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SILVIA CAIANIELLO
chronologue « qui flâne à travers le temps comme un étranger », des points de
repère donnant à son errance une méthode aussi assurée que celle du géographe,
qui mesure les espaces. Mais une dissymétrie importante se fait jour lorsque l’on
prend conscience du fait que les intervalles qui marquent le temps pourraient ne
pas être aussi réguliers que ceux dont on use pour la mesure de l’espace. La
partition des temps doit se référer à des événements exceptionnels d’un temps
proprement humain, le temps public. Seuls « les événements les plus nobles »,
« circonstances exceptionnelles » ou cérémonies religieuses (l’Hégire, les Jeux
olympiques), peuvent jouer le rôle de gnorismata (gnorismata), les signes qui
marquent des coupures dans le temps historique pour en faire une donnée calcu-
lable. C’est ce que « les Grecs appellent epoca~, parce qu’en partant d’eux et en
terminant avec eux on établit une mesure temporelle
10
». Il s’agit donc de coupures
imposées de l’extérieur à un temps intrinsèquement homogène, bien qu’en prin-
cipe divisible
11
. Toutefois, la seule représentation discrète du temps, bien qu’elle
soit une condition nécessaire, n’est pas une condition suffisante pour définir la
notion moderne d’époque. Il faut y ajouter encore la reconnaissance d’une diffé-
rence qualitative intrinsèque aux segments particuliers ainsi établis.
C’est précisément à cette idée de la diversité qualitative des temps que le
jeune Martin Heidegger, dans son essai La notion du temps dans la science de l’histoire,
lie l’émergence d’une conscience historique au sens propre
12
. Une trentaine d’an-
nées plus tard, le romaniste Ernst Robert Curtius dénie à l’Antiquité une telle
conscience historique, faisant de la notion d’époque une ligne de partage : « l’Anti-
quité n’a pas de conscience historique dans notre sens du mot » – et celui-ci est
justement défini comme un « durch Epochenabschnitte bestimmten Sinne
13
»,
c’est-à-dire comme découpant le temps en époques. La remarque d’E. R. Curtius
nous indique surtout que la notion discrète du temps n’est pas originelle. Elle
semble jaillir du geste d’une « séparation du passé », comme l’appelle Friedrich
Schelling, qui le renferme dans une altérité substantielle par rapport au présent
14
.
Juste Scaliger à Ptolomée, Id.,Joseph Scaliger: A study in the history of classical scholarship,
t. II, Historical chronology, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 115 et 198.
10 - Joseph-Juste S
CALIGER
,De emendatione temporum, Genève, Lutetiae, [1583] 1629,
liv. V, p. 357-35.
11 - Comme l’observe Arno B
ORST
,Computus. Tempo e numero nella storia d’Europa,
Gênes, Il Melangolo, [1990] 1997, p. 14, les coupures sont, en dernière analyse, aussi
irrégulières dans la nature que dans l’histoire.
12 - Martin H
EIDEGGER
, « Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft », Zeitschrift für
Philosophie und philosophische Kritik, CLXI, 1916, p. 173-188, où il se réfère surtout à la
définition d’époque de Leopold von Ranke. Sur M. Heidegger et la notion d’époque,
voir Dominique J
ANICAUD
, « Critique du concept d’époque », in D. L
OSURDO
et
A. T
OSEL
(dir.), L’idée d’époque historique,op. cit., p. 39-52 et Francesco S. T
RINCIA
,«Il
concetto di epoca storica in Martin Heidegger », ibid., p. 375-392.
13 - Ernst Robert C
URTIUS
,Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne/
Munich, Francke, 1948, p. 255 ; voir aussi Alexander D
EMANDT
, « Epochenbegriffe »,
Der neue Pauly: Enzyklopädie der Antike, Stuttgart/Weimar, Metzler, 1999, vol. 13, p. 996.
14 - Friedrich W. J. S
CHELLING
,Die Weltalter: Fragmente. In den Urfassungen von 1811
und 1813, éd. par M. Schröter, Munich, Beck, 1946, p. 11, parle de « Abscheidung des
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