Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. Introduction à la société hindoue Je considère cet exposé comme des prolégomènes à toute étude sociologique de la société hindoue. Il n’ignore pas les changements, évidents partout et à tous les niveaux, qu’il devrait aider à bien comprendre : il n'y a de compréhension des changements qu'à la condition de savoir d'où l'on vient, d'où l'on part, et de les hiérarchiser. Ils ne sont pas compréhensibles, en Inde, sans une connaissance des concepts que je vais présenter et de leur articulation. Car, ces concepts que l'on dirait volontiers « religieux », sont profondément, et de part en part, sociologiques. Telle est la pensée brahmanique de cette société. Mais telle est, en fin de compte, cette société même. Cette société peut sans doute être très simple à présenter et à comprendre. Il faut comprendre les quelques notions sanskrites qui permettent de constituer une vision sociologique brahmanique de la société hindoue ou de ce « Hindu Social Order » bien compris et attaqué par Ambedkar1. Les textes sanskrits sont essentiels, ils expriment la pensé brahmanique, seule totalisante lorsqu'il s'agit de penser la société. Cette pensée est aussi ce qui a fait (avec ou contre elle) l'unité de l'hindouisme. Trois points sont importants : 1) il faut bien comprendre que l'hindouisme – même entendu étroitement comme une « religion » est d'abord une orthopraxie, non une « orthodoxie »2. Il est fondamentalement sociologique, quel que soit le discours « religieux » qui est constamment le sien. C'est pourquoi, à l'inverse, toute compréhension de l'hindouisme en tant qu’« ordre social » doit passer par le religieux ; 2) il faut saisir l’importance essentielle, pour ce système social, des différences : il est de la nature du système que les castes soient différentes : La différence reconnue d'un groupe, qui l'oppose à d'autres, devient dans le schéma hiérarchique le principe même de son intégration dans la société. (Dumont, 1966 : 242) 3) les points de vue sont absolument à prendre en compte (par ex. on le verra dans les purusârtha). Parce qu'il y a une dimension sociologique immédiate : un « être humain » est quelqu'un qui appartient à un groupe social défini et bien identifié, à une « caste ». Demander sa « caste » à un inconnu est la recherche d'une information nécessaire : à qui ai-je affaire (si je ne l'ai pas deviné) ? Pour savoir comment me comporter avec lui 3. 1 Le Dr. B. R. Ambedkar (1891 – 1956), Intouchable Mahar du Maharashtra, a été un homme politique et un sociologue d’une qualité exceptionnelle et l’ « artisan » de la Constitution de l’Union Indienne. Je renvoie à mon article « ‘L’inégalité graduée’ ou la pire des inégalités. L’analyse de la société hindoue par Ambedkar », Archives européennes de sociologie, 1996, XXXVII-1. 2 Le lecteur remarquera que, dans cet exposé, il sera inutile de nous référer aux croyances et objets des croyances de l’hindouisme en général ou de chaque caste en particulier. Si nous devions parler « religion », ces croyances viendraient bien après la considération des pratiques et des rites, où la position de chaque caste dans l’ensemble nous conduirait exactement aux mêmes propositions que nous faisons maintenant. 3 « Names, dit Ambedkar, serve a very important purpose. They play a great part in social economy. Names are symbols. Each name [...] is a label. From the label people know what it is. It saves them the trouble of examining each case individually and determine for themselves whether the ideas and notions commonly associated with the object are true » (Away from the Hindus, vol.5 : 419). Cette « étiquette » est, en Inde plus qu'ailleurs, 1 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. ***** Ces quelques principes pour aborder « la société hindoue » étant posés, je vous mets cette année tout de suite au travail. Document I. Manu et le Hindu Social Order vu par les Dalits de Hyderabad. Je vous demande de réfléchir à ce que vous comprenez immédiatement, avec vos faibles connaissances actuelles de cette société, à ces deux dessins que j’ai choisis très intentionnellement. Je les ai achetés en 2008 à Hyderabad (Andhra Pradesh) où ils sont publiés par des imprimeurs Dalits, c'est-à-dire de castes « ex-intouchables ». Ils me permettent de tout de suite vous faire comprendre que : 1. dans l’Inde d’aujourd’hui, il est nécessaire de connaître et comprendre certains termes sanskrits – donc de la culture et de l’idéologie brahmanique – pour comprendre de quoi il s’agit dans des livres, des journaux ou des conversations ; 2. si l’on vous dit que cela n’a plus de pertinence, ces dessins vous prouvent le contraire : pour au moins une bonne fraction de la société ce vocabulaire, l’idéologie et la vision de la société qu’il traduit, est tout à fait pertinent. Cette « fraction » de la société, ce sont ces exclus du système traditionnel hindou, encore largement dominés et, dans de nombreuses régions et fort souvent encore, humiliés, agressés – et, bien entendu, ils sont l’essentiels des très pauvres économiquement, de ces plus de 300 millions d’Indiens qui vivent Under Poverty Line (c’est-à-dire, moins de 30 Rs par mois ; traduisez : moins de 6 euros) ; 3. ce que j’essaie de vous dire de cette société actuelle, c’est en prenant largement en compte le point de vue de ces ex-Intouchables. Que donc, aux deux extrêmes de la société politique hindoue, ce langage est pertinent : du côté des « fondamentalistes » hindous et de celui de leurs opposants et victimes traditionnels, les « ex-Intouchables » – même quand ces fondamentalistes prétendent les « réinsérer » dans la société hindoue, où, prétendent-ils, ils ont toujours eu leur place. Sur ces dessins, donc. On vous parle de « varna » et de « castes ». Mais on vous y parle aussi de OBC, MBC, Scheduled Castes, Scheduled Tribes. Ce sont, ensemble, des termes sanskrits et des catégories administratives. On vous les représente le long d’une échelle, à chaque échelon de laquelle est représenté un petit bonhomme avec quelques attributs symboliques, chacun reposant sur les épaules de l’autre, celui du bas – le Dalit – supportant le poids de tous – mais les Scheduled Tribes ne sont pas représentées et ne supportent personne (elles sont considérées comme out of the system). Et il y a aussi un « géant », qui expulse, vomit, de différentes parties de son corps, quatre petits bonshommes Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Qu’il faut connaître d’abord le mythe d’origine de la société hindoue, que l’on trouve dans le Rg-Veda (hymne X, 90) – et donc savoir ce que sont les Vedas. Et qu’il faut connaître, ensuite, la lecture qu’en a faite Ambedkar que ces dessins ne font qu’illustrer : essentielle. En effet : « to be a Hindu is for Hindus not an ultimate social category. The ultimate social category is caste ». La réponse « je suis un hindou » à la question « Puis-je savoir qui vous êtes ? », ne suffit pas. Il faut répondre à la question suivante : « De quelle caste ? » – et même, « de quelle sous-caste ? » (id. : 419-20) –, car si vous ne connaissez pas la caste d'un hindou, « you do not feel sure what sort of being he is » (Annihilation, vol.1 : 65 ; je souligne). 2 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. All have a grievance against the highest and would like to bring about their downfall. But they will not combine. The higher is anxious to get rid of the highest but does not wish to combine with the high, the low and the lower lest they should reach his level and be his equal. [...] The low is anxious to pull down the highest, the higher and the high but he would not make a common cause with the lower for fear of the lower gaining a higher status and becoming his equal. In the system of graded inequality there is no such class as completely underprivileged class except the one which is at the base of the social pyramid. The privileges of the rest are graded. Even the low is a privileged class as compared with the lower. Each class being privileged, every class is interested in maintaining the social system. (Children of India’s Ghetto (vol. 5 : 102). J’ai cité ce texte 1996, Archives européennes de sociologie, 37/1. Jje souligne) Maintenant, nous pouvons étudier ces concepts fondamentaux. ***** I. Un ordre social spécifique, ancien et actuel, le Hindu Social Order. I. 1. Tout hindou a une caste (jâti) et, pour un hindou, tout groupe social est une caste…4 Exemple : « notre caste » : « les Britanniques », « les Blancs » – Dorlu pour moi en Andhra. Mais : – les castes n’ont pas une origine raciale, – les castes ne sont pas des classes sociales : on naît dans la caste, nos enfants aussi, quelle que soit la réussite économique, professionnelle, politique… Pour M. Weber, la caste est un « groupe de statut » (Stand). I.2. La Constitution, le droit. La Constitution n’a pas « supprimé » les castes. C’eût été absurde. Elle a - interdit toute discrimination (article 15) sur la base de la caste (de la religion, du sexe, de la race…) - interdit la pratique de l’Intouchabilité (article 17) Ceci est essentiel en droit. Dans les faits, c’est autre chose. I.3. La pratique. Le système des castes, le Hindu Social Order est contraire à toutes les valeurs (d’origine) occidentale. Pour ne pas l’oublier, il suffit de prendre en compte la pratique de l’intouchabilité telle qu’elle se continue, et les analyses et protestations récurrentes des Dalits. I.3.1. La Conférence de Durban, septembre 2001. Les Dalits (nom que se donnent les ex-Intouchables indiens, à connotation fortement politique ; les Mahars, convertis au bouddhisme avec leur leader, B. R. Ambedkar, ont été les premiers à utiliser ce terme) y ont été présents, contre l’avis du gouvernement indien – et, c’est à remarquer, avec les églises chrétiennes subventionnant une bonne partie de leurs voyages. La Conférence a été précédée par de très vives discussions et polémiques dans les journaux indiens. - les Dalits : il faut y parler des castes, système oppressif, contre la dignité humaine. Discrimination sur la base de la filiation et de la profession = racisme. 4 Pour les groupes essentiels constitutifs de la société. Il va de soi que « la famille » n’est pas une caste (mais la caste vue comme famille ? !). La « secte » n’est pas une caste. Mais, en revanche, elle peut réintroduire les castes en son sein (ex. des Lingayats). 3 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. - Le gouvernement : non, c’est différent. Et c’est un problème interne à l’Inde. La Constitution et la loi luttent contre les discriminations et les « atrocities » contre les Intouchables. Nous avons fait ce qu’il faut. On peut dire : non, ce n’est pas, sociologiquement, la même chose que le racisme (d’ailleurs, Ambedkar a lui-même insisté sur l’origine non raciale du système des castes). Et, oui : c’est contraire à la dignité humaine, c’est un système d’exclusion, d’humiliation et d’exploitation. I.3.2. Quelques exemples des « atrocities ». Il n’est que d’en citer quelques uns parmi les pires : le lynchage de cinq Dalits qui allaient livrer des peaux de bovins à une tannerie, par une foule de pèlerins hindous, devant un poste de police (15 octobre 2002, Jajjar dans le Haryana) ; à Gohana (encore le Haryana, 2005) les Valmiki (S.C.) voient leur quartier incendié par les Gujjars (dominants du village, OBC) parce que, économiquement un peu développés, avec leurs enfants scolarisés, ils refusent de les servir selon leurs obligations traditionnelles ; l’assassinat d’une famille entière par les « bonnes castes » de leur village (des Kunbis, OBC), pour les mêmes raisons qu’à Gohana (29 septembre 2006, Khairlanji, Maharashtra). Au plus récent, presque banal : 9 janvier 2012, au Maharashtra (ville de Karad), une femme Dalit est battue et promenée nue dans son village : son fils s’est enfui avec une fille des Marathas dominants de son village. Tous lui donnent tort. I.3.3. Un exemple d’exclusion des ex-Intouchables, 2007 en Orissa. La lutte pour accéder à un temple de Jagannath, dans le village de Keredagada en Orissa (Kendrapara District). C’est intentionnellement que j’ai choisi cet exemple qui ne « relève apparemment que » du symbolique : les exemples d’attaques physiques violentes (incendie de leurs quartiers, viols, meurtres) sont légion5 : ici, c’est bien leur dignité qui est en cause. Voici l’histoire. 2005, 5 Novembre. 4 femmes Dalit sont interdites d’entrée à ce temple. Il y a une plainte déposée. Depuis la fondation du temple il y a 300 ans, les intouchables ne pouvaient voir le dieu – et en être vu : le darshan – qu’à travers neuf trous percés dans le mur d’enceinte. 2006. Fin octobre. Environ 1000 Dalits annoncent leur intention de se convertir après un meeting le 22 octobre. Le 5 novembre (jour de la pleine lune de Kartik), ils manifesteront pacifiquement. Puis ils annoncent leur volonté d’entrer dans le temple le 19 novembre, repoussé au 26. Le 5 décembre, la High Court d’Orissa se prononce et rappelle : tout Hindou, quelle que soit sa caste, peut entrer dans n’importe quel temple – ce qui n’est jamais que le strict énoncé de l’article 25 (2.b) de la Constitution6. Le 13 décembre, 4 Dalits entrent dans le temple, ont le darshan, font la circumambulation du ‘saint des saints » et reçoivent le prasad du prêtre. Mais 200 Dalits les suivant, les 2 prêtres et les serviteurs du temple (sevayat) arrêtent le rituel et quittent les lieux. Le temple restera fermé quatre jours. Le 16, des « upper-caste people » – appelées parfois dans les journaux « Caste Hindus » ; l’on 5 Il n’est que d’en citer quelques uns parmi les plus atroces : le lynchage de cinq Dalits qui allaient livrer des peaux de bovins à une tannerie, par une foule de pèlerins hindous, devant un poste de police (15 octobre 2002, Jajjar dans le Haryana) ; à Gohana (encore le Haryana, 2005) les Valmiki (S.C.) voient leur quartier incendié par les Gujjars (dominants du village, OBC) parce que, économiquement un peu développés, avec leurs enfants scolarisés, ils refusent de les servir selon leurs obligations traditionnelles ; l’assassinat d’une famille entière par les « bonnes castes » de leur village (des Kunbis, OBC), pour les mêmes raisons qu’à Gohana (29 septembre 2006, Khairlanji, Maharashtra). Au plus récent : 9 janvier 2012, au Maharashtra (ville de Karad), une femme Dalit est battue et promenée nue dans son village : son fils s’est enfui avec une fille des Marathas dominants de son village. Tous lui donnent tort. 6 Article affirmant la liberté de conscience, de pratique religieuse et de prosélytisme (« propagation of religion ») et spécifiant « the throwing open of Hindu religious institutions of a public character to all classes and sections of Hindus ». Une note précisant : « The reference to Hindus shall be construed as including a reference to persons professing the Sikh, Jaina or Buddhist religion. » 4 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. verra la signification exacte de ce terme – entament une grève de la faim dans le temple, attendant la décision du Roi de l’ancien royaume de Kanika, trustee du temple par intérim. Le 16 décembre, finalement, un accord intervient. Le rituel reprend ; le mur sera abattu. Le 28, 200 Dalits peuvent s’approcher jusqu’à la nouvelle barrière de bois construite proche du garbhagrha et assister à la pûja des prêtres. Les gens des hautes castes reviennent aussi dans le temple. Malgré la solution trouvée, le 22 décembre la décision de se convertir au bouddhisme est maintenue et 1000 d’entre eux se convertiront le 14 avril 2007, date anniversaire de la naissance d’Ambedkar. L’administration en sera informée, puisque les conversions en masse sont sévèrement contrôlées. On notera l’ambiguïté des organisations dalit : L’Ambedkar-Lohia Vichar Manch est à la tête du mouvement (rejoint assez vite par le P.C.I. (marxiste)). Or, la conversion au bouddhisme est évidemment exclusive de la revendication d’entrée dans les temples, à laquelle Ambedkar avait très vite renoncé. La fin de l’histoire est « heureuse ». Le Collector, la justice et l’administration ont joué leur rôle honnêtement. A partir de 2009, pour la fête annuelle du Char du dieu (Rath Yatra), en juin-juillet, les Dalits ont pu pleinement participer : ils ont tiré le char aux côtés des bonnes castes (appelées Sabarna = savarna), ils ont pu, hommes et femmes, offrir noix de coco et nourriture à la divinité sur son char. Vers mars 2007, on avait pourtant noté un recul dans l’affluence des dévots, y compris Dalits, qui craignaient des représailles. Même s’il se transforme dans un contexte moderne, technique, industriel, urbain, de globalisation, le système reste un mode d’organisation sociale, particulier, unique, reposant sur une idéologie logique, claire et solide (un « roc »), entraînant une mentalité, une psychologie sociale, spécifique et toujours présente. Il ne faut pas oublier que l’Inde est encore paysanne à près de 70 % 7. ***** II. Présentation des concepts fondamentaux. II.1. Le dharma. La notion de dharma est centrale. Elle se décline sur plusieurs registres, tous essentiels : - au niveau cosmique : c'est l'ordre du monde, du Cosmos, l'ordre universel. La Loi. L'ancien mot védique est celui de rta ; - au niveau des groupes sociologiques, c'est l'ensemble des pratiques, comportements, règles, qui caractérisent chaque groupe, appelé varna ou jâti ; - au niveau de l'individu, de la personne, il en va de même. Sauf que son dharma propre n'est pas celui qui le caractérise comme individu, mais celui du groupe où il est né (varna, jâti) et de son sexe (homme / femme). 7 Au recensement de 2011, 68,84 % de la population indienne est « rurale ». Elle était de 89,2 % en 1901, encore de 80,1 % en 1971, 74,3 % en 1991 et 72,2 en 2001. Les anthropologues de l’Inde se détournant de plus en plus de ces villages, seule les intéressant cette « globalisation » si aisément saisissable en Anglais, en ville, avec la bourgeoisie, les intellectuels et la diaspora indienne, rares deviennent les recherches qui permettent de voir, à partir du bas ses effets et ce qu’elle peut amener de transformations sociales, politiques et religieuses dans les villages indiens. En tant qu’ethnographe, je m’y emploie pour ma part. Pour le Census 2011, la définition d’une ville (et donc, par opposition est village ce qui ne correspond pas à cette définition) reste encore : « (a) All statutory places with a municipality, corporation, cantonment board or notified town area committee, etc. (b) A place satisfying the following three criteria simultaneously: i) a minimum population of 5,000; ii) at least 75 per cent of male working population engaged in non-agricultural pursuits; and iii) a density of population of at least 400 per sq. km. (1,000 per sq. mile). […] An area is considered 'Rural' if it is not classified as 'Urban' as per the above definition. » 5 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. II.2. Deux types de conceptualisation de l’ordre social. II.2.1. Le système des varna. Organicisme sociologique. Dès 1500 A.C., le Veda, texte « révélé » et donc « sacré », présente le système et il est, comme G. Dumézil l’a montré, le meilleur exemple de la « tripartition fonctionnelle », idéologie des Indo-Européens. En Inde, à la différence des autres peuples indo-européens, la réalité sociologique, la pratique du système concrétise (réalise) cette idéologie. Ce système est présenté, comme on l’a déjà mentionné, dans l’hymne X, 90 du RgVeda. L’univers est issu du sacrifice d’un être originel, le Purusa. De son corps démembré sont issus les quatre varna, « états » ou « ordres » (pour reprendre les termes de l’Ancien Régime français, assez adéquats) : - de sa bouche, les Brahmanes de ses épaules, les Ksatriyas de ses cuisses, les Vaisyas de ses pieds, les Sûdras ce sont les deux-fois nés (dvija) Les deux-fois nés (qui le deviennent par ce rite de passage qu’est l’upanayana (avec, entre autres, la remise du cordon sacré) ont respectivement pour fonction : l’administration du sacré et de l’ordre universel (dharma) ; guerroyer, protéger leurs sujets et faire régner le dharma sur terre ; travailler / produire. Les Sûdras doivent servir les trois varna supérieurs, ils ne sont pas initiés, n’ont pas le droit de connaître les Veda, et sont frappés par une série d’interdictions pratiques : ne pas posséder de la terre, ne pas porter de bijoux d’or, résider à l’écart des deuxfois nés, etc. Les Lois de Manu, (Mânavadharmasâstra ou Manusmrti) constituent le texte ancien le plus pertinent à l’heure actuelle. Les caractéristiques essentielles de ce système social, fondé dans le religieux puisqu’il est instauré par les textes révélés (pour Ambedkar il est divinely ordained, sacred) sont : - la spécialisation fonctionnelle de ses ordres et, corrélativement, leur interdépendance ; - la hiérarchisation en termes de statut (et de « dignité », en termes de valeurs) de ces quatre ordres (il faudrait parler de la « répulsion » mutuelle sur laquelle Bouglé a insisté, de même qu’Ambedkar) ; - son caractère organiciste : la métaphore du corps sacrifié en atteste immédiatement. Cela signifie que chaque partie est nécessaire à l’ensemble et que le corps social fonctionne harmonieusement lorsque chacune reste à sa place et y joue sa partie, comme définie par les textes fondateurs de cet ordre. Cette idéologie sociologique est également celle de l‘Ancien Régime, mais aussi du sociologue E. Durkheim (par exemple) et, bien entendu, de Gandhi. Il est important de se souvenir que les textes disent : il n’y a pas de cinquième varna – en particulier les Lois de Manu. II.2.2. La série des jâti : modèle naturaliste. Bien après l’époque védique (VIIIème siècle A.C. ?), il existe manifestement un grand nombre de groupes sociaux, caractérisés en particulier par leur profession et leur statut, nommés jâti. Les Lois de Manu formulent une théorie de leur apparition : les unions d’hommes et de femmes appartenant à différents varna conduisent à l’existence de groupes dont les statuts sont entièrement déterminés par l’origine de chacun de leurs géniteurs. C’est le varnasamkâra : le mélange des varna. Cette construction est génétique (on vient de le voir), mais aussi mécanique : selon que le statut de l’homme est supérieur à celui de la femme 6 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. (union anuloma, littéralement « dans le sens du poil ») ou le contraire (union pratiloma, « à rebrousse poil ») et que l’écart entre les varna est plus ou moins grand, le statut des rejetons de ces unions est déterminé et relativement (aux autres) hiérarchiquement placé. Là apparaissent ce que l’on peut appeler les Intouchables, dont l’archétype dans ces textes (union pratiloma d’une Brahmane et d’un Sûdra) est le Candala. C’est cet ensemble ordonné de groupes sociaux que l’on peut appeler le système des castes – bien que, plus rigoureusement, il faudrait parler non d’un système, mais d’une « série ». On retiendra pour l’instant, avant d’y revenir plus en détails, que ce modèle est naturaliste (non sociologique) et que le terme jâti signifie « naissance »8 et désigne toute espèce (naturelle) et non particulièrement un groupe social (humain). Chaque espèce a sa nature propre, bhava, svabhava. Le principe qui organise et hiérarchise la série des jâti est l’opposition pur / impur – celui structurant le système des varna étant le sacrifice. Les castes comme espèces. Des manières d’être dans votre nature. Ces comportements et pratiques sont dans la « nature » des êtres de castes, et ne relèvent pas de quelconques « droits » ou « devoirs ». On retourne alors au sens plus large et sans doute antérieur du terme : jâti = espèce . Le terme désigne toute espèce animale ou végétale. Par conséquent, forment des jâti les vaches, les tigres, les moutons, les requins, les crevettes, les Brahmanes, les Jardiniers, les Fleuristes, les Pêcheurs, les Blanchisseurs, les Balayeurs, etc. Dans les textes de grammaire et de logique, jâti désigne aussi une classe. Les traités de logique – écrits par des Brahmanes – donnent comme exemple d’une « classe » la « classe des vaches » : gojâti. Pour les logiciens hindous, deux classes intersectées sont mal définies : c’est une erreur. Et l’intersection de deux classes est appelée samkâra : c’est le même terme que l’on a rencontré pour qualifier le mélange des varna, varnasamkâra, d’où sont issues toutes les jâti non conformes. Ce n’est que du négatif. En conséquence, dans le vivant, chacun a sa nature propre : le tigre est carnivore, le mouton est végétarien ; les Brahmanes sont végétariens, le Blanchisseur est carnivore (mais ne mange pas de porc, s’il se conforme à sa nature) ; le Balayeur (Intouchable) carnivore (il peut se nourrir de porc et de vache). On comprend très bien alors l’endogamie de caste : on se marie dans la caste pour produire le même ; comme pour les naturalistes européens, comme l’ont formulé Buffon et d’autres avec lui : le semblable produit le semblable. Que peuvent être des enfants dont les parents ne sont pas semblables ? Pour la pensée brahmanique traditionnelle (ancienne…) il ne peut donc pas y avoir une espèce humaine9 : il y a des espèces humaines et si l’on veut trouver le niveau d’unité de l’ensemble, celui où il se distingue des autres espèces vivantes, on pourrait dire, toujours dans la langue des naturalistes : un genre humain (taxon supérieur) existe, dont la spécificité est que ses espèces ne possèdent pas la barrière génétique naturelle empêchant leur interfécondité, mais possèdent le langage articulé dans lequel doivent s’exprimer les interdictions de mélange10. 8 Le terme varna signifie « couleur ». Il a une signification symbolique, non raciale. Jusqu’à preuve du contraire, je pense que ce n’est qu’au XIXème siècle qu’apparaît l’expression manusyajâti, qui peut littéralement se traduire par « espèce humaine, humanité ». Elle est fabriquée (vraisemblablement) par l’un des tout premiers réformateurs, Raja Ram Mohun Roy, qui fonda le Brahmo Samaj (1828). 10 Sur cette question, il y a un point qu’il faudrait regarder de plus près, qui semble confirmer ce qui est mon hypothèse, mais n’est qu’abordé de façon allusive à l’occasion d’un séminaire à Chennai sur les Vedas et Sastras. B. N. Srikrishna, qui fût juge à la Cour Suprême aurait dit que « the concept of ‘dharma’ differentiated the humans from animals. All the four Vedas speak about this concept and it teaches the humans on how to live ; 9 7 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. ***** III. Le pur et l’impur. Leur déclinaison quotidienne. L’on a dit que cette « opposition » sous-tendait la série des jâti, l’organisait et la hiérarchisait – les plus hautes castes étant données pour les plus pures, les plus basses pour les plus impures – ; mais elle est aussi immédiatement, dans la quotidienneté, langage, représentation du corps et de ses relations à autrui et à la nature – ses éléments, ses êtres, ses produits. Mais il faut clairement distinguer. III.1. L’impureté d’origine organique. Pour l’hindouisme, comme dans beaucoup de sociétés, il y a dans l’univers des choses et des êtres impurs « par nature », à commencer par le cadavre. La terre est impure (on ne doit pas la toucher avec la main droite) ; l’eau (courante) est pure et éminemment purificatrice. Certaines espèces animales sont impures (l’âne, le chien, le porc) ; aucune n’a la pureté de la vache. Classiquement, tout ce qui sort du corps est impur, pour soi-même et pour autrui (avant tout : les règles des femmes) ; ce qui y rentre doit être protégé de l'impureté ; déjà la considération sociologique est présente : on le verra pour les rapports alimentaires. Ces représentations entraînent, comme pour d’autres sociétés, la spécialisation des mains : droite pour le pur, gauche pour l’impur. Egalement, une division verticale du corps : au-dessus de la taille, pur ; en dessous, impur. Conséquence pratique et symbolique : une opposition maximale entre la tête et les pieds. Conséquence sociologique immédiate dans l’hindouisme, soulignée par L. Dumont : la spécialisation de certaines castes dans les tâches impures (mais il faut être plus nuancé : leur activité impure est autant signe de leur bas statut qu'elle en est la cause). Dans la pratique quotidienne, le rapport au corps et les soins qui lui sont donnés doivent répondre à des exigences définies, qui sont autant de goûts ou dégoûts partagés par les hindous. Le contact avec les « excréments »11 (à commencer par les siens propres) ne saurait être médiatisé par un instrument que l’on ne saurait réutiliser après qu’il ait été à leur contact : c'est la liste des techniques corporelles que les hindous disaient à l'abbé Dubois, au début du XIXème siècle (et encore de nos jours à certains de nous), être répugnants 12 ; ce how to live as good humans and die gracefully. » (The Hindu, 20 février 2010 ; l’article s’intitule : « Concept of ‘dharma’ differentiates humans from animals ».) Voir infra (IV. La nature hiérarchisée »). 11 Petit Robert, article « excrément » : « 1537 ; lat. méd. Excrementum, ‘sécrétion’ ». Il est amusant de retrouver chez Raymond Queneau le même sentiment, qui correspond à la même définition, dans ses Journaux. 1914 – 1965 (Paris, Gallimard, 1996) : « Les baignoires, c’est pour vous faire laver dans l’eau sale » (p 888) et : « Le cadavre est le dernier excrément de l’homme. » (p 987). Et ce dialogue, extrait de Casanova, Histoire de ma vie, vol. I, ch. IX (Paris, Robert Laffont, Collection Bouquin, I, 173) : - C’est à savoir, dit la belle, si la barbe soit ou non, une malpropreté. - Oui, lui répond l’avocat, car c’est un excrément. - Cela se peut, lui dis-je, mais on ne la regarde pas comme tel ; appelle-t-on excrément les cheveux, qu’au contraire on nourrit, et dont on admire la beauté et la longueur ? 12 Abbé J. A DUBOIS, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde, 1825, Imprimerie royale, à Paris, 2 tomes. L’édition originale en français est difficile à trouver, à la différence de la traduction anglaise par Henry K. Beauchamp (1898), facilement accessible dans le commerce avec de nombreuses rééditions (la 3 ème en 1906), Hindu Manners, Customs and Ceremonies, Oxford, Clarendon Press – S. Murr fait la même constatation (II. 3, notes 6 et 7, citant même une 10ème réimpression de 1968). L’Université du Québec à Chicoutimi en a réalisé récemment une édition numérique (par Diane Brunet) dans la collection « Les classiques des sciences sociales » (http://classiques.uqac.ca ). Les Editions Métaillé ont republié ce livre en 1985 avec une postface d’Alain Daniélou, qui ne mentionne même pas les découvertes de S. Murr, qui a établi l'histoire de ce texte : l'auteur premier en est le père Coeurdoux, (missionnaire en Inde de 1734 à 1779), dont le chevalier Desvaulx a 8 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. pourquoi, dit l'abbé, « In their opinion Europeans may almost be placed below the level of beasts » : la brosse à dents, pour la salive, alors que les hindous se nettoient les dents avec des brindilles d'espèces astringentes comme le margousier, toujours jetées après (même si la brosse à dents se répand : ce brossage est public : on va et vient en le faisant) ; le mouchoir, pour la morve ; le papier hygiénique ; le bain en baignoire, eau stagnante, et non la douche, eau courante ; cuillers et fourchettes. Dans l’hindouisme l’opposition se systématise plus qu’ailleurs sans doute, construisant ainsi des oppositions claires ou des séries graduées et il nous est ainsi possible de comprendre (parfois même de deviner) des hiérarchies « locales », comme celles concernant l’alimentation, les récipients alimentaires et les instruments de musique, par exemple. Cette « opposition » pur / impur est, en son fond, un code qui permet de classer et ordonner un grand nombre de domaines et il est par excellence, ici, un code sociologique sur lequel nous reviendrons. III.1.1. L’alimentation. Une caste marque son statut par son régime – autant que celui-ci lui est désigné par son statut. La structuration est bien connue : végétarien poisson poulet non-végétarien caprins ovins porc buffle bœuf (vache) Bien entendu, un « non-végétarien » mange aussi des légumes et des fruits ; d’où la réponse que j’ai entendue, en Anglais, sur le régime suivi : « We are both » ! Vérité matérielle qui oblitère (mais la trahit en même temps) la distinction forte de statut qu’exprime cette opposition de base. III.1.2. Les récipients alimentaires. Feuilles (cousues, découpées …) qui ne servent qu’une fois, puis sont jetées récipients en métal (or argent bronze, laiton, aluminium) qui peuvent être lavés (purifiés) jarre, marmite, plat, cupule en terre, matière poreuse, non lavable : ils ne peuvent être utilisés que pour cuire ses propres aliments, ou pour être jetés après usage. Les « verres » sont acceptables, mais on ne les touche pas des lèvres. Quiconque a voyagé en Inde sait que l’on a le choix dans les restaurants et buffets de gare (végétariens13), entre un plateau en aluminium ou une « assiette » de feuilles (de retravaillé le manuscrit (1776- 1777), avant que l'abbé Dubois ne se l'approprie (« L'abbé Dubois démasqué », écrit S. Murr), en y rajoutant de nombreux passages, fruits de son expérience personnelle, pour le vendre à l’East India Company en 1808, laquelle le publie en 1816 – Sylvia Murr, (I) Mœurs et coutumes des Indiens (1777) et (II) L'indologie du Père Coeurdoux, E.F.E.O., 1987. 13 Car, en effet, un repas carné est suffisamment impur par lui-même pour que la « pureté » du plat ne compte plus. Pour quelques hautes castes, strictement végétariennes, certains restaurants affichent : « Strictly veg. : no onions, no garlic » (Puri, Orissa). 9 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. bananier, de banian). La richesse de la vaisselle ne traduit pas la hauteur du statut ni l’exigence de pureté. III.1.3. Les instruments de musique. Selon leur matériau – il y a un certain rapport avec la classification précédente : Métal, bois, ivoire Cymbales, harmonium salive peau instruments à vent instruments à percussion Bien entendu, selon votre statut, vous ne pouvez jouer que de certains instruments (le Brahmane : seulement cymbales et harmonium ; les Intouchables, tous, y compris tambours14). D’où la spécialisation de certaines castes : pour l’Andhra Pradesh que je connais, et en général, les Barbiers jouent des instruments à vent, et de quelques instruments à percussion ; les Mâdigas (caste importante d’Intouchables), des tambours. Chacun étant nécessaire, la spécialisation devient monopole et l’interdépendance se concrétise. Au mariage, il faut des Barbiers ; aux funérailles, des Mâdigas. Ce que l’hindouisme a de spécifique, c’est que, sur cette représentation triviale de l’impureté d’origine organique, il en développe une autre, purement sociologique, qui va venir moduler la première. III.2. L’impureté statutaire. Ces représentations des êtres et des choses de la nature deviennent, dans l’hindouisme – et là uniquement, semble-t-il – un mode de classement, un système taxinomique, un code sociologique, langage privilégié pour distinguer et hiérarchiser dans un même mouvement les unités sociales en présence et les individus qui leur appartiennent de naissance15. Le naturel devient ici social. C’est ce que je nommerai l’impureté statutaire Chaque groupe humain, chaque caste (jâti) a un statut qui le situe relativement par rapport à tous les autres, i. e. un degré congénital permanent et relatif d’impureté (ou de pureté). Cette impureté relative congénitale et spécifique (pour accentuer l’aspect négatif, mais on aura compris que l’on a toujours un petit peu de pureté ; en tous cas aux yeux de chaque intéressé, un petit peu plus que certains autrui) est fonction : 1) d’abord de la profession héréditaire (assignée, traditionnelle) de la caste – ce que Max Weber appelait Beruf, vocation – et cela concerne même les individus qui exercent maintenant un autre métier – étant entendu qu’un métier plus « impur » que celui traditionnellement assigné à la caste vous dégrade profondément ; 2) de certaines pratiques considérées comme plus ou moins pures, d’un comportement hérité et à respecter : régime alimentaire (dans le continuum hiérarchisé, il y a des hésitations ou des variantes régionales : l'œuf est-il un végétal ? ; les Brahmanes du Bengale et de l'Orissa mangent du poisson) ; pratiques matrimoniales (mariage des filles avant ou après la puberté16, remariage des veuves ou non). Il faut généraliser la remarque faite 14 Deux matériaux nouveaux ont une conséquence sur la socialisation de certains objets. Les peaux sont remplacées par une matière synthétique, et de plus en plus des hommes de diverses castes apprennent à en jouer, pour leur amusement dans un rituel – corrélativement, cela manifeste un écart moins grand avec cette caste d’exIntouchables. Et les gobelets en plastique remplacent les verres : ils sont donc jetés après utilisation par quiconque. 15 Non les seules « castes hindoues » : nous-mêmes Européens, mais aussi ce que l'on appelle les tribus. 16 Avec un respect plus ou moins grand de la loi qui interdit le mariage aux filles en dessous de 18 ans, aux garçons en dessous de 21. Sur toutes les questions concernant au sens large la « parenté », voir mes rubriques dans F. Landy, éd., Dictionnaire de l’Inde contemporaine, 2010, Paris, Armand Colin. 10 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. à propos de l’alimentation : une caste marque son statut par son comportement et ses pratiques – autant que ceux-ci lui sont définis par son statut. Toutes ces pratiques (qu’au premier regard on considère comme « autorisées » ou interdites par le statut) fonctionnent donc aussi comme des signes : « ils ont telle pratique, cela prouve bien que leur statut est (supérieur, inférieur…) »17. C’est ici, dans l’importance primordiale donnée aux pratiques que se vérifie l'assertion que l'hindouisme est d'abord une orthopraxie, et que l'on retrouve la « nature propre » de chaque caste. ***** IV. La nature hiérarchisée. La société humaine mise en ordre. Ce que la pensée brahmanique va donc rajouter à ce langage naturaliste (pour ce qui est de l’ensemble des espèces humaines en particulier), ce qui n’est nullement « écrit » dans la nature, c’est le jugement de pureté relative porté sur les pratiques et comportements, qui ordonne l’ensemble des humains selon une hiérarchie du plus pur au plus impur, du supérieur à l’inférieur, du plus digne au plus indigne. Le modèle naturel s’idéologise immédiatement, il est le fondement d’un jugement de valeur : dans la nature, le tigre carnivore n’est pas « supérieur » au mouton ; il est simplement « plus fort ». Puisque ces espèces humaines demandent qu’on leur dise la loi et qu’on leur interdise le mélange que leur corps naturel ne sait pas éviter, une série de règles et de prescriptions doivent permettre d’éviter la pollution du plus pur par le plus impur ; toutes visent à ce but : préserver chacun dans son être, c’est-à-dire garantir le bon ordre de la société – ce Hindu Social Order, bien nommé par Ambedkar, fondé par les Brahmanes et légitimé, sacralisé, par la révélation. Voici les domaines privilégiés de ces règles. IV.1. La nourriture. Les conditions de la commensalité. Deux principes fondamentaux : - ce qui rentre dans le corps doit être pur ; - cuire un aliment, c’est se l’approprier, lui communiquer quelque chose de votre propre nature, de votre propre (im)pureté statutaire (de caste) ou organique et temporaire (impureté du deuil, des règles). Cela entraîne : - on mange « chez soi », « entre soi » (parents, caste) ; - on accepte ce qui a été cuit par un supérieur ; - on refuse ce qui a été cuit par un inférieur. Mais on nuance : mode de cuisson (« frit » / bouilli – pour traduire l’opposition du Hindi, pakkâ / kaccâ, qui, de manière plus générale oppose le parfait à l’imparfait). On peut se limiter à la boisson. Les fruits et légumes sont achetables à leurs producteurs et consommables par tout le monde (heureusement : sinon l’on mourrait de faim …) ; - le riz cuit par le Brahmane a la pureté du Brahmane. Tout un chacun peut le manger, qui se reconnaît statutairement plus impur que lui (les artisans de l’Inde du Sud, Orfèvres en particulier, s’y refusent ; donc ils déclarent ne pas tout accepter du Brahmane, mais cela ne convainc qu’eux-mêmes). Par conséquent, la profession de cuisinier est par excellence celle des Brahmanes (ou, plus exactement de castes de Brahmanes de statut relativement bas) – qui ne cuisinent, bien sûr, que végétarien ; - dans les prestations de service : il existe une rétribution en nature par les « patrons » de caste inférieure à celle de leurs dépendants (le Brahmane, par exemple) appelé de manière intéressante svayampakam (skt. « (à) cuire soi-même »). Le Blanchisseur, 17 . Voir M-C. Saglio, « Le corps stigmate : le cas des travailleurs du cuir hindous au Maharashtra », dans V. Bouillier et G. Tarabout, Images du corps dans le monde hindou, Paris, CNRS éditions, 2002, chapitre 13. 11 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. reçoit en rétribution, du riz cuit par ses patrons des castes supérieures à la sienne, et refuse fort souvent de laver le linge des Intouchables (qui ont souvent leurs propres castes de Blanchisseurs, Intouchables de « très bas » statut). Dans tous les cas, l'ordre social hindou ignore la convivialité, si essentielle à la société européenne. Il ignore « le plaisir que l'homme éprouve à manger en compagnie » qui était, pour le jeune naturaliste français Victor Jacquemont en Inde en 1831, un « instinct ». Or, écrivait-il, Cet instinct universel chez les peuples européens est, au reste, moins développé dans les autres races de l'espèce humaine […] : dans l'Inde, il n'existe plus à aucun degré, l'homme y mange comme la bête, solitaire et taciturne.[…] Les Hindous ignorent ce charmant plaisir de manger avec des amis. (Etat politique et social de l’ Inde du nord en 1830, Paris, Leroux – Masson, 1933 ; je souligne) La question concernant la commensalité ne peut donc se poser, quand il s'agit de dépasser les frontières de la caste, qu'à l'occasion de rites particuliers, comme le mariage ou certaines fêtes qui impliquent que l'on offre de la nourriture à d'autres. Et le vrai problème pour un hindou n’est donc pas de savoir qui il va « inviter », mais qui acceptera son invitation. Il y a quelques principes simples : - la nourriture doit être végétarienne. Sociologiquement, c'est la meilleure garantie pour qu'un maximum de gens des « bonnes » castes réponde à votre invitation ; - le cuisinier doit être d'un bon statut, non inférieur à celui de l’invité ; - l'invitant doit être d'un statut suffisamment élevé pour que, même les conditions précédentes étant réunies, on accepte d'aller manger ce qu'il offre ; - les castes ne doivent pas être mélangées ; elles sont donc servies, dans un ordre statutaire hiérarchique décroissant, aussi bien dans l'espace (en s'éloignant du foyer, de la cuisine, lieu réservés aux gens purs, de la caste ou au-dessus, et qui exclut les femmes qui ont leurs règles18) que dans le temps (services différents). Les lignes séparées où s'asseyent les différentes castes invitées, s'appellent en Hindi pankti. Les femmes sont toujours servies après les hommes. Si l’on pose la question du café (ou du restaurant), lieu public que la loi déclare ouvert à tous, une manière de contourner celle-ci est l’instauration du système des « deux verres », l’un étant réservé aux Intouchables, qui ne peuvent boire dans l’autre. L’utilisation de gobelets en plastique vient résoudre la contradiction entre la loi et la pratique (cf. supra, « les récipients alimentaires » (III.I.2). Le code alimentaire est l’expression la plus directe des relations hiérarchiques intercastes. IV.2. Coucher ensemble, mais non manger ensemble. Un grand principe de la société hindoue, et qui a survécu au Népal dans le Muluki Ain (code officiel en vigueur jusqu’en 1963 fixant la hiérarchie des castes – en explicitant la raison de leur statut actuel – et les relations autorisées ou interdites entre elles) : les relations 18 L’unité familiale endeuillée ne peut cuisiner chez elle. Elle doit se faire nourrir ailleurs, tant que l’impureté du deuil n’a pas été rituellement ôtée. 12 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. sexuelles entre castes peuvent être acceptables sous trois conditions ; les deux premières sont clairement données dans le varnasamkâra des Lois de Manu : - que l'homme soit de caste supérieure (c'est le principe de l' anuloma) ; - que l'écart ne soit pas trop grand ; - qu'il n'y ait pas de relation alimentaire entre les amants ; ce qui veut dire : l'homme ne doit pas manger la cuisine de la femme. Autrement dit : on peut partager le lit mais non la table. Et il faut rajouter une autre condition, qui est de l’ordre du fait mais non du principe : qu’il n’y ait aucune opposition physique à cette pratique des hommes des castes dominantes d’aller chercher une maîtresse dans les castes inférieures, ce qui, en de nombreuses régions de l’Inde, est une pratique quasi institutionnalisée. IV. 3. Le connubium. On l'a compris : le mariage n'est possible qu'entre individus de même statut. Plus précisément encore : entre individus de même nature, de même svabhava, de même « espèce ». Car, ce qui est en jeu essentiellement, est le statut et la « nature » des enfants qui en seront issus : « le même produit le même » (Buffon). A l'intérieur de la caste, il peut y avoir différences de statut. Pourvu que soit respecté le principe d'anuloma, une lignée de statut inférieur peut donner une femme à une lignée de statut supérieur (chez les Rajputs, par exemple). Dans l'Inde du Sud, où se pratique le mariage entre cousins croisés (échange généralisé, échange restreint) ce principe est peu ou pas présent. L'inégalité des statuts s'y affirme lors du mariage : les preneurs sont supérieurs aux donneurs – et c'est le kanyâdâna des textes sanskrits : la femme et les biens doivent toujours aller dans le même sens ; le brideprice (« prix de la fiancée ») est dévalorisé, c'est une pratique des basses castes, qui disparaît très vite, avec la généralisation de la dot (dowry), à l’imitation des bonnes castes, avec tous les malheurs qui s’en suivent pour les jeunes femmes dont la famille ne peut payer ce qui a été promis. De mariages institutionnalisés, reconnus entre castes, on ne connaît quasiment qu’un exemple : au Kerala, celui des cadets Nambudiri (Brahmanes, à filiation patrilinéaire), qui « épousent » des femmes Nayar (caste dominante de Sûdras, à prétention de Ksatriyas, matrilinéaire). Les enfants seront Nayars. L. Dumont a bien montré qu’il s’agit d’un « second » mariage, le premier étant rituel et symbolique. IV. 4. La distance spatiale. Le pur doit éviter l’impur. Ici se montre la place de la force dans le système. Document II. La distance spatiale représentée par Elisée Reclus (1883). La Nouvelle géographie universelle d’Elisée Reclus (vol. VIII, l’Inde et l’Indochine, 1883, Paris, Hachette, p 669) présente une figure qui montre bien, ce qu’il ne faut jamais oublier, que la hiérarchie des castes est un continuum et qu’elle parcourt toute la société : chacun a toujours des plus ou moins purs que lui ou, à défaut, refuse les prétentions de quelques uns à lui être supérieurs. Ce n’est que par une simplification hâtive, peut-être pédagogiquement utile, que l’on se réfère toujours aux deux extrêmes, les Brahmanes et les Intouchables – et il est vrai qu’il existe une « barrière de l’intouchabilité » qui accentue l’indignité de ces derniers par rapport à celle (toujours relative) des autres castes. Cet exemple a la vertu de faire apparaître ce que les règles alimentaires ne montrent ou ne demandent pas, mais que les relations sexuelles intercastes nous ont déjà indiqué : la nécessité de la force en certains endroits de ce système pour qu’il puisse perdurer. Personne ne peut être contraint d’accepter une nourriture dont il ne veut pas. Le forcer à le faire est une agression physique, de l’ordre du viol. En revanche, pour que les 13 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. distances soient respectées, il faut un consensus, une intériorisation du système et de ses règles. Un Intouchable peut parfaitement décider de traverser le quartier des Brahmanes, qu’il va polluer, si personne ne l’en empêche – il en va de même s’il désire entrer dans un restaurant des bonnes castes (végétarien) ; ou pénétrer dans un temple, pour y rendre un hommage au dieu et lui apporter son offrande19 ; ou puiser de l’eau dans le puits d’un quartier des hautes castes, eau meilleure que celle de « son » puits20. Dans tous ces cas, le droit, la loi, sont avec lui. La force seule peut, dans ces cas, le « remettre à sa place », dans l’irrespect de la loi. Et c’est ce que la presse et les organisations de Dalits rapportent de plus en plus souvent, sous le titre de « atrocities against Untouchables »21. Sinon, il faut renoncer à cette expression spatiale, s’incliner devant la loi, ou considérer que ce registre n’est plus pertinent. Il est évident que sur les trottoirs de Bombay ou dans les autobus de Delhi Brahmanes et exIntouchables se côtoient journellement22. A tous ces problèmes qui rendraient la vie impossible, une seule solution : le bain –soyons précis : la douche – qui est le plus immédiat et accessible des rituels de purification, heureusement nombreux… ***** Conclusion. Tout cet exposé est organisé de telle sorte que l'on accède à la compréhension de la société hindoue, de « l'ordre social hindou », à travers les catégories indigènes, d’origine brahmanique. Si les « clés pour l'hindouisme » ne sont pas des passe-partout, si l'ethnologue doit faire son « inventaire », il n'en reste pas moins que c'est un accès privilégié délibérément choisi pour comprendre cette société, qui ne passe pas d'abord par les catégories occidentales, qui se refuse à les plaquer sur une réalité sociologique qui a son caractère propre – et sans doute unique. Ce caractère propre, c'est aussi une mentalité – ce que Durkheim appellerait une psychologie sociale spécifique – présente dans toute la société, que l'on dise l'assumer ou qu'on la refuse, et qui perdure au-delà des réformes institutionnelles et d’une « mondialisation » qui, pour l'instant, n'atteint directement que les couches les plus urbaines, les plus bourgeoises, et nécessairement encore limitées : l'Inde des villages existe encore ! Cet exposé des principes du système et de leurs implications, y compris les plus quotidiennes et les plus triviales n’ignore pas que le système s’adapte. Mais il ne faut pas croire (ou faire croire) qu’il a disparu23. Les résistances sont fortes, malgré les lois. Les 19 Voir l’exemple cité en introduction, de l’Orissa, fin 2006. Il y a deux manières d’améliorer la condition matérielle des Intouchables, en ce qui concerne l’eau et la loi. Ou bien obliger les hautes castes du village à laisser les Intouchables puiser à leur puits – et non pas humblement présenter leur pot en attendant qu’une personne de haute caste veuille bien le remplir. Il est évident que c’est chercher une épreuve de force, pour imposer la loi. Ou bien creuser, aux frais de l’Etat, un puits dans leur quartier fournissant de la bonne eau. C’est alors éviter d’imposer l’égalité … Gandhi préférait la seconde solution, et il n’était (et n’est) pas le seul. 21 Cf. The Scheduled castes and the Scheduled Tribes (Prevention of Atrocities) Ac, 1989. On se reportera au chapitre XXI de L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours (sous la direction de C. Jaffrelot, Paris, Fayard, 2006), pour les résultats d’enquêtes récentes sur ces discriminations qui sont encore monnaie courante. Le site internet www.Ambedkar.org recense quotidiennement tout ce qui concerne les Intouchables dans la presse indienne anglophone (encore consulté le 21 janvier 2012). 22 Sans parler du mode d’utilisation des auto (-rickshaw) en zone rurale, mode de transport le plus démocratique : hommes, femmes et enfants de toutes castes s’y entassent ; n’y échappent que ceux qui possèdent automobile ou moto, ou veulent payer pour y être seuls. 23 Il est courant maintenant de soutenir que le système n’existe plus, quand on ne dit pas que c’était une pure invention de sociologues occidentaux. La différence faite ici entre le système des varna et la série des jâti, devrait montrer que cette prétention n’a pas de sens, ou est sans objet. 20 14 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. exclusions citées des Intouchables, le refus du remariage des veuves dans les castes des deuxfois nés, la dot (dowry), les mariages d’enfants et la continuation du mariage dans la caste arrangé par les parents en témoignent tous les jours. Ce système a de très bonnes raisons de se maintenir, à commencer par sa rigueur logique. Il est vrai que, et sans doute plus que beaucoup d’autres, ce système pourrait s’écrouler si plus personne – ensemble et d’un seul coup ! – n’y croyait. Nous en sommes loin, et Ambedkar l’avait très bien compris. Deux raisons me paraissent essentielles à son maintien : 1) ce système donne à chacun son identité. Tout être humain a une identité, grâce à laquelle il sait qui il est, comment il doit être, comment il diffère des autres, selon un ou plusieurs critères : le sexe, la nationalité, la religion, la langue, le « pays », la classe sociale (même si, fort souvent, il est de bon ton de l’ignorer : la bourgeoisie, en particulier, veut toujours nier son existence de classe, en Inde comme ailleurs dans les pays industrialisés) …En Inde, la caste, la conscience de caste reste le centre de cette identité et constitue l’ obstacle majeur à la construction d’une conscience de classe ; 2) sur la base de la / des caste(s), se joue de plus en plus le jeu politique : alliance de castes de statuts voisins et d’intérêts économiques communs, qui constitue la manifestation d’une conscience de classe en formation – mais contrairement au discours « post-moderne », la caste ne se réduit pas davantage aujourd’hui à la classe que les marxistes ne l’avaient cru dans les années cinquante. Les Other Backward Classes constituent un panier d’un mélange douteux, mais qui exprime d’abord les revendications et intérêts des castes dominantes de statut moyen (« bons » Sûdras qui contrôlent de plus en plus la paysannerie par leur propriété foncière et leur pouvoir industriel et financier qui s’affirme) contre ce qui est encore en bien des domaines le pouvoir des castes de haut statut et, tout en même temps, une résistance contre les revendications et les quelques acquis politiques et économiques des Dalits. Cette tendance à l’unification politique de groupes aux intérêts voisins n’empêche pas la concurrence et la différenciation politiques affirmées, comme le montre l’exemple des Kurmis de l’Uttar Pradesh24. L’unification politique des ex-Intouchables, à travers des partis de Dalits, est loin d’être réalisée et les « atrocities » contre eux continuent en grand nombre, non suffisamment expliquées par leurs progrès – très légers – dans les domaines de l’éducation, de l’emploi public, de la propriété foncière ou de la représentation politique. En l’état, ils continuent à être la cible privilégiée des autres castes, moyennes ou hautes, dans leurs luttes pour les pouvoirs économique, politique et administratif. On ne peut trop vite écarter les explications par la mentalité spécifique que génère le système, par la hiérarchie des dignités, qui se traduit par l’exclusion des Intouchables de divers lieux, du fait de leur impureté extrême, telle que nous l’avons rapportée. ***** 24 Article de The Hindu du 15 février 2002 : les Yadavs (Sûdra, caste dominante), ont leur Samajwadi Party, les Jatav (ou Chamar, Intouchables) ont le Bahujan Samaj Party, les Brahmane, les Baniya (Vaisya, commerçants) et les Thakurs (Sûdra, autre caste dominante) le Bharatiya Janata Party (BJP). Les Kurmi (Sûdra, autre caste dominante de l’U. P. oriental, très importants dans le Bihar voisin) se regroupent autour de leur Apna Dal en abandonnant BSP et BJP. De plus en plus souvent, les castes de statut moyen tendent à fonder leur propre parti, pour essayer de défendre eux-mêmes leurs intérêts. Un exemple récent est la création (2008) du Praja Rajyam Party (PRP), par un Kâpu (K. Chiranjeevi) pour défendre cette caste, l’une des trois castes dominantes de l’Andhra Pradesh contre les deux autres, qui ont également « leur » parti : Les Kamma, le Telugu Desam Party (TDP) ; le Congress Party (Indira) pour les Reddi, qui sont, de beaucoup, la caste la plus puissante d’Andhra. Chaque caste est, par ailleurs, dominante dans une des trois régions qui constituent l’Etat de l’Andhra Pradesh. 15 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. Appendice I Il faut encore connaître trois ensembles de représentations de l’idéologie et des textes brahmaniques, fort importants aussi. 1. Les quatre âsrama, « étapes de la vie ». Tout deux-fois-né (mâle) – et lui seul – voit sa vie organisée en quatre étapes successives. brahmacarin grhastha vânaprastha samnyâsin (l'individu « hors du monde ») L’ upanayana est le rite d’entrée dans l’état d’« étudiant brahmanique », qui est snataka (« baigné ») lorsqu’il quitte le maître qu’il a servi, chaste et célibataire ; « maître de maison » (grhastha), l’homme est marié, a des enfants, une vie active. Il peut se retirer (parfois avec son épouse) pour s’occuper de son salut, un peu en marge de la société, « ermite forestier » (vânaprastha). L’idéal est, ensuite, de rompre tout lien avec la vie mondaine, d’abandonner toute implication, mais aussi toute norme sociale, pour devenir ce « renonçant » (samnyâsin), au plus près de la réalisation de la délivrance (moksa). Si ce schéma organisant le cours de la vie est sans doute tardif et très idéal, il permet cependant de souligner l’opposition significative de l’homme dans le monde, le « maître de maison », impliqué et actif, et du « renonçant », qui s’éclaire par la série suivante de distinctions. On peut comprendre maintenant ce concept essentiel : le varnâsramadharma. Il implique pour chaque varna (mais aussi chaque jâti), un dharma propre. Est ainsi marquée l'absence de représentation d'une « espèce humaine unique » et, en même temps, d'une « nature » humaine unique : il y a des « natures » différentes, avec des pratiques, des coutumes, des manières d'être différentes. Hegel l'avait bien compris25. 2. Les purusârtha ou « fins (buts) de l’homme ». dharma artha kâma moksa le trivarga Chacun d’eux a une série de textes (les sâstra ou sûtra) qui les décrivent et définissent les règles concernant leur pratique26. 25 « Chaque caste a ses devoirs et ses droits particuliers ; les devoirs et les droits ne sont donc pas ceux de l’homme en général mais ceux d’une caste déterminée. Si nous disions par exemple, le courage est une vertu, les Indiens par contre disent : le courage est la vertu des Ksatriyas. D’une façon générale, l’humanité, le devoir humain, le sentiment humain, n’existent pas, il n’existe que les devoirs des diverses castes. Tout est pétrifié dans les différences… » (Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p 136 -Part I, le monde oriental, l'Inde). 26 En ce qui concerne l’Arthasâstra, la comparaison, toujours à l’honneur, avec Machiavel est doublement fausse. On oublie que Machiavel s’adresse au Prince fondateur et que l’Arthasâstra est préoccupé par le devoir du prince de protéger le dharma dans son royaume. 16 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. Ce sont les buts que le deux-fois né, selon son varna et son stade de vie doit poursuivre. Ils sont ordonnés hiérarchiquement, mais la philosophie est claire : tous les textes les présentent comme d’inégale importance, mais aucun de ces buts ne doit être ignoré : selon donc les points de vue, c’est-à-dire le sexe, le stade de la vie et le varna d’un individu, l’un ou l’autre doit être préféré, dans une adéquation des fins aux varna qui est très artificielle : au Brahmane le dharma, au Ksatriya l’artha (pouvoir et richesse), au Vaisya le kâma – comme à la femme : désir et jouissance. Charles Malamoud a excellemment étudié ces fins27 et l’inexactitude de ces adéquations brahmaniques, de même qu’il a mis en évidence, en particulier pour les séries de concepts que nous venons de présenter, la répétition dans les textes sanskrits de cette figure « 3 + 1 ». Il faut souligner, en outre et de manière très générale, le plaisir que prennent les pandits brahmaniques à mettre en relation terme à terme des séries composées d’un nombre identique d’éléments : il s’agit là d’une opération de classification prétendant en même temps dégager des relations signifiantes (en skt. sampad, traduit par Malamoud « principe d’isarithmie » et par A. Minard « congruence numérique »). 3. L’être au monde. karman et samsâra. On ne peut manquer de mentionner ces deux concepts fortement liés ensemble, qui ont une grande importance, puisqu’ils sont l’explication brahmanique de la situation de chaque être vivant ici-bas, en tant qu’il appartient à un sexe et à une jâti – aussi bien animale qu’humaine –, étant entendu qu’un être-animal ( vache, chien …) est aussi la sanction d’un comportement, dans une vie antérieure, vertueux ou non (id est « correct » ou non), dans l’observance de son varnâsramadharma. Outre les significations du terme karman dans les langues modernes, (hindi karm : « travail »), il faut retenir d’abord qu’il désigne le résultat des actes des vies passées, comme de la vie actuelle. Mais on opposera deux conceptions de l’être au monde auxquelles on ne prête pas assez attention : Explication classique : la métensomatose (samsâra) ; « la faute à Ego ». Il reste une possibilité de responsabilité individuelle : mes actes dans cette vie peuvent déterminer ma prochaine renaissance. Au bout : la délivrance possible (très lointaine !). Explication populaire : sur le mode de la transmission par la descendance. « La faute à l'ancêtre ». Les mythes d'origine des castes en témoignent. C'est une condamnation définitive à être ce que l'on est et ce que seront vos enfants nés dans votre caste. ***** 27 « Sémantique et rhétorique dans la hiérarchie hindoue des ‘buts de l’homme’ », article de 1982, chapitre 6 de Cuire le monde, Paris, Editions la Découverte, 1989. 17 Olivier Herrenschmidt. Introduction à la société hindoue. Janvier 2012. L.O. Appendice II Petit glossaire utile à la compréhension de la société hindoue28 Les Brahmanes ont codifié l’ensemble du système social hindou dans des textes rédigés en sanskrit à des dates souvent incertaines et divisé cette société en classes ou états (varna) et en castes (jati). Les 4 Veda et les textes qui leur sont immédiatement rattachés, constituent ensemble « le Veda », considéré comme « révélé » (c’est la shruti). Un autre ensemble de textes, d’une autorité moindre mais essentiels à la tradition brahmanique et à l’« ordre social hindou », constituent la smriti. Parmi eux, les traités normatifs de dharma (dharmasutra, dharmashastra) qui enseignent et codifient l’ordre de l’univers et de la société. Le plus célèbre d’entre eux est la Manusmriti, Lois de Manou (où nous est expliquée l’apparition des jatis). Il y a 4 varna, rangés hiérarchiquement (de haut en bas) qui constituaient la société des Aryas : - les Brahmanes (connaisseurs des textes et des rituels. Ils se parent facilement du titre de pandit (« érudit »). - les Kshatriya (guerriers et souverains traditionnels, peu nombreux dans l’Inde contemporaine). - les Vaishya (quelques grandes castes de marchands et commerçants, comme les Marwari). Ces trois varnas supérieurs sont qualifiés de « deux-fois-nés » (dvija), les hommes ayant droit avant leur mariage à un rituel d’initiation qui leur donne accès à la connaissance du Veda et à la pratique des rituels domestiques quotidiens, ainsi que le droit de porter le « cordon sacré » (upavîta en sanskrit). C’est la conduite de vie de ces trois varna que règlent les textes de dharma. Les Shudra n’y sont présents que négativement : ce qu’il leur est interdit de faire. - Les Shudra. Non dvija, appartiennent à la société des Aryas et leur fonction, selon les shastra est de servir les précédents. La majorité des castes actuelles appartient à ce varna, dont les « castes dominantes », qui ont le pouvoir local ou régional (comme les Jat dans l’Inde du Nord). En plus des castes appartenant à ces 4 varna (dites sa-varna et que l'on appelle aussi Caste Hindus dans le langage politique qui conserve la double connotation ancienne de ce terme) il y a les Scheduled Castes, celles des ex-Intouchables (dites a-varna : sans ou hors varna). Les S.C., comme les S. T. (Scheduled Tribes) sont des groupes « répertoriés » officiellement, pour bénéficier de quotas (reservations) d’emploi dans les services publics et dans l’enseignement. Tout hindou, sa-varna ou a-varna, appartient donc, par sa naissance, à une caste (jati). 28 Repris de « l’impossible Code civil des Indiens », dans R. Jamous et R. Bourqia éds., Altérité et reconstruction de la société locale, 2008, Paris, Aux lieux d’être, pp. 159-202. 18