refaire une âme au
corps dans lequel vous devez entrer ; et vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous
mettre en état de remplir cette tâche, ce ne sera pas assez d’un cours de quelques
mois. Ce sera à vous d’y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer
par éveiller chez vous la volonté de l’entreprendre et par vous mettre entre les
mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter. Tel est l’objet de
l’enseignement que j’inaugure aujourd’hui. » (DURKHEIM, ERE, p.121.) L’idéal
pédagogique repensé après l’étude du rôle de l’enseignement secondaire et des
nouvelles conditions sociales auxquelles on doit l’adapter, les réformes
consisteraient simplement à « utiliser l’organisation établie, sauf à la retoucher
secondairement, si c’est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit
servir. » (DURKHEIM, ERE, p.123.) Comme le cours sur l’éducation morale, celui-ci
se situe à la rencontre de la science et de la pratique. Mauss en décrit très justement
l’esprit en 1925 : « C’est toujours la même méthode : à la fois historique et
sociologique d’abord, puis inductive et normative enfin, qui lui permettait et de
faire comprendre la pratique suivie jusqu’à nos jours, d’une part, et de diriger les
CHAPITRE V : L’AUTONOMISATION DE LA SCIENCE DES PHÉNOMÈNES COLLECTIFS
197
jeunes professeurs, d’autre part, vers une meilleure appréciation de cette pratique,
vers une meilleure application de leurs forces et éventuellement vers des réformes
délicatement suggérées. » (MAUSS, OID, p.487-488.) Dans la même lancée,
Durkheim avance aussi l’idée d’un cours sur l’histoire sociale du droit pour que les
juristes apprennent « le sens de ce qu’est l’évolution juridique » et voient dans le
droit « autre chose que des jeux de concepts » (DURKHEIM, SED, p.244).
Tant dans ces cours que dans son projet de réforme de l’État, Durkheim donne un sens
moral à sa sociologie en éclairant le chantier d’un avenir à bâtir, et en mettant la main à la
pâte. Cette ambition poursuit celle de la première période de l’œuvre : faute de pouvoir
pointer l’idéal et prêcher son respect, la sociologie durkheimienne éveille et outille ceux qui
doivent le penser et le réaliser. Et s’il y a une parenté entre cette vocation et celle que
Weber conférait aux sciences modernes, deux éléments importants les distinguent : la
responsabilité à laquelle le savant éveille ses contemporains dépasse la conduite de sa vie
personnelle ; et l’individu responsable ne pourra jamais pleinement maîtriser l’avenir par la
prévision et le recours à la technique. La science n’est qu’approximation, l’avenir ne se
laisse pas prédire, et il y a les autres.
CHAPITRE VI : Comprendre des totalités anthropologiques et
historiques (1920-1941)
D’un point de vue rétrospectif, les travaux de Mauss durant l’entre-deux-guerres
complètent la transition de la sociologie durkheimienne vers la tradition de recherche
contemporaine. Loin de renier les deux premières périodes de l’œuvre, le neveu poursuit ce
qui avait été commencé du vivant de Durkheim : la remise en question de leurs vues
déterministes sur l’évolution des sociétés, la réflexion sur les rapports entre les faits
individuels et les faits collectifs, la révision des divisions internes de la sociologie,
l’amélioration de ses méthodes, et la réflexion sur la pertinence politique de leur science.
Néanmoins, dans cette continuation, Mauss rompt avec l’idée d’une évolution sociale
nécessaire, abandonne la recherche théorique de lois pour la construction de tableaux
compréhensifs, achève le décloisonnement disciplinaire de l’étude des phénomènes
humains et dénonce toute restriction des études induites par les divisions internes de la
sociologie. Le projet d’une politique positive est renouvelé dans une formule où la science
informe la pratique et forme la réflexion sur la vie morale et politique sans orienter le débat
sur la définition de l’idéal.
Contexte biographique
Mûri par la guerre, Mauss revient à Paris, retrouve son poste à la section des sciences
religieuses de l’EPHE, mais reporte l’ouverture de ses cours à l’année scolaire 1919-1920,
le temps de réorganiser sa vie. Au lendemain du premier conflit mondial, le neveu de
Durkheim a de grandes ambitions et une lourde succession à assumer. L’équipe de l’Année
sociologique a perdu son maître et plusieurs collaborateurs durant les années de guerre.
Ceux qui restent se font un devoir de relancer et de faire connaître la sociologie
durkheimienne. En conclusion d’une note sur les travaux inédits de Durkheim et de ses
défunts collaborateurs, Mauss décrit l’esprit qui anime les survivants s’efforçant de
poursuivre dignement l’œuvre commune :
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
199
En fait, nous ne restons plus qu’une poignée. Réchappés du front ou usés de
l’arrière, nous n’avons plus que quelques jeunes gens heureux d’être jeunes.
Notre groupe ressemble à ces petits bois de la région dévastée où, pendant
quelques années quelques vieux arbres, criblés d’éclats, tentent encore de
reverdir.
Mais si seulement le taillis peut pousser à leur ombre, le bois se reconstitue.
Prenons courage et ne mesurons pas trop notre faiblesse. Ne pensons pas
trop au triste présent. Ne le comparons pas à ces forces évanouies et à ces
gloires perdues. Il ne faut pleurer qu’en secret ces amitiés et ces impulsions
qui nous manquent. Nous allons tâcher de nous passer d’eux, de celui qui
nous dirigeait, de ceux qui nous soutenaient et même de ceux qui allaient
nous relayer et nous remplacer.
Travaillons encore quelques années. Tâchons de faire quelque chose qui
honore leur mémoire à tous, qui ne soit pas trop indigne de ce qu’avait
inauguré notre Maître. Peut-être, la sève reviendra. Une autre graine
tombera et germera.
C’est dans cet esprit de fidèle mémoire à Durkheim et à tous nos morts ;
c’est en communion encore avec eux ; c’est en partageant leur conviction de
l’utilité de notre science ; c’est en étant nourris comme eux de l’espoir que
l’homme est perfectible par elle ; c’est dans ces sentiments qui nous sont
communs par-delà la mort, que nous reprenons tous fortement, avec cœur, la
tâche que nous n’avons jamais abandonnée. (MAUSS, OID, p.499.)
En plus de ses implications dans le mouvement socialiste, notamment par la promotion des
coopératives comme moyen de réformer la consommation, la production et la propriété,
Mauss mène de front plusieurs projets scientifiques dans les années 1920.
Les travaux de sociologie politique
Interpellé par l’actualité, le spécialiste des phénomènes religieux s’aventure hors de ce
champ pour entreprendre des travaux sur les nations et l’internationalisme, puis sur les
suites de la révolution bolchevique en Russie. Ses deux projets de sociologie politique
restent inachevés.
Les réflexions de Mauss sur l’émergence des nations et leur interdépendance croissante se
seraient développées des années de guerre aux années 1930. On en conserve le texte d’une
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
200
communication à Oxford en 1920 sur « La nation et l’internationalisme », publié la même
année, et l’ébauche d’un ouvrage intitulé La Nation, distribuée à ses proches et publiée en
1956 par Henri Lévy-Bruhl (MAUSS, NEI et LN). Le fragment de l’ouvrage daterait
vraisemblablement des années 1920-1921, avant qu’une congestion pulmonaire interrompe
toutes les activités de Mauss. Sa convalescence complète, c’est-à-dire alitement, malaises,
faiblesse et inactivité intellectuelle, dure de décembre 1921 jusqu’à l’automne 1922, où il
reprend ses cours et se remet à écrire de petits articles. Par la suite, il continue de penser à
son livre, d’en discuter avec ses proches, mais son enseignement et d’autres travaux
l’empêchent de le terminer (LÉVY-BRUHL, 1969, p.571). Son mémoire de candidature au
Collège de France rédigé en 1930 présente son « grand ouvrage La Nation (élément d’une
politique moderne) » comme étant « à peu près complet en manuscrit » (MAUSS, OML,
p.236). Il faut croire qu’il y avait retravaillé depuis son congé maladie.
Après la publication en 1923 de cinq longs articles dans La Vie socialiste sur le régime
bolcheviste, intitulés « Observations sur la violence », Mauss envisage d’écrire un livre de
« forme assez populaire » répondant à la question de théorie politique générale : « En
quelle mesure l’expérience bolcheviste prouve-t-elle ou improuve-t-elle le socialisme ? »
(Mauss cité dans FOURNIER, 1994, p.429.) Le problème d’intérêt général se double d’une
curiosité personnelle. Mauss est convaincu que les soviets instaurés par Lénine sont
inspirés des idées de Georges Sorel qui, elles, proviendraient du plan durkheimien d’une
démocratie organisée à partir des groupes professionnels.57 De ce point de vue, la question
posée à l’expérience bolcheviste devient : « Nos idées les plus chères et les plus lentement
acquises, les plus ardemment préconisées allaient-elles en sortir infirmées ou confirmées
? » (Mauss cité dans FOURNIER, 1994, p.430-431.) Bien qu’il ait une entente avec les
Presses Universitaires de France, coopérative dont il est l’un des membres fondateurs en
1921, Mauss ne publie sous forme d’articles que la conclusion intitulée « Appréciation
sociologique du bolchevisme » (MAUSS, BOL) en 1924 et, l’année suivante, une autre
section sous le titre « Socialisme et bolchevisme ».
Dans son mémoire de candidature au Collège de France, Mauss considère que ses travaux
sur la situation russe et ceux sur les nations et l’internationalisme font partie de ses
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
201
« incursions écrites dans le domaine du normatif » qu’il tient à distinguer de « la sociologie
science pure », même s’il ne croit pas qu’ils « aient été dénués d’intérêt scientifique et
philosophique » (MAUSS, OML, p.236). Ils auront été l’occasion de questionner ses vues
sur l’évolution des sociétés et d’expliciter sa conception du rôle de la sociologie dans la vie
politique.
Inviter les sociologues, les psychologues et les biologistes à collaborer à une
compréhension intégrée des phénomènes humains
Ami des psychologues Charles Blondel, Georges Dumas, Pierre Janet et Ignace Meyerson,
Mauss développe au retour de la guerre un grand intérêt pour les études psychologiques. Il
participe aux activités de la Société de psychologie et accepte, en 1923, d’en présider les
débats. À cette occasion, son allocution annonce une communication sur les « Rapports
réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » (MAUSS, RPS), présentée et publiée
l’année suivante. Il y promet aussi une communication, qui se fait attendre deux ans, sur
des cas de thanatomanie en Polynésie, en Australie et en Nouvelle-Zélande (MAUSS, EPM),
phénomène où « un individu qui a péché ou qui croit avoir péché, qui est enchanté ou qui
se croit enchanté, se laisse mourir souvent très vite, quelquefois même à l’heure qu’il avait
prévue. » (MAUSS, ASP, p.281.) En 1921, Mauss avait déjà publié un article dans le Journal
de psychologie, relancé après la guerre par Janet et Meyerson, sur les rituels funéraires
australiens où les cris et les pleurs, habituellement considérés comme des réactions psychophysiologiques, sont appelés par l’institution. Ces exemples, comme ceux donnés en 1934
dans une communication sur l’apprentissage des techniques du corps influençant le
développement de l’organisme et son fonctionnement (MAUSS, TC), illustrent
l’interdépendance des ordres de phénomènes étudiés par la biologie humaine, la
psychologie et la sociologie. Par ces quelques communications, Mauss souhaite sensibiliser
les psychologues au caractère social des faits qu’ils étudient ; les inciter à considérer les
phénomènes normaux qu’on rencontre hors des cliniques et des laboratoires, notamment
ceux des sociétés non-occidentales ; et inviter les spécialistes des trois sciences humaines à
collaborer au développement d’une compréhension à la fois biologique, psychologique et
sociologique des phénomènes humains.
57
La preuve de cette filiation demeurerait à établir (FOURNIER, 1994).
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
202
La brève résurrection de l’Année sociologique
Les troubles de santé de Mauss retardent aussi la relance de l’Année sociologique dont les
anciens collaborateurs discutent depuis 1921. Les futurs responsables de la revue, Bouglé,
Fauconnet, Hubert, Mauss et Simiand, s’entendent sur la nécessité de l’entreprise pour
l’avancement de la sociologie, mais sont aussi plus occupés et sollicités qu’en début de
carrière. Il faut réunir des collaborateurs fiables et dévoués ; rassembler des fonds pour
leurs honoraires ainsi que l’achat des livres et des revues à recenser ; signer une entente
avec une maison d’édition ; et rétablir les relations de l’Année en France et à l’étranger.
Mauss est le principal artisan de la résurrection de l’équipe et de la revue. Le premier
volume de la nouvelle série de l’Année paraît en 1925 chez Alcan. La contribution de
Mauss est la plus importante : il y publie l’« Essai sur le don » (MAUSS, ED) étudiant les
systèmes d’échange agonistique dans les sociétés archaïques, un « In memoriam » (MAUSS,
OID) dédié à Durkheim et aux anciens collaborateurs de l’Année, et une centaine de
comptes-rendus et de notes critiques. Le deuxième et dernier volume paraît avec un an de
retard en 1927. Mauss y signe le mémoire « Divisions et proportions des divisions de la
sociologie » (Mauss, DPS) discutant de l’organisation de la discipline et du rapport que doit
entretenir la sociologie avec la politique, et plus largement avec la pratique. Le
vieillissement des anciens, leur manque de disponibilité, la difficulté de recruter une relève
et les troubles cardiaques de Hubert qui meurt en 1927 auront eu raison de la deuxième
série de l’Année, dont le contrat de publication est rompu à regret par la maison Alcan en
1931.
L’Institut d’ethnologie
Dans un texte de 1913 sur « L’ethnographie en France et à l’étranger », Mauss déplorait le
manque de soutien à la collecte des faits ethnographiques dans les colonies françaises. Pour
ne pas priver la science sociale de ces trésors, il lui semblait urgent de fonder une
institution donnant les moyens et l’encadrement nécessaires aux ethnographes potentiels :
Ce n’est pas que nous manquions d’auteurs désireux de se faire connaître
s’ils en voyaient le moyen. Mais nos officiers, nos administrateurs, nos
colons ne sont ni encouragés, ni aidés, ni sollicités à observer et à écrire. Et
ils ne le seront pas tant qu’il n’y aura pas, en France, un foyer
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
203
d’enseignement, de recherches, d’archives, de collection, de contrôle. Il
devrait y avoir, à bref délai, un établissement où nos missionnaires de toute
confession, nos fonctionnaires de tous ordres, nos colons, nos médecins et
officiers de l’armée coloniale, trouveraient l’hospitalité à leur retour, des
instructions à leur départ, une aide constante pendant tout le temps qu’ils
consacraient à ces études, une récompense quand ils ramèneraient leur butin
scientifique. Nous pouvons certifier qu’il y a chez ceux de nos compatriotes
qui ont la charge de notre empire colonial des trésors de science qui ne
demandent qu’à être exploités. (MAUSS, EFE, p.431.)
Peu avant la guerre, il avait soumis au ministre de l’Instruction publique le projet d’un
bureau, institut ou département d’ethnologie rattaché à l’université plutôt qu’au ministère,
où l’on ferait d’abord l’ethnographie scientifiquement avant de l’enseigner. L’étude des
sociétés colonisées pourrait être utile à la gestion de l’empire, mais le service de l’État ne
serait pas l’objectif premier de l’institution.
L’urgence d’organiser l’ethnologie, accrue par la guerre, est réaffirmée par Mauss en 1920
dans une communication à l’Institut français d’anthropologie.
Presque tous les jeunes, qui, doués d’un bagage scientifique considérable,
entraient dans la belle période de la production et dont certains
s’annonçaient comme des maîtres, ont été fauchés. […] en même temps que
le nombre de nos travailleurs diminuait, notre champ d’étude s’élargissait
considérablement du fait de la nouvelle extension prise par notre empire
colonial. […] Il faut donc recruter de nouveaux élèves, constituer des
laboratoires, faire appel aux pouvoirs publics pour réorganiser toutes les
sciences anthropologiques. Nous n’avons pas en France de Musée
d’ethnographie digne de ce nom ; nous n’avons pas de laboratoires
spécialement dédiés à l’étude des indigènes ; la sociologie n’existe pas chez
nous. Le grand public ignore tout de nos recherches ; il faut donc que les
savants fassent de la publicité, car une science ne peut devenir populaire que
par la vulgarisation. (MAUSS, EAF, p.434-435.)
Avec le concours du ministre des Colonies, Lucien Lévy-Bruhl, Paul Rivet et Marcel
Mauss fondent finalement l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris en décembre
1925. L’institution coordonne les divers enseignements pertinents donnés dans d’autres
établissements de Paris et y ajoute des leçons plus techniques d’ethnographie et de
linguistique descriptives. Petit à petit le corpus des cours s’accroît, un certificat
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
204
d’ethnologie est créé en 1927 à la faculté des lettres, en 1928 à la faculté des sciences, et la
clientèle passe d’une vingtaine d’étudiants en 1926-1927 à cent dix en 1929-1930. Mauss y
donne un cours d’ethnographie descriptive. Ce cours fournit une part de la matière d’un
article publié en 1934 sur la classification et les méthodes d’observation des phénomènes
généraux de la vie collective (MAUSS, SGD). Il fait aussi un bref voyage au Maroc en 1930
lorsque l’Institut obtient une subvention de 10 000 francs du protectorat de la République
française : il donne une conférence à Rabat sur l’organisation des collections
ethnographiques, passe trois jours à Fez, un jour à Mekhnès, fait deux excursions autour de
Marrakech, et rentre en France. Sans faire une enquête ethnographique en bonne et due
forme, il rapporte du terrain quelques heures d’entretiens et plusieurs observations,
notamment sur les techniques du corps.
Un voyage aux États-Unis plus ou moins réussi
Auparavant, en 1926, invité par la Laura Spelman Rockefeller Foundation, Mauss se rend
aux États-Unis pour une visite plus académique et protocolaire. Depuis 1924, la riche
fondation américaine, qui fait la promotion du développement des sciences sociales dans
une perspective humanitaire, a étendu son programme de financement aux centres de
recherche européens. Mauss aimerait bien devenir son principal contact en France et ce
voyage est l’occasion de faire bonne impression auprès des responsables de la fondation.
Charles Rist, professeur à la faculté de droit de Paris, qui considère Mauss comme un
« politicien qui n’a rien produit lui-même » (FOURNIER, 1994, p.550), a une longueur
d’avance sur lui. Rist a déjà produit un rapport pour la fondation un an plus tôt, proposant
la création d’un institut des sciences sociales et économiques indépendant de l’université.
À son arrivée aux États-Unis, Mauss est hospitalisé, souffrant probablement de dysenterie.
Ensuite, il se rend successivement à New York, Boston, New Haven, Chicago, Washington
et Philadelphie pour visiter les grandes universités américaines, des musées
d’anthropologie, des instituts de recherche et établir des relations avec des sociétés savantes
et des universitaires. Les Américains sont accueillants et le voyage est instructif. L’ampleur
de la recherche qui s’effectue dans les instituts et qui éclaire la politique américaine
impressionne Mauss. À Harvard et à Chicago, il donne sept séminaires sur le thème « Unité
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
205
et rapport des sciences humaines : anthropologiques, psychologiques et sociales ». Il profite
aussi de son séjour pour faire un peu d’observation et voir aux intérêts de l’Année.
Académiquement, le voyage est satisfaisant, mais Rist demeure le plus influent auprès de la
fondation. En 1929, Mauss accepte de rédiger un rapport sur la recherche en sciences
sociales et humaines à Paris. Il y soumet le projet de réorganiser la recherche, alors
dispersée entre les institutions universitaires, autour de l’Institut de psychologie, de
l’Institut d’ethnologie et d’un nouvel institut de recherche en sciences sociales. Le rapport
suggère aussi la création d’une VIe section de sciences économiques et sociales à l’EPHE et
la mise en marche immédiate d’une enquête sur la ville de Paris, semblable à celle
subventionnée à Chicago, qui « serait un monument de la science sociologique et
populariserait immédiatement, en France et à Paris, l’institut qu’il s’agit de fonder »
(Mauss cité dans FOURNIER, 1994, p.550.) Influencée par Rist, la fondation juge le rapport
inutilisable, le projet trop vaste, imprécis et insuffisamment orienté vers le développement
de politiques de contrôle social. En 1931, le concurrent de Mauss obtient 350 000 dollars
pour un projet d’institut de recherche quantitative et empirique sur la vie économique et
sociale contemporaine, ce qui correspond plus à ce que la fondation finance aux États-Unis.
La diffusion des travaux inédits de collaborateurs défunts
Entre ses autres activités, Mauss voit à la publication de travaux inédits de Durkheim,
Hubert et de Robert Hertz, ancien élève et collaborateur mort à la guerre. Deux textes de
Durkheim sur Rousseau paraissent en 1918 et 1919 ; l’« Introduction à la morale », en 1920
; « La famille conjugale », en 1921 ; et ses leçons sur le socialisme, entre 1921 et 1926,
puis sous forme de recueil augmenté d’une introduction de Mauss (ISO) en 1928. De 1927
à 1932, il travaille à la publication du livre de Hubert sur les Celtes à partir de leçons et de
diverses rédactions. Le recueil des écrits de Hertz, dont il s’occupe et rédige l’avant-propos,
paraît en 1928. Ayant aussi à écrire nombre de notices biographiques de collègues et amis
défunts, Mauss n’a plus beaucoup de temps pour ses propres travaux.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
206
Les années 1930 : consécration et fin de carrière difficile
La fin de carrière de Mauss est moins mouvementée, mais plus difficile que les années
1920. Après un échec en 1909, Mauss est élu au Collège de France en 1930. Il remplace
Jean Izoulet dans une chaire de philosophie sociale qu’avait convoitée Durkheim en 1897,
rebaptisée chaire de sociologie pour Mauss. Son premier cours complète l’article sur la
classification et l’observation des phénomènes sociaux généraux (MAUSS, SGD) publié en
1934 dans les Annales sociologiques, en guise d’introduction à la section de sociologie
générale du périodique. Mauss accepte de diriger le fascicule de sociologie religieuse de la
nouvelle revue des durkheimiens. Mais vieillissant et occupé par son enseignement et la
publication d’un ouvrage de Hubert sur les Germains, il n’écrit aucun compte-rendu.
Il se marie la même année à Marthe Rose Dupret, qu’il fréquente depuis le début des
années 1920, divorcée et de quatorze ans sa cadette. Quelques mois plus tard, il la trouve
empoisonnée par une fuite de gaz. Mauss passe toutes ses nuits à l’hôpital jusqu’à la fin de
l’année 1935, moment à partir duquel il peut la soigner à domicile. Il souffre lui-même
d’une légère paralysie faciale depuis l’hiver 1935, de « très dures névrites » et de malaises
à la sciatique (FOURNIER, 1994, p.655.)
Il obtient le titre d’officier de la légion d’honneur en 1937. L’année suivante, il devient
président de la Ve section (sciences religieuses) de l’EPHE. La dernière grande contribution
scientifique de Mauss est une communication à Londres en 1938, projetée depuis dix ans,
sur la structuration historique de la notion de personne morale, de moi psychologique
(MAUSS, PER). Il participe la même année au Congrès international des sciences
anthropologiques et ethnologiques à Copenhague.
À l’automne 1939, Mauss décide de quitter son poste de professeur à l’EPHE. Sous
l’occupation allemande, le 13 octobre 1940, conformément aux directives du ministère de
l’Instruction publique concernant la cessation des services juifs dans les universités, Mauss
donne sa démission de sa chaire au Collège de France et de sa présidence de la Ve section
de l’EPHE. Refusant de quitter Paris, il serait demeuré actif jusqu’en 1941. En août 1942,
on l’expulse de son appartement vers un taudis du 14e arrondissement. Mauss perd
progressivement la mémoire et la raison. Il meurt le 11 février 1950 à 78 ans.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
207
La découverte de la contingence historique et de ses implications
Si la sociologie maussienne accède à une pleine conscience de la contingence historique
dans l’entre-deux-guerres, la nouvelle conception de l’évolution sociale prend quelques
années à s’affirmer explicitement. Les premières réflexions de Mauss sur les nations et
l’internationalisme se rapprochent même davantage des premières vues de Durkheim que
de la conception de l’évolution sociale qui s’étaient élaborées au cours de la deuxième
période de l’œuvre. Ce n’est qu’à partir de l’ébauche de La Nation que son attention se fixe
définitivement sur la contingence des actions individuelles qui composent l’histoire de
l’humanité et sur la part d’indétermination des phénomènes sociaux auxquels les individus
participent.
Aveuglé par l’idéal de la nation et de la solidarité internationale
Dans sa communication à Oxford en 1920 sur « La nation et l’internationalisme », Mauss
semble aveuglé par les espoirs qu’il investit dans la Société des Nations et par le souhait
que plus jamais il n’y ait de guerre semblable à la dernière. La première lecture maussienne
du passé, de la situation récente et de l’avenir poursuit la thèse de De la division du travail
social, moyennant quelques modifications, mais avec autant, sinon plus, d’optimisme et de
normativité théorique.
Les nations, sociétés intégrées à pouvoir démocratique stable, sont présentées comme « les
dernières et les plus parfaites des formes de la vie en société. Elles sont économiquement,
juridiquement, moralement et politiquement les plus élevées des sociétés, et assurent mieux
qu’aucune forme précédente le droit, la vie et le bonheur des individus qui les composent. »
(MAUSS, NEI, p.627.) L’idéal évolutionniste posé sans nuance, « la première chose à faire
est d’aider les sociétés qui ne sont pas encore des nations à le devenir. » (MAUSS, NEI,
p.627.) Comme dans les premiers textes de Durkheim, Mauss fait de la tendance générale
un développement normal et désirable. Par exemple, il écrit qu’« il faut concevoir que leur
évolution », celle des nations, « est loin d’être terminée » parce qu’« elles sont inégales
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
208
entre elles » et parce qu’« elles sont fort différentes les unes des autres » (MAUSS, NEI,
p.627) – étant entendu que théoriquement des sociétés du même genre convergent vers un
type normal. Sur l’itinéraire du progrès des sociétés modernes, la nation semble être un
stade nécessaire pour accéder éventuellement à mieux. Par conséquent, ce sont toutes les
sociétés qu’il faut amener ou ramener au « grade » de nation (MAUSS, NEI, p.627), celles
qui l’ont atteint autrefois, celles qui s’en approche et celles qui en sont à des lieues. Et il ne
s’agit pas seulement de devenir des nations ; pour leur bien, les sociétés doivent tendre à se
conformer à un certain type idéal – pour ne pas dire type moyen ou type normal – qu’elles
n’incarnent pas toutes aussi parfaitement :
Les plus élevées, celles qui se sont le mieux conduites pendant la guerre, la
Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne (j’entends celles qui ont le plus et
le mieux développé leurs forces nationales) ne sont pas encore des nations
parfaites ni également perfectionnées sur tous les points. Elles ont fort à
faire avant d’être parvenues à un équilibre d’heureuse décentralisation
comparable à celui où sont déjà parvenues de petites nations qu’on pourrait
prendre comme modèles, telles que la Suisse ou la Norvège. (MAUSS, NEI,
p.628.)
Toujours dans l’esprit de la thèse de Durkheim, l’internationalisme, c’est-à-dire
« l’ensemble des idées, sentiments et règles et groupements collectifs qui ont pour but de
concevoir et diriger les rapports entre les nations et entre les sociétés en général »
(MAUSS, NEI, p.630), est perçu comme un nouvel épisode de coalescence morale et
pratique des sociétés, comme il y en a eu plusieurs dans l’histoire. L’émergence d’une vie
collective internationale se déroulerait de la même façon que, jadis, se sont formées les
sociétés à base de clans, les tribus et les États :
Ces forces procèdent à la façon dont autrefois ont été progressivement
réglés, à l’intérieur des sociétés à base de clans, les rapports entre ces clans ;
dont, par exemple, la tribu supprima les guerres privées ; ou la façon dont,
au début des grandes formations d’États, les pouvoirs centraux eurent pour
principale tâche de limiter sévèrement la souveraineté des tribus, villes,
provinces, etc. Il est certain que de nos jours toute la morale et la pratique
tendent à ne plus considérer des États comme les Êtres absolument
souverains, ayant, comme le « prince » de Machiavel, le droit naturel de
faire à tous quoi que ce soit, y compris l’injuste et l’horrible, pourvu que ce
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
209
soit pour son propre bien. Il existe maintenant une morale internationale.
(MAUSS, NEI, p.630)
Constater l’accroissement de l’interdépendance économique des sociétés, le développement
d’une morale internationale, la volonté des peuples de ne plus faire la guerre, leur volonté
d’une paix désarmée, et la limitation des souverainetés nationales par la Société des nations
conduit finalement Mauss à un pronostic très optimiste, on ne peut plus durkheimien, et
tout théorique pour l’avenir des sociétés modernes. Anachronisme bien réel par rapport aux
mises en garde de la deuxième période de l’œuvre contre les transferts théoriques hâtifs, la
conclusion de la communication annonce l’émergence d’une solidarité organique entre les
nations, qui continueront nécessairement de se différencier et de se spécialiser avec
l’intensification des rapports intersociaux, contribuant au bien et à la grandeur de
l’humanité :
La solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail
entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer
autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de
leur vie. Elles auront ainsi sur les individualités collectives l’effet qu’elles
ont eu sur les personnalités à l’intérieur des nations : elles feront leur liberté,
leur dignité, leur singularité, leur grandeur. (MAUSS, NEI, p.633)
Mais il ne faudrait pas, dans la hâte, court-circuiter une étape nécessaire de l’évolution
sociale. « Les nations ont devant elles un lointain et grand idéal, économique, esthétique et
surtout moral. Avant l’internationale, il faut faire passer dans les faits la Cité idéale, et
d’ici là les nations ne cesseront pas d’être sources et fins du droit, origines des lois, et buts
des sacrifices les plus nombreux et les plus héroïques. » (MAUSS, NEI, p.629.) Si, de ce
point de vue, les tendances historiques suffisent à deviner ce que doit être l’avenir, la
succession des événements à mettre en scène doit respecter un ordre logique et nécessaire.
C’est la condition de l’évolution normale – et saine, aurait ajouté le Durkheim des premiers
textes.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
210
Une ébauche entre deux conceptions de l’histoire
Les fragments conservés de La Nation témoignent d’une conception confuse de l’évolution
sociale, tantôt nécessaire, tantôt marquée par la contingence. En fait, dans un même texte,
Mauss présente et invalide ses vues théoriques participant d’une conception évolutionniste
de l’histoire des sociétés.
La nation est située au sommet temporaire d’une typologie de l’évolution des sociétés.
Avant l’avènement des « nations achevées » (MAUSS, LN, p.604), seraient apparues les
sociétés polysegmentaires, « et il est certain depuis Morgan que toute l’humanité a passé
par ce stade d’organisation » (MAUSS, LN, p.580) ; « au-dessus viennent les sociétés à
forme tribale, encore polysegmentaires parce que les clans y subsistent, mais où la tribu a
déjà une organisation constante, des chefs au pouvoir permanent, soit démocratique, soit
aristocratique, soit monarchique. » (MAUSS, LN, p.580) ; puis les peuples ou les empires,
dont l’intégration reste diffuse et où le pouvoir central s’impose de l’extérieur. Héritière du
mouvement historique d’intégration et d’organisation des collectivités antérieures, « une
nation complète est une société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à
quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale et dont, en général, les
frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot
d’un caractère national. » (MAUSS, LN, p.604.) Le plus souvent, les nations connues
dérogent de part et d’autre du type idéal : « la démocratie manquait en partie à
l’Allemagne, à la Hongrie, totalement à la Russie ; l’unité de langue manque à la Belgique,
à la Suisse ; l’intégration manque à la Grande-Bretagne (Home Rule écossais). » (MAUSS,
LN, p.604.) Mais c’est ce qu’elles semblent vouées à devenir. Par ailleurs, la théorie est
investie d’une autorité esthétique : le type achevé de la nation est considéré, en toute
objectivité (!), comme le plus beau. Parce que, selon Mauss l’évolutionniste, « il est
possible de juger, même sans préjugés politiques, des sociétés comme des animaux ou des
plantes. » (MAUSS, LN, p.604.) Et après ce stade de l’évolution, une organisation
internationale encore inconnue, dont on ne peut qu’anticiper les conséquences sur la vie
collective, est appelée, par une loi de l’histoire, à transcender les nations :
L’internationalisme est entièrement un phénomène de l’ordre idéal ; mais,
par contre, la formation de groupes de plus en plus vastes, absorbant des
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
211
nombres de plus en plus considérables de grandes et de petites sociétés est
une des lois les mieux constatées de l’histoire. De telle sorte qu’il n’y a
aucune limite à faire a priori à ce processus, et que nous n’avons en réalité
qu’à montrer à quel point de cette évolution l’humanité est parvenue
aujourd’hui. (MAUSS, LN, p.606.)
Au terme du fragment de l’ouvrage, Mauss ramène, cette fois sans garantie de paix, de
bonheur et de grandeur, son pronostic du développement d’une solidarité organique
internationale : « La solidarité fera – pour les nations – ce qu’elle a fait pour les hommes à
l’intérieur des nations, elle les dispensera d’avoir leur vie vouée à des tâches multiples et
dont aucune n’est celle où ils peuvent exceller, et leur permettra le plein développement de
leur individualité. » (MAUSS, LN, p.625.)
Mais la présentation de ce tableau d’une évolution nécessaire est ponctuée de remarques
qui sèment le doute sur l’interprétation évolutionniste de l’histoire. D’abord, les sociétés les
plus modernisées de l’Asie sont inclassables dans la typologie. Le Japon connaît depuis
soixante ans « une des plus remarquables intégrations qui se connaissent » « sous
l’influence de l’idée nationale éveillée par l’expédition du Commodore Perry, mais […]
garde encore tous ses caractères les plus primitifs d’empire religieux et d’organisation
féodale » (MAUSS, LN, p.587). La Chine, de son côté, est passée de la dynastie mandchoue
à une organisation républicaine, divisée dans l’anarchie, mais qui évolue tout de même
rapidement et qui produira sans doute des institutions originales, différentes de celles qu’on
rencontre en Occident. Le modèle évolutionniste de Mauss rencontre les mêmes anomalies
que la théorie de l’évolution de Durkheim dans les Règles : les sociétés sont affectées par
les échanges culturels et les multiples foyers de civilisations différencient la généalogie des
sociétés. Le neveu en conclut qu’il serait imprudent de vouloir faire rentrer ces sociétés
« dans les cadres d’une généalogie de types sociaux spécifiquement et typiquement
européens. » (MAUSS, LN, p.587.)
Justement, en marge de la loi de la formation tendancielle de sociétés plus complexes par
absorption de sociétés plus simples, l’ébauche note l’importance historique des
phénomènes d’emprunt ou de civilisation, des phénomènes démographiques et des relations
intersociales « qui expliquent, non pas simplement les rapports entre sociétés, mais encore
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
212
très souvent les altérations considérables à l’intérieur des sociétés elles-mêmes dans leur
structure, leur régime, leurs mœurs, leur langue, leur art, et leurs institutions. » (MAUSS,
LN, p.607.) On pourrait croire que Mauss considère ces phénomènes comme participant de
l’évolution nécessaire de l’humanité, mais il ajoute un peu plus loin : « Il est temps de faire
pénétrer dans la science sociale la notion de ces contingences et de ces détours et de ces
arrêts qui sont familiers à l’histoire, et que, seule, l’idée métaphysique d’un progrès
uniforme et de lois générales, de genèses autonomes, contredit. » (MAUSS, LN, p.608.) Puis
il donne un coup de grâce à la thèse d’une évolution prédéterminée de la vie collective en
soulignant la nécessité pour le sociologue de prendre en compte les actions individuelles et
les anecdotes qui ont bouleversé l’histoire :
les milieux humains, à la différence des autres, et parce qu’en fait ils
constituent des milieux non seulement biologiques, mais encore
psychologiques, sont influencés par les individualités plus qu’aucun autre
milieu naturel, s’influencent entre eux, s’altèrent et se détruisent avec des
rapidités que ne connaît aucun autre phénomène biologique. De sorte que,
pour être complète, on comprend qu’une histoire des sociétés doive être une
histoire au sens ordinaire du mot, avec tout le cortège des faits divers
comme le nez de Cléopâtre et le cancer de Napoléon. (MAUSS, LN, p.609.)
L’histoire des sciences est appelée, un peu plus loin, à illustrer l’influence d’actes
individuels et d’événement anecdotiques sur l’évolution des institutions, et la participation
de chacune des institutions à la vie sociale et intersociale, tout aussi contingente, qui les
transcende :
S’il eût plu aux cieux que cette mise en commun, humaine, des découvertes
de la science fût constante, et ainsi sans barrières nationales, sans
oppositions religieuses, sans retour de barbarie, sans meurtres d’Archimède
ou de Lavoisier, la science, et la philosophie et la raison seraient infiniment
plus développées qu’aujourd’hui. Si tant de traditions précieuses, de
manuscrits inappréciables, de techniques rares et essentielles, pas encore
retrouvées, d’écoles d’art et de science florissantes n’avaient été détruites
dans ces débuts de barbarie où il semble que les sociétés se complaisent
parfois, où n’en serait pas notre savoir, et notre sensibilité, et notre maîtrise
sur le monde et sur nous ? (MAUSS, LN, p.615.)
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
213
Propos incohérents ou caractère composite d’une ébauche dont les passages ont été écrits à
différents moments de la restructuration des vues de Mauss sur l’histoire des sociétés ?
Chose certaine, les textes suivants abandonnent l’interprétation évolutionniste et
réaménagent la sociologie pour qu’elle prenne en compte les contingences de l’histoire.
La perspective probabiliste de l’évolution sociale, ses histoires comparées et son
appréciation du progrès
En 1921, dans une intervention à la Société française de philosophie, Mauss situe la
sociologie dans le lot des sciences probabilistes considérant qu’en deçà des régularités
approximatives, jadis interprétées comme des lois déterministes, l’histoire naturelle et
sociale met en scène des événements plus ou moins contingents. Le regard des sciences
déterministes, fixé sur les régularités apparentes, faisait abstraction de la part de
contingence des phénomènes. La régularité et les variations des taux de suicide interprétées
par la sociologie durkheimienne sont citées en exemple de phénomènes maintenant conçus
comme comportant une part de contingence et une part de nécessité explicable :
Rappelons l’éclatante vérification depuis un siècle des principales lois
statistiques et, en particulier, l’exactitude des découvertes de Durkheim et
des autres sur le Suicide. Il se suicidera demain un nombre relativement
déterminé de personnes de chaque sexe, à Paris, par exemple : nécessité.
Mais qui se suicidera ? Contingences possibles, choix. – Il n’y a aucune
contradiction entre la détermination statistique du sociologue et la notion
d’une certaine « marge d’irrationnel », comme dit M. Meyerson. Nous
avons au contraire toujours eu à un haut degré la certitude, le sentiment
physique pour ainsi dire, qu’il n’y a dans la société que des quantités
statistiques ; des continus de fréquence, des courbes d’une part, – avec des
discontinus, des quanta, des limites de ces courbes, de l’autre. Admettons
que ces courbes ne décrivent que l’extérieur des phénomènes, mais cet
aspect en est la seule partie perceptible et immédiatement rationnelle. (MAUSS,
CCP, p.124-125.)
Il faut noter qu’au début des années 1920, l’idée de contingence s’était même insérée dans
la théorie des phénomènes physiques avec l’hypothèse des sauts quantiques. Dans les
mouvements de la matière théorisés par la mécanique de Newton, là où on croyait que la
thèse déterministe se vérifiait le mieux, les régularités apparentes seraient en fait le résultat
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
214
de phénomènes subatomiques contingents. Évolutionniste il y a tout au plus un an, Mauss
adhère désormais à la nouvelle métaphysique de l’avant-garde des physiciens :
rien ne démontre qu’il y ait autre chose dans le monde que des fréquences
appréciables et des limites du hasard. Les autres sciences s’accordent
maintenant avec la nôtre sur ce point. Risquons-nous à un peu de
métaphysique. C’est peut-être qu’il y a, jusqu’aux racines de l’être, les
mêmes quantités de déterminisme et pas plus que dans les phénomènes
sociaux que nous étudions. C’est sans doute que les autres sciences ne sont
pas mieux placées que la nôtre.
Mais alors, il faut croire […] qu’il existe un certain genre de liberté partout,
à moins qu’il faille n’en mettre nulle part.
En aucun cas, de notre point de vue, la liberté métaphysique ne peut être
l’apanage privilégié de l’homme. Elle est partout en quantités statistiques à
déterminer ou elle n’est pas. (MAUSS, CCP, p.125.)
Alors que l’extension de la thèse déterministe à tous les ordres de la nature niait la liberté
individuelle et excluait à toute fin pratique la psychologie de l’explication des phénomènes
sociaux, la conception probabiliste laisse une place à la liberté et concilie à merveille les
perspectives psychologiques et sociologiques. Chacune des disciplines devient légitime
parce que les déterminations et les contingences auxquelles elles s’attardent respectivement
se conjuguent dans l’explication des cas singuliers. Le fonctionnement psychosociologique
de l’esprit et son irrationalité forment un champ de mystères que la sociologie laisse aux
soins des psychologues. Dans l’ordre des phénomènes collectifs, la contingence prend la
forme de l’arbitraire des choix volontaires, de la liberté consciente. Comme Mauss le
soutient plus tard en 1929, la participation à la vie sociale d’un sujet individuel ou collectif,
qu’il respecte une norme instituée ou s’en distancie, dépend toujours d’un « choix entre
différentes options possibles » (MAUSS, CEF, p.470). L’individu est condamné à être libre
dans l’espace restreint des virtualités que le contexte social de ses actes rend possible. La
sociologie n’explique plus par des lois ; elle doit comprendre le phénomène collectif dans
son contexte social, géographique et historique où il ne peut se présenter que dans un
éventail limité de modalités :
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
215
Le domaine du social c’est le domaine de la modalité. Les gestes même, le
nœud de cravate, le col et le port du cou qui s’ensuit ; la démarche et la part
du corps dont les exigences nécessitent le soulier en même temps que celuici les comporte, – pour ne parler que des choses qui nous sont familières, –
tout a une forme à la fois commune à de grands nombres d’hommes et
choisie par eux parmi d’autres formes possibles. Et cette forme ne se trouve
qu’ici et que là, et qu’à tel moment ou tel autre. (Mauss, CEF, p.470.)
En ce sens, en 1924, dans sa communication à la Société de psychologie, Mauss reconnaît
que « la sociologie serait, certes, bien plus avancée […] si elle n’avait pas versé dans ces
deux défauts : la philosophie de l’histoire et la philosophie de la société. » (MAUSS, RPS,
p.299.) Pour comprendre les faits d’une histoire partiellement indéterminée, il faut moins
de postulats et plus d’histoire. Le sociologue doit sentir que chaque fait social « est le fruit
des circonstances les plus lointaines dans le temps et des connexions les plus multiples
dans l’histoire et la géographie. » (MAUSS, RPS, p.288.) Il doit les considérer dans la
singularité de leur contexte et se débarrasser de ses préjugés évolutionnistes. Il n’est plus
question de postuler que des formes simples ou élémentaires des institutions et des
collectivités portent en elles tout le contenu des formes plus complexes ; et de considérer
nécessairement leurs traits communs comme des marques de passages obligés dans
l’évolution :
Tous les faits de similitudes ne sont pas des faits de « récurrence »,
d’invention indépendante, de « survivances » des souches d’évolutions
parfaitement identiques partout. Mais inversement, tous ne sont pas des faits
d’emprunt, et surtout pas d’emprunts à un seul foyer. Il y a eu bien des
foyers indépendants dans l’humanité ici et là, plus tôt et plus tard, et il y a
eu sans doute très tôt des mouvements de civilisation, de migrations et de
« porteurs de culture », dans tous les sens. (Mauss, CEF, p.522.)
Cela dit, Mauss ne se retient pas de faire des hypothèses sur les moments logiques des
évolutions historiques peu documentées. Dans l’« Essai sur le don » (MAUSS, ED),
l’échange-don agonistique, étudié dans des sociétés sans lien généalogique avec les sociétés
modernes, est posé comme un stade intermédiaire probable entre la prestation totale des
sociétés dites archaïques et le contrat individuel. L’hypothèse n’est pas purement logique,
sa vraisemblance tient au fait que la morale et la pratique des échanges usités par les
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
216
sociétés romaines, germaniques et celtiques qui ont précédé les nations gardent des traces
des principes du don agonistique. Dans la même logique, son étude sur la structuration
historique de la catégorie moderne du « moi » (MAUSS, PER) compare les notions de
personne dans certaines sociétés dites primitives, en Inde et en Chine avec la « persona »
latine qui leur ressemble en plusieurs traits sans être un fait de droit.
La nouvelle perspective rend l’évolution sociale beaucoup plus complexe. Le filtrage de ce
qu’un type de fait a de contingent et de déterminé naturellement ou par une tendance
demande une appréciation historique comparée des cas particuliers. Reconstituer l’histoire
des groupes, des institutions et des sociétés particulières, en ouvrant bien sûr ces tableaux
aux influences et aux événements qui ont affecté chaque cas, apparaît comme le seul moyen
de distinguer ce qui s’explique par une souche ou une influence commune, ce qui tient
d’une nécessité naturelle, et ce qui semble relever de la pure coïncidence. L’histoire ne se
lit plus suivant une logique unique mais comme une série de devenirs probables, ouverts les
uns sur les autres, parallèles, connexes ou croisés. Il n’y a plus de fiction générale de
l’évolution décrivant le passé et l’avenir ; il n’y a que des conjectures sur le passé donnant
cohérence aux traces qui en ont été conservées. En l’espace d’une trentaine d’année, la
sociologie durkheimienne sera passée du déterminisme au probabilisme ; et en ce qui a trait
à l’analyse des faits historiques, de la méthode comparative comme expérimentation
indirecte à l’histoire comparée comme interprétation compréhensive.
Enfin, la nouvelle conception de l’histoire dissocie les idées d’évolution nécessaire, de
développement de l’homme, d’avancement de la civilisation, et d’amélioration de la
condition humaine qui s’associaient dans la notion moderne de progrès. Bien qu’il
reconnaisse en 1922 que les idées d’un progrès général de la race humaine et de la
civilisation « soient peu à la mode », Mauss « reste partisan de l’emploi, non
métaphysique, de l’idée de progrès » (MAUSS, PCI, p.483). Ni continu, ni nécessaire, le
progrès demeure néanmoins à ses yeux un fait historique appréciable objectivement.
sans rien préjugé de la valeur absolue, je crois qu’on peut parler d’un certain
progrès général de la race et de la mentalité humaines. Par progrès, nous
entendons, si vous voulez bien, l’augmentation en quantité et en qualité,
sans plus, et les deux étant inséparables. Ce progrès a été maintes fois
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
217
rompu par des effondrements graves, par des régressions et des dissolutions
nombreuses, des pertes sèches de l’humanité. Cependant, comparons.
Voyons ce qu’il y a dans l’humanité moyenne, d’aujourd’hui, comparée à
celle de deux siècles à peine. Je parle, bien entendu, de la moyenne et non
des élites. Il est indéniable que non seulement la race, sa santé, sa finesse, sa
mortalité, se sont améliorées, mais encore le contenu psychologique luimême d’un esprit moyen. Il y a plus de bon sens, de clarté, de moralité, de
connaissance, de sentiment que dans la conscience d’un homme de jadis. Il
y a un mouvement général vers le plus être et vers quelque chose de plus
fort et de plus fin. (MAUSS, PCI, p.483.)
Seulement, comme l’avait déjà avancé Durkheim dans ses premiers textes, le progrès de
l’humanité et de la civilisation « ne mène pas nécessairement au bien ni au bonheur. »
(MAUSS, CEF, p.479.) Par conséquent, apprécier leur développement ne signifie plus pour
Mauss « porter des jugements de valeur » sur les sociétés et les civilisations (MAUSS, CEF,
p.479). L’évaluation de ce qui a été et de ce qui est ne donne plus d’indication sur ce qui
devrait être désiré et ne donne pas de garanti quant à ce qui sera. Le bien n’est plus là, dans
le cours des choses, attendant que le savant le découvre.
La collaboration des sciences anthropologiques pour comprendre
l’homme total
Tel que mentionné plus haut, la perspective probabiliste transforme et apaise les rapports
entre les disciplines scientifiques. Dans la première période de l’œuvre, Durkheim aurait
souhaité séparer clairement les faits sociaux et les faits psychologiques de manière à ne pas
confondre les déterminations de l’ordre des faits collectifs et de l’ordre des faits de
conscience individuelle. Après la révélation religieuse, constater que la vie sociale résulte
de l’interaction des consciences individuelles a conduit Durkheim et Mauss à superposer
partiellement les domaines d’étude des deux sciences. Mais si selon eux les participations
individuelles aux phénomènes sociaux pouvaient être étudiées par la psychologie et la
sociologie, ce n’est que parallèlement : ou bien en tant qu’elles sont des faits de conscience
individuelle, ou bien en tant qu’elles manifestent la vie collective. La distinction de
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
218
l’individuel et du collectif ne renvoyait plus tant à une division exclusive des faits qu’à la
définition de la perspective dans laquelle on les étudie, de la dimension ou du moment du
phénomène auquel le savant s’attarde pour en dégager des lois. Et en marge des faits
psychosociaux, la sociologie durkheimienne considérait qu’il en est d’autres, comme les
fonctions organiques et de la conscience (sensation, représentation, réaction, inhibition,
etc.), qui dépendent strictement de la vie individuelle, et dont elle n’avait pas à se
préoccuper. Les collaborations proposées entre les sociologues, les psychologues et les
biologistes se limitaient à comparer leurs résultats pour voir dans quelle mesure les
représentations collectives fonctionnent comme les représentations individuelles et s’il
existe des similitudes entre l’organisation de la vie animale et l’organisation sociale. La
comparaison, contribuant à préciser la théorisation de chaque ordre de faits, était le seul
service mutuel que semblaient pouvoir se rendre les sciences de la vie. Ce qu’il reste de
cloisonnement disciplinaire dans la deuxième période de l’œuvre disparaît dans la
troisième.
L’homme total : biologique, psychologique et social, plus ou moins réflexif
Mauss élargit le domaine de la sociologie à l’ensemble des phénomènes humains et propose
la collaboration des sciences anthropologiques à des études conjointes. La hiérarchie des
ordres de réalité est conservée et continue de légitimer l’existence de la biologie, de la
psychologie et de la sociologie. Mais puisqu’on cherche à comprendre des phénomènes
dans leur complexité plutôt qu’à en dégager parallèlement des lois, les spécialités sont
appelées à se compléter dans l’étude des expériences humaines qui sont à la fois
physiologiques, psychologiques et sociales. Là où on rencontre l’homme, on rencontre les
trois ordres de détermination et de contingence. La sociologie pénètre donc jusque dans
l’étude de la structure et du fonctionnement de l’organisme bio-psychique parce que la vie
collective exerce une influence sur les phénomènes laissés jusqu’ici aux biologistes et aux
psychologues58. Ces derniers doivent aussi comprendre que les organismes humains et les
consciences qu’ils étudient sont les produits de milieux sociaux donnés à des périodes
58
Dès la première période de l’œuvre, Durkheim concevait que l’évolution historique des caractères
physiologiques et psychologiques des individus est déterminée par l’évolution sociale ; mais sa division des
champs disciplinaires excluait la possibilité que des faits soient étudiés par plus d’une science. La sociologie
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
219
particulières de l’histoire. Dans les faits, il n’y a que des êtres humains situés et datés,
biologiques, psychologiques et sociaux. Cette approche totalisante des expériences
humaines conduit à une révision de la conception durkheimienne de l’homme divisé entre
les tendances de son être psycho-physiologique et celles de son être social.
Avant de discuter de sa nouvelle conception de l’être humain dans ses deux premières
allocutions à la Société de psychologie, deux travaux de Mauss témoignent de l’ancrage de
l’être social jusque dans la constitution psycho-organique de l’homme. L’ébauche de La
Nation décrit les races et les mentalités nationales comme des conséquences de l’intégration
et de l’individualisation des sociétés de ce type. La formation à l’intérieur des nations de
« types physiologiquement, musculairement apparents, sinon ostéologiquement » est
expliquée par le développement d’une vie nationale (migrations internes, mobilité interrégionale, formation de grands centres urbains) entraînant « la fusion des anciennes
souches de population dont un grand nombre restaient encore en place » (MAUSS, LN,
p.595-596). Cette vie collective est également à l’origine d’une distinction nationale sans
égal des manières de penser, de sentir et de bouger ; le développement moteur, cognitif et
affectif des individus est marqué par le patrimoine culturel national :
La pensée qu’une langue, riche de traditions, d’allusions, de finesse et de
syntaxe complexe, une littérature abondante, continue, diverse, des siècles
de lecture, d’écriture, d’éducation et, surtout, depuis cinquante années, de
presse quotidienne ont universalisé à un degré inconnu des plus hautes
civilisations antiques et modernes. Tout cela fait que la démarche d’un
Français ressemble moins à la démarche d’un Anglais, que la démarche
d’un Algonquin à celle d’un Indien de Californie. Et cela fait aussi que les
méthodes de pensée et les façons de sentir d’un Italien sont infiniment plus
séparées de celles d’un Espagnol – bien que tous deux soient de civilisation
unique, que ne le sont les morales et les imaginations populaires (MAUSS, LN,
p.594).
L’article sur les rituels funéraires australiens montre aussi que les cris et les pleurs, qui,
dans ces occasions, s’intègrent harmonieusement aux chants et aux incantations, forment un
langage parce qu’ils s’adressent à soi et au groupe. Ce qui pouvait passer pour de simples
durkheimienne devait abandonner la recherche de faits exprimant les lois de la vie collective indépendamment
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
220
réactions psycho-physiologiques à un sentiment devient un phénomène collectif lorsque
l’on considère que le groupe leur attribue la signification que l’acteur exprime, en
réagissant précisément ainsi dans le cadre préétabli de l’interaction. « On fait donc plus que
de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester.
On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est
essentiellement une symbolique. » (MAUSS, EOS, p.278.) Mauss avance, par cet exemple,
que l’homme est socialisé à participer à la vie institutionnelle bien au-delà des actes
volontaires. Les cas de thanatomanie, de mort suscitée par la croyance qu’on mourra sous
l’effet d’un mauvais sort ou pour avoir enfreint un tabou, constituent l’exemple ultime de
l’inscription de la vie individuelle dans le cadre institutionnel de la vie collective. Dans la
foulée du Suicide, Mauss propose aux psychologues cette illustration encore plus
convaincante de l’influence de l’être social de l’homme et des circonstances dans lesquelles
il se trouve sur son état psycho-physiologique :
le désaccord entre l’individu et la société lui a enlevé sa raison de vivre, lui
fait nier et annihile en lui le plus violent des instincts fondamentaux ; il
meurt sans maladie apparente ; son ressort vital a été brisé parce qu’il a été
séparé de l’appui psychologique que lui est la société religieuse dont il fait
partie. Ainsi, c’est tout son être qui est suspendu à sa conscience d’être
social ; c’est toute sa volonté et tous ses instincts. Et je ne parle pas des cas
de suicide. Mais tout se passe dans un monde où la nature psychique en tant
que nature morale et, plus précisément, sociale est souveraine du corps.
(MAUSS, ASP, p.281-282.)
Non sans un clin d’œil à l’Homo duplex des derniers textes de Durkheim, Mauss emploie
l’expression « homme total » pour désigner l’être humain dans sa totalité biologique,
psychologique et sociale. Sur le terrain, dans les statistiques, on ne rencontre pas des
facultés humaines isolées, telles que les psychologues et les biologistes ont l’habitude de
les étudier, ou encore des phénomènes collectifs s’imposant aux individus, mais « un
homme qui vit en chair et en esprit à un point déterminé du temps, de l’espace, dans une
société déterminée » (MAUSS, ASP, p.281). Quand il étudie une institution, c’est aussi ce
de toute variation circonstancielle pour étudier le corps et la conscience des individus qui y participent.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
221
participant concret qui l’actualise que le sociologue doit comprendre dans sa conscience et
dans son corps.
Dans la société même, quand nous étudions un fait spécial, c’est au
complexus psycho-physiologique total que nous avons affaire. Nous ne
pouvons décrire l’état d’un individu « obligé », c’est-à-dire moralement
tenu, halluciné par ses obligations, par exemple un point d’honneur, que si
nous savons quel est l’effet physiologique et non seulement psychologique
du sens de cette obligation. Nous ne pouvons comprendre que l’homme
puisse croire, par exemple quand il prie, qu’il est une cause efficace, si nous
ne comprenons pas comment quand il parle, il s’entend et croit, il s’exhale
par toutes les fibres de son être. (Mauss, RPS, p.305.)
La conception de l’homme total ne nie pas la tension de l’individu civilisé, sur laquelle
Durkheim insistait, entre ses tendances individuelles et le respect des idéaux collectifs.
Mauss précise toutefois la conception durkheimienne de l’homme en détachant les instincts
individuels des déterminations psycho-physiologiques, et en ajoutant à la conscience
morale, propre aux milieux sociaux plus réflexifs, la conscience pratique, nécessaire à
l’innovation volontaire. Dans ses communications à la Société de psychologie, « l’homme
civilisé des hautes castes de nos civilisations et d’un petit nombre d’autres, des
précédentes, orientales ou arriérées, qui sait contrôler les différentes sphères de sa
conscience » (MAUSS, RPS, p.306) est opposé à celui des milieux traditionnels et
populaires, archaïques et arriérés – et à la femme – dit « plus total », « affecté dans tout son
être par la moindre de ses perceptions ou par le moindre choc mental » (MAUSS, RPS,
p.306), dont les actes s’effectuent davantage sur le mode de la réponse-réflexe à la
situation. Contrairement à l’homme ordinaire qui « se sent une âme » mais qui « n’est pas
maître de lui-même », l’homme de l’élite est « divisé dans sa propre conscience, il est un
conscient » : « son intelligence, la volonté qui lui fait suite, le retard qu’il met à
l’expression de ses émotions, la façon dont il domine celles-ci, sa critique – souvent
excessive – l’empêche d’abandonner jamais toute sa conscience aux impulsions violentes
du moment. » (MAUSS, RPS, p.306.) Par le passé, selon Mauss, la sociologie aurait fait
l’erreur de croire en l’universalité de cette mentalité réflexive et de concevoir l’homme à
l’image de l’élite moderne.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
222
Plus tard, en 1927, le développement de la technique est présenté comme un second
dédoublement de l’homme réflexif qui agit consciemment sur lui-même et sur la nature :
Dans l’art pratique, l’homme fait reculer ses limites. Il progresse dans la
nature, en même temps qu’au-dessus de sa propre nature, parce qu’il l’ajuste
à la nature. Il s’identifie à l’ordre mécanique, physique et chimique des
choses. Il crée et en même temps il se crée lui-même, il crée à la fois ses
moyens de vivre, des choses purement humaines, et sa pensée inscrite dans
ces choses. Ici s’élabore la véritable raison pratique. (MAUSS, DPS, p.197.)
La science, en cherchant à connaître les choses en elles-mêmes et pour elle-mêmes,
pousserait ce dédoublement à son plus haut degré lorsque le savant tente de sortir de luimême pour s’identifier aux choses, au lieu de les rapporter simplement à ses actes ou à ses
prénotions. Ici encore, la conscience pratique et savante est variable suivant les milieux et
les époques. Enfin, en 1938, l’essai sur l’évolution historique de la notion de personne
(MAUSS, PER) montre combien l’idée du moi psychologique et moral, et les formes
correspondantes de la pensée et de l’action individuelle, sont récentes en Occident.
Cette conception de l’homme à la conscience plus ou moins réflexive rend la psychologie
plus ou moins influente dans la détermination des phénomènes humains. En 1934, dans sa
communication sur les techniques du corps, Mauss parle de la « roue d’engrenage
psychologique » (MAUSS, TC, p.384) entre le social et le biologique. Souvent, sont rôle se
limiterait à communiquer à l’organisme les déterminations de la vie collective. La réalité
causale de la psychologie humaine est réduite aux adaptations, aux cas d’invention, de
création, de réforme et de position de principe. Et encore, elle n’en serait pas l’unique cause
; généralement, les moments d’innovation « sont commandés par l’éducation, et au moins
par les circonstances de la vie en commun, du contact. » (MAUSS, TC, p.385.) Comme son
oncle, Mauss considère que ce n’est pas l’inconscience qui permet à la vie sociale de se
manifester, mais cette dernière qui développe la conscience et lui fournit des occasions
d’intervenir sur le cours des choses dans l’interaction. C’est ce que les premiers textes de
Durkheim décrivaient maladroitement comme le plus ou moins large espace de liberté que
les sociétés accordent aux individus.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
223
La nouvelle division des sciences anthropologiques et leurs nouvelles collaborations
La collaboration proposée par Mauss entre la sociologie, la psychologie et la physiologie
(l’étude de la vie organique qu’il appelle aussi parfois biologie) repose sur la
reconnaissance de l’intrication des ordres de réalité étudiés par chacune de ces sciences.
Plutôt que de disséquer la réalité pour en abstraire des faits répartis entre les sciences,
l’organisation disciplinaire redéfinie par Mauss associe les sciences à des dimensions des
phénomènes humains, qui doivent néanmoins être abordés comme des totalités
physiologiques, psychologiques et sociales. Si les ordres de réalité de la vie humaine
participent de cette totalité, les disciplines correspondantes doivent aussi participer d’une
science qui les englobe. Identifiant la biologie comme la science de la vie, la physiologie, la
psychologie et la sociologie sont présentées comme les parties de cette science. Tandis que
la physiologie couvre les règnes végétal et animal, que la psychologie peut étudier l’activité
mentale et les comportements de l’animal ou de l’homme, la sociologie est strictement
anthropologique. La vie institutionnelle, objet de la sociologie, qui distingue apparemment
l’homme de l’animal, semble absente des sociétés animales, jusqu’à preuve du contraire.
Au sein de l’anthropologie, science de la vie humaine, la sociologie ne doit pas non plus
être réduite à un chapitre de la psychologie humaine consacré aux interactions, aux
dynamiques mentales et comportementales de groupe. Ce serait, selon Mauss, abstraire la
vie représentative de son milieu matériel, du groupe qui la vit, des traditions qui la
structurent et de son histoire. La sociologie déborde donc la psychologie de groupe par ses
études morphologiques, historiques et de statistiques sociales.
Pour Mauss, profiter des avancées de la psychologie et de la physiologie, ce n’est plus
établir des analogies théoriques entre les faits individuels et les faits collectifs. Les sciences
de la vie ne s’aident que dans l’étude des phénomènes se situant aux frontières de leur
domaine, là où leurs questionnements se complètent, là où jadis les professeurs se
mangeaient entre eux. La communication de 1924 (RPS) n’appelle la collaboration des
psychologues et des physiologistes qu’en ce qui concerne les idées et les mobiles que
constituent les représentations collectives, ou les pratiques et les comportements sociaux
qui y correspondent. Les notions de vigueur mentale, de psychose, de symbole et d’instinct
sont empruntées à la psychologie pour désigner en contexte social le même genre de faits
étudiés en clinique ou en laboratoire. La compréhension psychologique de ces faits
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
224
augmente la compréhension sociologique des phénomènes sociaux qui les génèrent. Ces
notions s’alourdissent de la compréhension et physiologique, et psychologique, et
sociologique des mêmes phénomènes. Mauss souhaite aussi que les spécialistes de la vie
individuelle lui concoctent une « théorie des rapports qui existent entre les divers
compartiments de la mentalité et de ceux qui existent entre ces compartiments et
l’organisme » (MAUSS, RPS, p.305) pour que les sociologues puissent comprendre les
expériences sociales de l’être humain dans leur totalité. Il veut également en savoir plus sur
le phénomène psycho-physiologique de l’attente au fondement de l’ordre institutionnel des
milieux sociaux.
En contrepartie, les sociologues pourraient soumettre au jugement critique de leurs
collaborateurs leurs études ethnographiques et de statistiques morales, identifiant les
circonstances sociales typiques de certains comportements et processus mentaux.
Psychologues et biologistes sont aussi invités à étudier sur le terrain des faits qu’ils ne
rencontrent pas ou difficilement en laboratoire et en clinique : thanatomanie, modes
d’expression des sentiments dans d’autres cultures, éducation à l’habitus, technique du
mystique pour entrer en communication avec Dieu, etc. Quantité de conduites générales
décrites par les enquêtes sociologiques et ethnographiques constitueraient pour les autres
sciences
anthropologiques
un
répertoire
de
nouveaux
faits
psychologiques
et
physiologiques plus faciles à caractériser que les conduites individuelles, justement parce
qu’elles sont générales, normales dans leur contexte :
le fait psychologique général apparaît dans toute sa netteté parce qu’il est
social ; il est commun à tous ceux qui y participent, et parce qu’il est
commun, il se dépouille des variantes individuelles. Vous avez dans les faits
sociaux une sorte de naturelle expérience de laboratoire faisant disparaître
les harmoniques, pour ne laisser, pour ainsi dire, que le ton pur. (MAUSS, RPS,
p.301-302.)
Enfin, sociologues, psychologues et historiens sont conviés par Mauss à conjuguer leurs
efforts pour retracer les histoires complexes et hasardeuses des catégories de la pensée.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
225
Le passage de la recherche de lois explicatives à une approche compréhensive et totalisante
ouvre la voie à ce que d’autres ont nommé plus tard la transdisciplinarité. Les études faisant
appel à une seule perspective ne sont pas exclues, mais l’analyse et la théorisation des
phénomènes peuvent maintenant dépasser les frontières disciplinaires. Même quand les
spécialistes travaillent chacun de leur côté, l’esprit de leurs études est changé. Toutes les
études de Mauss sur des faits humains totaux sont menées en solo ; et les psychologues de
la Société comme Janet et son élève Piaget tendent l’oreille aux commentaires du
sociologue sur leurs travaux (MAUSS et al.. DJP).
Depuis les premiers textes de la sociologie durkheimienne, les divisions disciplinaires se
sont transformées d’une délimitation d’univers d’enquête exclusifs pour chaque science, en
une définition de perspectives d’analyse parallèles, puis en une grille générale d’analyse
des phénomènes identifiant leurs dimensions à explorer, ou plus précisément les ordres de
questions complémentaires à résoudre pour en avoir une compréhension complète. Le souci
maussien de considérer des totalités comprises dans les touts qui les dépassent entraîne
simultanément une révision semblable des divisions internes de la sociologie.
L’approche totalisante des phénomènes sociaux et la critique des divisions
internes de la sociologie
D’autres applications de l’approche totalisante
Au-delà de l’étude des expériences sociales individuelles, la méthodologie des études de
Mauss est également traversée par l’idée que les faits doivent être compris dans les totalités
auxquelles ils participent et qu’idéalement une compréhension totale n’oublie aucune
connexion explicative. L’abstraction des faits qu’impliquait la recherche expérimentale de
lois causales doit être évitée dans une perspective compréhensive. La conclusion de
l’« Essai sur le don » recommande aux sociologues d’imiter les historiens qui embrassent
les sociétés concrètes dans leur totalité et les psychopathologistes qui ont la certitude
d’étudier du concret en observant le comportement d’êtres totaux plutôt que divisés en
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
226
facultés. Selon Mauss, la sociologie peut procéder de la même façon et faire mieux encore
que l’histoire et la psychologie pour la compréhension des phénomènes humains :
Après avoir forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les
sociologues s’efforcent de recomposer le tout. […] L’étude du concret, qui
est du complet est possible et plus captivante et plus explicative encore en
sociologie. Nous, nous observons des réactions complètes et complexes de
quantités numériquement définies d’hommes, d’êtres complets et
complexes. Nous aussi, nous décrivons ce qu’ils sont dans leurs organismes
et leurs psychai, en même temps que nous décrivons ce comportement de
cette masse et les psychoses qui y correspondent : sentiments, idées,
volitions de la foule ou des sociétés organisées et de leurs sous-groupes.
Nous aussi, nous voyons des corps et les réactions de ces corps, dont idées
et sentiments sont d’ordinaire les interprétations et, plus rarement, les
motifs. Le principe et la fin de la sociologie, c’est d’apercevoir le groupe
entier et son comportement tout entier. (MAUSS, ED, p.276.)
Particulièrement instructifs sur le fonctionnement des sociétés et les rapports intersociaux,
l’essai souligne l’urgence d’étudier les faits sociaux totaux ou généraux, qui mettent en
branle des systèmes sociaux entiers et un très grand nombre de leurs institutions. On y
rencontre et l’action des hommes et l’action des sujets collectifs parce que les premiers s’y
présentent comme des participants des seconds. Leur étude donne l’occasion de « percevoir
l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les
hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis
d’autrui. » (MAUSS, ED, p.275.) Pour comprendre les faits généraux, le sociologue doit non
seulement documenter le phénomène qu’il étudie, mais dans chaque aire déterminée où il
l’observe, bien décrire le système social particulier dans lequel l’institution s’inscrit. Selon
Mauss, les principes généraux du fonctionnement d’une institution comme l’échange-don
agonistique ne peuvent être dégagés avec quelque certitude que du rapprochement de
plusieurs de ses formes dont la couleur locale est bien documentée. La perspective
probabiliste qui abandonne le postulat d’une évolution nécessaire des sociétés et de leurs
institutions élimine l’étape de la constitution des types de la méthode comparative qui visait
à retracer la genèse et le fonctionnement général d’une institution. Désormais, il n’y a que
des genèses concrètes, singulières et l’on recherche l’universel dans le détail des cas
particuliers.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
227
L’année suivante, toujours dans une perspective totalisante, une communication sur les
politesses et les familiarités dans les rapports familiaux (MAUSS, PAP) invite à en chercher
la logique et les raisons dans le fonctionnement d’ensemble du système de parenté
particulier qui structure ces relations. En 1939, ce sont les mythes, les philosophies et les
sciences que Mauss incite à resituer dans les systèmes de pensée desquels ils participent
pour mieux les interpréter.
C’est une erreur que de prendre les mythes un à un, en les séparant de ce qui
les a précédés et des formes qu’ils engendrent à leur tour. Ils forment un
tout par rapport à leurs collectivités. Un mythe est une « maille » dans une
« toile d’araignée », et non un article de dictionnaire. Il s’agit de voir et
d’interpréter l’ensemble. Suivant une expression allemande, tous les Bilder
font partie de la même Bildung. (MAUSS, CEF, p.165.)
Lorsqu’on aborde des faits qui tiennent de représentations collectives, la signification d’un
élément se retrace dans ses rapports aux autres éléments du système de significations qui
l’engendre et duquel il participe.
Enfin, à l’échelle des sociétés et des civilisations, Mauss réintroduit en 1934 le projet
durkheimien de développer une éthologie collective. Ce domaine de recherche serait à la
sociologie générale ce que la caractérologie est à la psychologie individuelle.
De même que la psychologie définit chaque caractère par rapport aux
différentes formes et proportions que prennent pour chaque individu ses
différentes activités, de même il est possible de définir une société
quelconque dans la civilisation dont elle est un élément composant et dont
elle se détache par certains « traits », ou tout au moins par certaines
proportions de ces traits. (MAUSS, SGD, p.350.)
Cette fois, il s’agit de rapprocher des sociétés particulières pour saisir ce qui fait l’unité et
la singularité de leurs idées, de leurs mœurs, de leurs arts, de leurs techniques et de leurs
autres institutions teintées de la coloration spéciale du sujet collectif.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
228
Dépasser les divisions de la sociologie qui découpent trop et mal
L’approche totalisante transforme aussi le découpage des champs de recherche de la
discipline, la définition des problèmes que se partagent les sociologues. Mauss assouplit la
spécialisation des études sociologiques que Durkheim considérait nécessaire au progrès de
la science. En 1927, l’article « Divisions et proportions des divisions de la sociologie »
(MAUSS, DPS) critique l’organisation interne de la science sociale élaborée dans la
première série de l’Année sociologique. Si les volumes de la nouvelle série conservent le
même plan général, Mauss ne cautionne plus l’idée d’organiser les études sociologiques en
un système de spécialités qui puissent correspondre aux cadres naturels de la vie
institutionnelle. Les divisions actuelles de la sociologie, héritées du système des premières
sciences sociales, abstraient trop les activités de la vie institutionnelle et analysent mal
celles qui ne suivent pas le modèle des sociétés occidentales modernes.
Au fond, nous sommes encore dans l’ornière de l’abstraction et du préjugé,
impuissants à sortir des classifications étroites que nous imposent les
sciences déjà anciennes de l’économie, du droit, de la religion, etc., sciences
respectables sûrement mais encore dans l’enfance ; nos divisions qui les
suivent sont, comme elles, sûrement fautives. Nous ne sommes pas sûrs
enfin qu’elles épuisent la réalité. Cette répartition est trop limitative, trop
précise dans son énumération. La « Sociologie générale » et les « Divers »,
titres dont nous nous servons, masquent cette impuissance à arriver à la
précision nécessaire, trahissent notre insécurité. De plus les titres des
sociologies spéciales elles-mêmes correspondent trop aux divisions plus
actuelles, plus éphémères qu’on ne croit, du travail social moderne, des
activités de nos sociétés occidentales. Elles portent donc profondément la
marque de notre temps, celle de notre subjectivité. Elles cadrent mal avec la
vie des sociétés qui ont divisé autrement leur travail ou avec celle des
sociétés qui le diviseront un jour autrement que nous le faisons. Enfin, trop
empiriques sur certains points, elles morcèlent, divisent et, divisant trop,
isolant trop, au fond, elles abstraient et rendent encore de la réalité une
image tranchée, tronquée. (MAUSS, DPS, p.204.)
Les études de sociologie doivent donc déborder des spécialités classiques, s’en détacher
lorsque ces découpages vivisectionnent un phénomène social et tenir compte des liens entre
les institutions et le reste de la vie sociale, aller « alternativement du tout aux parties et des
parties au tout. » (MAUSS, DPS, p.216.) Tout fait social doit être compris dans le
mouvement complexe de la vie collective.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
229
Tout, dans une société, même les choses les plus spéciales, tout est, et est
avant tout, fonction et fonctionnement ; rien ne se comprend si ce n’est par
rapport au tout, à la collectivité tout entière et non par rapport à des parties
séparées. Il n’est aucun phénomène social qui ne soit partie intégrante du
tout social. […] Tout état social, toute activité sociale, même fugitive,
doivent être rapportés à cette unité, à ce total intégré, d’un genre
extraordinaire : total des corps distraits des hommes et total des consciences,
séparées et cependant unies : unies à la fois par contrainte et volition, par
fatalité et liberté. Car ce qui les rassemble et les fait vivre en commun, ce
qui les fait penser et agir ensemble et à la fois, c’est un rythme naturel, une
unanimité voulue, arbitraire même, mais, même alors et toujours,
nécessaire. (MAUSS, DPS, p.214.)
La distinction de la morphologie sociale et de la physiologie sociale est également
conservée en 1927, mais remaniée en une grille d’analyse des phénomènes sociaux.
•
•
La morphologie sociale prétend encore étudier « le groupe en tant que phénomène
matériel » (MAUSS, DPS, p.207) : les statistiques sociales (à l’exception de celles
qui décrivent les institutions, et de celles qui mesurent les traits physiologiques des
individus, réservées à l’anthropologie somatologique) ; la géographie humaine,
historique, politique et économique ; la démographie : variation dans l’espace et le
temps de la natalité, de la mortalité et de la structure des âges ; les « alternatives,
flottements des structures » (?) ; les mouvements et courants migratoires ; et les
sous-groupes de la société « en tant qu’ils sont ajustés au sol » (?) (MAUSS, DPS,
p.208).
La physiologie sociale étudie plutôt « les représentations communes et les actes
communs – non pas tous les faits communs, comme manger et dormir, mais ceux qui
sont l’effet de leur vie en société. » (MAUSS, DPS, p.208.)59 Cette partie de la
sociologie est subdivisée en deux : la physiologie des pratiques, consacrée aux
institutions et autres actes sociaux ; et la physiologie des représentations, idées et
sentiments collectifs.
Selon Mauss, cette division des faits sociaux est complète et ne déforme pas la réalité
sociale puisqu’elle est calquée sur les formes d’indices concrets et observables qui la
manifestent. « Elle ne divise rien qui ne soit parfaitement divisé dans la réalité. » (MAUSS,
DPS, p.212.) Et si elle divise la réalité en catégories de faits à considérer, ce n’est qu’un
préalable à l’appréhension synthétique du phénomène social. Cette manière d’organiser
l’analyse est comparée à une « preuve arithmétique que l’on a été complet. » :
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
230
Car, à notre sens, un phénomène social est expliqué quand on a trouvé à
quel groupe il correspond, et à quel fait de pensée et d’acte il correspond,
qu’il soit physiologique ou morphologique, peu importe. […] [Ce principe]
force à voir, à chercher les actes sous les représentations et les
représentations sous les actes et, sous les uns et les autres, les groupes.
(MAUSS, DPS, p.224.)
L’unité de la science sociale tient justement à la nécessité pour la compréhension d’établir
les rapports liant les pratiques et les représentations collectives, et en plus leurs connexions
morphologiques aux groupes d’hommes et aux choses. Autrement dit, « l’analyse se trouve
terminée quand on a trouvé qui pense et qui agit et quelle impression cette pensée et cette
action font sur la société dans son ensemble. » (MAUSS, DPS, p.222.)60
Fidèle au principe de sa preuve arithmétique, Mauss abandonne finalement en 1934 la
séparation de la morphologie sociale et de la physiologie sociale. En fait, cette division des
études n’a jamais été respectée. Les études des phénomènes démographiques et
géographiques débordent toujours, et pour le mieux, du domaine des faits morphologiques.
De plus, la distinction n’était pas aussi claire que Mauss pouvait le prétendre en 1927.
Durkheim, discutant de l’habitation, avait déjà souligné le statut ambigu des faits où les
formes matérielles contraignent et sont transformées par les pratiques. Cette catégorisation
ayant été utile pour indiquer les connexions à établir dans l’analyse, il semble préférable de
diviser les études selon leurs méthodes qui cernent les totalités analysées, plutôt que suivant
la nature matérielle, actuelle ou idéelle des faits.
La théorie au service d’une science descriptive
Dans les première et deuxième périodes de la sociologie durkheimienne, la découverte de
lois s’accompagnait généralement de théories explicatives des variations concomitantes et
59
Dans cet article publié avant « Les techniques du corps » (MAUSS, TC), Mauss n’aurait pas encore saisi que
l’homme est social dans tous ses actes.
60
La même logique s’appliquant à l’étude des phénomènes impliquant plus d’une société.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
231
des tendances observées. Bien que Durkheim clamait la primauté des faits sur la théorie et
la rupture avec les prénotions, il attribuait aux scénarios de l’évolution des espèces sociales
et des cycles d’effervescence morale une valeur de vérité suffisante pour en déduire avec
assurance des pronostics sur l’avenir des sociétés. L’adoption par Mauss de la thèse
probabiliste et de l’approche compréhensive le conduit à un rejet silencieux des mythes
explicatifs de son oncle. Comme on l’a vu, il propose de remplacer les théories générales de
l’évolution sociale par le rapprochement d’études historiques de cas particuliers. Ses
travaux sur l’homme total se contentent aussi de rassembler des faits qui en révèlent la
complexité, plutôt que de spéculer, comme Durkheim, sur ce que serait la nature humaine
hors d’une société. Comme chez les épistémologues présentés au chapitre II, la tradition
théorico-expérimentale des sciences modernes est supplantée par un mode compréhensifdescriptif de construction de la connaissance. La théorie et la méthodologie forment
toujours un système cohérent, mais la théorie n’impose plus ses principes de constitution
des faits comme des oeillères pour l’observateur.
Pour le Mauss d’après La Nation, faire de la sociologie théorique change de signification.
Le souci de comprendre chaque cas particulier lui rend d’autant plus évidentes les limites
des concepts généraux. La science n’implique plus seulement une rupture du savant avec
les notions de sens commun, mais aussi un doute vis-à-vis ses propres conceptualisations et
les notions qu’il emploie couramment. L’une des conclusions de l’« Essai sur le don » est
justement qu’il faudrait « remettre au creuset » les « concepts de droit et d’économie que
nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation ; libéralité, luxe et épargne, intérêt,
utilité » qui sont inadéquats pour décrire l’échange-don agonistique (MAUSS, ED, p.267).
Du point de vue de Mauss, la sociologie théorique et ses concepts se justifient strictement
par leur valeur heuristique pour la collecte et l’analyse des faits. Le but de la science n’est
pas de philosopher, mais d’accroître le nombre de réalités connues et comprises. En 1930,
dans son mémoire de candidature au Collège de France, sa position est sans équivoque :
Positiviste, ne croyant qu’aux faits, admettant même la certitude supérieure
des sciences descriptives sur les sciences théoriques (dans le cas de
phénomènes trop complexes), si je pratique une science théorique, - et assez
bien peut-être – je ne crois en son intérêt que dans la mesure où, extraite des
faits, elle peut aider à en apercevoir, à en enregistrer d’autres, à les classifier
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
232
autrement ; dans la mesure où elle s’approfondit plutôt qu’elle ne se
généralise, s’affirme et s’alourdit de matière plutôt qu’elle ne s’élève en
échafaudages d’hypothèses historiques ou d’idées métaphysiques. (MAUSS,
OML, p.225.)
Tandis que les Règles séparait la science en trois temps : l’hypothèse théorique, l’analyse
des faits construit suivant la théorie et l’interprétation théorique, Mauss prône un va-etvient perpétuel entre l’observation et la théorie pour faire de la seconde une description
toujours plus fine et cohérente de la réalité. L’observation doit dépasser le test de
l’hypothèse. En 1934, il cite en exemple la sociologie compréhensive de Max Weber, qui
en est toujours restée à l’étude de questions générales faute de spécialisation, mais qui avait
compris que « la théorie, si elle est extraite des faits, peut à son tour permettre de les faire
voir, de les mieux connaître et de les comprendre. » (MAUSS, SGD, p.304) Il s’agit
d’étendre le principe à toutes les spécialités des sciences sociales.
Le savant allant librement aux devants du politique
Comme Durkheim, Mauss considère que la recherche d’applications ne doit être ni l’objet
ni le but d’une science. Mais il croit aussi, reprenant l’expression de celui-ci, que la
sociologie « ne vaudrait pas « une heure de peine » si elle n’avait pas d’utilité pratique. »
(MAUSS, DPS, p.233.) La sociologie ne prétend plus pouvoir définir un idéal naturel
comme dans les Règles, et ne cherche plus à identifier les tendances nécessaires de
l’évolution que les réformes devront respecter. Étudiant une histoire sociale dont les
épisodes obéissent à certaines nécessités naturelles sans être pour autant prédéterminés, le
sociologue ne peut qu’instruire l’homme de la pratique de sa compréhension des
événements passés, lui faire sentir la complexité de la vie sociale et lui apprendre à mieux
penser cette histoire qui se joue.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
233
Montrer comment les questions politiques sont des questions sociales complexes et
relatives à des contextes particuliers
Pour Mauss, les misères de l’expérience bolchevique, inspirée du marxisme, montrent que
les pensées en système des précurseurs des sciences sociales, qui cherchaient le facteur
déterminant de la vie sociale, sont insuffisantes pour rendre compte de la complexité de
l’histoire et inadéquates à la conduite de la vie politique. La vie sociale est tout à la fois
politique, morale, économique, technique, intellectuelle, psychologique, etc. La réflexion
scientifique et la réflexion pratique doivent la penser dans toutes ses dimensions :
Il faut se défier à jamais de toute cette sophistique qui consiste à donner le
primat à telle ou telle série de phénomènes sociaux. Ni les choses politiques,
ni les choses morales, ni les choses économiques n’ont rien de dominant
dans aucune société, encore moins les arts qui s’y appliquent. Tout ceci
n’est au fond que concepts et catégories de notre science sociale encore
infantile, et ce ne sont que des logomachies qui les distinguent. […] La
pratique sociale, voilà la seule matière fournie à l’action convergente du
moraliste, de l’économiste, du législateur. (MAUSS, BOL, p.556-557)
Les arts de la politique, de la morale et de l’économie ne doivent donc plus être séparés ; et
leurs réformes, demeurer relativement modestes et réalistes. Selon Mauss : « le vieux rêve
de Socrate, du citoyen sage, économe vertueux et gardien de la loi, surtout prudent et juste,
fournit donc toujours le modèle de l’homme d’action. » (MAUSS, BOL, p.557.)
L’homme de la pratique doit aussi sentir que chaque société est particulière et aborder
chaque problème qui s’y pose dans sa singularité. Comme le soutenait Durkheim dès ses
premiers travaux, aucune conception générale, détachée des faits, ne suffit à la réflexion sur
ce qui serait bon pour une société donnée. La réalité sociale, c’est du concret et du
complexe.
Il n’y a pas eu de sociétés qui n’aient été que féodales, ou que
monarchiques, ou que républicaines. Il n’y a que des sociétés qui ont un
régime ou plutôt – ce qui est encore plus compliqué – des systèmes de
régime, plus ou moins caractérisés, régimes et systèmes de régimes
d’économie, d’organisation politique ; elles ont des mœurs et des mentalités
qu’on peut plus ou moins arbitrairement définir par la prédominance de tel
ou tel de ces systèmes ou de ces institutions. (MAUSS, BOL, p.565.)
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
234
À cet effet, Mauss déplore la teneur des débats des juristes et des politiciens, qui oublient la
complexité des faits sous leurs conceptions idéales de la vie en commun, aboutissant à des
projets qu’ils prétendent rationnels mais qui s’avèrent souvent irréalisables, en
contradiction avec les habitudes collectives et pleins d’imprévus. Ce n’est que lorsqu’ils
abandonneront ces vues pour s’intéresser aux faits que leurs aventures politiques
passionnelles cèderont la place à une gouverne raisonnée.
La politique ne deviendra un art rationnel que le jour où elle se détachera de
cette métaphysique, où elle lâchera dans la mesure nécessaire ces mots en
« isme » : capitalisme, libéralisme et autres, et tout ce substantialisme
ratiocinant. Alors elle sera à son tour hors de tout système. Alors, une fois
de plus, sans doute, elle saura appliquer ou essaiera d’appliquer à chaque
problème – ainsi fait l’ingénieur (l’ingénieux) – la solution qu’inspirent la
conscience précise des faits et l’appréhension, sinon la certitude de leurs
lois. (MAUSS, BOL, p.566.)
Le discours savant sur la vie sociale a déjà dépassé le stade de la pensée en système et il
serait souhaitable qu’il montre la voie aux acteurs politiques. Selon Mauss, il est du devoir
du philosophe, du moraliste et du sociologue d’éviter l’emploi des « formules tranchantes
et tranchées » et des « concepts mal faits tout chargés de passion » ; « leur rôle est
d’habituer les autres à penser, modestement et pratiquement, sans système, sans préjugé,
sans sentiment. Il faut que les penseurs éduquent les peuples à user de leur simple bon sens
qui, en l’espèce, en politique, est également le sens du social, autrement dit du juste. »
(MAUSS, BOL, p.566.) En 1927, il ajoute que « la connaissance de la sociologie devrait
être requise pour qualifier l’administrateur et le légiste. » (MAUSS, DPS, p.240.)
Éclairé au contact de la sociologie, le domaine de l’action politique dépasse la législation
de l’État et s’agrandit à toutes les sphères de la vie collective, de l’éducation au contrôle
des forces financières et industrielles. La vie politique n’est pas simplement l’action de
l’État sur les individus qui le constituent, mais le résultat combiné de celle-ci et des actes
plus ou moins volontaires des individus et des groupes, épisodiques ou permanents, mus
par des traditions et des motivations plus ou moins conscientes, personnelles et
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
235
circonstancielles. Une large part de cette vie politique est souvent oubliée des spécialistes
du droit et de l’administration qui concentrent leur attention sur les procédés de l’État. La
réflexion politique aurait avantage à se former à la science de la vie sociale ; et les
sociologues, en tant que citoyens, ne devraient pas se désintéresser de l’art politique dont
ils sont les théoriciens tout désignés.
Le service principal que les sociologues ont rendu jusqu’à maintenant et
rendront de plus en plus à la politique, par une théorie de la politique ellemême, consiste donc à faire sentir à quel degré les problèmes politiques sont
des problèmes sociaux. Ils auraient par suite le plus grave tort si, pour ne
pas verser dans l’erreur commune, ils restaient tous dans leur tour, s’ils
s’abstenaient tous de prendre parti, s’ils laissaient la politique aux
théoriciens politiciens et aux théoriciens bureaucrates. L’art de la vie sociale
les concerne en particulier et transmettre une tradition, éduquer les jeunes
générations, les intégrer dans une société déterminée, les « élever » et
surtout les faire progresser, tout cela dépasse les limites du droit et de tout
ce qu’on convient d’appeler l’État. La science de cet art fait donc partie de
la sociologie générale, ou, dans une sociologie divisée de façon concrète,
d’une partie toute spéciale de la sociologie de l’action. (MAUSS, DPS, p.238-239.)
La théorie de l’art politique souhaitée par Mauss n’aurait rien à voir avec ce que certains
ont appelé sciences morales et politiques : « des catalogues de préceptes et d’action, des
manuels de formules, des recueils de maximes de la technique sociale » (MAUSS, DPS,
p.235-236), que Durkheim avait aussi en aversion. Grâce à la méthode de l’histoire
comparée, cette pragmatique de l’art social étudierait « comment, par quels procédés
politiques, les hommes agissent, ont su ou cru agir les uns sur les autres, se répartir en
milieux et en groupes divers, réagir sur d’autres sociétés ou sur le milieu physique. »
(MAUSS, DPS, p.237.) Mais la contribution des sociologues à la conduite de la vie peut
dépasser l’avancement de la sociologie politique.
Mauss présente le programme d’une politique positive venant « en application d’une
sociologie concrète et complète » qui conserve plusieurs idées de Durkheim : la science
« ne donne pas les solutions pratiques », « n’a pas de panacée » et « n’est pas le moyen de
rendre les hommes heureux » ; il faut enseigner aux « générations qui montent le sentiment
de la délicatesse des procédés de la politique » ; ces procédés « pourront être portés au
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
236
degré de conscience voulue quand une, deux générations de savants auront analysé les
mécanismes des sociétés vivantes, celles qui nous intéressent pratiquement » (MAUSS, DPS,
p.244-245) ; le reste étant une question de finesse dans l’appréciation de la situation, et de
sens de la mesure dans l’intervention. Les sociologues devraient aussi « être à l’affût [des]
mouvements nouveaux des sociétés, les porter au plus vite à la connaissance du public
scientifique, en esquisser la théorie » (MAUSS, DPS, p.240) ; ce qui implique, pour Mauss
le premier, l’effort d’orienter davantage ses études vers les choses modernes. Plus encore,
mais toujours sans se mêler de politique, les sociologues pourraient aider l’administration
publique « par des enquêtes impartiales, par le simple enregistrement scientifique de faits,
même de ceux dont il ne connaît pas ou ne peut pas tenter la théorie » (MAUSS, DPS,
p.242), comme le font certains centres de recherche américains. Enfin, lorsque la science
est suffisamment sûre, les sociologues, suivant l’exemple des autres scientifiques, ne
devraient pas hésiter à verser leurs idées et leurs faits dans les débats sur la pratique.
Aux hommes politiques, aux zélateurs du service social et au public qui pourraient se
plaindre de la petitesse de son programme politique, et qui « imposeraient volontiers leurs
problèmes » à la sociologie, Mauss répond que « biens des problèmes dont on cherche la
solution de front, sont mal posés » et que « d’autres bien posés sont mal traités. » (MAUSS,
DPS, p.244-245.) À chacun son métier. Le rôle de la science sociale est de nous amener à y
voir plus clair et à découvrir « des problèmes essentiels que posent les sociologues, mais
que ne se posent même pas encore le public, le Parlement, les bureaux. » (MAUSS, DPS,
p.245.) Le savant doit remplir son devoir social « tout en refusant de sacrifier à une
recherche du bien un instant qui ne serait pas exclusivement consacré à la recherche du
vrai. » (MAUSS, DPS, p.240.) « L’homme de loi, le banquier, l’industriel, le religieux sont
en droit d’agir en vertu de leurs connaissances pratiques et de leurs talents. Il suffit d’avoir
administré ou commandé pour savoir qu’il y faut une tradition pratique, et qu’il y faut
aussi une chose qu’un psychologue mystique traduirait en termes d’ineffable : un don. »
(MAUSS, DPS, p.235.) Chez Mauss comme chez Weber, la conduite rationnelle de la vie,
qui est la cause sociale commune du savant et du politique, dépasse ces deux institutions ne
pouvant contribuer à son avancement que par une collaboration sans empiètement.
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
237
Le premier temps d’une politique positive c’est : de savoir et dire aux
sociétés en général et à chacune en particulier, ce qu’elles font, où elles
vont. Et le second temps de la morale et de la politique proprement dites
consiste à leur dire franchement si elles font bien, pratiquement et
idéalement, de continuer à aller dans telle ou telle direction. Le jour où, à
côté des sociologues, quelques théoriciens de la politique ou quelques
sociologues eux-mêmes, épris du futur, arriveront à cette fermeté dans le
diagnostic et à une certaine sûreté dans la thérapeutique, dans la
propédeutique, dans la pédagogie surtout, ce jour-là la cause de la
sociologie sera gagnée. (MAUSS, DPS, p.243-244.)
Instruire la morale de l’expérience des prédécesseurs, sans prétention et sans
restriction
Jusqu’ici, le discours de Mauss sur la pertinence pratique des études sociologiques
ressemble beaucoup à celui qu’entretenait Durkheim après 1895. Si la sociologie
durkheimienne conserve la vocation d’alimenter la réflexion morale d’une compréhension
neutre des phénomènes sociaux, c’est dans la manière de le faire que s’observe une rupture
entre le neveu et l’oncle. Durkheim affichait une assurance suffisante vis-à-vis ses théories
pour en déduire une réforme de l’État et annoncer un moment prochain d’effervescence
collective créatrice d’idéaux. Mauss, qui assiste à des applications plus ou moins heureuses
des sciences sociales aux État-Unis et en Russie, est beaucoup plus prudent. Selon lui,
« l’aveu de l’ignorance est le premier devoir du savant » et entretenir l’illusion qu’il
possède le fin mot sur ce qu’il étudie « serait tout à fait dangereux. » (MAUSS, DPS, p.179.)
« L’ignorance consciente est meilleure que l’inconscience » et souvent, pour orienter la
pratique, « la carence de la science est telle qu’il vaut mieux se confier à la nature, aux
choix aveugles et inconscients de la collectivité. » (MAUSS, DPS, p.234.)
Dans la foulée d’une évolution nécessaire, Durkheim souhaitait amener les modernes à
réfléchir sur ce que devait devenir la vocation de leurs institutions dans les conditions
récentes de la vie sociale. La continuité des institutions supposait simplement une
adaptation de leur finalité actuelle et, dans certains cas seulement, un ajustement de leurs
structures. Issue d’une conception probabiliste du devenir de la vie collective, la recherche
morale de l’« Essai sur le don » n’est plus contrainte par le postulat d’une trajectoire
historique linéaire. La question de la réforme des institutions actuelles n’y suppose pas
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
238
nécessairement la poursuite d’une tendance – dans ce cas-ci la sophistication du contrat,
forme la plus récente de l’échange. L’histoire de la morale n’est pas continue et sans demitour. La défense récente des droits d’auteurs, le développement des assurances sociales et
des caisses corporatives sont interprétés comme une réaction « saine et forte » des « vieux
principes » « contre l’insensibilité romaine et saxonne de notre régime », « contre les
rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes. » (MAUSS, ED, p.260.) L’art de
la morale peut s’inspirer des expériences heureuses de tout temps et de tout lieu que la
sociologie rapproche et rend intelligibles. Mauss prétend même avoir trouvé dans le sens
aigu de soi, des autres et de la société une « morale […] éternelle », « commune aux
sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que
nous puissions imaginer. » (MAUSS, ED, p.263-264.) L’établissement par l’échange d’une
alliance entre les hommes apparaît par ailleurs constituer une condition universelle de la
socialité et du climat de paix propice au progrès de la civilisation :
Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sousgroupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner,
recevoir et enfin, rendre. Pour commencer, il fallut d’abord savoir poser les
lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non
plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à
nations et – surtout – d’individus à individus. C’est seulement ensuite que
les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les
défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les
peuples ont su – et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les
classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir – s’opposer sans
se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des
secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité. (MAUSS, ED, p.278-279.)
Finalement, en 1938, en pleine montée des fascismes, la conclusion de son exposé sur
l’histoire de la notion de personne souligne la précarité du patrimoine intellectuel et moral
des sociétés modernes alors que le caractère sacré de la personne humaine est mis en
question. La contingence partielle de l’histoire accroît l’univers des possibles pour le
meilleur et pour le pire. La communication se termine par une invitation à prendre
conscience, par les sciences de l’homme, de la manière dont la pensée chemine et
CHAPITRE VI : COMPRENDRE DES TOTALITÉS ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES
239
s’organise historiquement « pour la perfectionner, pour l’articuler encore mieux » (MAUSS,
PER, p.362) puisque tout n’est pas joué d’avance.
Somme toute, la sociologie de Mauss dans l’entre-deux-guerres vise encore l’éveil des
modernes à la clarté et au sens de la responsabilité collective. Cette responsabilité grandit
maintenant que l’histoire ne suit plus un cours prédéterminé. Par ailleurs, le savant ne
transmet plus à l’homme de la pratique l’assurance que Durkheim et Weber manifestaient
par rapport aux prédictions et aux développements techniques déduits de la science. Une
conscience claire de la complexité des phénomènes et de leur imprévisibilité partielle se
substitue à la clarté opératoire jadis recherchée par les modernes en quête des lois de la
nature. L’assurance des sciences modernes est remplacée par une prudence conduisant à
plus de précaution dans l’intervention et à une plus grande inquiétude quant au cours des
choses demeurant toujours incertain. C’est le prix à payer, en plus des conflits de valeur,
pour participer consciemment à la détermination de ce que sera l’avenir.
Conclusion
Un modèle de scientificité pour la postérité
La seconde guerre mondiale a mis fin aux carrières des derniers éléments du noyau dur de
l’École française de sociologie. Leur apport à la science sociale demeure dans les
bibliothèques, généralement oublié entre les grands systèmes des fondateurs, les
« nouveaux » paradigmes de l’après-guerre, les études récentes pleines de données fraîches
et les portraits impressionnistes des commentateurs du monde contemporain à la recherche
des principes de son fonctionnement. Comme Louis Dumont (1990) le soutenait deux ans
après le décès de Mauss, je crois que la sociologie durkheimienne de l’entre-deux-guerres
nous lègue un modèle de science sociale que la postérité aurait avantage à poursuivre.
L’essentiel de ce modèle ne réside pas tant dans la lecture probabiliste de l’histoire,
l’approche totalisante, l’intégration des perspectives disciplinaires et les domaines d’études
ouverts par Mauss et ses complices. Tout ça a été repris ou redécouvert en parallèle. C’est
en fait leur conviction de faire de la science, héritée de Durkheim, et dont la signification a
évolué, que la science sociale gagnerait à raviver.
Retournant aux classiques de la période étudiée – je pense aux travaux des durkheimiens,
mais aussi à ceux de Piaget discutés précédemment – il est surprenant de constater à quel
point les sciences anthropologiques se prennent au sérieux, s’affirment comme des
disciplines scientifiques à la hauteur de leur prétention. Nulle part ne se manifeste le
complexe des « sciences molles » fétichisant la scientificité dans le paradigme unique et
consacré, l’expérimentation en laboratoire, les tests d’hypothèse, la mesure quantitative, la
formalisation mathématique du savoir et tous les autres traits d’une caricature de la science
en sarrau. La formulation d’une conscience épistémologique des sciences construite en
regard des sciences physiques modernes y est sûrement pour quelque chose dans la
diffusion de cette conception naïve de la scientificité. Le sommet – ou le fond, selon les
points de vue – a été atteint par les travaux cyniques sur la vie en laboratoire qui réduisent
CONCLUSION
241
la recherche à de la collecte d’« inscriptions », à leur transformation en énoncés et à la
promotion de ceux-ci pour être cité et accumuler du crédit scientifique et financier
nécessaire à l’avancement de la carrière, de la renommée personnelle et de celle du
laboratoire. La science serait une industrie comme une autre ; et pour en faire, il suffirait de
se conformer au rituel. Plus le nombre des convaincus s’accroît, plus ça devient
dangereusement réel.
Mais il serait trop simple et trop commode de jeter le blâme strictement sur les vues
centristes des précurseurs de la science du développement de la connaissance, et sur le
cynisme simpliste, plus ou moins conscient, de leurs successeurs. Les chercheurs qui y
adhèrent y trouvent quand même un confort rassurant. En science sociale, le mythe des
sciences dures légitime un relâchement de la rigueur des mous qui s’assument comme tels,
propose une attestation de scientificité bon marché dans la recherche de covariations
statistiques inférables, et autorise le repli de la réflexion dans les termes de « son
paradigme ». Les débats sur la supériorité des méthodes quantitatives ou qualitatives, les
notions-étiquettes à la mode, la coexistence tranquille de perspectives opposées et les
études avares de contribution à une compréhension de la vie humaine et sociale seraient des
non-sens du point de vue de la sociologie maussienne de l’entre-deux-guerres.
Du point de vue de Mauss, comme du point de vue de Durkheim, la prétention de
scientificité se résume à une intention simple, mais exigeante : accroître la puissance de nos
interprétations du monde. Dans l’esprit des sciences modernes, c’était l’accroissement de la
base empirique et du potentiel prédictif de la théorie recherché par Popper. Dans les termes
maussiens des sciences contemporaines, c’est comprendre plus de phénomènes dans ce
qu’ils ont en commun et de particulier, dans leur dynamique interne, leur contexte et leur
devenir. Suivant cette intention, les notions théoriques ne servent pas simplement à
désigner des choses ; elles sont des idéaltypes à préciser au fil des observations, qui doivent
idéalement s’alourdir des figures multiples des phénomènes. La compréhension du monde
prime sur la cohérence interne des systèmes théoriques : on vise le dépassement des
oppositions de perspectives disciplinaires ou paradigmatiques, le questionnement des
notions. Il n’y a pas d’apologie comparée des méthodes de collecte et d’analyse dans
l’abstrait ; la réflexion méthodologique consiste à rechercher la ou les méthodes les plus
CONCLUSION
242
adéquates pour appréhender le phénomène étudié dans sa complexité. Les méthodes ne
s’apprécient pas indépendamment de la théorie offrant une précompréhension du
phénomène et de l’univers d’enquête où l’on envisage de les appliquer. Ainsi faites, les
sciences anthropologiques n’ont rien à envier aux sciences de la nature : chacune tente de
comprendre les phénomènes particuliers qu’elle approche, de les théoriser le plus
adéquatement possible et de renseigner la pratique plus ou moins en mesure de les
maîtriser.
La généralisation de cette conception tout intentionnelle de la scientificité ne demande pas
de réforme des théories, des méthodes et de l’organisation institutionnelle de la recherche ;
seulement, s’il y a lieu, un changement d’attitude. Les esquisses théoriques donnant une
première cohérence à ce qui est connu doivent être abordées comme étant perfectibles au
contact des faits. Les études plus ou moins exploratoires, avec ou sans grand moyens, sont
toujours pertinentes pour la science dans la mesure où elles contribuent au développement
de la compréhension du monde. Il en est de même du pluralisme théorique si les grilles
d’interprétation ne s’imposent pas comme des œillères, mais cherchent à se perfectionner à
l’usage et en dialogue avec les autres, comme le suggère Feyerabend. Dans les cadres
institutionnels actuels de la recherche, il importe seulement de ne pas disséquer les
phénomènes et de ne pas restreindre la matière de la réflexion à l’apport de son champ
d’étude. L’expérience se propose, riche de ses succès.
C’est dans cette visée de scientificité qu’ont été croisées les approches théoriques des
épistémologues, sociologues et psychologue de la connaissance pour mieux appréhender la
complexité de l’entreprise sociologique durkheimienne, et montrer comment les sciences
contemporaines font éclater la théorie kuhnienne des sciences qui demeure pourtant une
référence identitaire pour quantité de chercheurs. Dans la suite de cette conclusion, les
notions de paradigme, de science normale et le scénario des crises et révolutions
scientifiques ne sont pas remplacés par de nouveaux concepts. Je ne crois pas non plus qu’il
faille les jeter dans le broyeur des erreurs de la science ou, moins violemment, dans les
archives de l’histoire des idées. Comme la reconstitution de l’entreprise sociologique de
Durkheim et Mauss, la théorie kuhnienne inspirée des sciences modernes demeure une
référence utile, un point de comparaison pour mieux dégager la cohérence particulière
CONCLUSION
243
d’autres programmes de recherche. Et c’est en rapprochant la compréhension d’entreprises
savantes modernes et contemporaines qu’il est possible de parvenir à saisir de mieux en
mieux les subtilités et les variantes des traditions qui les structurent.
Avant de brosser une esquisse générale des traditions de recherche moderne et
contemporaine, et de discuter de ce que pourrait être la vocation morale des sciences
actuelles, faisons un dernier détour, du côté des sciences physiques, pour mieux apprécier
l’unité du mouvement révisionniste auquel la sociologie de Durkheim et de Mauss a
participé.
Un nouveau mode d’appréhension de la nature auquel
parviennent également les sciences physiques
Il n’est pas excessif de prétendre que la transformation de l’entreprise durkheimienne
participe d’un mouvement d’ensemble des sciences contemporaines. Les exemples donnés
par Stengers (1995) peuvent laisser croire que la nouvelle tradition de recherche ne
concerne que les sciences de terrains. Mais la conciliation probabiliste du déterminisme et
de la contingence que Mauss explore dans les années 1920 pénètre depuis quelques
décennies jusque dans la théorie des phénomènes physico-chimiques les plus élémentaires,
dernier bastion de la thèse déterministe encore défendue par certains théoriciens. Alors
qu’en sciences sociales l’importation du déterminisme a suscité de vives réactions incitant
sa révision pour éviter la négation de la liberté et de la créativité humaines, les physiciens
ont longtemps travaillé à la sauvegarde de cette thèse. Pour éviter la négation du
déterminisme, auquel on opposait la conception d’un monde inintelligible où règne le pur
hasard, Einstein est allé jusqu’à se figurer la vie comme une simple illusion réductible à un
devenir prédéterminé.
Mais depuis l’après-guerre, certains chercheurs tentent de théoriser les processus de cette
histoire naturelle apparemment imprévisibles et irréversibles. Les théoriciens du chaos se
sont intéressés au devenir de systèmes instables hypersensibles aux conditions de départ de
leur évolution et aux influences externes. Contrairement au pendule de Galilée dont le
CONCLUSION
244
mouvement est facilement prévisible avec une connaissance approximative de l’impulsion
qui lui est donnée, le système instable est sujet à emprunter des trajectoires fort divergentes
pour une infime différence de ses conditions de départ. C’est que le système instable,
contrairement aux dispositifs expérimentaux des modernes, voit son fonctionnement
transformé par les impulsions qu’il reçoit : on pourrait opposer par exemple l’équilibre
instable d’une toupie à celui du mouvement pendulaire. Mais les systèmes instables
peuvent être encore plus complexes ; la culture populaire retient des travaux sur les
systèmes chaotiques l’exemple typique du battement d’aile d’un papillon occasionnant un
bouleversement climatique de l’autre côté du globe. Les lois des processus chaotiques ne
sont pas prédictives, mais probabilistes : elles ne parviennent qu’à délimiter un univers du
possible qui s’accroît le long de la flèche du temps, au fil des transformations éventuelles
du système. L’étude des systèmes instables rassemble les chercheurs de laboratoire et les
chercheurs de terrains sous la même ambition de comprendre le devenir en situation.
Pour Ilya Prigogine (1994 et 2001), prix Nobel de chimie, le monde étudié par les sciences
physiques est fondamentalement probabiliste, et les régularités prédictibles avec une
relative certitude sont particulières aux systèmes stables et isolés. Depuis les années 1940,
celui-ci travail au développement d’une conception de la nature conciliant les régularités
des systèmes stables, abstraites par la mécanique classique, et l’explication des processus
structurés et irréversibles de non-équilibre, qui apparaissent dans l’histoire naturelle, et dont
la vie serait une forme complexe. Les structures de non-équilibre sont des systèmes
instables produits par le mouvement de la matière, inexistants à l’état d’équilibre comme
leur nom l’indique. Une forme simple de structure de non-équilibre serait un courant de
convexion qui se maintient seulement tant et aussi longtemps que le système dissipe de
l’énergie et demeure ouvert sur le monde extérieur. On cesse de chauffer de l’eau bouillante
par exemple et la structure de son mouvement disparaît. Le défi que Prigogine propose à la
science est de penser le devenir de manière à comprendre autant les stabilités apparentes
que les processus dont la structuration et le maintien se produisent à l’échelle des
ensembles de particules, où celles-ci ont chacune un mouvement aveugle et chaotique,
néanmoins orienté par celui de leur voisinage. C’est dire, pour employer une expression
typiquement durkheimienne, que la dynamique structurée ou organisée du tout est
irréductible à celle de ses parties. Le dépassement du « prédéterminisme » lui apparaît
CONCLUSION
245
essentiel pour que les sciences physiques s’ouvrent à la compréhension de l’unité et de la
diversité des phénomènes naturels :
l’hypothèse indéterministe61 […] est la conséquence naturelle de la théorie
moderne de l’instabilité et du chaos. Et elle confère une signification
physique fondamentale à la flèche du temps sans laquelle nous sommes
incapables de comprendre les deux caractères principaux de la nature : son
unité et sa diversité. La flèche du temps, commune à toutes les parties de
l’univers, témoigne de cette unité. Votre futur est mon futur, le futur du
soleil est celui de tout autre étoile. Quant à sa diversité, pensez à cette pièce
où j’écris : l’air, mélange de gaz, y a plus ou moins atteint un équilibre
thermique et se trouve dans un état de désordre moléculaire ; mais il y a
aussi ces superbes fleurs disposées par mon épouse, qui sont des objets loin
de l’équilibre, des objets hautement organisés grâce aux processus
irréversibles de non-équilibre. Aucune formulation des lois de la physique
qui ne prend pas en compte le rôle constructif du temps ne pourra jamais
satisfaire notre besoin de comprendre la nature. (PRIGOGINE, 2001, p.65.)
Je laisse à d’autres, plus compétents que moi en cette matière, le soin de dégager les
implications des nouvelles théories générales des phénomènes physico-chimiques et d’en
apprécier la cohérence et la vraisemblance. Je suis loin aussi d’en avoir fait une revue
exhaustive. Ces exemples soulignent seulement que des chercheurs des sciences physiques
contemporaines tendent aussi à renouveler leur appréhension de la nature en se frottant au
problème de l’évolution des phénomènes en situation. Il ne s’agit plus de réduire la nature à
un corpus de lois et de tendances, mais de dégager la cohérence de ses manifestations
historiques particulières considérant à la fois la dynamique interne des phénomènes et les
influences externes auxquelles ils sont soumis. Ce que plusieurs théoriciens cherchent
désormais à comprendre, c’est le monde dans sa complexité, l’histoire commune à tous les
ordres de phénomènes. La recherche fondamentale en sciences physiques ne s’attache plus,
comme au XIXe siècle, à dégager des régularités prédictibles ou à chercher la tendance
expliquant le devenir du cosmos.62 On vise plutôt, comme le disait Mauss, la découverte et
61
Il faut comprendre ici : l’hypothèse que le cours des choses présente des contingences sans être un pur
hasard.
62
Les travaux de Ludwig Boltzmann, père de la théorie de l’entropie, visaient d’abord l’énonciation en
physique d’un principe du devenir, analogue à la sélection naturelle chez Darwin, qui expliquerait une
transformation tendancielle du monde. Ayant observé que l’énergie tend à se dissiper dans un environnement
où elle est inégalement répartie, il en conclut que l’univers tend historiquement vers un équilibre irréversible.
CONCLUSION
246
la compréhension de plus de faits, de faits nouveaux, et une représentation plus cohérente et
plus détaillée de la réalité. C’est du moins le nouvel objectif des sciences que Prigogine
entrevoit et propose aux chercheurs, comme l’indique la citation en épigraphe.
De la tradition moderne à la tradition contemporaine des
sciences
Après l’analyse des transformations de la sociologie durkheimienne et des autres
entreprises scientifiques discutées précédemment, la distance entre les traditions de
recherche moderne et contemporaine peut être marquée suivant quelques thèmes. Le
portrait qui suit n’est que la première ébauche de deux idéaltypes qui gagneraient sûrement
en précision et en subtilité à l’étude d’une plus grande diversité d’entreprises savantes.
La représentation de la nature et de son devenir : du déterminisme au
probabilisme
La tradition moderne concevait la nature comme une somme ou un ensemble de
phénomènes déterminés, parallèles ou hiérarchisés. Cette nature incluait les phénomènes
physico-chimiques, biologiques et, pour ceux qui entreprenaient d’en faire la science, les
phénomènes psychologiques et sociaux. La nécessité du devenir pouvait être mécanique,
c’est-à-dire déterminée par des conditions de départ dont les effets observables manifestent
l’ordre des choses, ou bien tendancielle, l’histoire étant le processus d’accomplissement
d’un ou de quelques principes inscrits dans la nature des choses. Et parfois, comme dans De
la division du travail social, on adoptait l’idée d’un devenir nécessaire, en mélangeant sans
souci d’incohérence ses interprétations mécanicistes et évolutionnistes. Les principes
évolutionnistes et l’ordre des mouvements mécaniques étaient pensés tantôt à l’échelle des
cas particuliers, tantôt à celle d’une population ; par ordre de réalité ou pour la nature en
Il revient finalement sur cette proposition allant à l’encontre de la réversibilité des phénomènes décrits par les
lois de Newton. L’irréversibilité de l’entropie ne serait qu’une illusion macroscopique, les particules
poursuivant leur trajectoire d’un ordre de départ vers des états de désordre successifs dont les plus complets
semblent stables et identiques alors que le mouvement des particules se continue (PRIGOGINE, 2001).
CONCLUSION
247
entier. Les sciences modernes produisaient ainsi une collection de scénarios relativement
indépendants, et plus ou moins conciliables. La négation de la liberté humaine impliquée
par la thèse déterministe causait aussi quelques maux de tête.
Les sciences contemporaines tentent plutôt de représenter la nature comme un tout intégré
et font l’hypothèse que son devenir, déterminé par la nature des choses, comporte
néanmoins des contingences. Suivant l’expression de Piaget, leur interprétation probabiliste
de l’histoire considère les phénomènes comme des nécessités a posteriori : leur passé est le
seul qui aurait pu les engendrer, mais rien ne garantissait au départ que le cours des choses
en arriverait là. Chaque phénomène a son histoire particulière inscrite dans l’histoire de la
nature. L’absence de principe d’évolution ou de scénario mécanique prédéterminé autorise
désormais la conciliation des déterminismes et des contingences de différents ordres de
réalité. On doute maintenant que l’explication des plus grandes symphonies puisse être
réduite à des trajectoires moléculaires prédictibles depuis le début des temps ; et plus
personne n’ose prétendre que les hommes ne sont que des automates mus par une évolution
nécessaire. Tous étudient des moments, des lieux et des épisodes d’une histoire commune
qui se joue.
Les formes de savoir et l’approche méthodologique : de l’explication
générale à la compréhension
Scrutant un devenir nécessaire, les modernes étaient en quête de ses lois. Selon les
conceptions, l’examen des faits devaient révéler des variations concomitantes régulières
inhérentes à la nature des choses, des logiques de fonctionnement, ou des tendances
nécessaires de l’évolution. Quand ils le pouvaient, les savants mettaient en scène, à l’aide
de dispositifs expérimentaux, des phénomènes purs et reproductibles à volonté. Pour
l’étude de ce qui ne se reproduit pas en laboratoire, les sciences de terrain se repliaient sur
l’expérimentation indirecte, comparant des séries d’expériences toutes faites collectées dans
la nature. Dans la première période de l’entreprise durkheimienne, on a vu que la recherche
de faits purs pouvait s’appliquer même dans la constitution d’expérimentations indirectes.
Théorisées, les lois devenaient des modèles généraux de fonctionnement ou d’évolution. La
finesse de la compréhension des phénomènes complexes devait s’accroître par abstraction
de plus en plus de lois ou de logiques qui s’y combinent. L’interprétation mécaniciste
CONCLUSION
248
rencontrait le défi surhumain de l’appréciation parfaite des conditions de départ. Les
schémas évolutionnistes étaient contredits par des variances et des déviances qu’on devait
considérer comme des pathologies ou des dégénérescences vouées à disparaître.
Dans une histoire probabiliste, les sciences contemporaines peuvent toujours user de
l’expérimentation pour dégager des régularités, mais elles le font en sachant que les
phénomènes particuliers ne se comprennent que dans la singularité de leur contexte et de
leur genèse. Par le rapprochement de cas bien documentés et contextualisés, les sciences
cherchent à dégager les traits généraux des phénomènes, et à comprendre leurs variances
circonstancielles. Les genèses deviennent des scénarios rétrospectifs resituant les cas
particuliers dans l’histoire naturelle. Ceux-ci ne sont plus expliqués ou de l’intérieur par
leurs tendances naturelles, ou de l’extérieur par des facteurs déterminants. Totalités dans
des totalités plus vastes, les phénomènes sont compris dans leur dynamique interne soumise
aux influences des ensembles plus larges desquels ils participent. La théorie ne désigne plus
de cas anormaux parce qu’il n’y a plus de schéma de fonctionnement ou d’évolution
normale et le rêve des prédictions certaines est abandonné par principe plutôt que par
impuissance pratique. Lorsqu’elles se tournent vers l’avenir, les sciences contemporaines
tentent de délimiter approximativement l’univers du possible.
La délimitation des problèmes et l’organisation de la recherche : du
mouvement des enclosures disciplinaires au décloisonnement cadastré
Dans la tradition moderne, une science avait lieu d’être si elle avait son objet d’étude
spécifique. Mais qu’est-ce qu’un objet d’étude ? Une catégorie de faits clairement définis,
un type de phénomène, un univers d’enquête, un ordre de réalité, un questionnement, une
approche méthodologique particulière de ce qui s’observe ? En l’absence de consensus sur
le mode de définition des sciences – certains essayaient bien de définir des systèmes
exhaustifs de spécialités, mais aucun ne pouvait anticiper la floraison incessante des
champs de recherche –, les chercheurs devaient défendre la prééminence de leurs
explications dans le domaine qu’ils jugeaient le leur. On a vu Durkheim repousser
l’empiètement des réductions psychologiques des faits sociaux et promouvoir une
intégration de l’histoire, de la géographie humaine et des sciences sociales antérieures qui
revendiquaient chacune leur autonomie. Les découpages exclusifs des disciplines et des
CONCLUSION
249
spécialités devaient garantir un voisinage respectueux des explications déterministes
totales. Cependant, la répartition exclusive des faits ou des terrains conduisait à une
abstraction des phénomènes étudiés comme s’ils évoluaient parallèlement sans se toucher,
pour reprendre l’expression de Durkheim. Au mieux, quand des sciences se partageaient
des phénomènes à la frontière de leur domaine au lieu de s’en désintéresser, il y avait débat
pour savoir laquelle en expliquerait l’essentiel et laisserait à l’autre ses résidus, ce dont elle
ne parvenait pas à rendre compte.
L’idée de l’unité de la nature, de l’histoire, de la complexité de ses phénomènes entraîne
un décloisonnement intra et inter-disciplinaire de la recherche. L’ouverture est telle que de
nouvelles sciences, les technosciences, s’organisent autour de questions reliées à des
champs d’interventions sans qu’il y ait discontinuité avec l’organisation de la recherche
moderne. Des anciens découpages, elles conservent la grille des questionnements épuisant
la compréhension des phénomènes qui les transcendent. Étudiant des cas complexes, la
recherche disciplinaire ne prétend plus tout expliquer par un type de détermination et les
technosciences ne développent pas une perspective propre, mais appellent la convergence
des vues disciplinaires. Conséquences de ce décloisonnement : les notions théoriques
décrivant des phénomènes complexes, celles de la psychosociologie ou de la biochimie par
exemple, se sont alourdies de la combinaison de l’apport des différentes perspectives
qu’elles concernent. Les institutions d’enseignement forment ou bien des spécialistes de
domaines d’étude et d’intervention particuliers (les programmes de génie, l’épidémiologie,
les études sur la consommation, etc.), ou bien des spécialistes d’une discipline dont le
corpus de cours est complété par des incursions dans les champs d’étude connexes,
disciplinaires ou non.
Le mode de production de la théorie et son rôle : de l’interprétation
cohérente des expérimentations à l’organisation de l’observation
La logique théorico-expérimentale moderne procédait en trois temps : la conception de
l’expérimentation à la lumière de la théorie, l’observation et l’interprétation des résultats.
L’hypothèse qui sortait indemne de l’épreuve de l’expérimentation, ou qui rendait compte
de la grande majorité des cas dans une perspective évolutionniste, était tenue pour vrai
jusqu’à preuve du contraire. Comme Kuhn a su le remarquer, l’observation demeurait
CONCLUSION
250
enfermée dans les présupposés et les préoccupations du paradigme construisant les
hypothèses. Pour être jugée valable, la théorie devait seulement organiser les faits avec
cohérence et mener à de justes prédictions. Dans le domaine de l’infiniment petit, on
pouvait sérieusement se représenter les atomes comme des billes, du plum-pudding ou de
minuscules systèmes gravitationnels. Transposée à l’échelle des phénomènes humains,
l’imagination débridée des théoriciens modernes donnait lieu à des analogies biologiques et
physico-chimiques péchant par manque de réalisme.
La critique des explications générales et totales, du déterminisme, des principes
évolutionnistes et l’abandon des analogies douteuses se sont effectués dans une
intensification du souci de réalisme de la théorie. Dans une approche compréhensive, celleci propose désormais des schémas organisant l’observation, dégageant la cohérence des
phénomènes. La théorie a toujours offert des schémas guidant l’observation ; mais dans
l’esprit des sciences contemporaines, la théorie ne limite plus l’inventaire de ce qui est
pertinent d’observer. Le contexte explicatif n’est plus une fiction générale, mais
l’organisation conjecturelle du plus de détails possible pouvant être collectés pour situer le
phénomène particulier. La différence est surtout perceptible dans les domaines où les
théories peuvent être plus facilement appréciées par l’expérience commune de la réalité.63
L’imagination du théoricien est plus alimentée mais aussi plus contrainte par les cas
particuliers, documentés et situés, dont il doit dégager une compréhension générale
expliquant ce qu’il y a de commun et d’explicable dans leurs variations. L’observateur
considérant les phénomènes dans leur singularité n’emploie plus, idéalement, les théories
comme des œillères.64
Les applications pratiques des études : de l’assurance à l’incertitude
Avec le temps, les sciences modernes devaient conduire à des prévisions et des opérations
techniques certaines. Les théories évolutionnistes décodant les principes du développement
normal des choses débouchaient sur des actions thérapeutiques garantissant leur cours
63
La différence entre les premières théories de Durkheim et les conclusions des travaux de Mauss dans
l’entre-deux-guerres est plus évidente, mais de même nature que celle qui sépare l’évolutionnisme de Darwin
des explications néo-évolutionnistes de Jay Gould.
64
L’engagement théorique demeure quelque chose de courant et personne n’est à l’abri de la perception
sélective.
CONCLUSION
251
normal et désirable ou accélérant le progrès. On pense ici au projet d’hygiène sociale de
Durkheim, mais aussi aux politiques nazie et soviétique menées dans l’assurance
d’accroître la cadence de l’accomplissement de principes naturels ou historiques
nécessaires et désirables. Pour reprendre l’expression de Durkheim, les sciences
évolutionnistes qui trouvaient l’idéal dans l’ordre des choses fondaient la poursuite de sa
tendance historique en raison et en vérité. Parallèlement, les sciences mécanicistes,
généralement inconscientes de leur présupposition d’un avenir déterminé de tout temps,
souhaitaient offrir aux hommes les moyens de manipuler le monde à leur guise par la
prévision et le recours à la technique. On rencontrait de ce côté l’utopie industrielle et
techno-administrative de l’homme devenu, grâce à la science, maître de la nature, de luimême et de la vie sociale.
La recherche vise encore l’accroissement de la maîtrise du monde par la prévision et le
recours à la technique. Cependant, on sait que le désirable n’est pas défini par le passé et
que les anticipations comportent toujours des incertitudes. La pratique appelle des
expertises et des contre-expertises, des études de faisabilités, des projets pilotes, des tests et
des études d’impact pour estimer ses conséquences éventuelles. On considère que le pari
d’une action éclairée par la science est moins risqué qu’un pari aveugle. En sens inverse,
l’intervention est sollicitée par des études portant sur des réalités indésirables (pollution,
pauvreté, extinction d’espèces animales) et des projections plus ou moins alarmantes de
devenirs possibles (réchauffement de la planète, dénatalité, transmission du VIH).
L’assurance moderne tend à être modérée par une incertitude et une inquiétude justifiant les
précautions et la prudence. Tout ça, sans parler des débats autour des fins à poursuivre et
des moyens pour y parvenir lorsqu’on a pleinement conscience de l’unité du monde et de
l’interdépendance des actions infléchissant son histoire.
Une vocation morale pour les sciences contemporaines
CONCLUSION
252
Discutant de la recherche des lois « mécaniques » de la nature, Weber concevait que les
sciences modernes avaient la vocation morale de faire naître la clarté dans l’esprit des
hommes et de les éveiller au sens de la responsabilité en leur donnant les moyens et
l’habitude de prévoir les conséquences de leurs actes, la manière dont ils définissent
pratiquement le cours de leur existence individuelle. Pensant une évolution sociale
nécessaire et désirable, la sociologie durkheimienne d’avant 1895 avait aussi la vocation
morale de développer une claire compréhension du fonctionnement du monde. Mais dans
cette perspective, la science devait responsabiliser les participants d’un devenir collectif
susceptibles d’en faciliter le cours nécessaire ou, au contraire, de le compromettre en
menant une existence contre nature.
Repensée dans le cadre de la tradition de recherche contemporaine, la vocation wébérienne
des sciences s’énoncerait comme suit : développer chez l’homme la conscience de la
complexité du monde et l’éveiller au sens d’une responsabilité qui le dépasse. Une
connaissance claire et certaine de la nature et de son devenir étant devenue impossible aux
yeux des savants, ceux-ci peuvent tout de même aider leurs contemporains à accroître la
maîtrise de leur sort, leur compréhension du monde, mais également les amener à sentir la
complexité des choses, le poids de l’héritage historique et l’indétermination partielle de
l’avenir. Les sciences contemporaines situent les hommes dans un même environnement où
l’inflexion de l’avenir est possible, mais limitée par la nature des choses, notre emprise sur
celles-ci et notre contrôle sur les conduites d’autrui. Autrement dit, tournées vers le bien de
l’humanité, les études scientifiques peuvent, en plus d’instruire la pratique de sa
compréhension du passé, promouvoir les idées suivantes :
•
•
•
que la conduite rationnelle commence idéalement par un examen de la situation
dans sa complexité et d’une appréciation des actions envisagées en regard de
l’expérience antérieure : sans accepter le cours des choses avec résignation, les
projets doivent être pensés dans l’univers du possible ;
que le degré d’incertitude d’une définition rationnelle de l’avenir est fonction des
limites de nos connaissances et de l’imprévisibilité partielle des événements : la
prudence est de mise ;
que la conduite de chacun détermine l’avenir collectif.
CONCLUSION
253
Ce sont les idées qui sous-tendent les réflexions de Mauss sur la pertinence politique de la
sociologie. Et elles ne sont pas seulement les siennes. On les rencontre aussi dans quantité
de discours scientifiques de sensibilisation aux défis mondiaux actuels, écologiques,
démographiques, socio-sanitaires, socio-économiques et politiques, entre autres.
Rien n’empêche les chercheurs de faire seulement de la science pour la science ou de se
consacrer à la recherche de solutions pour des intérêts particuliers. Mais s’ils souhaitent se
soucier du bien collectif, il y a là une vocation qui puisse donner un sens moral à la
recherche fondamentale et aux études plus immédiatement utiles à la pratique. La
recherche-action renouerait avec le souci de comprendre qu’elle néglige trop souvent,
pressée de trouver des solutions ; et la science fondamentale profiterait de l’apport de
problèmes et de réalités à redéfinir vers lesquels ses programmes de recherche ne l’auraient
pas nécessairement orientée. Développer des travaux soucieux de leur contribution à la
compréhension du monde et généreux dans la discussion des enseignements qui doivent en
être retirés pour la pratique, c’est appliquer à l’institution scientifique le principe moral
universel identifié par Mauss dans l’ « Essai sur le don » : avoir le sentiment aigu de soimême, des autres et de la société.
Appendices
1 – L’apport des travaux d’Émile Durkheim et Marcel Mauss
pour l’étude de l’évolution socio-historique de la pensée
La conception kantienne de la pensée
Pour théoriser le développement des formes de la pensée, il fallait d’abord s’apercevoir
qu’elles évoluent. De Aristote à Emmanuel Kant, on a cru que le fonctionnement de la
pensée était un donné de la nature humaine. Les contenus de la pensée pouvaient varier,
mais la faculté humaine de mettre en forme les impressions des sens semblait innée.
Aristote supposait que l’énonciation de propositions sur les phénomènes, la prédication,
était contrainte par des schèmes universels empêchant l’attribution de n’importe quelle
propriété à n’importe quel objet (QUÉRÉ, 1994). Ses Catégories énumère dix modes de la
prédication ou façons pour la pensée de saisir les choses : la substance, la quantité, la
qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action et la passion
(BOURDEAU, 1994). Kant reprocha à Aristote de s’être contenté de répertorier au petit
bonheur les fonctions classificatrices de la pensée humaine qui lui venaient à l’esprit. Pour
mesurer le pouvoir de l’entendement humain, celui-ci entreprit de dresser, à partir des
principes de la logique, le catalogue des catégories65 participant à l’organisation de la
réalité dans la conscience (COLLINS, 1994).
Comme Aristote, Kant concevait que l’organisation mentale des expériences humaines était
déterminée par une structure universelle de la conscience. Cette structure universelle ne
pouvait qu’être innée puisqu’elle était nécessaire à l’organisation de la moindre expérience
65
Les catégories kantiennes de l’entendement sont : La Quantité : unité, pluralité, totalité ; La Qualité :
réalité, négation, limitation ; La Relation : inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté
(réciprocité entre agent et patient) ; La Modalité : possibilité/impossibilité, existence/non-existence,
nécessité/contingence. (COLLINS, 1994, p.46.)
APPENDICES
255
de connaissance. Pour saisir ses propres formes, la conscience humaine devait étudier ses
productions qui en portent l’empreinte, la structure de la pensée demeurant inaccessible
hors de son actualisation dans l’expérience. La logique étant considérée par Kant comme
l’inventaire des principes universels organisant les constructions de l’entendement, son
analyse constituait une alternative à l’introspection pour établir le catalogue des catégories
de la pensée.
Si les formes pures de l’intuition – l’espace et le temps – et les formes pures de
l’entendement – les catégories qui garantissent la cohérence de l’expérience – étaient des a
priori inhérents à la pensée humaine, le contenu de l’expérience pouvait varier selon les
objets qui se donnent à la sensibilité. Fournissant les intuitions des objets, la sensibilité
entamait l’interprétation des impressions humaines. Ces intuitions étaient ensuite
organisées et pensées en concepts par l’entendement. Abstraits des expériences singulières
par la « raison pure », les concepts devenaient enfin des idées sur les choses. Et par une
propension naturelle de l’esprit humain à croire qu’il peut connaître le monde au-delà de
ses expériences, ces idées sur les choses devenaient des illusions de connaissance. La
connaissance était conçue par Kant comme un produit de la raison pure articulant et
critiquant ses idées sur les choses.
La critique durkheimienne de l’apriorisme des structures de la pensée
Ce postulat d’une propension naturelle de l’esprit humain à transcender les expériences
singulières est le flan par lequel Durkheim introduit en 1909 sa révision critique de la
conception aprioriste des structures de la pensée – devenue en 1912 l’introduction des
Formes élémentaires de la vie religieuse (DURKHEIM, FE). L’ethnographie rapportait
depuis des années l’existence de sociétés où le monde n’est pas organisé suivant les
principes de la logique. Avant Durkheim et ses collaborateurs, Lucien Lévy-Bruhl avait
attiré l’attention sur ce que la pensée des sociétés archaïques contenait de « pré-logique »,
APPENDICES
256
ou, du moins, de différent de la logique occidentale. Il n’était donc plus question de
soutenir que les structures de la pensée sont inhérentes à la nature humaine.
Les durkheimiens introduisent alors la thèse selon laquelle les consciences acquièrent les
formes communes de la pensée au cours de la socialisation. Apprenant l’organisation
symbolique du monde qui prévaut dans son milieu social, l’individu voit sa pensée se
structurer suivant les formes des représentations collectives qu’il fait siennes. Autrement
dit, la société modèle les consciences individuelles par immersion dans la manière de
penser le monde qui oriente les rapports sociaux. Les formes de la pensée héritées du
milieu social structurent la communication entre ses membres et garantissent que les
représentations individuelles puissent s’intégrer aux représentations partagées. Selon
Durkheim, le dépassement des expériences singulières menant à l’illusion de la
connaissance n’est pas une propension individuelle comme le croyait Kant, mais une
condition produite par la vie sociale et nécessaire à sa continuation.
La critique durkheimienne de l’apriorisme kantien est développée une première fois en
1903 dans l’étude De quelques formes primitives de classification (DURKHEIM et MAUSS,
FPC). Cet essai lance l’étude sociologique des formes de la pensée en cherchant à identifier
l’origine des différents modèles de classifications en groupes et sous-groupes. Durkheim et
Mauss y présentent certains systèmes de classification archaïques confirmant que la pensée
humaine ne procède pas naturellement selon les principes de la logique. Des
rapprochements entre ces systèmes de classifications et ceux de sociétés plus complexes
mènent aussi les deux sociologues à l’hypothèse d’une continuité entre les structures
archaïques et logiques de l’entendement66.
L’essai note d’abord la correspondance entre les classes de choses et les divisions de la
société en sous-groupes chez les Aruntas australiens. À des classifications semblables
d’hommes et de choses se surajoute une division de l’espace dans la tribu sioux des
Omahas et chez les Zuñis du Pueblo : chaque groupe de ces sociétés est associé à un lieu et
à des objets particuliers dans la cosmologie et l’organisation de la vie collective. Plus
complexe encore, le système divinatoire astronomique, astrologique, géomantique et
APPENDICES
257
horoscopique des Chinois est toutefois indépendant de l’organisation sociale des hommes
en groupes et sous-groupes. Il en est de même des mythologies polythéistes égyptienne,
grecque et indienne associant les dieux à des animaux, des lieux, des vertus, des arts, etc.
Aux yeux de Durkheim et de Mauss, les systèmes de classifications des sociétés plus
complexes tendent à être plus sophistiqués et à se détacher des divisions sociales.
Néanmoins, l’apparente continuité dans la complexification des systèmes de classification
leur suggère qu’il n’y a pas de différence de nature entre les classifications primitives et les
plus complexes. Selon les deux sociologues, seule une différence d’affectivité et de
sophistication séparerait les cosmologies archaïques des représentations modernes du
monde, la connaissance scientifique incluse.
Croyant que les sociétés complexes sont bel et bien issues de sociétés archaïques,
Durkheim et Mauss supposent que les premières formes de la pensée auraient été des
catégories sociales dans lesquelles les choses ont été intégrées :
C’est parce que les hommes étaient groupés et se pensaient sous forme de
groupes qu’ils ont groupé idéalement les autres êtres, et les deux modes de
groupement ont commencé par se confondre au point d’être indistincts. Les
phratries ont été les premiers genres ; les clans les premières espèces. Les
choses étaient censées faire partie intégrante de la société et c’est leur place
dans la société qui déterminait leur place dans la nature. (DURKHEIM et MAUSS,
FPC, p.83.)
Dans les sociétés simples ou archaïques, la répartition des choses, des lieux, des temps
s’effectuerait suivant des liens sociaux de même nature que les sentiments qui groupent les
hommes. Ces sociétés désignent les hommes et les choses comme des parents ou des
subordonnés qui semblent s’attirer ou s’opposer suivant des rapports familiaux,
économiques et politiques. Selon Durkheim et Mauss, il ne s’agit pas de métaphores : les
archaïques pensent réellement des affinités entre les individus, les choses, les lieux et les
temps. Les ressemblances et les différences qui déterminent leurs groupements seraient
plus affectives qu’intellectuelles. Ramenant tout au groupe et aux sentiments que lui
inspirent les hommes, les choses, les lieux et les temps, la « logique » affective de
66
Voir le chapitre V de ce mémoire pour comprendre la hiérarchie durkheimienne des sociétés – allant des
APPENDICES
258
classification serait sociocentrique. Si les porcs-épics font partie du sous-clan de l’ours noir
chez les Omahas, ce serait parce que toute la tribu partage le sentiment qu’ils en font partie.
L’extension décroissante des classes d’objets allant du genre à l’espèce, de l’espèce à la
variété, etc. viendrait de l’extension également décroissante des divisions sociales qui
auraient été les premières formes de classification. La représentation du Cosmos comme
une totalité renverrait à l’unité de la vie collective autour de laquelle le groupe la structure.
Plus le sentiment de la vérité des représentations partagées est intense, moins la raison a de
chance d’en douter et de les remettre en question.
Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim précise que la vie sociale
nécessite non seulement un certain conformisme moral, mais aussi un minimum de
conformisme logique. Cette nécessité expliquerait notamment pourquoi les esprits qui
dérogent ostensiblement des normes de la pensée ne sont pas considérés comme humains et
sont traités comme tels : on les imagine fous, sorciers, demi-dieux, etc. Sous la pression du
groupe social, l’archaïque apprend à apprécier le monde du point de vue de sa société.
L’intensité des sentiments qui structurent ses classifications exclut leur remise en question
par une pensée individuelle réfléchie. L’histoire de la pensée logique et des classifications
scientifiques serait celle de l’affaiblissement progressif de l’affectivité collective
immunisant les systèmes de pensée contre toute modification. Certaines sociétés,
notamment les Grecs de l’Antiquité, ont saisi que leur conscience individuelle du monde
participe d’une plus haute intellectualité qui les dépasse – ce qu’exprime l’allégorie de la
caverne de Platon. Plus attachées à développer cette intuition d’une vérité qu’à maintenir
leurs représentations collectives, ces sociétés ont entrepris de scruter la nature et d’user
délibérément de leur faculté de concevoir. Les sociétés s’ouvrant aux innovations ont révisé
leurs systèmes de classification et raffiné leur art de penser le monde. Dans l’introduction
des Formes, Durkheim écrit que les catégories logiques ne doivent plus être considérées
« comme des notions très simples que le premier venu peut dégager de ses observations
personnelles », mais plutôt « comme de savants instruments de la pensée que les groupes
humains ont laborieusement forgés au cours des siècles et où ils ont accumulé le meilleur
de leur capital intellectuel. » (DURKHEIM, FE, p.27.) La science demeure néanmoins pour
plus simples aux plus complexes – durant la période où les deux sociologues publient FPC.
APPENDICES
259
Durkheim une application, à l’étude de la nature, des principes structurant les rapports
sociaux : les catégories de l’entendement ne sont ni des constructions individuelles, ni des
données naturelles, elles résultent des réflexions de plusieurs générations sur l’ordre et le
fonctionnement du monde ; « elles sont, en un sens, des œuvres d’art, mais d’un art qui
imite la nature avec une perfection susceptible de croître sans limite. » (DURKHEIM, FE,
p.26.)
Moins lourde d’émotion que les représentations collectives archaïques, la connaissance
scientifique inspirée de l’expérience et critiquée suivant les principes de la logique est tenue
pour vraie par les modernes uniquement parce qu’ils ont foi en la science. Durkheim
explique en conclusion des Formes que la valeur accordée à la science dépend de l’idée que
nous nous faisons collectivement de sa nature et de son rôle dans la vie. De tout temps et de
toute société, l’homme croit en la valeur des constructions de son entendement qui lui
apparaissent comme des vérités impersonnelles. S’il les considère comme des vérités, c’est
parce qu’elles sont communicables aux autres membres de sa collectivité qui les
reconnaissent aussi comme telles. Là où la pensée scientifique ne s’harmonise pas avec les
autres croyances et les structures de la pensée, on ne lui accorde pas cette valeur de vérité.
On pourrait ainsi expliquer pourquoi certaines propositions des cosmologies antiques et du
Moyen-Âge
nous
apparaissent
désormais
complètement
loufoques
et
pourquoi
l’héliocentrisme défendu par Galilée était insensé pour la plupart de ses contemporains.
Pour Durkheim, le développement des grandes religions universalistes et celui d’une
logique se débarrassant des éléments particuliers des classifications locales est liée à
l’intensification de la vie internationale – ou devrait-on plutôt dire intersociale. Hors des
cadres locaux où elles étaient classées, les choses demandent à être organisées d’après des
principes plus généraux. Les règles de la morale tendent aussi à être remplacées par des
principes universaux. La pensée logique et morale lui semble évoluer vers une « pensée
vraiment et proprement humaine », « limite idéale dont nous nous rapprochons toujours
davantage, mais que, selon toute vraisemblance, nous ne parviendrons jamais à
atteindre. » (DURKHEIM, FE, p.635.) Historiquement, le développement de la pensée
partant des sociocentrismes locaux tendrait vers un « humanocentrisme » universel –
néologisme non-employé par Durkheim, mais qui résume bien sa pensée.
APPENDICES
260
Étudier l’évolution socio-historique de la pensée
La critique durkheimienne de l’apriorisme kantien a lancé l’étude sociologique de
l’évolution des formes de la pensée. Dès le départ, l’ambition de Durkheim et de Mauss
débordait de la thèse du développement historique d’une pensée vraiment et proprement
humaine. De quelques formes primitives de classification se terminait sur le projet de
comprendre sociologiquement la formation des fonctions ou notions fondamentales de
l’entendement. Les deux sociologues souhaitaient comprendre la manière dont se sont
formées « les idées de cause, de substance, les différentes formes du raisonnement, etc. »
(DURKHEIM et MAUSS, FPC, p.88-89) en les rapportant au type d’organisation sociale les
ayant vu apparaître ou se transformer. Les dernières lignes de l’introduction des Formes
réinvitent les sociologues à faire l’histoire des catégories de l’entendement. Retracer la
genèse des formes de la pensée en facilite l’analyse : l’histoire des idées permet de suivre
les transformations des formes anciennes qui conduisent aux notions les plus récentes
organisant les consciences. La méthode génétique d’analyse sociologique des formes de la
pensée sera promue par Mauss jusqu’à la fin de sa carrière ; la recherche durkheimienne de
la tendance qui anime le développement socio-historique de la pensée est par contre
dépassée.
Dégager la tendance qui anime le développement de la pensée
Dans un article cosigné avec Paul Fauconnet et publié la même année que l’essai sur les
formes primitives de classification (DURKHEIM et FAUCONNET, DF), Durkheim emploie
cette méthode pour montrer comment sa sociologie constitue un progrès relativement aux
formes antérieures d’appréhension des phénomènes sociaux. À travers une critique des
conceptions antérieures des faits sociaux et de leur étude, l’article « Sociologie et sciences
sociales » explique en quoi la philosophie sociale, la sociologie comtienne, celle de Spencer
et les essais d’organisation des rapports entre la sociologie et les autres sciences sociales
(sciences de l’économie, de la religion, du droit, de la morale, etc.) ont été des préalables
APPENDICES
261
nécessaires à l’émergence d’une sociologie scientifique unifiant les sciences sociales. Loin
d’être saluée comme une création ex nihilo, la sociologie durkheimienne y est inscrite au
terme des réflexions successives de plusieurs générations de savants. Durkheim et
Fauconnet présentent leur sociologie à la fois comme une production collective de l’histoire
de la pensée et une innovation progressive dans l’air du temps.67 Leur genèse de la
sociologie scientifique introduit l’idée que l’étude historique du progrès des sciences doit
non-seulement faire état des inventions savantes qui ont été imitées, mais aussi établir en
quoi certaines innovations antérieures furent les conditions d’émergence des créations qui
les dépassent. Le progrès de la pensée se lit à travers la généalogie, arborescente plus que
linéaire, des filiations d’entreprises savantes. L’exposé de Durkheim et de Fauconnet
illustre comment la portée historique d’une innovation scientifique dépend de ses suites,
c’est-à-dire de ceux qui la reprennent, la critiquent ou la réforment pour la dépasser.68
67
Voici un bref résumé de la genèse de la sociologie retracée par Durkheim et Fauconnet (DF). Pour qu’une
sociologie positive puisse être constituée, il a d’abord fallu que des philosophes tels que Aristote, Bossuet,
Montesquieu et Condorcet imaginent que les phénomènes humains suivent des lois nécessaires comme les
phénomènes naturels. Comte a ensuite dû établir l’hétérogénéité des lois physiques, biologiques et
sociologiques pour que cesse l’explication matérialiste réduisant les phénomènes sociaux à des
épiphénomènes de forces physiques. Celui-ci a également critiqué le caractère métaphysique des sciences
économiques, du droit et de la morale de son époque, qui s’attardaient plus à établir des connexions logiques
entre des concepts qu’à relever des rapports observables entre des faits. Spencer fit aussi de la sociologie en
philosophe, tentant de montrer que l’hypothèse évolutionniste se vérifie dans le règne social, au lieu d’étudier
les phénomènes sociaux en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Néanmoins, s’inspirant de la biologie, il
rapprocha la sociologie des autres sciences en suggérant que le devenir des sociétés résulte de l’action de
forces obscures ne suivant pas une nécessité logique, comme celle du développement scientifique postulée par
Comte. Sa classification des sociétés en genres et en espèces posa leur diversité et nia l’hypothèse comtienne
que chaque société incarne un stade particulier de l’évolution de l’humanité. Sont venues par la suite la
sociologie générale de Stuart Mill cherchant les lois de l’organisation générale et de la succession des états de
société ; puis celle de Giddings en quête des principes généraux de l’association humaine et de son évolution.
Ces sociologies générales ne s’alimentèrent pas des sciences économiques, des religions, du droit, de la
morale, etc., mais fournirent des postulats généraux imprécis, incertains et parfois inexacts pour l’analyse des
phénomènes sociaux de types particuliers. La séparation de la sociologie et des sciences particulières des
sociétés ne fut pas plus féconde chez Simmel, qui limita abstraitement la sociologie à l’étude des formes
générales de l’association indépendamment des activités qui s’y déroulent. Selon Durkheim et Fauconnet,
toutes les sociologies séparées des autres sciences sociales s’en trouvèrent éloignées du réel et se résumèrent à
des philosophies formelles et vagues. Leur tableau de la genèse de la sociologie positive aboutit bien sûr au
projet durkheimien d’une seule discipline organisant la totalité des sciences sociales converties à l’esprit et
aux méthodes des sciences positives. L’histoire, l’économie politique, l’ethnographie, l’étude du droit, la
science des religions et la statistique sociale semblent avoir spontanément entrepris leur conversion à « l’idée
sociologique ». Dans le projet durkheimien, la sociologie générale devient une philosophie sociale trouvant sa
matière dans les domaines d’études des sciences sociales mieux divisés et coordonnés. Voir le chapitre V pour
plus de détails sur le plan durkheimien d’organisation des sciences sociales qui s’élabore au début des années
1900.
68
L’article de Durkheim et de Fauconnet (DF) est l’application avant la lettre de l’argument de Bruno Latour
(1995) et de Isabelle Stengers (1995) présenté au chapitre II.
APPENDICES
262
Mais la question de savoir si la sociologie était prédestinée à aboutir au modèle proposé par
les durkheimiens reste ambiguë dans l’intention même de l’article. C’est pour résoudre le
problème de la situation idéale de la sociologie vis-à-vis des autres sciences sociales que
Durkheim et Fauconnet consultent l’histoire de cette discipline qui manifeste sa « nature » :
Nous nous proposons d’établir, d’une part, que la sociologie n’est et ne peut
être que le système, le corpus des sciences sociales ; de l’autre, que ce
rapprochement sous une commune rubrique ne constitue pas une simple
opération verbale, mais implique et indique un changement radical dans la
méthode et l’organisation de ces sciences. Mais nous n’entendons pas
procéder à cette démonstration d’une manière purement dialectique. Il ne
s’agit pas d’analyser logiquement le contenu d’une notion préalablement
construite. Ces dissertations conceptuelles sont, à bon droit, considérées
comme vaines. La sociologie existe, elle a dès maintenant une histoire qui
manifeste sa nature ; il n’y a donc pas lieu de chercher à l’imaginer. Mais il
est possible de l’observer. S’il ne sert à rien de disputer in abstracto sur ce
que la science doit être, il y a, au contraire, un véritable intérêt à prendre
conscience de ce qu’elle devient au fur et à mesure qu’elle se fait, à se
rendre compte des éléments divers d’où elle est résultée et de leur part
respective dans l’œuvre totale. C’est ce que nous voudrions essayer de faire
dans les pages qu’on va lire. (DURKHEIM et FAUCONNET, DF, p.121-122.)
Ce passage et celui des Formes qui postule une évolution des consciences vers une pensée
vraiment et proprement humaine posent une certaine nécessité « naturelle » du
développement historique de la pensée. Des formes primitives aux formes plus complexes,
il semble y avoir des passages obligés dans le développement de la pensée et des autres
institutions. L’histoire sociale serait mue par des tendances inhérentes aux sociétés. Comme
le développe la deuxième partie du mémoire, ce présupposé hante les travaux des
durkheimiens jusqu’au début des années 1920. Les discussions maussiennes de l’entredeux-guerres sur le développement historique des catégories de l’entendement abandonnent
cependant ce postulat pour une autre lecture de l’histoire des idées.
APPENDICES
263
Suivre la structuration contingente des catégories de la pensée
Partant de la liste des catégories aristotéliciennes69, les durkheimiens souhaitaient expliquer
une à une les structures de la pensée en comparant leurs formes variables suivant les
civilisations. S’ils se sont intéressés, du vivant de Durkheim, aux questions des origines et
de la direction de leur évolution, Mauss revoit dans les années 1920 l’orientation de l’étude
sociologique des catégories de la pensée. La trajectoire historique du développement des
consciences dans les sociétés occidentales n’est plus considérée comme l’indicateur d’une
évolution tendancielle nécessaire ou « naturelle » de la pensée humaine.
En 1924, en conclusion d’un débat suivant une communication à la Société de Psychologie,
Mauss insiste pour décentrer l’étude des formes de la pensée de la liste des catégories
aristotéliciennes. Celles-ci lui apparaissent ni essentiellement différentes des autres, ni
l’aboutissement nécessaire du développement historique des consciences : pour Mauss,
chaque collectivité a sa manière de penser le monde et chaque tradition de pensée a son
développement historique particulier :
Les catégories aristotéliciennes ne sont en effet pas les seules qui existent
dans notre esprit, ou qui ont existé dans l’esprit et dont il faille traiter. Il faut
avant tout dresser le catalogue le plus grand possible de catégories ; il faut
partir de toutes celles dont on peut savoir que les hommes se sont servis. On
verra alors qu’il y a eu et qu’il y a encore bien des lunes mortes, ou pâles,
ou obscures, au firmament de la raison. Le petit et le grand, l’animé et
l’inanimé, le droit et le gauche ont été des catégories. Parmi celles que nous
connaissons, prenons par exemple celle de substance à laquelle j’ai accordé
une attention fort technique : combien de vicissitudes n’a-t-elle pas eues ?
Par exemple, elle a eu parmi ses prototypes une autre notion, en particulier
en Inde, en Grèce : la notion de nourriture. » (MAUSS, RPS, p.309.)
L’emploi des termes « vicissitudes » et « prototypes » marque la contingence des
développements historiques des consciences. Celles-ci ont procédé et procèdent encore par
essais et erreurs insoupçonnés et imprévisibles pour saisir et organiser le monde. Les
développements antérieurs de la pensée ne prédisent pas la nature de ceux qui les suivront.
Le hasard de la créativité remplace la « tendance » inhérente aux sociétés comme moteur de
69
Voir l’énumération des catégories Aristotéliciennes dans le premier paragraphe de ce chapitre.
APPENDICES
264
l’évolution de la pensée. Un peu plus loin dans le même texte, Mauss souligne plus
explicitement le caractère circonstanciel de la construction collective des catégories de la
pensée. « L’humanité a édifié son esprit par tous les moyens : techniques et non techniques
; mystiques et non mystiques ; en se servant de son esprit (sens, sentiment, raison), en se
servant de son corps ; au hasard des choix, des choses et des temps ; au hasard des nations
et de leurs œuvres ou de leurs ruines. » (MAUSS, RPS, p.309-310.) Le développement
d’une pensée est inscrit dans le cadre d’une histoire sociale où des acteurs inventent et
diffusent des idées, s’approprient celles d’autres sociétés et mélangent l’héritage des
civilisations. On crée des solutions à des problèmes circonstanciels ; diffusées ou non,
reconnues ou non comme valables, adoptées ou non par la collectivité.
Comprendre le développement d’un système de pensée demande un suivi des formes
successives de ses notions qui évoluent à travers les droits, les religions, les coutumes, les
structures sociales et les mentalités qui leur donnent sens. C’est ce que Mauss effectue en
1938 lorsqu’il ébauche une genèse de la notion de personne allant de la « persona » latine
aux philosophies modernes du « moi » (MAUSS, PER). Son essai retrace les aléas suivant
lesquels la notion de personne, désignant d’abord les masques des ancêtres, en est venu à
renvoyer à la conscience psychologique. Si les formes actuelles de la pensée sont le résultat
fortuit de l’histoire sociale, leur avenir dépend des circonstances futures qui modèleront les
consciences. À la veille de la guerre contre l’Allemagne nazie, Mauss glisse un mot sur la
précarité des productions de l’histoire de la pensée et des institutions. Rien ne garantit que
les œuvres d’une civilisation, même celles considérées comme les plus grandes et les plus
nobles, seront maintenues et raffinées par la suite de l’histoire :
Qui sait même si cette « catégorie » que tous ici nous croyons fondée sera
toujours reconnue comme telle ? Elle n’est formée que pour nous, chez
nous. Même sa force morale – le caractère sacré de la personne humaine –
est mise en question, non seulement partout dans un Orient qui n’est pas
parvenu à nos sciences, mais même dans des pays où ce principe a été
trouvé. Nous avons de grands biens à défendre, avec nous peut disparaître
l’Idée. (MAUSS, PER, p.362.)
APPENDICES
265
L’héritage durkheimien pour l’étude de l’histoire des idées
Durkheim et Mauss ont de beaucoup élargit le domaine d’étude des formes de la pensée. Le
catalogue des catégories structurant les consciences n’est plus limité à l’espace, au temps et
aux principes de la logique, mais inclut toutes les notions élaborées quelque part dans
l’histoire de l’humanité. Intériorisant le langage et les codes de la vie en société, l’homme
s’approprie des représentations structurées et structurantes. L’origine des formes de la
conscience n’est plus pensée indépendamment des contenus de représentation qui les
véhiculent. Contrairement à Kant qui se représentait l’entendement comme un moule
permettant la formalisation des impressions, Durkheim et Mauss ajoutent aux formes de la
conscience un fond de représentations, de notions, de présupposés et de sentiments qui
s’imposent comme une grille de lecture de la réalité. Les circonstances de la socialisation et
la réappropriation personnelle de la culture expliquent à la fois la part d’identité et la
distance entre les consciences individuelles. Les individus arrivent tant bien que mal à
communiquer et à se comprendre non pas simplement parce que les formes de l’intuition et
de l’entendement seraient universelles, mais parce que leur pensée est fondée sur un
héritage commun.
La perspective durkheimienne sauve ainsi l’impression d’un apriorisme des structures
communes de la pensée en situant leur élaboration hors des consciences individuelles, dans
l’histoire des représentations communiquées et appropriées. L’étude de la pensée passe de
l’introspection du philosophe à l’analyse historique et ethnographique. Les documents et
vestiges de l’histoire fournissent des indices pour retracer l’élaboration des catégories de la
pensée à travers les institutions successives qui leur ont donné une signification
particulière. Comme l’évolution des espèces animales, la structuration d’une notion peut
être reconstituée aussi loin qu’il en reste des traces. En amont des indices les plus anciens
de l’existence d’une catégorie, les conjectures deviennent invérifiables. Les données
ethnographiques, d’autre part, permettent de dresser et de comparer des portraits
synchroniques de figures de la pensée humaine qu’elle analyse. Le rapprochement des
systèmes de pensée éclaire la diversité des significations d’une même notion selon les
contextes culturels et permet de dégager les formes récurrentes de la pensée, allant de la
APPENDICES
266
hiérarchisation en groupes et sous-groupes étudiée par Durkheim et Mauss jusqu’aux
structures d’opposition identifiées par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. La
sociologie ne peut que constater l’universalité apparente de certaines formes de la pensée ;
l’imagination de mythes de leurs origines est abandonnée et son explication est renvoyée à
des hypothèses linguistiques, psychologiques et neurologiques sur les fondements humains
de la vie sociale.
C’est parce qu’ils cherchaient à remonter la genèse des catégories le plus loin possible que
les durkheimiens ont cru plus rigoureux de les étudier une à une. Les notions d’un même
système de pensée ne descendent pas nécessairement des mêmes cadres institutionnels
antérieurs. Les systèmes de catégories sont les fruits de plusieurs siècles d’emprunts intersociaux et de métissages civilisationnels. L’article de Durkheim et de Fauconnet montre
que la sociologie durkheimienne rassemble des idées développées dans un éventail de
systèmes scientifiques et philosophiques qui ne forment pas une filiation linéaire. On
imagine bien la complexité de la genèse d’un système de notions plus général et plus
ancien, religieux ou juridique par exemple.
2 – Les études de Jean Piaget sur la structuration de la pensée
Au temps de ses études en zoologies, le jeune Piaget s’intéressait aux problèmes de
variation et d’adaptation des espèces animales, mais aussi aux questions logiques et
épistémologiques. Comme il le confesse dans la préface de son Introduction à
l’épistémologie génétique (PIAGET, 1950), ces deux champs d’intérêts convergeaient dans
le rêve de développer une épistémologie biologique fondée exclusivement sur la notion de
développement. Ce projet devait débuter par une étude du développement psychologique de
l’intelligence chez l’enfant, conçue comme une « embryologie de la raison ». Comprendre
le développement mental individuel se posait comme un préalable à l’analyse de la
production de la connaissance scientifique par des consciences adultes. Piaget prévoyait
accorder tout au plus quatre ou cinq ans à la psychologie infantile. Il y consacra en fait
APPENDICES
267
trente ans de carrière avant de poser les bases de son épistémologie génétique, sans
interrompre ses recherches sur le développement de l’intelligence. La fréquentation de
psychologues, de philosophes et de spécialistes des sciences sociales l’a apparemment
détourné de ses ambitions de construire un modèle universel du développement de la
pensée et d’expliquer le développement de la connaissance seulement par des facteurs biopsychologiques.
Les pages qui suivent ne résument pas l’œuvre de Piaget, trop vaste, détaillée et touffue
d’études empiriques pour être embrassée si brièvement. Elles ne présentent que certaines
idées maîtresses de la psychologie et de l’épistémologie piagétiennes.
La psychologie génétique, science du développement mental
Concevoir la pensée comme une structure en évolution
Selon Piaget, la pensée fonctionne suivant un ensemble de schèmes. Un schème est un
« abrégé d’expérience » susceptible d’orchestrer l’action ou de s’appliquer à des contenus
perceptifs divers (DESBIENS, 1968). La séquence de mouvements permettant au bébé de
sucer son pouce est un exemple de schème au même titre que l’explication animiste du
mouvement des nuages et du coucher de soleil durant la petite enfance. Le propre d’un
schème est de pouvoir être répété dans des situations similaires pour structurer
l’expérience. Mis à part les schèmes-réflexes comme la succion du nourrisson qui semblent
être innés, les autres seraient abstraits d’expériences satisfaisantes. Les schèmes acquis
seraient découverts par essais et erreurs et consolidés par la répétition. À chaque période du
développement mental, des schèmes différents et de plus en plus complexes organisent les
expériences affectives ou morales, l’action et la cognition.
Si la pensée est plus cohérente qu’un simple agrégat de schèmes, c’est qu’un triple
mouvement de la conscience – d’assimilation, d’accommodation et d’abstraction – tend à
structurer la pensée, à l’uniformiser et à en accroître la puissance. Pour maîtriser de
APPENDICES
268
nouvelles situations ou interpréter des impressions sensibles, la conscience tente d’abord de
les assimiler à ses schèmes établis. Cette tendance explique pourquoi le nourrisson tète
d’abord tout ce qui lui excite ses lèvres et pourquoi les enfants d’âge préscolaire expliquent
par des intentions psychologiques autant les actions des hommes que des mouvements de
choses. Au fil des assimilations, les schèmes tendent à se généraliser : toute la pensée en
vient à fonctionner suivant une structure analogue. La forme générale devient commune
aux schèmes affectifs, de cognition et d’action. Un tel moment d’équilibre ou d’uniformité
de la pensée constitue un stade du développement mental. Il s’agit bel et bien d’un stade
plutôt que d’une fin puisque la structure générale de la pensée risque toujours d’être
inadéquate à la réalisation de certaines expériences. À la suite d’expériences insatisfaisantes
à répétition, la conscience parvient à distinguer les circonstances particulières qui les
occasionnent et tente d’accommoder ses schèmes à la réalité qui lui résiste. Une
accommodation réussie peut être une coordination de schèmes existant en un modèle plus
complexe ou simplement une innovation fortuite. De ses conquêtes, la conscience abstrait
de nouveaux schèmes qu’elle consolide et généralise d’assimilation en assimilation. Au
bout du compte, le processus d’accommodation, d’abstraction et d’assimilation transforme
la pensée d’une structure plus simple à une structure plus complexe et plus puissante.
Chaque structure traversée au cours du développement mental est décrite par Piaget comme
un équilibre stable et mobile : une fois transformée, la pensée ne régresse jamais à un stade
antérieur, mais demeure toujours sujette à se complexifier pour remédier à ses échecs dans
le réel (PIAGET, 1964b).
Les périodes du développement mental
Pour comprendre l’origine d’une structure de la pensée, Piaget propose d’en retracer la
genèse, c’est-à-dire d’identifier les transformations des structures antérieures moins
complexes qui y conduisent. Sa psychologie génétique divise le développement mental en
trois grandes périodes : I) l’intelligence sensori-motrice (0 à 2 ans) ; II) l’intelligence
représentative préopératoire (2 à 7 ans), puis des opérations concrètes (7 à 12 ans) ; et III)
l’intelligence des opérations formelles (l’adolescence) (PIAGET, 1964a).70 Sa description du
70
Chacune des périodes est ensuite divisée en sous-périodes puis en une série de 13 stades (DESBIENS, 1968,
p.32). Décrire le détail de chacun de ces stades serait impertinent dans le cadre de ce mémoire. Connaître les
APPENDICES
269
développement mental de l’enfant est l’illustration la plus claire de ce qu’il désigne comme
des structures de la pensée qui se transforment vers des équilibres plus stables ; de ce qu’il
veut dire lorsqu’il insiste sur les liens étroits entre les manières de penser, de sentir et d’agir
; et de la continuité entre les structures de plus en plus complexes de l’intelligence et de
l’affectivité.
L’intelligence sensori-motrice
L’intelligence sensori-motrice trouve son germe dans les réflexes instinctifs. Avant qu’elle
soit structurée, l’enfant rapporte tout à son corps, n’ayant pas conscience de la distinction
entre lui-même et ce qui lui est extérieur. Affinant à force de les répéter ses exercices
réflexes comme la succion et la préhension, le nourrisson les complique rapidement en des
cycles. Il intègre ses schèmes-moteurs en des habitudes, comme amener son pouce à sa
bouche pour le sucer, et ses schèmes-sensitifs en des perceptions organisées, ce qui lui
permet de reconnaître des visages et des objets qui deviennent familiers. Encore là, il ne
s’agit que d’image et de complexe de sensations qu’il ne conçoit pas comme des corps
distincts du sien. L’intelligence sensori-motrice proprement dite apparaît seulement lorsque
le tout-petit parvient à organiser ses perceptions et ses mouvements en schèmes d’action
coordonnant un moyen et une fin : tirer sur une couverture pour rapprocher un ourson qui
se trouve dessus ou pleurer pour que maman réapparaisse. C’est en expérimentant
l’interaction avec les autres et les choses qu’il prend conscience de leur extériorité et, par
extension, acquière une conscience de soi. Au stade des schèmes-réflexes, l’affectivité se
limite à des poussées instinctives liés à la nutrition et à des émotions primaires telles la peur
et la satiété. Avec les perceptions, les habitudes et les débuts de l’intelligence sensorimotrice s’ajoutent une série de sentiments liés aux modalités de l’activité : l’agréable et le
désagréable, le plaisir et la douleur, la réussite et l’échec. Le passage aux conduites
intelligentes s’accompagne de l’intérêt et du désintérêt, de l’effort et de la fatigue, de la joie
et de la tristesse. Enfin, la sortie de l’égocentrisme primaire donne lieu aux premiers
sentiments associés à des personnes et des objets extérieurs : les sympathies et les
formes générales de chaque période suffit pour comprendre le rapprochement qu’effectue Piaget entre le
développement de la pensée individuelle et celui de la pensée philosophique et scientifique dans l’histoire.
APPENDICES
270
antipathies. On voit bien qu’avant même l’acquisition du langage, l’intelligence, l’action et
l’affectivité sont étroitement liés.
L’intelligence représentative préopératoire
De deux à sept ans, grâce au langage, l’enfant accède progressivement à la pensée
proprement dite, c’est-à-dire représentée et communicable. L’apprentissage du langage,
d’abord par imitation, prolonge l’intelligence sensori-motrice de l’enfant en une
intelligence représentative. Ses jeux d’imagination ou d’imitation des grands l’amènent
petit à petit à se servir des symboles pour s’approprier la réalité qu’il n’hésite pas à
compléter par la fiction. L’enfant apprend à reconstituer les actions et les événements
passés sous forme de récits et à anticiper intuitivement ce qu’il fera et ce qui se passera, par
des expériences mentales conformes à ses schèmes d’action et ses perceptions antérieures.
Durant cette sous-période préopératoire du développement de l’intelligence représentative,
il se figure les événements, mais ne parvient pas à les interpréter sans les assimiler à la
logique de ses propres actions : tous les phénomènes ont une raison d’être (interprétation
finaliste) ; les choses qui bougent, des intentions (interprétation animiste) ; ce qui existe a
bien dû être fabriqué par quelqu’un (interprétation artificialiste) ; et les régularités
naturelles tiennent de l’obéissance des choses (interprétation moraliste). Ses représentations
ne dépassent pas l’intuition : c’est-à-dire la transposition des schèmes de l’intelligence
sensori-motrice en actes de pensée situant l’événement entre la situation antérieure et ses
suites. Simple impression représentée, l’intuition est une narration dénuée d’explication ou
de justification. Lorsqu’ils communiquent, les enfants de moins de sept ans ne doutent pas
de leur compréhension du propos d’autrui qui, de leur point de vue, ne fait que dire les
choses. Incapables de faire la différence entre leur point de vue et celui des autres, ils
affirment tout le temps et ne démontrent jamais. Leur collaboration à une activité n’est
jamais coordonnée. Ressentant néanmoins de la sympathie, de l’admiration et du respect
pour les aînés qui leur servent de modèles, leur morale en est une de l’obéissance. Ceux-ci
ne respectent pas tant les règles qu’on leur impose que l’autorité, s’il y a lieu, de ceux qui la
prône, comme ils la comprennent. Piaget raconte que le mensonge leur paraît blâmable
lorsqu’il s’adresse à de grandes personnes, mais aucunement vilain entre camarades du
même âge. Saisir le contenu précis de la règle importe peu, il s’agit de ne pas susciter la
APPENDICES
271
désapprobation de ceux qui comptent. À cet âge, les jeux d’enfants sans arbitrage des aînés
sont anarchiques : chacun joue à sa manière, sans se soucier des règles de l’autre, et tout le
monde gagne parce que gagner c’est s’être bien amusé soi-même.
L’intelligence représentative des opérations concrètes
L’égocentrisme intellectuel et social tend à disparaître autour de l’âge de sept ans, au début
de la scolarité. L’ouverture à la pensée d’autrui et le souci de se faire comprendre
coïncident avec l’appropriation des principes de la logique, le besoin de justifier ses idées,
le développement de la réflexion (argumenter avec soi-même) et l’aptitude à coopérer. Les
intuitions finalistes, animistes et artificialistes cèdent progressivement leur place à des
explications qui témoignent d’un plus grand souci de réalisme et de coordination des points
de vue. Les intuitions se transforment en opérations constituées en systèmes, composables
et réversibles. Contrairement aux intuitions, les opérations peuvent s’associer pour former
une opération résultante et chacune correspond toujours à une opération inverse dans le
système. Par exemple, avant sept ans, les notions intuitives de père, de frère et d’oncle
désignent certains individus concrets sans considération des relations qui les lient. Par
contre, lorsque la pensée de l’enfant fonctionne sous le mode des opérations concrètes, il
saisit qu’il est aussi le frère de son frère, et que ses oncles sont les frères et les beaux-frères
de ses parents. C’est le groupement des relations en systèmes qui rend sa pensée cohérente
et lui permet de repérer les contradictions. Les classes d’objets se structurent alors en
systèmes de classification où les espèces s’emboîtent dans les genres. L’apprentissage de
l’arithmétique devient possible quand les nombres sont sériés dans des rapports
d’intervalles et de proportions. Ses explications de phénomènes physico-chimiques comme
la dissolution d’un cube de sucre dans l’eau intègrent progressivement la conservation de la
matière, du poids et du volume, conditions nécessaires à la réversibilité de l’opération
physique concrète. Les règles morales et les valeurs se groupent aussi en système cohérent
et hiérarchisé. La morale n’est plus considérée comme une somme de volontés auxquelles il
faut se soumettre, mais semble plutôt le résultat d’un accord explicite ou tacite entre les
hommes. Le respect mutuel qui fonde les règles morales entraîne l’apparition des
sentiments de justice et d’honnêteté. Pour la première fois, l’enfant fait preuve de volonté
APPENDICES
272
en disciplinant ses impulsions conformément aux règles. Il commence aussi à s’inquiéter de
leur respect.
L’intelligence représentative des opérations formelles
Enfin, c’est vers l’âge de onze ou douze ans que s’effectue le passage de la pensée concrète
à la pensée formelle. Jusque-là, l’enfant pensait concrètement, problème réel par problème
réel, sans ériger ses solutions antérieures en un système théorique lui permettant la
déduction de conclusions générales. Reprenant l’exemple de la parenté, l’enfant qui accède
à la pensée formelle parvient à se représenter mentalement les principes généraux des
rapports de filiation et d’alliance qui définissaient à son insu les liens entre les membres de
sa famille. Sa pensée devient souveraine du réel maintenant qu’il peut se représenter
hypothétiquement les rapports de parenté qui lieraient des personnes fictives ou s’imaginer
d’autres systèmes de parenté suivant des principes différents. Alors que les opérations
concrètes étaient des représentations de relations ou d’actions singulières possibles,
l’opération formelle est une représentation abstraite d’opérations concrètes possibles ou
imaginées. Les opérations formelles se traduisent donc en propositions composables et
réversibles susceptibles de s’appliquer à une diversité de cas concrets ou hypothétiques. La
philosophie, l’algèbre et les sciences, chantiers de propositions abstraites et de concepts
généraux, ne peuvent être abordées avant la structuration de la pensée formelle. Théorisant
le monde, l’adolescent traverse d’abord une phase égocentrique où il s’intéresse davantage
à ses constructions intellectuelles et à ses projets utopiques de réformes qu’à la complexité
du réel et au fonctionnement de la société qu’il condamne. Piaget explique que l’équilibre
de la pensée formelle « est atteint lorsque la réflexion comprend que sa fonction propre
n’est pas de contredire, mais de devancer et d’interpréter l’expérience. » (PIAGET, 1964a,
p.80.) Moralement, l’adolescent n’oriente plus sa conduite strictement en respectant les
règles collectives. Il se donne une personnalité propre en élaborant abstraitement un
« programme de vie » qui discipline sa volonté et coordonne sa biographie au devenir de la
société. Durant sa phase égocentrique, ses plans sont souvent mégalomanes, chimériques,
voire messianiques. En général, ceux-ci se dosent de réalisme au cours des études
spécialisées ou peu de temps après l’entrée sur le marché de l’emploi.
APPENDICES
273
On aura compris que le développement mental n’est pas simplement le résultat d’un
déterminisme biologique et que l’enfant ne peut pas saisir l’ordre symbolique des adultes
tout d’un coup, ni même morceau par morceau. Aux sociologues qui expliquent
l’acquisition des formes de la pensée strictement par l’action de la société sur l’enfant,
Piaget rétorque que la vie sociale exerce bien une pression sur l’individu de l’enfance à
l’âge adulte, mais que le cadre social ne peut éprouver que les schèmes particuliers qui
structurent la pensée à chaque période du développement individuel (PIAGET, 1967). Si la
maturation bio-psychique et la socialisation ne suffisent pas à expliquer le développement
mental, elles participent tout de même à titre de conditions du travail d’adaptation de la
conscience. Malgré l’apparente généralité chez les jeunes occidentaux des périodes du
développement mental décrites plus haut, la structuration de la pensée conserve néanmoins
une part d’indétermination liée à la variance des constitutions bio-psychiques, à la diversité
des environnements socio-historiques et au hasard du travail individuel d’adaptation.
La genèse de la pensée est nécessaire uniquement au terme de sa structuration
Piaget conçoit donc le développement mental comme un processus d’adaptation, par essais
et erreurs, du sujet connaissant et agissant à son environnement. De ce point de vue, la
nature dernière du réel est d’être en construction permanente. Restructurant sa pensée d’un
stade à l’autre, le sujet se transforme lui-même et reconfigure son univers. La structure de
pensée commune à laquelle aboutissent les cohortes successives d’individus d’un même
milieu tient à la parenté de leur environnement social et de leur constitution bio-psychique
conditionnant ce processus. Chaque biographie est néanmoins un chantier particulier. Avec
un peu de chance et selon les capacités individuelles, les consciences soumises à des
pressions similaires de leur environnement physique et culturel se modèlent suivant la
même succession de structures de plus en plus complexes, par des tentatives semblables
d’accommodation, d’abstraction et d’assimilation.
Comme l’ont souligné les études de Lévy-Bruhl, de Durkheim et de Mauss, la forme et le
fonctionnement de la pensée adulte varient d’une société à l’autre et selon les époques. De
la même manière que le processus de maturation d’un organisme se transforme avec
l’évolution de l’espèce, la structure de la pensée adulte et les étapes de sa genèse semblent
avoir connues des mutations correspondant à l’évolution de l’environnement social. Tant à
APPENDICES
274
propos du développement mental qu’à propos de la structuration historique des systèmes de
pensée collectifs, Piaget préfère éviter la question philosophique de l’existence de
structures virtuelles vers lesquelles tendraient nécessairement les consciences. Faute de
preuve, il propose de concevoir la nécessité apparente du développement mental et
historique de la pensée strictement comme une nécessité à terme. Considérer que le point
d’arrivée du développement de la pensée dépend nécessairement de la trajectoire
temporelle de sa structuration n’implique pas pour autant que cette trajectoire et son point
d’arrivée soient prédéterminés de toute éternité. Rien ne garantit à la naissance que l’enfant
atteindra la pensée formelle ; toutefois, s’il l’atteint, ce ne sera qu’au terme d’une genèse
traversant successivement la période sensori-motrice, la pensée préopératoire et la pensée
concrète. De même, la conception kantienne de la pensée ne pouvait s’élaborer sans
l’apparition préalable des Catégories d’Aristote ; mais il serait abusif d’en conclure que la
pensée aristotélicienne devait nécessairement être supplantée par celle de Kant. Ces idées
d’une reconstruction perpétuelle du réel et de la nécessité à terme de la structuration de la
pensée sont au fondement de l’épistémologie génétique de Piaget.
L’épistémologie génétique, science du développement de la connaissance
Dans son Introduction à l’épistémologie génétique, Piaget (1950) indique dès le départ son
intention de faire la science du développement de la connaissance, avec tout ce que la
prétention scientifique implique de rigueur et de renoncement Contrairement aux
épistémologies normatives qui cherchent à déterminer les conditions ou les normes de
vérité dans un domaine de connaissance, l’épistémologie génétique vise exclusivement à
établir comment un sujet parvient à construire des connaissances qu’il considère
supérieures à ce qu’elles étaient antérieurement. Dans le cadre de ses travaux,
l’épistémologue à prétention scientifique doit renoncer aux questions d’évaluation
normative et d’orientation pratique pour ne discuter que de problèmes qui se résolvent par
l’emploi de méthodes sujettes à une critique neutre. Surtout, comme toute science,
l’épistémologie génétique ne peut préjuger d’une définition de son objet. Définir la
APPENDICES
275
connaissance, ce serait prétendre avoir compris le rapport du sujet à son univers avant
même d’en faire la science. Une délimitation opératoire de l’univers de la connaissance
risquerait par ailleurs d’exclure arbitrairement de la compréhension certains types de
rapports cognitifs. Selon Piaget, la solution est de s’en tenir à des problèmes particuliers,
concrets et bien circonscrits contribuant à raffiner la compréhension du développement de
la connaissance :
si la nature de la connaissance scientifique en général est un problème
encore philosophique, parce que nécessairement lié à toutes les questions
d’ensemble, il est sans doute possible, en se situant in medias res, de
délimiter une série de questions concrètes et particulières, s’énonçant sous
la forme plurale : comment s’accroissent les connaissances ? En ce cas, la
théorie des mécanismes communs à ces divers accroissements, étudiés
inductivement à titre de faits s’ajoutant à d’autres faits, constituerait une
discipline s’efforçant, par différenciations successives, de devenir
scientifique. (PIAGET, 1950, p.12.)
Le domaine d’étude de l’épistémologie génétique s’étend donc à l’ensemble des rapports
cognitifs entre un sujet et un objet, qu’il s’agisse de connaissance scientifique, commune,
ancienne ou infantile.
D’un point de vue génétique, toute connaissance est comprise sous l’angle de son
développement dans le temps, c’est-à-dire comme émergente d’un état antérieur de moindre
connaissance et comme susceptible de constituer elle-même un tel état antérieur par rapport
à une connaissance plus poussée. Inspirée de la division de la biologie en une anatomie et
une physiologie, l’épistémologie génétique propose d’abord d’étudier une à une les
structures mentales (anatomie de l’esprit) avant de les comparer (anatomie comparée) pour
enfin saisir ce que leur fonctionnement a de commun (physiologie générale de l’esprit).
Conformément au plan de son projet de jeunesse, Piaget inclut deux terrains
complémentaires à son programme de recherche : le développement mental de l’enfant et la
structuration historique des notions et catégories. Ces champs d’investigation sont à la
science du développement de la connaissance ce que l’embryologie et l’histoire naturelle
sont à l’étude du développement des vivants. La méthode historico-critique compare les
formes successives que prennent des notions et leurs connexions dans des filiations de
APPENDICES
276
savants. Cette division de l’épistémologie génétique étudie des formes de pensée
extrêmement élaborées, construites par des esprits adultes alimentés par la tradition savante
et la pensée collective de leur époque. Par opposition, la méthode psychogénétique étudie
les formes primitives des notions auxquelles la conscience de l’enfant doit être
progressivement modelée. Les stades du développement mental donnent à l’observation les
intuitions premières ou « formes larvaires » à l’origine des notions qui s’insèrent dans les
systèmes théoriques savants. Pour comprendre le développement de la connaissance, ces
deux méthodes n’ont pas d’autres choix que de s’appuyer l’une sur l’autre. Le
développement mental conditionné par les pressions particulières d’un environnement
culturel-historique varie selon les époques et les milieux ; mais en contrepartie, tout
patrimoine cognitif collectif demeure le produit de consciences qui se l’approprient
progressivement et le développent suivant des principes psychogénétiques. Les équilibres et
les transformations qui jalonnent le développement de la connaissance doivent donc être
inscrits à la fois sur la trame de l’histoire des idées et sur celles des biographies
psychologiques de ses penseurs. Et ce sont justement les trajectoires de transformations que
mettent en scène l’histoire et les biographies qui intéressent l’épistémologie génétique,
cherchant d’abord et avant tout à comprendre les mécanismes de l’élaboration de la
connaissance. Piaget résume ainsi la complémentarité des deux méthodes :
Au total, la méthode complète de l’épistémologie génétique est constituée
par une collaboration intime des méthodes historico-critique et
psychogénétique, et cela en vertu du principe suivant, sans doute commun à
l’étude de tous les développements organiques : que la nature d’une réalité
vivante n’est révélée ni par ses seuls stades initiaux, ni par ses stades
terminaux, mais par le processus même de ses transformations. Les stades
initiaux ne prennent, en effet de signification qu’en fonction de l’état
d’équilibre vers lequel ils tendent, mais, en retour, l’équilibre atteint ne peut
être compris qu’en fonction des constructions successives qui y ont abouti.
[…] Or, de cette construction progressive, la méthode psychogénétique
fournit seule la connaissance des paliers élémentaires, même si elle n’atteint
jamais le premier, tandis que la méthode historico-critique fournit seule la
connaissance des paliers, parfois intermédiaires mais en tout cas supérieurs,
même si elle n’est jamais en possession du dernier : c’est donc uniquement
par une sorte de jeu de navette entre la genèse et l’équilibre final (les termes
de genèse et de fin étant simplement relatifs l’un à l’autre et ne présentant
aucun sens absolu) que l’on peut espérer atteindre le secret de la
APPENDICES
277
construction des connaissances, c’est-à-dire de l’élaboration de la pensée
scientifique. (PIAGET, 1950, p.17-18.)
Cette conception d’un conditionnement mutuel du développement mental et de la
structuration historique des idées donne un nouvel éclairage aux comparaisons
qu’établissaient les premiers travaux de psychologie génétique de Piaget entre les étapes de
ces deux processus. Dix ans plus tôt, dans Le développement mental de l’enfant (PIAGET,
1964a), celui-ci soulignait que les formes d’explications qui suivent les intuitions
préopératoires de types animistes, artificialistes, finalistes, et moralistes se présentent dans
le même ordre et sont analogues à celles qui ont supplanté les explications proprement
mythiques chez les présocratiques. L’identification des substances – le soleil et la lune sont
des morceaux de nuage embrasés –, parente de la réduction des substances les unes aux
autres par l’école de Milet, apparaît juste avant l’interprétation atomiste – le cube de sucre
en dissolution se divise en petites particules invisibles –, érigé en système un peu plus tard
par Pythagore. Pour le psychologue, il n’était aucunement question d’avancer que les
présocratiques n’arrivaient pas à raisonner par opérations formelles, ou qu’une pensée
concrète pourrait saisir les implications théoriques des conceptions réductionnistes et
atomistiques de la matière. L’objectif de cette comparaison était seulement d’indiquer que
le développement des structures de la pensée, historique ou individuel, s’effectue suivant
une même séquence de moments nécessaires pour parvenir à un même point d’arrivée. Il
s’agit là simplement d’une application du principe de « nécessité à terme » à la lecture
conjuguée du développement historique et individuel de la connaissance. Bien que je n’en
aie lu nulle part, Piaget aurait aussi pu établir le même genre de parallèles entre les formes
successives d’organisation mentale de l’action ; ou encore, entre les stades du
développement de l’affectivité (obéissance, morale des règles, programme de vie) et la
transition des sociétés occidentales de l’obéissance aux dieux d’un panthéon, aux règles
d’une morale monothéiste, puis aux projets idéologiques modernes. La lecture croisée des
structurations individuelle et historique d’une forme de pensée semble d’ailleurs l’unique
moyen de valider l’identification des moments antérieurs nécessaires à son développement.
Croisant les conclusions de ses études sur le développement intellectuel avec celles de son
APPENDICES
278
épistémologie génétique, Piaget calque le dialogue entre l’embryologie et l’étude de
l’histoire naturelle dans l’élaboration de théories sur le développement des espèces.
Enfin, si tout système de pensée doit être envisagé comme le résultat de la transformation
de systèmes antérieurs et comme l’éventuel niveau inférieur d’une pensée plus
sophistiquée, l’épistémologie génétique s’inclut elle-même dans le processus qu’elle étudie.
Au lieu d’une épistémologie génétique restreinte qui étudierait les lois de construction
particulières à des systèmes de connaissance considérés comme finis à partir de l’état du
savoir admis, c’est-à-dire du réel du moment pris comme donnée objective, Piaget propose
une épistémologie génétique généralisée consciente de son inscription dans une histoire des
idées inachevée, étudiant « les directions ou « vections » inhérentes à la marche même des
sciences, considérée chacune en son ensemble » (PIAGET, 1950, p.47). Comme son nom
l’indique, cette entreprise généralise la méthode de l’épistémologie génétique à l’ensemble
du processus de développement de la connaissance scientifique qui dépasse, en amont et en
aval, les données fournies par l’histoire des idées au moment de l’étude. Contrairement à
l’épistémologie génétique restreinte qui ne considère que le présent et le passé du
développement de la connaissance, la version généralisée reste dans l’attente des suites du
processus accroissant perpétuellement son univers d’enquête. Par conséquent, les
conclusions générales de l’épistémologie génétique n’auront jamais la finitude à laquelle
peuvent aspirer les conclusions restreintes au passé et au présent. Concrètement, rechercher
les lois générales du développement inachevé de la connaissance implique deux précautions
étrangères à l’épistémologie génétique restreinte :
•
•
La première consiste « à ne pas limiter au préalable l’évolution possible en
présentant la direction propre à l’évolution intellectuelle comme due à la présence,
dès le départ, d’un facteur a priori qui la lui imprimerait. » (PIAGET, 1950, p.48.) La
détermination a priori peut être une hypothèse de recherche, mais celle-ci ne pourra
jamais être vérifiée.
D’où la seconde précaution : « La découverte éventuelle d’une loi d’évolution dans
le domaine de la pensée scientifique ne peut naturellement valoir que jusqu’au
niveau atteint par celle-ci actuellement. » (PIAGET, 1950, p.48.) L’extrapolation de
la structuration de la pensée à venir en regard de l’interpolation rétrospective des
formes antérieures n’est légitime qu’à titre d’hypothèse probable. Rien ne garantit
que l’évolution de la pensée s’effectue selon une tendance prédéterminée.
Bibliographies des textes cités d’Émile Durkheim et de
Marcel Mauss
Recueils de textes
DURKHEIM, Émile
1999 Éducation et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France.
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1975b Textes II. Religion, morale, anomie, Paris, Éditions de Minuit.
1975c Textes III. Fonctions sociales et institutions, Paris, Éditions de Minuit.
1969 Journal sociologique, Paris, Presses Universitaires de France.
MAUSS, Marcel
1999 Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France.
1997 Écrits politiques. Paris, Fayard.
1974 Œuvres II. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Éditions
de Minuit.
1969 Œuvre III. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Éditions de Minuit.
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Liste des textes cités
DURKHEIM, Émile
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janvier 1914 à une séance de l’Union de libres penseurs et de libres croyants pour
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BIBLIOGRAPHIE DES TEXTES CITÉS DE DURKHEIM ET DE MAUSS
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CMH « La conception matérialiste de l’histoire » [publié en 1897 dans la Revue
Philosophique, 44], dans : Émile DURKHEIM, 1987, 245-254.
CSM « Note sur la sociologie criminelle et la statistique morale » [publié en 1901 dans le
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« Cours de science sociale, leçon d’ouverture » [texte de sa leçon d’ouverture à
Bordeaux publié en 1888 dans la Revue internationale de l’enseignement, 15],
dans : Émile DURKHEIM, 1987, 77-110.
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« Communauté et société selon Tönnies » [publié en 1889 dans la Revue
Philosophique, 27], dans : Émile DURKHEIM, 1975a, 383-390.
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« Le dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales » [publié en 1914
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DG
« La science sociale selon De Greef » [publié en 1886 dans la Revue Philosophique,
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DNH « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine » [Conférence suivie d’un
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« Deux lettres sur l’influence allemande dans la sociologie française. Réponse à
Simon Déploige » [publié en 1907 dans la Revue néo-scolastique, 14], dans : Émile
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« La sociologie et l’enseignement du droit » [publié en 1907 dans la 32 série des
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« Suicide et natalité. Étude de statistique morale » [publié en 1888 dans la Revue
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Le socialisme [cours de 1895-96 publié par Marcel Mauss en 1928, édition 1992],
Paris, Presses Universitaires de France.
SOC
« Sociologie et sciences sociales » [publié en 1909 dans l’ouvrage collectif De la
méthode dans les sciences], dans : Émile DURKHEIM, 1987, 137-159.
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« La sociologie en France au XIXe siècle » [publié en 1900 dans le tome XIII de la
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« Quelques remarques sur les groupements professionnels » [seconde préface
ajoutée à partir de l’édition de 1902], dans Émile DURKHEIM, DTS, I-XXXVI.
SPR
« Préface de la seconde édition » [1901], dans : Émile DURKHEIM, RMS, XI-XXIV.
BIBLIOGRAPHIE DES TEXTES CITÉS DE DURKHEIM ET DE MAUSS
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« Socialisme et science sociale » [publié en 1897 dans la Revue Philosophique, 44],
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STO
« Sur le totémisme » [publié en 1902 dans le 5e volume de l’Année sociologique],
dans : Émile DURKHEIM, 1969, 315-352.
SU
Le suicide [publié en 1897, édition 1992], Paris, Presses Universitaires de France.
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Émile DURKHEIM, 1975b, 173-180.
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« Technologie » [introduction de la nouvelle section « Technologie » dans le 4e
volume de l’Année sociologique publié en 1901], dans : Émile DURKHEIM, 1975a,
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DURKHEIM, Émile et Paul FAUCONNET
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« Sociologie et sciences sociales » [développement de la première partie du plan de
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DURKHEIM, Émile et Marcel MAUSS
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« De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des
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NCI
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CCP
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CPE
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DPS
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DUC « La théorie de la diffusion unicentrique de la civilisation » [publié en 1925 dans le
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EAF
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ED
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« Extrait de la Leçon d’ouverture » [extrait de « L’enseignement de l’histoire des
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BIBLIOGRAPHIE DES TEXTES CITÉS DE DURKHEIM ET DE MAUSS
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PCI
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PER
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SGD « Fragment d’un plan de sociologie générale descriptive, classification et méthode
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TC
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MAUSS Marcel, Pierre JANET, Jean PIAGET et Henri BERR
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296
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