Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille. Fatoumata HANE Conditions de vie et perception du vieillissement Mots-clés : Anthropologie, sénégalais, vieillissement, migration Introduction Traiter des modes de vie des sénégalais âgés de plus de 55 ans à Marseille oblige à aborder à la fois la problématique du vieillissement et de celle de la migration ou plus simplement de la question du vieillissement en situation de migration. Ces deux champs de réflexion ont commencé à émerger en sciences sociales depuis près d’une décennie. Pourtant, le vieillissement tout comme la migration constituent des objets pluridisciplinaires par excellence parce que mettant en jeu différentes logiques, sociales, économiques, etc. Ainsi, articuler une démarche qualitative, classique en anthropologie sociale à des mesures biologiques s’inscrivait dans une dynamique interdisciplinaire permettant d’analyser en profondeur et de documenter finement les effets du vieillissement sur les trajectoires ou les parcours migratoires des Sénégalais. L’objectif de ce propos est donc de montrer, à travers les modes de vie et la perception du vieillissement des Sénégalais à Marseille, l’intérêt de croiser différentes démarches dans l’analyse de thématiques transversales comme le vieillissement et la migration. Méthodes Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie sociale à savoir des entretiens semi directifs et des observations dans les milieux de vie [domiciles et foyers SONACOTRA]. Les entretiens ont été traités manuellement par analyse de contenu tandis que les questionnaires ont été analysés par régression linéaire. A ces outils, s’ajoutait un questionnaire plutôt quantitatif avec des mesures anthropométriques administré par un médecin. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Chez les populations sénégalaises âgées vivant à Marseille, la migration apparaît comme un processus évolutif que le vieillissement vient fortement influencer. Les personnes rencontrées passent d’une migration de travail à une migration sociale [ici entendue en termes de bénéfices et d’avantages sociaux résultant de leur condition de personne âgée] et sanitaire. La migration initialement pensée comme temporaire, finit par être définitive mais ponctuée souvent par des allers-retours entre la France et le Sénégal. L’importance des politiques de prise en charge sociale et sanitaire, notamment avec les logements sociaux et la gratuité des soins, justifie le choix de rester en France où tout au moins la nécessité de faire des allers-retours entre leur pays d’origine et Marseille. A cela s’ajoute une prise en charge économique prenant la forme de diverses aides ou de pensions de retraites. En effet ces mécanismes sociaux, de même que les systèmes de soins, sont jugés plus performants en France qu’au Sénégal où les institutions d’assistance publique n’existent pas. Tout le monde ne peut pas prétendre à la pension de retraite ; la gratuité des soins aux personnes âgées de plus de 60 ans n’est décidée que depuis près d’un an et peine à être appliquée pour des raisons économiques. Cependant, il est nécessaire de préciser que la disponibilité de l’offre de soins n’est pas gage de bonne santé chez les migrants âgés sénégalais. Les données quantitatives confirment d’ailleurs cette situation. Près de 60% des personnes enquêtées souffraient d’hypertension artérielle méconnue ou mal suivie (ChapuisLucciani et al. 2008). Ces personnes n’hésitaient pas à demander au médecin enquêteur des prescriptions médicamenteuses ou des médicaments. Le choix des recours thérapeutiques est souvent guidé par l’accessibilité supposée ou réelle (langue, connaissance des pathologies tropicales….) du médecin (le généraliste, le médecin de quartier) mais aussi sur recommandation d’un membre du groupe d’appartenance sociale. Le recours aux spécialistes reste très limité, comme le montrait d’ailleurs C. Attias Donfut (2006). 88 Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille. Ceci nous conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle les Sénégalais âgés vivant à Marseille sont dans une forme de déconnexion institutionnelle qui se traduit par un accès limité aux structures de santé. Il semble en effet que, parmi les Sénégalais qui font le choix de rester en France, certains d’entre eux vivent dans des conditions acceptables (dans une maison et sont régulièrement visités par leur famille), tandis que d’autres se retrouvent en situation d’exclusion sociale ou d’isolement. Ainsi, aux problèmes liés aux mauvaises conditions de logement (hôtels meublés, foyers) et au faible niveau de revenus, se superposent d’autres contraintes exacerbées par le vieillissement à savoir une mauvaise santé et un isolement dû au détachement du monde du travail. Ainsi que l’écrivait E. Temine, commentant l’oeuvre d’A. Sayad parlant de la mystification de la condition d’émigré : « On y échappe [à la mystification] tout naturellement lorsque l’on s’établit durablement, lorsque se rompent, les uns après les autres, les liens qui rattachent à la condition d’origine, lorsque les liens familiaux se distendent, tout cela est bien connu… on y échappe aussi plus simplement quand on perd cette condition de travailleur » (Temine 1999 :272). En effet, au fil du temps, surtout au moment de la retraite, les réseaux de solidarité et de sociabilité s’effritent parce que basés sur la condition de travailleur et un certain pouvoir économique. Pour faire face à l’exclusion et à l’isolement, la plupart des Sénégalais s’investissent dans les associations culturelles et religieuses où des formes de sociabilités primaires (prise de repas en groupe, organisation de groupes de prières, etc.) sont encore maintenues. Cependant, bien que certains soient dans des conditions de vie difficiles en foyer, la plupart des Sénégalais refusent l’idée de vivre en maison de retraite. En effet, ces dernières sont perçues comme déshumanisantes et très éloignées de la réalité culturelle sénégalaise car renforçant l’image négative et l’inutilité du vieux à écarter de la vie sociale. Cette image négative de la personne âgée est très éloignée de la perception d’un vieux valorisé, vivant en famille et bénéficiant d’un statut social privilégié du fait de son âge. Ce statut social privilégié est renforcé dans le pays d’origine par le pouvoir économique réel ou supposé du migrant. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 En définitive, les modes de vie des Sénégalais âgés à Marseille sont marqués par une forme de migration alternative du fait des allers retours réguliers entre leur pays d’origine et leur société d’accueil. Ils se situent ainsi dans un double registre de références identitaires et culturelles : ils sont doublement valorisés au Sénégal par la migration, signe de réussite sociale et par leur pouvoir économique mais déclassés et souvent isolés en France. Références bibliographiques ATTIAS-DONFUT (C.) 2006, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France. Armand Colin, Paris, 357 p. CHAPUIS-LUCCIANI (N.), CRENN (C.), SIGNATÉ (A.), HANE (F.), MACIA (E.), COUMÉ (M.), SALIBA-SERRE (B.), BOETSCH (G.), GUEYE (L.) 2008, État de santé et mode de vie des Sénégalais âgés Comparaison selon leur lieu de vie, rural et urbain au Sénégal, et urbain en France. Actes du Congrès national des Observatoires régionaux de la Santé 2008. « Les inégalités de santé. Nouveaux savoirs, nouveaux enjeux politiques ». www.congresors-inegalitesdesante.fr TEMINE (E.) 1999, Comprendre l’immigration. Quelques notes en mémoire d’Abdelmaleek Sayad, un sociologue hors du commun. Revue du Monde Musulman et de la méditerranée, N°85-87 : 265273. L’auteur Fatoumata HANE Enseignante Chercheure - UMR 912 SE4S «Sciences économiques et sociales, Sociétés et Santé» (Marseille, Dakar) IRD/ ANRS - UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) Assistante à l’Université de Ziguinchor (Sénégal) courriel : [email protected] 89