Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière Hubert DE VAUPLANE, Avocat associé Kramer Levin LLP La crise financière a été analysée dans tous ses détails. Ses causes, son déclenchement et le fil des évènements sont maintenant connus. Le rôle des principaux protagonistes aussi : les banquiers bien sûr, mais aussi les agences de notation, les superviseurs bancaires, les politiques. Il est pourtant un acteur dont le rôle reste encore peu connu : le juge. Certes, par définition, c’est un acteur a posteriori de la crise, qui n’est pas lié au déclenchement de celle-ci, contrairement aux précédents acteurs évoqués. Mais une fois la crise née, il devient un des protagonistes de cette crise. Parfois de façon évidente et incontournable, comme lors des faillites d’établissements bancaires, parfois de façon plus classique pour trancher un différent entre deux parties à un contrat ou rechercher les responsabilités des uns et des autres dans les conséquences de cette crise ; parfois de manière plus inattendue, comme lorsqu’il s’agit de déterminer la constitutionnalité du traité européen créant le MSE, voire même lors de la mise en cause de responsables politiques dans la gestion de la crise. Les quelques lignes qui suivent se proposent de jeter un regard sur ce rôle. Où l’on constatera que le rôle du juge oscille entre ombre et lumière. I. Le juge et la faillite des banques La première apparition médiatique du juge dans la crise financière intervient lors de la mise sous protection de la loi sur la faillite de Lehmann Brothers le 15 septembre 2008. Ce coup de tonnerre judiciaire fait suite cependant à de nombreux cas où, déjà, des défaillances bancaires étaient intervenues et certaines avaient été évitées. Comme dans toute procédure du même genre, c’est le juge qui décide de placer une entreprise sous un des régimes du droit de la faillite. C’est lui qui conduira ensuite les principales étapes de la procédure. Aux États-Unis, le juge était intervenu avant Lehmann pour ouvrir des procédures de faillites au cours de l’année 2007 : New Century, en avril 2007 mais surtout Indymac, filiale de Contrywide Financial en juillet 2008. Le juge a ouvert d’autres procédures de faillites retentissantes dont celle de Washington Mutual quelques jours après Lehman. Mais à y regarder de près, l’intervention du juge dans les difficultés rencontrées par les banques pendant la crise financière reste l’exception. Les pouvoirs publics aux États-Unis et en Europe, conscients de l’effet désastreux de la faillite de Lehmann sur les marchés ou pour la stabilité du système financier international, ont tout fait pour éviter l’ouverture de nouvelles faillites. Dans ces opérations de « sauvetage » dirigées par les pouvoirs publics, le juge disparaît complètement. Il est écarté du processus alors même que salariés, créanciers et déposants des établissements en difficultés devraient être protégés par sa présence. L’urgence commande souvent la décision prise par les pouvoirs publics en ce domaine. Ceuxci optent pour différentes solutions, de la plus brutale qui consiste à la prise de participation majoritaire et donc la nationalisation des établissements bancaires en difficulté, aux solutions plus dégradées comme l’apport de garanties publiques ou le rachat par un tiers avec le soutien ou le financement publics. Toutes ces solutions visent à éviter la mise sous « faillite » des établissements en difficulté. Le maître mot est « too risky too fail » : plus question de prendre le moindre risque de déclenchement d’une crise systémique, à l’échelon mondial comme à l’échelon régional ou local. Plus question non plus de voir des « bank run » (ou ruées aux guichets »), sapant la confiance des épargnants. Pour éviter ces R.A.E. – L.E.A. 2012/4 773 Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière spirales infernales, une seule solution : l’intervention rapide des gouvernements avec la mise en place d’aides massives. Le temps de la justice n’est pas le temps des marchés financiers, lesquels demandent des réponses claires et surtout immédiates face aux situations rencontrées par certains établissements au bord du dépôt de bilan. C’est ainsi qu’avant même Lehmann, des établissements ont fait l’objet de procédures de « sauvetage » hors procédures judiciaires : on pense bien sûr à IKB en Allemagne en juillet 2007, ou Northern Rock en Grande-Bretagne (nationalisé en février 2008), ou encore Bear Sterns aux ÉtatsUnis racheté à la demande du Trésor américain par JP Morgan en mars 2008. Mais c’est surtout après la faillite de Lehmann et ses effets désastreux que les dirigeants de l’époque ont alors considéré qu’il fallait éviter à tout prix une nouvelle faillite : on se souvient de Fannie Mae et Freddie Mac qui, tout comme AIG, sont de fait nationalisés en septembre 2008. Idem pour Fortis suite aux interventions des gouvernements belges, néerlandais et luxembourgeois en octobre 2008, ou Brandford & Bingley, HBOS, Llyods et RBS en GrandeBretagne toujours en octobre 2008, Hypo Real Estate en Allemagne à la même date, ou bien les trois principales banques islandaises toujours en octobre 2008, et les trois plus grandes banques irlandaises en octobre 2008. La liste des établissements « sauvés » in extremis est longue et se poursuivra au cours des mois suivants sans qu’il soit utile de faire l’énumération (on pense à Dexia…). Dans toutes ces situations, le juge est absent. Il est même délibérément écarté. L’absence du juge du processus de sauvetage (ou « bail-in ») est même un des principes clé du projet de directive européenne sur le Redressement et la Résolution des banques, lequel s’inspire pour l’essentiel des principes mis en place par le FMI1. C’est ce même projet de directive qui a donné lieu à l’adoption en France de la loi sur la séparation et la régulation des activités bancaires, la1 IMF & World Bank : “In the context of bank insolvency, the scope for judicial review should be clearly circumscribed so as not to undermine the effectiveness and credibility of the banking authorities’ actions in their efforts to protect the stability of the financial system. The review process should not be so intrusive and unpredictable as to discourage the banking authorities from taking prompt and decisive action” (“An overview of the legal, institutional, and regulatory framework for bank insolvency”, 17 avril 2009). 774 R.A.E. – L.E.A. 2012/4 quelle minimise l’intervention du juge tout au long du processus de redressement. Dans tous ces textes, le rôle du juge se limite à la portion congrue et les recours possibles, lorsqu’ils existent, sont par définition toujours a posteriori. Certes, juridiquement parlant, les outils de redressement (« bail-in tools ») sont mis en place avant le déclenchement de la faillite, laquelle ouvre de nouveau la voie au juge. Mais l’étendue des pouvoirs entre les mains du superviseur bancaire ou de l’administrateur qu’il a nommé mettent à mal les droits des créanciers, voire même des actionnaires, sans que le juge ne puisse opérer un contrôle de ces décisions2. La crise bancaire aura ainsi conduit à ce que le juge soit écarté le plus souvent des restructurations bancaires. II. Le juge et le contrat Si le juge est absent – ou presque – des restructurations bancaires initiées par les pouvoirs publics, qu’en est-il dans son rôle traditionnel, lorsqu’il s’agit de régler un différent entre deux parties à un contrat ? S’agissant de la crise financière, deux situations pouvaient donner lieu à intervention d’un juge : lors du défaut d’un débiteur vis-à-vis de ses créanciers ou lors de la contestation des droits d’un créancier par le débiteur. Le premier cas est simple : dans quelle mesure un débiteur est-il en situation de ne pas avoir respecté ses obligations contractuelles ? Plus précisément, quand un débiteur peutil être considéré comme « en défaut » ? La question s’est surtout posée à l’occasion de la crise de la dette souveraine de la zone euro, car dans le cas d’un débiteur bancaire, la situation est juridiquement plus simple : soit le débiteur est placé en situation de « faillite » et dès lors le défaut est avéré ; soit il fait l’objet d’un « sauvetage » par les pouvoirs publics, ce qui, dans la plupart des contrats financiers, est aussi considéré comme un « défaut » contractuel. Mais le cas des débiteurs souverains est plus complexe. Notamment du fait qu’un État ne peut pas être en « faillite ». Il peut être 2 Cf. H. DE VAUPLANE, “Procedural aspects of the Bail in mechanism : conflict between public and private interest”, Butterworth, JIBFL, October 2012, p. 572. Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière en situation de défaut, mais il ne peut pas être placé sous un régime de protection de faillite3. Le cas le plus topique est ici celui de la Grèce : techniquement en « faillite », de fait en « défaut », la Grèce n’a pourtant juridiquement pas fait l’objet d’un défaut au sens contractuel. Comment expliquer ce paradoxe ? Lorsque la République hellénique, comme tous les émetteurs souverains, procède à des émissions de titres, elle documente son émission dans un document (« Offering Circular ») qui reprend les principales caractéristiques des titres émis et qui juridiquement constitue le contrat passé avec ses créanciers. Ce contrat, bien que non standardisé jusqu’à une période récente, prévoit les conditions dans lesquelles l’émetteur peut être déclaré en défaut par les créanciers, et ainsi permettre à ceux-ci d’exiger le remboursement anticipé de leur créance. Deux situations particulières sont généralement prévues : le non-respect d’un engagement déterminant au titre du contrat, et le défaut de paiement du capital ou des intérêts à une échéance, sous réserve d’un délai de grâce4. Or, grâce une restructuration de sa dette particulièrement audacieuse juridiquement, la Grèce a évité le défaut. Comment ? En restructurant sa dette avec ses créanciers privés avant d’être en défaut. En non après, comme cela arrive généralement. Ainsi, à l’issue de cette restructuration qui a vu les créanciers abandonner plus de 70 % de la valeur nominale de leur créance, la République hellénique continue d’honorer ses engagements contractuels, même revus à la baisse du fait de la réduction du poids de sa dette, et n’est pas juridiquement en défaut au titre de ses contrats d’émission. Et pourtant, malgré cette belle mécanique, il est une situation où la Grèce a été considérée comme en défaut : il s’agit du cas des produits dérivés (« Credit Default Swaps ») utilisés par certains investisseurs pour se couvrir contre… le risque de défaut de la Grèce ! Ici, le cadre contractuel diffère de celui des émissions obligataires en ce que la notion de « défaut » est plus large que pré3 Cf. H. DE VAUPLANE, « Faillite des individus, des entreprises, des collectivités et des États : convergences et différences juridiques », Rapport Moral sur l’argent dans le monde, 2011-2012. 4 Sur tous ces points, cf. G. DE MARGERIE et H. DE VAUPLANE, « Les défauts du défaut : quelques clés pour comprendre la crise de la dette souveraine », En temps réel, Cahier n° 48, novembre 2011. cédemment. Pour aller à l’essentiel5, le contrat ISDA qui régit les relations entre deux parties à un contrat dérivé, dont l’actif sous-jacent est une obligation d’État grecque, prévoit que doit être considéré comme étant en défaut l’émetteur qui impose une restructuration de sa dette à ses créanciers. Or, la restructuration de la dette grecque avait ceci d’exceptionnel qu’elle était « volontairement obligatoire », c’est-àdire que les créanciers pouvaient renoncer de façon volontaire à une partie de leurs droits (dans ce cas, le défaut n’était pas avéré) mais s’ils refusaient de le faire, ils pouvaient voir leurs créances converties de force sans leur accord aux conditions décidées par la majorité des autres créanciers. La question était donc de savoir si cette procédure constituait un défaut au sens de la documentation ISDA. Plutôt que d’attendre qu’un juge prenne une décision dans un contentieux, comme ce fut le cas dans des circonstances différentes avec l’Argentine, les créanciers ont préféré demander à l’ISDA, simple organisation professionnelle dépourvue de tout pouvoir normatif ou interprétatif, de se prononcer. Ce que cette association a fait en considérant qu’en l’espèce la Grèce était bien en défaut, ouvrant ainsi la possibilité aux « acheteurs de protection » de se voir indemniser de la perte de valeur de leurs actifs grecs couvert par un CDS. Il est à tout le moins curieux que ce soit une instance professionnelle qui déclare un État souverain en défaut ! Et ce, sans aucun contrôle du juge. Ainsi, s’agissant de la documentation contractuelle relative à la dette grecque, le juge a été absent du processus. Le plus souvent du fait des techniques de restructuration retenues ; mais aussi d’une volonté d’écarter l’intervention du juge dans des « affaires trop sérieuses pour lui être confiées ». Par contre, lors de différents entre deux parties à un contrat sans relation avec une dette souveraine par exemple lors d’opérations de titrisation ou de structuration d’actifs dont l’une des parties est en faillite, le juge retrouve toute son importance. Les situations où un juge a dû se prononcer sur l’existence, l’opposabilité ou la validité d’un droit d’une partie qu’une autre partie contestait sont très 5 Pour plus de détail, ibid. R.A.E. – L.E.A. 2012/4 775 Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière nombreuses6, en particulier lors d’opérations utilisant des produits dérivés dont le mécanisme de « close out netting » vient en opposition avec les principes du droit de la faillite. La plupart des cas a été jugée aux États-Unis7 ou en Grande-Bretagne8. Il en est de même dans les situations où un investisseur reproche à son banquier ou son courtier ses investissements pendant la crise et cherche à faire peser sur celui-ci les pertes liées à la baisse de valeur des actifs. Ici, le rôle du juge est on ne peut plus simple et classique, et ne mérite pas plus de s’y attarder. III. Le juge et la fraude Toute période de crise apporte son lot de fraudes, escroqueries et autres abus de confiance. Il y a bien sûr les cas exceptionnels comme KERVIEL en France, ou ADOBOLI en Grande-Bretagne ou encore toutes ces enquêtes et plaintes pénales aux États-Unis à l’encontre de courtiers ou de banques pour avoir vendus des prêts immobiliers de façon frauduleuse et les nombreuses class actions lancées aux États-Unis à l’encontre des banques par des clients ou investisseurs de ces banques9. Mais on pense surtout à la fraude MADOFF, véritable escroquerie planétaire. Ici, s’agissant de droit pénal, le juge retrouve l’entièreté de ses attributs. Y compris sous l’angle civil de ces fraudes. Ainsi, s’agissant de l’escroquerie MADOFF, le juge a dû se prononcer sur la responsabilité des intermédiaires financiers, éventuellement coupables de négligence dans leurs processus de sélection des fonds MADOFF, mais aussi du partage de responsabilité entre les investisseurs et leurs banques ou courtiers pour essayer de faire supporter à ceux-ci les 6 Cf. le site « The D & O Diary » qui recense les actions judiciaires en matière de produits dérivés et de subprime : http://www. dandodiary.com/articles/subprime-litigation/ 7 SDNY 20 janvier 2011, LBIH v. Swedbank, Banque & droit, n° 137, p. 35 ; SDNY 25 janvier 2010, Lehman Brothers Special Financing Inc v. BNY Corporate Trustee Services Ltd, Banque & droit, n° 130, p. 45. 8 Cf. par exemple, Kauphting HF v. Kaupthing Singer & Friedlander Ltd [2012] EWHC 2235 (Ch), Butterworth, JIBFL, October 2012, p. 588. ; Lomas and others v. JRB Firh Rixson Inc, High Court of London, 21 décembre 2010, Banque et droit, n° 135, p. 35 ; BNP Paribas v. Wockhardt [2009] EWHC 3116, Banque & droit, n° 130, p. 47. 9 Cf. le site de American Bar Association qui recense toutes les class actions en la matière : http://apps.americanbar.org/litigation/ committees/classactions/news.html 776 R.A.E. – L.E.A. 2012/4 pertes liées à la disparition de plusieurs milliards de dollars10. Mais il est une autre situation qui a attisé toutes les critiques, celle du cas de la responsabilité éventuelle des agences de notation dans la crise. Dans quelle mesure un investisseur qui avait souscrit un titre ou un produit noté par une agence pouvait-il se retourner contre cette agence ? Ce n’est pas tant la responsabilité de l’agence au titre d’un défaut de prévision de la crise qui est recherchée mais la responsabilité pour manœuvre frauduleuse et conflit d’intérêts. La situation est connue11. Tout comme le fait qu’il a fallu que le législateur, tant aux États-Unis qu’en Europe, modifie les textes en vigueur pour créer un régime spécial de responsabilité pour les agences de notation afin de faciliter la mise en cause de ces agences, protégées jusque-là par des dispositions particulières12. Mais, si les conditions législatives relatives à la responsabilité de ces agences ont été modifiées, les juges ont fait preuve d’imagination pour réussir à contourner les obstacles réglementaires en vigueur jusquelà. Ainsi du juge australien dans une décision du 5 novembre 201213 ou du juge américain le 17 août 201214. Quant aux États-Unis, et après de longs mois de silence, le Département de la Justice a déposé plainte auprès d’un tribunal de Los Angeles contre une agence pour son rôle dans la crise financière de 2008. Le ministère accuse S&P d’avoir sciemment sousévalué, au travers de ses notations, les risques de certains actifs immobiliers à l’origine de la crise, afin d’accroître ses parts de marché et de développer son chiffre d’affaires. Plusieurs États américains se sont joints à cette plainte, ou ont annoncé leur intention de le faire. 10 Cf. H. DE VAUPLANE, « Madoff : l’étau se resserre auprès des intermédiaires financiers » : http://lecercle.lesechos.fr/entreprisesmarches/finance-marches/bourse/221163887/madoff-etau-resserreautour-intermediaires-fina 11 Cf. le rapport très complet de la SEC au Congrès américain : http://www.sec.gov/news/studies/2012/939h_credit_rating_standardization.pdf 12 R. C. POZEN and B. CONROY, “Credit Rating Agency Reform in the US and EU”, Harvard Business School Case, 312-127, April 2012. 13 Bathurst Regional Council v Local Government Financial Services Pty Ltd (No 5) [2012] FCA 1200 14 Abu Dhabi Commercial Bank and others v. Moody’s, Standard & Poors and Morgan Stanley, Opinion and Order, SDNY, 17 août 2012 : http://sdnyblog.com/wp-content/uploads/2012/08/08-Civ.7508-2012.08.17-Summary-Judgment-Ruling.pdf Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière IV. Le juge, la constitution et les traités de l’Union européenne Souvent écarté des décisions importantes dans les restructurations bancaires ou de dettes souveraines, le juge est réapparu là où beaucoup ne l’attendaient pas : à l’occasion de contestations par des citoyens européens des modifications du cadre institutionnel européen relatif au « plans de sauvetage » vis-à-vis de certains pays. Si le droit national dans certains cas, comme en Allemagne, en Finlande, en Irlande, ou en Autriche, oblige toute modification des traités européen à obtenir une ratification des instances législatives nationales, il permet aussi parfois à certains individus de saisir directement leur cour constitutionnelle (ou ce qui en tient lieu) sur la constitutionnalité de ces modifications des traités par rapport à leur constitution nationale15. Ce retour du droit constitutionnel dans l’organisation de la gouvernance européenne est, à cet égard, le grand enseignement de cette crise. Qui ne connait pas aujourd’hui le Tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe ? L’Europe entière fut suspendue à de nombreuses reprises à ses décisions. Dans l’arrêt rendu le 12 septembre 2012 à propos du Mécanisme européen de stabilité (MES), les juges constitutionnels allemands ont assorti leur approbation de la ratification des deux traités européens, remise en cause par divers organismes et élus, de deux principales conditions : le respect du droit (et même, du devoir) d’information du Parlement, et le respect de la souveraineté budgétaire du Parlement16. Le tribunal constitutionnel a rappelé une décision antérieure adoptée le 7 septembre 2011 (au sujet de l’aide à la Grèce et du FESF), dans laquelle il indiquait que les décisions concernant les recettes et dépenses publiques devaient rester de la compétence du Parlement, car il s’agit d’une base essentielle de la capacité d’autodétermination démocratique. Où le juge se rappelle aux hommes politiques… Il est un autre juge, peu connu du public, qui a été amené à se pencher sur la crise : le juge européen de Luxembourg. 15 Cf. le cas de l’Estonie : http://www.riigikohus.ee/?id=1340 P.C MÜLLER-GRAFF, « L’arrêt de Karlsruhe à propos du MES », Bulletin économique du CIRAC 106 (2012). 16 Tout d’abord, dans le prolongement des ratifications des modifications des traités de l’UE avec la création du MSE, la Cour de justice de l’Union européenne a eu à se prononcer, en urgence, sur une question préjudicielle posée par la Cour Suprême irlandaise quant à la validité de la décision 2 011/199/UE du Conseil européen, du 25 mars 2011, modifiant l’article 136 TFUE en ce qui concerne un mécanisme de stabilité pour les États membres dont la monnaie est l’euro17. S’agissant de la dette grecque, l’intervention du juge est apparue là où on ne l’attendait pas : devant le Tribunal de l’Union européenne dans deux affaires qui impliquent la Banque Centrale Européenne : le première, à l’encontre de Bloomberg qui demandait à avoir accès à des documents du Conseil des gouverneurs considérés par la BCE comme confidentiels ; la seconde dans un contentieux initié par des petits porteurs italiens de titres grecs mécontents des conditions dans lesquelles la restructuration est intervenue. Mais le cas le plus connu est celui du différent qui opposa la Grande-Bretagne à l’Islande. Après avoir bloqué en octobre 2008, au nom d’une loi sur le financement du terrorisme (!) les avoirs de certaines filiales des banques islandaises en Grande-Bretagne et suite à une loi islandaise jugée inéquitable par le gouvernement britannique dans le traitement des situations entre les créanciers islandais de ces banques et leurs créanciers internationaux, les juges français18 comme anglais19 ont été amenés à se prononcer sur la validité de certaines mesures de protection des créanciers, dont certaines saisies opérées par des créanciers internationaux sur les comptes de ces filiales. Mais surtout, la justice s’est prononcée dans l’affaire Icesave qui, après des tensions diplomatiques entre les deux pays suite au refus par l’Islande, de rembourser d’environ 4 milliards d’euros les épargnants anglais qui avaient placé leurs économies dans les filiales anglaises des banques islandaises, a 17 CJUE, 27 novembre 2012, Pringle, aff. C-370/12, nep. Cass. Com., 14 février 2012, M. et Mme G / Kepler Capital Market, Banque & droit, n° 143, p. 31. 19 Jefferies International Ltd v Landsbanki Islands HF [2009] EWHC 894 (Comm) (28 April 2009) ; Rawlinson & Hunter Trustees SA v Kaupthing Bank HF & Ors, Court of Appeal Commercial Court, March 16, 2011, [2 011] EWHC 566 (Comm) 18 R.A.E. – L.E.A. 2012/4 777 Le rôle du juge pendant la crise : entre ombre et lumière donné lieu à une décision du tribunal de l’Association Européenne de Libre Echange (dont peu de personnes connaissaient l’existence…) qui fait droit à la demande de l’Islande20. On se souvient qu’après la faillite de la première banque privée du pays, Landsbanki, l’Islande a dû nationaliser en urgence son système bancaire, sans pouvoir répondre aux inquiétudes des déposants d’Icesave, une banque en ligne filiale de Landsbanki prisée par les épargnants britanniques et néerlandais. Les gouvernements britannique et néerlandais avaient alors remboursé intégralement les épargnants d’Icesave avant de réclamer la facture à Reykjavik. Mais, en 2010 puis 2011, les Islandais ont refusé par référendum les modalités de remboursement négociées avec Londres et La Haye, en arguant qu’il n’y avait pas d’obligation légale pour qu’ils assument les pertes d’une banque privée. La Commission européenne a alors poursuivi l’Islande devant le tribunal de l’AELE pour violation de la directive européenne relative aux garanties des dépôts, qui oblige à assurer un minimum de 20.000 euros aux déposants d’une banque en faillite. V. Le juge et le pouvoir politique Si le juge constitutionnel joue désormais un rôle incontournable dans la construction européenne permettant de faire face à la crise de la dette souveraine, il est un cas totalement exceptionnel où la justice a eu à se prononcer sur la responsabilité du chef de gouvernement dans la gestion de la crise. Tel fut le cas en Islande qui eu à juger de la responsabilité de son premier ministre, M. Geir H. HAARDE. 20 778 http://www.eftacourt.int/images/uploads/16_11_Judgment.pdf R.A.E. – L.E.A. 2012/4 Celui-ci a dû comparaître devant un tribunal spécial pour « grande négligence » dans le désastre financier de 2008 en ne prenant pas les mesures permettant de réduire la taille des bilans des banques islandaises. Si le tribunal spécial a finalement écarté en mars 2012, la responsabilité de l’ex-premier ministre, le rôle du juge ici était particulièrement inédit, voire déplacé. Demander à la justice de juger de la responsabilité politique de fautes économiques peut conduire à la mise en place de tribunaux d’« exception » où les décisions attendues sont plus politiques que juridiques. Que conclure de ce rapide panorama du rôle du juge dans la crise financière ? Si on laisse de côté les situations de contentieux entre deux parties à un contrat où le juge remplit son rôle traditionnel, on constate une volonté d’écarter celui-ci dans les situations d’urgence menaçant la stabilité financière : le juge ne serait ni compétent, ni surtout à même de pouvoir répondre dans des délais extrêmement brefs à des situations de crise. Il y a là un parti pris qui n’augure rien de bon pour la protection des droits des citoyens dans ces moments où justement un tiers doit veiller au respect des principes fondamentaux du droit. D’ailleurs, et c’est sans doute la leçon à tirer de ce panorama, lorsque le juge est écarté, il revient là où on ne l’attend pas. Mieux vaut dans ces conditions encadrer dans des délais extrêmement serrés les recours judiciaires contre les décisions prises par les gouvernements, les régulateurs bancaires ou les administrateurs provisoires de banques en phase de redressement (« bail in »). Tout le monde y gagnerait. À commencer par le respect des valeurs démocratiques qui fondent l’Europe. Paris, le 11 mars 2013.