La littérature jeunesse est-elle une sous-culture ?
Je ne pensais pas devoir, un jour, soulever cette question.
Pourtant, force est de constater que face à tout ce qui m’entoure en tant que libraire
spécialisée jeunesse, j’ai dû y faire face. Que ce soit dans les commentaires de
connaissances ou de clients, ou dans des articles sur le sujet, j’ai découvert cet orgueil
d’adulte pour tout ce qui est connoté jeunesse. Ainsi, pour certains, un livre peut avoir
des défauts s’il a l’excuse d’être pour les enfants. Et encore, parfois, un livre jeunesse
n’est pas un "vrai livre"… Certes, il se publie un certain nombre de titres sans intérêt.
Mais pas plus que dans les autres secteurs d’art culturel
(littérature adulte, cinéma, musique, etc).
Ma petite sœur fait des études en France en section littéraire. Ses professeurs n’ont
jamais abordé la littérature jeunesse. Devrais-je m’en étonner ? Alors qu’on ne lui a
jamais, non plus, fait étudier de la S.F. ou de la fantasy… Pour faire une comparaison,
dans un monde où seule la musique classique est considérée comme de la vraie musique,
comment considérer les comptines comme de la culture ?
Ouvre un livre, il t’ouvrira…
La littérature jeunesse est une ouverture à d’autres styles d’art. Les albums et les
tout-cartons sont affranchis de tout format préétabli et leurs illustrations, du réalisme
détaillé au symbolisme déstructuré, permettent une première approche du plaisir visuel.
Le Roi des Dardanelles, par exemple, est sublimé par des images épurées dont les
lignes semblent continuées en dehors de la limite des pages, donnant une impression
troublante d’immensité. En plus d’offrir de magnifiques illustrations en noir et blanc, cet
ouvrage enchante par son récit tout en poésie où il est question de l’utilité d’un roi dans
un monde où les dragons n’existent plus. Ce texte ouvre autant sur le rêve que sur la
réflexion.
Si un livre jeunesse n’est pas une œuvre littéraire, que dire d’un livre jeunesse sans
texte ? C’est pourtant un style d’albums tout à fait fascinant qui donne accès, à ceux qui
ne savent pas encore lire, à une autonomie jubilatoire. De plus, ces albums permettent
au lecteur libre interprétation, voire plusieurs, de l’histoire. Donc si le but d’un livre est
de délivrer un récit, les albums sans texte peuvent parfois être considérés comme
plusieurs fois un livre. Ce style de livre fait également reporter l’attention sur les
illustrations. Et effectivement, on peut passer de longs instants à contempler les dessins
de Dessine ! Les plans judicieusement choisis, la justesse de la perspective, la beauté
des détails des illustrations de ce livre nous suspend dans le temps, admiratifs. De plus,
dessins dans le dessin, les protagonistes de ce livre sont des enfants qui vont devoir faire
face à leur propre créativité.
Le plaisir de l’image n’est pas le seul chemin vers d’autres cultures : le livre-CD,
comme son nom l’indique, nous fait découvrir les joies de la musique. Les berceuses du
monde entier, à la musique douce et envoûtante, possède beaucoup d’avantages,
notamment pour les tout-petits. En plus de s’endormir sur des berceuses aux tonalités
rassurantes, les jeunes enfants découvriront d’autres civilisations, d’autres intonations.
Et dans leurs petits cerveaux tout neufs, les sons feront leurs chemins, préparant la
capacité à comprendre et parler plusieurs langues.
Pour tout connaître
Le savoir n’est pas l’apanage des grands. Politique, ethnologie, philosophie,
biographie, environnement, astronomie, et j’en passe : le champ des documentaires est
aussi vaste en jeunesse qu’en adulte. Il ne faut donc pas hésiter à développer les
connaissances et l’esprit critique quel que soit l’âge.
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Les Goûters philo sont d’excellents ouvrages pour réfléchir sur des questions
existentielles et/ou de société qui peuvent être abordés seul ou à plusieurs. Dans cette
collection, on part de deux termes contraires pour réfléchir à leurs implications. Prendre
son temps et perdre son temps est un exemple de réflexion qui soulève beaucoup de
questions et de délibérations des plus intéressantes.
N’avez-vous jamais était surpris par le savoir d’un enfant passionné par tel ou tel
sujet ? Il a peut-être utilisé des mots qui vous ont dépassé comme scories ou lahar. Les
volcans de la collection "Qui sommes-nous ?" aborde ces termes de volcanologie. Illustré
avec de très belles photos, cet ouvrage émerveille et informe sur ce phénomène naturel
grâce à douze chapitres dévoilant, entre autres, des volcans sous-marins, sacrés ou
célèbres. La vulcanologie est une étude palpitante, comme tout sujet qui éveille la
curiosité. Et les sources de curiosités sont innombrables.
J’ai un grand plaisir à vous faire découvrir La foire aux sciences. Ce livre biogra-
phique présente de nombreux enfants et adolescents talentueux qui ont travaillé avec
acharnement sur des projets scientifiques. Des projets qui ont de quoi couper le souffle
aux adultes. Ce livre est donc à la fois la preuve qu’il ne faut pas sous-estimer la
curiosité et les capacités des plus jeunes, et l’exemple que les livres jeunesse abordent
des sujets d’intérêts transgénérationnels.
De la littérature intelligente
Un livre a tous les droits : celui de faire rêver, celui de faire réfléchir, et même celui
d’être léger. Mais il a une lourde responsabilité, un seul devoir : un livre ne doit jamais
blesser l’intelligence du lecteur. Et des livres pétillants, pertinents ou impertinents, ce
n’est pas les étagères jeunesse qui en manquent.
Devant ma maison est une preuve que, dès le tout jeune âge, on peut accéder à des
livres de très belle facture. Entre histoire et imagier, entre imagination et réalité, entre
poésie et humour, cet ouvrage enchante avec son système de boucles et de choses dans
les choses.
Généralement, on raconte l’histoire très morale d’un monstre dévoreur d’enfants
désobéissants. Cette vieille ruse d’éducation (pas très morale pour le coup) est prise a
contrario dans Le yark. En effet, le yark a le ventre sensible : il lui faut le plus fin des
chérubins, et ils sont durs à trouver à notre époque. Avec son écriture délicieuse, cette
œuvre dérange allégrement et en impose dès la première phrase : « Parmi tous les types
de Monstres qui grouillent sur la terre, l’Homme est l’espèce la plus répandue. » Véritable
perle noire, Le yark est sublimé par de magnifiques dessins en noir et blanc.
La série "Harry Potter", du fait de son succès, est souvent utilisée par des détracteurs
de la littérature jeunesse. Je dois bien avouer que cette saga a une certaine faiblesse,
dans son manichéisme, mais elle reste une œuvre d’une grande richesse. Ce
manichéisme est d’ailleurs nuancé par le personnage de Severus Rogue, qui s’avère
d’une perplexité certaine et, en conséquence, d’une profonde humanité. De plus, avec un
récit bien ficelé où, par exemple, un détail du premier tome se retrouve être un élément
important qui n’est révélé que dans le troisième tome, Harry Potter sait tenir son lecteur
en haleine. Enfin, si Harry Potter parle de magie ou de valeurs comme l’amitié ou le
courage, ces thèmes demeurent toutefois secondaires. La mort, le droit à la différence et
le refus de l’oppression sont les véritables propos de cette histoire. Mais le plus
important, c’est que ce récit sait faire rêver, tout simplement. Et comme tout succès, il a
eu la magie de transformer des personnes en lecteurs acharnés.
La littérature jeunesse n’hésite pas non plus à innover, à expérimenter. Pour cela je
vous renvoie à l’article Les p’tits clous qui dépassent de Joelle Hodiesne, qui a su parler
de ces "ovnis" qui se trouvent dans nos rayons. Avec ces titres, on comprend que ce qui
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est destiné aux enfants n’est pas forcément enfantin. D’ailleurs, l’auteur de Max et les
Maximonstres, Maurice Sendak, regrette qu’on refuse de reconnaître la complexité d’un
enfant. Il dira même : "Je n’écris pas pour les enfants. J’écris. Et quelqu’un a dit que
c’était pour les enfants."
Pourtant, certains vont jusqu’à critiquer les adultes qui lisent de la jeunesse. Moi j’y
vois le fait que la littérature touche et transcende tous les âges. Personnellement, je lis
beaucoup de jeunesse, et j’adore ça. Et cette question de savoir si la littérature jeunesse
est l’égale de la littérature adulte ne me perturbera plus, car j’ai ma propre réponse. Et,
après tout, qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.
par Aurélie Philippe
(Le délivré jeudi 29 mars 2012)
. Le roi des Dardanelles, Janusz Stanny, 2011, MeMo, "Classiques étrangers pour tous"
. Dessine, Bill Thomson, 2011, École des loisirs
. Les berceuses du monde entier, Vol.1, 2003, Gallimard-jeunesse, "Octavius"
. Prendre son temps et perdre son temps, Brigitte Labbé, Michel Puech, i2006, Milan jeunesse,
"Les goûters philo"
. Les volcans, Emmanuelle Figueras, 2008, Mango-Jeunesse, "Qui sommes-nous?"
. La foire aux sciences, Judy Dutton, 2011, École des loisirs, "Médium documents"
. Devant ma maison, Marianne Dubuc, 2010, la courte échelle
. Le yark, Bertrand Santini, ill. de Laurent Gapaillard, 2011, Grasset jeunesse
. Harry Potter à l’école des sorciers, J. K. Rowling, 2011, Gallimard-Jeunesse, "Folio junior"
COMMENTAIRES
. bouma (30 mars 2012) :
En tant que bibliothécaire jeunesse, je suis tout à fait d’accord avec tous les propos
tenus et si bien écrits dans cet article. D’ailleurs, je partage sur FB. Bonne continuation
à vous.
. Bob (31 mars 2012) :
La littérature lorsque qu’elle est apprécié par les enfants, ceux-ci deviendront des
lecteurs assidus à l’age adulte. Vous avez raison la littérature jeunesse n’est pas une
sous culture bien au contraire, je la trouve plus riche que la littérature adulte. Cazr ces
lecteurs sont quoi qu’on pense plus rigoureux dans leur choix, et les auteurs doivent
développer tout un arsenal d’idées nouvelles pour qu’ils puissent s’intéresser à leurs
livres. Bravo, pour vos écrits, ils sont toujours de grandes qualités.
. Pauline (2 avril 2012) :
Article très pertinent. Merci. Pour travailler au quotidien avec des enfants dans la
musique, je fais facilement le parallèle. Et je me pose souvent la question: est-ce le fond
ou la forme l’important ? L’essentiel n’est-il pas simplement que les enfants s’approprient
le langage (musical ou verbal), quelle que soit la forme utilisée ? En musique, on dit
souvent que les comptines sont la base du langage. Elles posent les jalons du langage
harmonique. Il me semble que la littérature enfantine joue un rôle similaire.
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. Annie Romary (3 avril 2012) :
En tant qu’ancienne "maîtresse d’école", particulièrement en CP et CE1, je suis
entièrement d’accord avec ces propos. J’ai constaté au fil des ans que les enfants sont
des lecteurs exigeants. Les auteurs et illustrateurs doivent savoir les retenir dans le livre.
Je confirme que la littérature jeunesse est aussi une source de bonheur pour les adultes.
C’est ce bonheur qui me permettait de faire partager facilement la découverte de
nombreux livres à mes élèves.
. argali (7 avril 2012) :
En tant qu’enseignante et passionnée de littérature, je ne peux que vous donner
raison. La littérature jeunesse est une littérature à part entière et au fil du temps, elle est
même de plus en plus diversifiée, de qualité et ouverte sur le monde. Plus parfois que
certains romans pour adultes. Merci pour cet article très intéressant.
http://www.librairiemonet.com
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