Du bon usage des expressions idiomatiques dans l`argumentation

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Du bon usage des expressions idiomatiques dans l'argumentation de
deux modèles anglo-saxons : la Grammaire de Construction et la
Grammaire des Patterns
Dominique Legallois
Université de Caen
Crisco, FRE 2805
Article publié dans Les Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 2005, 31, 2-4, p.109-
127
Introduction
Dans un article de 1983, Nicolas Ruwet examinait le bon usage des expressions
idiomatiques dans l'argumentation en syntaxe générative. Notre travail s’inspire quelque peu
de la démarche de ce linguiste, mais s’applique à deux modèles différents de la théorie
chomskyenne : la Grammaire de Construction (désormais GC) principalement représentée par
les linguistes américains Ch. Fillmore et A. Goldberg, et la Grammaire des Patterns
(désormais GP) exposée par les linguistes anglaises G. Francis et S. Hunston. Il nous a paru
intéressant de discuter ici du contenu de ces théories pour trois raisons : premièrement, parce
que ces modèles ont très peu imprégné le milieu de la linguistique française
1
, malgré des
propositions fertiles ; deuxièmement, parce que ces deux grammaires ne font jamais référence
l’une à l’autre, alors même qu’elles développent des principes fort semblables ; troisièmement,
enfin et surtout - parce que toutes deux placent la phraséologie au cœur du dispositif
linguistique, à tel point que nous pourrions parler d’un tournant phraséologique de la
grammaire.
Il s’agira d’examiner comment, dans ces deux théories, deux éléments
traditionnellement présents dans la caractérisation de la phraséologie sont considérés
également comme constitutifs de la formation grammaticale des énoncés
2
. Ainsi, le holisme
qui caractérise les formes phraséologiques est au fondement même des notions de
construction et de pattern (partie II) ; la productivité attribuée à certains patrons
phraséologiques ne se dissocie pas du rendement de configurations syntaxiques en apparence
libres ou compositionnelles, qui exercent assurément une coercition sur l’interprétation des
lexèmes (partie III).
Nous insisterons également sur les différences d’intégration des deux propriétés
phraséologiques (donc, holisme et productivité) dans les conceptions grammaticales de GC et
GP : en effet, il ne s’agit pas pour nous de tirer une équation entre GC et GP, mais au
contraire, de montrer l’originalité propre à chacune des deux approches. Nous commencerons
par une brève présentation des deux grammaires (partie I), en proposant lorsque cela est
possible des exemples en français qui correspondent, sinon à la lettre aux exemples
canoniques habituellement donnés par GC et GP, en tous cas à « l’esprit » développé par les
deux théories.
1
Il faut noter que le travail de D. Willems (W
ILLEMS
, 1981) anticipait déjà la notion de construction.
2
Un long développement est apporté dans
L
EGALLOIS
, 2006.
2
I Présentation
I.1 La grammaire de Construction
Les grammaires de construction s’inscrivent dans le paradigme général de la
Grammaire Cognitive (par ex. L
ANGACKER
, 1987, L
AKOFF
, 1987, C
ROFT
& C
RUSE
, 2004).
Dans cette conception, les unités linguistiques sont essentiellement symboliques ; autrement
dit, les niveaux syntaxiques et sémantiques sont confondus : forme et signification sont
fortement imbriquées. Cette imbrication a surtout été développée par les travaux de F
ILLMORE
& et ali., 1988, puis par ceux de G
OLDBERG
, 1995, qui relèvent que certaines structures sont
dédiées à des types d’emplois particuliers : elles sont donc par elles-mêmes significatives. Un
exemple de K
AY
& F
ILLMORE
, 1999, peut facilement être adopté pour le français :
La structure
WHAT’s X doing Y ?
que l’on a dans
1) What is this scratch doing on the table?
Ou, pour l’équivalent français :
2) Que vient faire cette mouche dans mon assiette ?
3
hérite, certes, de constructions plus minimales, mais peut cependant être intégralement
associée à un certain effet de sens : un jugement exprimant l’incongruité de la présence d’un
élément dans un autre, et ce, quelles que soient les unités lexicales qui « remplissent » la
structure. Tous les énoncés de Frantext catégorisé répondant au patron syntaxique de la
configuration (65 énoncés), possèdent cet effet de sens ; par exemple :
3) Que viennent faire ici tous ces gens dont un peut-être sur dix croit à peine en Dieu ? (L.Bloy, Journal T.2,
1907 – Frantext)
4) Que vient faire la politique, l’affreuse politique, au milieu de nos vaccins et de nos sérums ? Que vient faire la
politique dans nos débats qui sont purement scientifiques et humains ? (G. Duhamel, Le combat contre les
ombres, 1939 – Frantext)
5) Que vient faire l'hypocrisie avec tout son dépit amer pour nuire au cœur vraiment choisi, à l'âme exquisément
sincère qui se donne et puis se reprend. (P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes, 1896 – Frantext).
On soulignera que ici est 21 fois circonstant dans cette structure ; cette fréquence nous
autorise à parler de collocation forte, et de concevoir la construction que venir faire X ici ? /
que venir faire ici X ? comme une unité phraséologique spécifique, dépendante d’une
construction plus générale que venir faire X [circonstant] ?
On conviendra que le jugement d’incongruité est bien porté par la construction elle-
même, et non par les unités lexicales variables : la structure syntaxique, avec les lexèmes
invariables venir faire se voit dotée d’une interprétation. Ce phénomène permet donc de
définir la notion de construction au sens de GC : une configuration syntaxique possédant une
ou des interprétations conventionnelles. Dans le cas examiné ci-dessus, la construction
comprend des invariants lexicaux ; cependant, des constructions plus abstraites, c’est à dire
dégagées de toute contrainte lexicale, peuvent être identifiées. L’étude d’A. Goldberg portant
sur les constructions ditransitives de l’anglais est un exemple bien connu maintenant.
Le point de départ de Goldberg est une critique de la position lexicaliste en syntaxe.
Cette position (défendue en autres par
PINKER
, 1990, L
EVIN
, 1993) stipule que la
représentation sémantique du verbe est projetée sur la configuration propositionnelle à partir
de règles générales ; autrement dit, le verbe impose sa structure actancielle interne à la
proposition. De ce fait, puisque qu’un verbe est susceptible de posséder des significations
3
En français, le verbe venir n’est pas obligatoire, mais est souvent employé.
3
différentes, il faut postuler des projections différentes. Ce postulat apparaît cependant ad hoc
et oblige inutilement à concevoir une prolifération de la polysémie. Ainsi pour
6) He sneezed the napkin off the table (il fit tomber la serviette en éternuant)
la position lexicaliste propose de considérer un sens particulier du verbe sneeze (en principe
intransitif) à trois arguments « X CAUSES Y to MOVE Z by sneezing ». Pour Goldberg, il
s’agit plutôt non pas de considérer la présence d’un nouveau sens « causatif », mais d’associer
certains aspects de la signification directement à la configuration syntaxique : « X CAUSES
Y to MOVE Z » relève de la signification même de la construction et non du verbe.
Des analyses semblables ont été menées récemment pour le français ; par exemple, par
W
ILLEMS
, 2005, §2.2 : le verbe glisser dont les emplois les plus fréquents dénotent un procès
de mouvement physique, peut s’intégrer à un type de construction dédié à l’expression d’une
communication :
7) Paul glisse à Marie qu’il est temps de partir
Cette conversion se fait à partir du cadre X Verbe à Y de +inf. /que + compl plus
prototypiquement rempli par le verbe de communication dire ; ainsi, le cadre prédicatif porte-
t-il la signification communicationnelle
4
.
J. François et M. Sénéchal (F
RANÇOIS
& S
ENECHAL
, 2006) ont mené une analyse
systématique sur certains cadres prédicatifs. Nous donnons ici seulement, à titre d’illustration,
les résultats se rapportant à une seule configuration :
le cadre prédicatif X Verbe Y à inf est un des cadres typiquement exploités par certains verbes
de production de parole – verbes à emploi performatif ; par ex. :
8) Pierre invite Marie à passer son examen.
Il s’agit d’un cadre prédicatif primaire pour ces verbes ; ce même cadre peut cependant être
exploité par d’autres verbes (comme conduire, préparer dont la référence directe à une
activité locutoire est exclue). Par ex :
9) Pierre prépare Marie à passer son examen
Le cadre prédicatif (qu’il soit primaire ou non) peut alors être qualifié de construction
interprétable par :
X interagit avec Y à propos d’une action A à accomplir
5
En effet, une étude sur corpus (Le Monde et Frantext) menée par les auteurs, montre que,
outre le verbe obliger, de loin le plus fréquent, 28 verbes peuvent participer à cette structure
6
.
Deux modalités sont alors rencontrées : soit il y a interaction entre X et Y pour
l’accomplissent de A (A dénotant une visée) ; soit, de façon moins fréquente, X (en tant
qu’événement/action) exerce sur Y un effet favorisant A ; par ex. :
10) La situation porte les autorités à réagir
Le tableau 1 résume les résultats selon les modalités :
4
Il existe évidemment d’autres constructions « communicationnelles ».
5
Deux autres cadres possèdent la même interprétation : X Verbe Y de Inf / X Verbe à Y de Inf. (Cf. F
RANÇOIS
&
S
ENECHAL
, 2006)
6
J. François et M. Sénéchal utilisent le terme de greffe pour caractériser l’intégration d’un cadre prédicatif dans
un autre.
4
Interactions
entre X et Y
pour accomp.
de A
X
<événement/action>
exerçant sur Y
un effet
favorisant A
obliger 20,4%
aider 11,1%
inviter 10,2%
amener 6,9%
contraindre 6,0%
pousser 5,5%
conduire 5,5%
inciter 4,6%
forcer 4,2%
autoriser 3,7%
encourager 2,8%
porter 2,3%
engager 2,3%
décider 2,3%
convier 1,9%
appeler 1,9%
solliciter 0,9%
préparer 0,9%
incliner 0,9%
exciter 0,9%
dresser 0,9%
condamner 0,9%
mener 0,5%
induire 0,5%
habituer 0,5%
exposer 0,5%
déterminer 0,5%
convoquer 0,5%
94,9% 5,1%
Tableau 1 – répartition des verbes par type de modalité Selon
F
RANÇOIS
& S
ENECHAL
, 2006
La notion de construction se révèle, à notre sens, tout à fait pertinente pour expliquer
les cas de polysémie verbale (l’interprétation du verbe est différente selon les constructions
auxquelles il adhère) et le phénomène de polytaxie
7
(le fait qu’un verbe possède plusieurs
constructions). Ainsi, il est difficile dans ce cadre théorique de parler d’arguments du verbe :
les arguments appartiennent à la construction et ne sont pas régis directement par le verbe.
I.2 La Grammaire des Patterns
La théorie des Patterns Grammaticaux s’inscrit dans l’école contextualiste britannique initiée
en partie par J. R. Firth dans les années cinquante, et développée principalement par M.
Halliday et J. Sinclair Cette tradition articule lexicographie, grammaire et analyse du discours,
en s’obligeant à prendre en considération seulement les données issues de corpus.
Dans un ouvrage récent, Hunston & Francis (H
UNSTON ET
F
RANCIS
, 2000) introduisent
la notion de pattern grammar (ou plus simplement de pattern), à la suite, d’ailleurs, d’un
travail pionnier du didacticien Hornby (H
ORNBY
, 1954). Le travail de Hunston et Francis
prend sens dans une perspective lexicographique, dans la continuité des analyses
phraséologiques de Sinclair. Il consiste à identifier et à étudier les patrons (patterns)
distributionnels qu’intègrent certaines classes de mots sémantiquement homogénéisés par le
pattern. La nature et l’extension des patterns sont indépendantes de la notion de syntagme.
L’identification des patterns grammaticaux se fait en deux étapes : il s’agit d’abord
d’identifier l’association récurrente entre un mot cible et d’autres mots (phénomène de
7
Le terme est de F
RANÇOIS
& S
ENECHAL
, 2006
5
collocation) dans des structures grammaticales (phénomène de colligation
8
) contribuant à
l’interprétation de ce mot. La deuxième étape consiste à recenser les patterns grammaticaux
récurrents : puisque un mot peut avoir plusieurs patterns, un pattern grammatical peut être
considéré comme associé à différents mots. Quelques exemples (parmi les dizaines données
dans l’ouvrage) :
Le pattern v-link ADJ about n
9
(H
UNSTON ET
F
RANCIS
, 2000, 87)
11) Everything is excellent about this golf course
comprend les adjectifs (ou autres types de mots) : adult, beastly, brave, brilliant, cool,
excellent, fine, foolish, funny, good, gracious, great, heavy, lovely, marvellous, mature, nice,
odd, ok / okay, reasonable, sweet.
Apparemment ces mots ne partagent pas de propriétés sémantiques communes ; néanmoins,
employés dans ce pattern, ils indiquent tous que quelqu’un réagit d’une certaine façon à une
situation ou à un objet. Ce ne sont pas les mots de la liste qui possèdent ce sens en propre,
mais la structure entière dans laquelle ils sont employés. Donc, au pattern v -link ADJ about
n est associé un sens pragmatique (relativement général) défini.
Un autre pattern formellement très proche est analysé par les auteurs : dans une structure
employée pour l’évaluation (there v-link something ADJ about n), un adjectif relationnel
(en principe non évaluatif) peut être inséré :
12) There is something almost American about the minister’s informality.
encore, l’interprétation évaluative résulte du pattern lui-même.
Nous donnons un exemple en français d’un pattern possédant des particularités sémantiques
et pragmatiques. Nous nommons constructions spécificationnelles (cf. L
EGALLOIS
, à par.a et
L
EGALLOIS
&
GREA
, à par.). Les configurations notées
N être que + complétive / de + infinitif.
Par ex. :
13) La meilleure solution est de ne pas lui répondre
La caractéristique sémantique peut s’analyser ainsi : la complétive ou l’infinitive, véhicule le
contenu sémantique et conceptuel du nom. Le nom est intrinsèquement sous spécifié, et
l’attribut lui apporte une détermination contextuelle. Dans ce type de phrase, l’attribut (par ex.
de ne pas lui répondre) est en fait le sujet « réel », et le sujet (la meilleure solution) est
l’attribut « réel » (de ne pas lui répondre est la meilleure solution). La caractéristique
pragmatique se définit principalement par la fonction de focalisation : le GN cataphorique
permet d’attirer l’attention du lecteur sur la proposition complétive ou infinitive qui porte
l’information spécificationnelle
10
.
I.2 Remarques sur les notions de Construction et de Pattern
Il se trouve que Goldberg et Hunston & Francis ont travaillé les mêmes structures
(ditransitives), ce qui nous permet de proposer un tableau synthétique comparatif :
8
Voir la définition que nous donnons de ce terme en II.3
9
Dans la notation adoptée par les auteurs, V-link symbolise un verbe d’état, n symbolise un groupe nominal, v un
groupe verbal, etc.
10
Il existe en français approximativement 300 noms pouvant intégrer cette structure (cf. L
EGALLOIS
, à par.a.).
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