Harry Potter marketing Faire vieillir sa marque avec ses consommateurs comme l’apprenti sorcier grandit avec ses lecteurs : publiée en 2007 dans la liste des prestigieuses « Breakthrough Ideas » de la Harvard Business Review, la thèse défendue par Frédéric Dalsace fait figure de petite révolution dans l’univers de la stratégie marketing. C’est en lisant « Harry Potter » que Frédéric Dalsace a l’idée inédite d’appréhender la marque et ses consommateurs de manière dynamique. En effet, si le succès du célèbre sorcier imaginé par J. K. Rowling peut s’expliquer de multiples façons, il est convaincu que le fait qu’il vieillisse (contrairement à la plupart des héros traditionnels) permet une meilleure incarnation du personnage et donc une plus grande fidélité des lecteurs. Pourquoi dès lors, de la même manière, ne pas imaginer une marque qui vieillirait avec ses consommateurs ? Frédéric Dalsace nous explique sa théorie du Harry Potter marketing… QUELLE EST LA LIMITE DE LA GESTION TRADITIONNELLE DES MARQUES ? La plupart des entreprises raisonnent en termes de segments de consommateurs qui reposent sur des tranches d’âge. Ainsi, un produit cosmétique à destination des 45-55 ans sera progressivement abandonné par les individus sortant de la classe d’âge et adopté par ceux qui y entrent. Les marketeurs ciblent donc des catégories figées, ils s’intéressent aux caractéristiques d’une population et prennent donc en compte son âge, mais pas son vieillissement. Dès lors ils sont condamnés à « remonter le courant » chaque année. De deux choses l’une pour cette approche traditionnelle. Soit les personnes les plus âgées de la tranche d’âge – attention, ils peuvent n’avoir que 6 ans ! – quittent la marque de leur propre chef, soit ils restent fidèles. Le premier cas nécessite que de nouveaux clients soient constamment recrutés. Or, ce recrutement se fait généralement chez les plus jeunes de la cible grâce à des campagnes dédiées à cette population, campagnes qui ont également pour effet de pousser les plus âgés hors de la cible. De nombreuses marques dites « générationnelles» comme le Club Med ou Gap ont connu une telle évolution : plutôt que de laisser la marque évoluer avec les consommateurs fidèles, elles se sont attachées à maintenir un positionnement figé sur une tranche d’âge. De facto, l’objectif marketing est de recruter pour remplacer les consommateurs partis. La légitimité d’une telle approche est souvent remise en cause par le coût du recrutement de nouveaux consommateurs, très supérieur à celui de leur fidélisation. Dans le cas contraire, les consommateurs les plus âgés de la tranche d’âge restent attachés au produit. Ce qui apparaît au début comme une bonne nouvelle fait pourtant courir à terme un danger important à la marque. En effet, celle-ci risque de progressivement perdre son pouvoir d’attraction auprès des individus les plus jeunes. En d’autres termes, la marque risque de se « ringardiser ». Des actions vigoureuses sont alors prises pour repositionner la marque et cibler un public plus jeune. Une telle action a par exemple été entreprise avec talent par L’Oréal, qui s’inquiétait du vieillissement de Lancôme, « victime » du succès d’Isabella Rosselini comme égérie. Ici aussi, le coût est élevé et la réussite pas nécessairement au rendez-vous. VOUS PROPOSEZ DONC UNE GESTION PLUS DYNAMIQUE DE LA MARQUE ? Nous proposons que les entreprises créent des marques qui ne voient plus défiler les générations successives, mais qui suivent l’évolution d’une génération en particulier. Comme le célèbre apprenti sorcier Harry Potter grandit avec ses lecteurs, les marques pourraient évoluer avec leurs consommateurs. C’est ce que nous appelons le Harry Potter marketing. Un exemple : plutôt que de cibler les femmes de 35 à 45 ans, imaginons des produits BIOGRAPHIE HEC 1985, Frédéric Dalsace est également diplômé d’un MBA de Harvard et d’un PhD en management spécialité marketing de l’INSEAD. Il est Professeur Associé au Département Marketing du Groupe HEC et responsable de la spécialisation marketing du MBA. Il enseigne le développement de nouveaux produits, le marketing BtoB et le marketing stratégique. Ses centres d’intérêt portent sur les relations clients-fourniseurs, les politiques d’externalisation, le marketing stratégique et industriel et le développement de nouveaux produits. Le Professeur Dalsace a également exercé dans le monde de l’entreprise notamment chez McKinsey et chez Michelin. En 2006, Frédéric Dalsace a obtenu le prix Pierre Vernimmen BNP Paribas qui distingue le meilleur enseignant parmi le corps professoral d’HEC. ▼ Réalisé d’après un entretien avec Frédéric Dalsace (H.85) et sur la base de son article « Brand Magic: Harry Potter Marketing », co-signé avec Coralie Damay et David Dubois (Harvard Business Review, février 2007). février-mars 2008 • recherche@hec III hec cosmétiques dont la cible serait les femmes nées entre 1965 et 1975. Le fait que la cible ne change pas permet aux marketeurs de renforcer le lien entre consommateur et marque, notamment grâce à des campagnes de communication misant sur des atouts générationnels : musique, symboles, icônes, etc. La marque s’adapterait ainsi aux spécificités de sa cible et à l’évolution de ses besoins et de ses habitudes en modifiant la composition du produit, avec pour corollaire une plus grande fidélité des consommateurs ciblés. Le Club Med, qui pendant plusieurs années a subi les affres d’une stratégie marketing « classique », en décalage par rapport à l’évolution des attentes de ses clients d’origine, s’est récemment converti à une telle approche. Aujourd’hui, un de leur slogan est : « Le Club Med a changé, il vous ressemble ». Le groupe se réoriente vers ses premiers clients, mais en tenant compte de leurs aspirations actuelles: le voyage de plus haut standing pour des personnes qui ont vieilli… et dont le pouvoir d’achat a très sensiblement augmenté, et non plus le confort sommaire des premiers clubs. Un club haut de gamme « cinq tridents » vient ainsi d’être inauguré. LE HARRY POTTER MARKETING SIGNE-T-IL LA MORT PROGRAMMÉE DES MARQUES ? Et pourquoi pas ? Nous touchons en effet à un tabou du marketing…Trop de directeurs marketing rêvent de laisser leur empreinte en créant des marques « éternelles »… Pour quelques marques qui vivront « longtemps » – après tout, personne ne peut prédire si elles seront eternelles – combien auront une durée de vie très limitée alors que leur lancement aura z BREAKTHROUGH IDEAS HARVARD BUSINESS REVIEW Tous les ans, la Harvard Business Review publie une liste des vingt idées et tendances les plus innovantes et les plus prometteuses en matière de recherche en management. L’article du Professeur Dalsace a fait partie en 2007 de cette prestigieuse sélection, en attendant une publication prévue pour l’année 2008 dans une revue dont le choix n’a pas été encore défini. IV recherche@hec • février-mars 2008 coûté des sommes considérables ? Accepter de vieillir et finalement de disparaître, c’est aussi savoir se tourner vers l’avenir. Les marques qui cherchent à rester jeunes à tout prix n’y parviennent généralement pas et passent finalement à côté des nouvelles générations. Gap, qui fut pourtant un succès majeur des années 90, peine par exemple à passer le cap des années 2000 : elle a voulu rester jeune à tout prix plutôt que s’adapter aux préférences de ses consommateurs les plus fidèles. A contrario, le marketing potterien incite à faire de l’exploration : laisser la marque vieillir en réinvestissant une partie des profits générés dans une nouvelle marque à destination d’un segment plus jeune. La mort d’une marque ne doit donc pas nécessairement être vécue comme un échec, d’autant que les marques les plus fortes sont susceptibles de renaître et de séduire de nouvelles générations, à l’instar de la Fiat 500, de la New Beetle ou de la Mini! Ici aussi, la présence d’un phénix (Fumseck) dans le livre « Harry Potter » invite à réfléchir… COMMENT METTRE CONCRÈTEMENT EN PLACE UNE MARQUE POTTERIENNE ? Toutes les marques ne se prêtent pas au Harry Potter marketing. Pour être « potterisables », les marques doivent remplir en effet deux conditions : d’une part les produits associés doivent pouvoir susciter une implication forte du consommateur et d’autre part, l’évolution physiologique des besoins des consommateurs doit être importante. Par ailleurs, l’entreprise n’est pas obligée de lancer une marque en misant a priori sur une stratégie potterienne : la bonne stratégie vise avant tout à créer une marque forte qui suscitera l’adhésion d’une génération. Ensuite viendra la question de son éventuelle « potterisation ». Enfin, de nombreuses entreprises pratiquent le Harry Potter marketing sans en avoir conscience. Le « Guide du Routard » en est un bon exemple : depuis sa création, l’icône du célèbre guide a évolué (il s’est coupé les cheveux, a raccourci sa moustache, etc.) et le guide a ajouté des adresses de plus haut standing pour s’adapter à l’évolution des exigences des premiers utilisateurs. Autre preuve que le Harry Potter marketing n’est pas un simple concept théorique, une entreprise comme L’Oréal s’est montrée particulièrement séduite par la présentation que nous lui avons faite de nos travaux. ■ ▼ recherche