L`enjeu épistémologique de la notion d`époque entre

L’enjeu épistémologique
de la notion d’époque
entre organisme et système
au XIXesiècle*
Silvia Caianiello
L’histoire de la notion d’époque n’a pas encore fait l’objet d’une enquête systé-
matique, bien que des contributions récentes aient souligné son actualité
1
. Cette
notion résiste à la critique dont elle a été l’objet dans la théorie de l’histoire du
XX
e
siècle
2
, une résistance d’ailleurs évidente dans la pratique historiographique
qui a continué à segmenter le temps historique en périodes et à faire de ces partages
(tels que modernité/postmodernité) l’enjeu principal du conflit des interprétations.
La théorie de l’histoire depuis l’École des Annales (et parfois bien avant)
nous a entraînés à nous méfier d’une conception « réaliste » des époques, celles-
ci apparaissant plutôt comme des entités factices recouvrant une pluralité de temps
étagés et de niveaux d’expérience qu’il serait impossible d’homogénéiser dans une
unité historique. Pour autant, la question de l’outillage mental à l’œuvre lorsque
les historiens s’attachent à modéliser le continuum du temps selon des partages
* Ce texte reprend le contenu de deux conférences prononcées, à l’invitation d’Olivier
Remaud, en juin 2007 à l’
EHESS
.
1 - Domenico L
OSURDO
et André T
OSEL
(dir.), L’idée d’époque historique, Francfort, Peter
Lang, 2004.
2 - Voir André T
OSEL
, « Époques de la mise en époques ou l’époque entre nominalisme
et réalisme », in D. L
OSURDO
et A. T
OSEL
(dir.), L’idée d’époque historique,op. cit., p. 63-72.
Pour un exemple paradigmatique de cette critique, qui est une dé-ontologisation, voir
Dietrich G
ERHARD
, « Periodization in history », in P. P. W
IENER
(dir.), Dictionary of the
history of ideas, New York, C. Scribner, 1973, p. 456, où l’attitude épistémique contempo-
raine au sujet de la périodisation est synthétisée de façon tranchante : « Subdivisions of
historical time are a product of the human mind. »
Annales HSS, janvier-février 2009, n°1, p. 111-139.
111
SILVIA CAIANIELLO
significatifs ne peut être réduite à ce que les Anglais nomment des rules of thumb.
Plutôt que d’identifier l’ontologie des époques avec une attitude réaliste désormais
insoutenable, il s’avère plus profitable de s’interroger sur la fonction heuristique
de la « mise en époque » dans la stratégie d’un savoir qui, comme l’histoire, se
conçoit toujours comme « science d’un changement
3
», et ne semble pas pouvoir
se passer d’instruments pour le mesurer.
Une des approches possibles est d’interroger d’abord la notion d’époque dans
son historicité, afin d’en analyser les configurations ontologiques successives. Cette
approche partage avec la tradition de la Begriffsgeschichte (histoire des concepts)
allemande l’idée qu’il n’y a pas seulement une continuité formelle mais aussi un
héritage dans la persistance de certains « mots », autour desquels les communautés
scientifiques continuent à interagir – un héritage dont il faut enregistrer les varia-
tions sémantiques apportées par les générations successives
4
.
Néanmoins, le choix de la notion d’époque comme objet entraîne une délimi-
tation plus précise par rapport à l’ampleur des « concepts » dont traite habituelle-
ment la Begriffsgeschichte, qui aurait plutôt envisagé – quoique malheureusement
jamais achevé – une notion comme Zeitalter, incluant l’histoire d’autres mots plus
anciens, tel que aevum,periodum, etc. La notion d’époque, et ses variations du
début de l’âge moderne à la philosophie de l’histoire jusqu’à l’historisme allemand,
se révèle dans cette perspective le sujet possible d’une histoire-problème, relative
à l’émergence d’une notion qualitative de la discontinuité historique qui serait la
déclinaison de la forme proprement moderne de l’expérience du temps selon
Reinhart Koselleck, c’est-à-dire la temporalisation
5
. Je formulerai donc surtout des
hypothèses sur les façons de se représenter cette conception du temps, en analysant
principalement ses retombées épistémiques, c’est-à-dire le lien qui, dans cette his-
toire, semble subsister entre des figures du temps et des modèles de scientificité.
3 - Marc B
LOCH
,L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Gallimard, Paris, 1990, p. 151.
Sur la nécessité d’une théorie de la périodisation, voir aussi Reinhart K
OSELLECK
,The
practice of conceptual history: Timing history, spacing concepts, Stanford, Stanford University
Press, 2002, p. 4.
4 - Reinhart K
OSELLECK
, « A response to comments on the Geschichtliche Grundbegriffe »,
in H. L
EHMANN
et M. R
ICHTER
(dir.), The meaning of historical terms and concepts. New
studiesonBegriffsgeschichte,Washington,GermanHistoricalInstitute,1996(www.ghi-dc.
org/publications/ghipubs/op/op15.pdf) : « The history of concepts may be reconstructed
through studying the reception, or, more radically, the translation of concepts first used in
the past but then pressed into service by later generations. » Pour une reconstruction plus
générale, voir Melvin R
ICHTER
, « Begriffsgeschichte and the history of ideas », Journal of
the History of Ideas, 48-2, 1987, p. 247-263 ; Luca S
CUCCIMARRA
LaBegriffsgeschichte e
le sue radici intellettuali », Storica, IV-10, 1998, p. 7-99. Les Archiv für Begriffsgeschichte
ont commencé à paraître en 1955, sous la direction de Erich Rothacker.
5 - Reinhart K
OSELLECK
, « Critères historiques du concept de ‘révolution’ des temps
modernes », Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de
l’
EHESS
, [1979] 1990, p. 63-80. Selon R. Koselleck, dans la période qu’il appelle Sattelzeit
(de la moitié du
XVII
e
à la moitié du
XIX
e
siècle), il y aurait une modification importante
dans la perception du temps, qui acquerrait une qualité dynamique et une puissance
causale dans le déroulement des événements.
112
CONCEPTS
Suivant Hans Blumenberg, il faut toutefois souligner l’importance d’une « méta-
phorologie » pour l’élargissement de la perspective en histoire des concepts
6
. Des
métaphores telles que système et organisme semblent, du
XVIII
e
à la fin du
XIX
e
siècle,
exercer une force d’attraction remarquable dans la quête des modèles pour analyser
l’unicité des temps historiques, et constituer l’enjeu d’une interaction entre plu-
sieurs disciplines, notamment la philologie, l’histoire et les sciences de la vie.
L’analyse de leurs interactions à propos de la notion d’époque, toutefois,
m’éloigne sensiblement des conclusions de R. Koselleck, qui lie, avec une nuance
quelque peu hégélienne, la temporalisation de l’histoire à sa dénaturalisation ;
tandis que, comme l’a montré Arthur Lovejoy, l’âge moderne est précisément celui
de la temporalisation de la nature
7
. Une solidarité plus profonde entre ces savoirs
semble affleurer dans la notion d’époque, comme on le verra à propos du rôle joué
par Georges Buffon dans sa cristallisation, en tant que figure de l’altérité, aussi
bien dans l’histoire que dans la nature.
Époque et temps discret
C’est à Ptolémée au
II
e
siècle apr. J.-C., à la jonction entre astronomie et chrono-
logie, qu’il faut revenir pour saisir l’origine de la signification particulière du terme
époque en tant qu’unité discrète du temps, qui en fera l’outil préférentiel pour la
philosophie de l’histoire, au fur et à mesure que celle-ci poursuivra son émancipa-
tion par rapport à l’encadrement théologique et biblique du temps humain
8
.Le
terme grec epoch (dérivé du verbe epechein – retenir, suspendre) est encore employé
en 1583 dans le sens de point fixe à partir duquel il est possible de calculer les
changements de positions des astres, par Joseph-Juste Scaliger, le véritable créateur
de la science chronologique
9
. Chez Scaliger, le problème est de bâtir, pour le
6 - Hans B
LUMENBERG
,Paradigmen zu einer Metaphorologie, Francfort, Suhrkamp, [1960]
1998, p. 13 : « la transformation historique d’une métaphore fait apparaître la méta-
cinétique des horizons et des façons de voir, dans lesquels les concepts se modifient » ;
Frank Beck L
ASSEN
, « Can conceptual history be incorporated into metaphorology–or
is it the other way round? Reinhart Koselleck, Hans Blumenberg and recent reflections
on the history of metaphors », 10th Annual international conference on conceptual
history, Transnational concepts, transfers and the challenge of the peripheries, Istanbul, 2007 :
http://www.itb.itu.edu.tr/anchorage/papers/lassen.Koselleck_and_Blumenberg.pdf.
7 - Arthur O. L
OVEJOY
,The great chain of being: A study of the history of an idea, Cambridge,
Harvard University Press, 1934.
8 - Déjà la jonction entre astronomie et chronologie a été considérée comme une étape
importante dans ce parcours ; voir Tullio G
REGORY
, « I cieli, il tempo, la storia », in
Sentimento del tempo e periodizzazione della storia nel Medioevo, Spolète, Centro italiano di
studi sull’alto Medioevo, 2000, p. 32. Sur le lien substantiel entre la notion d’époque
et une vision immanente du temps historique, voir Bernard B
OURGEOIS
, « La notion
d’époque historique dans l’idéalisme allemand », in D. L
OSURDO
et A. T
OSEL
(dir.),
L’idée d’époque historique,op. cit., p. 131-144.
9 - Anthony G
RAFTON
, « Joseph Scaliger and historical chronology: The rise and fall of
a discipline », History and Theory, XIV-2, 1975, p. 156-185 ; sur le rapport de Joseph-
113
SILVIA CAIANIELLO
chronologue « qui flâne à travers le temps comme un étranger », des points de
repère donnant à son errance une méthode aussi assurée que celle du géographe,
qui mesure les espaces. Mais une dissymétrie importante se fait jour lorsque l’on
prend conscience du fait que les intervalles qui marquent le temps pourraient ne
pas être aussi réguliers que ceux dont on use pour la mesure de l’espace. La
partition des temps doit se référer à des événements exceptionnels d’un temps
proprement humain, le temps public. Seuls « les événements les plus nobles »,
« circonstances exceptionnelles » ou cérémonies religieuses (l’Hégire, les Jeux
olympiques), peuvent jouer le rôle de gnorismata (gnorismata), les signes qui
marquent des coupures dans le temps historique pour en faire une donnée calcu-
lable. C’est ce que « les Grecs appellent epoca~, parce qu’en partant d’eux et en
terminant avec eux on établit une mesure temporelle
10
». Il s’agit donc de coupures
imposées de l’extérieur à un temps intrinsèquement homogène, bien qu’en prin-
cipe divisible
11
. Toutefois, la seule représentation discrète du temps, bien qu’elle
soit une condition nécessaire, n’est pas une condition suffisante pour définir la
notion moderne d’époque. Il faut y ajouter encore la reconnaissance d’une diffé-
rence qualitative intrinsèque aux segments particuliers ainsi établis.
C’est précisément à cette idée de la diversité qualitative des temps que le
jeune Martin Heidegger, dans son essai La notion du temps dans la science de l’histoire,
lie l’émergence d’une conscience historique au sens propre
12
. Une trentaine d’an-
nées plus tard, le romaniste Ernst Robert Curtius dénie à l’Antiquité une telle
conscience historique, faisant de la notion d’époque une ligne de partage : « l’Anti-
quité n’a pas de conscience historique dans notre sens du mot » – et celui-ci est
justement défini comme un « durch Epochenabschnitte bestimmten Sinne
13
»,
c’est-à-dire comme découpant le temps en époques. La remarque d’E. R. Curtius
nous indique surtout que la notion discrète du temps n’est pas originelle. Elle
semble jaillir du geste d’une « séparation du passé », comme l’appelle Friedrich
Schelling, qui le renferme dans une altérité substantielle par rapport au présent
14
.
Juste Scaliger à Ptolomée, Id.,Joseph Scaliger: A study in the history of classical scholarship,
t. II, Historical chronology, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 115 et 198.
10 - Joseph-Juste S
CALIGER
,De emendatione temporum, Genève, Lutetiae, [1583] 1629,
liv. V, p. 357-35.
11 - Comme l’observe Arno B
ORST
,Computus. Tempo e numero nella storia d’Europa,
Gênes, Il Melangolo, [1990] 1997, p. 14, les coupures sont, en dernière analyse, aussi
irrégulières dans la nature que dans l’histoire.
12 - Martin H
EIDEGGER
, « Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft », Zeitschrift für
Philosophie und philosophische Kritik, CLXI, 1916, p. 173-188, où il se réfère surtout à la
définition d’époque de Leopold von Ranke. Sur M. Heidegger et la notion d’époque,
voir Dominique J
ANICAUD
, « Critique du concept d’époque », in D. L
OSURDO
et
A. T
OSEL
(dir.), L’idée d’époque historique,op. cit., p. 39-52 et Francesco S. T
RINCIA
Il
concetto di epoca storica in Martin Heidegger », ibid., p. 375-392.
13 - Ernst Robert C
URTIUS
,Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne/
Munich, Francke, 1948, p. 255 ; voir aussi Alexander D
EMANDT
, « Epochenbegriffe »,
Der neue Pauly: Enzyklopädie der Antike, Stuttgart/Weimar, Metzler, 1999, vol. 13, p. 996.
14 - Friedrich W. J. S
CHELLING
,Die Weltalter: Fragmente. In den Urfassungen von 1811
und 1813, éd. par M. Schröter, Munich, Beck, 1946, p. 11, parle de « Abscheidung des
114
CONCEPTS
Bien que la reconnaissance de cette altérité ait connu plusieurs moments décisifs
au cours de la Renaissance et du débat entre Anciens et Modernes
15
, l’assimilation
de la notion d’époque dans la philosophie de l’histoire chez Jacques-Bénigne Bossuet
ne s’accompagne pas encore d’une connotation qualitative des temps historiques.
C’est plutôt avec Giambattista Vico qu’a lieu le passage de l’idée d’un temps
purement mesurable de façon discrète à celle d’un temps qualitativement discret ;
passage qui est bientôt repris et même approfondi dans le domaine des sciences
de la vie, et notamment dans l’essai de Buffon, Les époques de la nature, où la caractéri-
sation intrinsèque des temps l’emporte enfin sur l’exactitude de leur mesure.
On attribue à Bossuet, avec le Discours sur l’histoire universelle, la première
application systématique du terme « époque » à l’histoire
16
: « [...] de même que
pour aider sa mémoire dans la connoissance des lieux, on retient certaines villes
principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance : ainsi
dans l’ordre des siècles il faut avoir certains temps marquez par quelque grand
événement auquel on rapporte tout le reste. [...] C’est ce qui s’appelle Époque,
d’un mot grec qui signifie s’arrester, parce qu’on s’arreste là pour considérer
comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou aprés, & éviter par ce
moyen les anachronismes...
17
On croit presque entendre un écho de la description de Scaliger, exceptée
l’évocation évidente, à côté de la signification de la mesure, de celle, philoso-
phique, de « jugement » ; mais ce qui est en jeu maintenant est justement l’auto-
référentialité du temps humain par rapport à l’hétéronomie du temps sacré.
La révision de la chronosophie chrétienne par Bossuet en révèle en même
temps la « crise »
18
. Les époques de Bossuet, marquées par des événements séculiers,
ne sont en effet pas seulement des subdivisions des âges du temps sacré, elles
inaugurent l’articulation autonome du temps profane par rapport à celui-ci. Mais ni
les époques ni les âges ne recèlent de qualités particulières qui les caractériseraient
presque de l’intérieur. Il n’en va pas de même chez Vico, quoique les deux auteurs
s’entendent pour situer la question de l’époque dans le cadre d’une perception
désormais immanente du temps humain
19
. Pour Vico, l’histoire sacrée n’a plus
aucune puissance explicative pour l’histoire humaine. Son souci est plutôt de
rapporter la diversité des histoires particulières au schéma de l’« histoire idéelle
éternelle », qui repose sur les principes universels de l’humanité et correspond au
dessein de la Providence. Le modèle du « cours normal » de cette histoire idéelle
éternelle, la véritable mesure qui s’impose aux rythmes différents des histoires
Vergangenen » (séparation du passé), sans laquelle on serait obligé à continuer à vivre
dans le passé.
15 - Silvia C
AIANIELLO
,Scienza e tempo alle origini dello storicismo tedesco, Naples, Liguori,
2005, chap. 1.
16 - Manfred R
IEDEL
, « Epoche, Epochenbewusstsein », in J. R
ITTER
et al. (dir.), Histo-
risches Wörterbuch der Philosophie, Bâle/Stuttgart, Schawbe, 1984, vol. II, p. 596 sq.
17 - Jacques B
OSSUET
,Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, [1691]
1966, p. 5-6.
18 - Krzysztof P
OMIAN
,L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 120 sq.
19-B.B
OURGEOIS
, « La notion d’époque historique... », art. cit.
115
1 / 29 100%

L`enjeu épistémologique de la notion d`époque entre

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !