Liberté syndicale et développement économique

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Liberté syndicale
et développement économique
41965
Liberté syndicale
et développement
économique
Guy Caire
Bureau international du Travail
Genève
Copyright © Bureau international du Travail 1976
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ISBN 92-2-201455-3
Première édition 1976
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Imprimé par les Imprimeries Réunies, Lausanne, Suisse
AVANT-PROPOS
Le titre même du présent ouvrage et la personnalité de son auteur 1 n'appelleraient pas normalement d'explications. Si quelques mots nous paraissent
cependant nécessaires, c'est afin de le situer par rapport aux activités et aux
préoccupations de l'Organisation internationale du Travail.
Pour l'Organisation internationale du Travail, la liberté syndicale n'est
pas simplement un sujet parmi tant d'autres. Elle a été dès sa création et reste
plus que jamais un de ses objectifs fondamentaux. Condition essentielle pour
que les travailleurs puissent défendre efficacement leurs intérêts et, plus généralement, pour que leur participation à la vie économique et sociale ait une
réelle signification, la liberté syndicale a été affirmée dans les textes constitutionnels de l'OIT et consacrée dans certaines des conventions les plus importantes — et du reste les plus largement ratifiées — de l'Organisation. Pour
contribuer à sa protection et à sa promotion, un mécanisme spécial a été mis
sur pied depuis vingt-cinq ans et est largement utilisé, en plus du système
général de contrôle de l'OIT qui s'attache aussi à suivre régulièrement l'application des conventions adoptées dans ce domaine. L'importance et la « valeur
universelle » des principes de la liberté syndicale ont été fréquemment — et
encore récemment — réaffirmées dans des résolutions adoptées par la Conférence générale aussi bien que par les conférences régionales des Etats Membres
(d'Afrique, d'Amérique, d'Asie et d'Europe) de l'OIT et dans des appels lancés
par ces conférences à tous les pays pour la pleine application de ces principes.
Cependant, si aucune voix discordante ne s'élève lorsqu'il s'agit de proclamer ces principes, les difficultés commencent avec leur mise en œuvre. Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est sans doute dans le domaine de la liberté
1
Guy Caire, professeur de sciences économiques à l'Université de Paris-Nanterre, est
l'auteur de nombreux ouvrages et articles consacrés notamment à des questions relevant de
la planification, de l'industrialisation, des relations de travail, du syndicalisme et de l'emploi.
v
Liberté syndicale et développement économique
syndicale, où les conventions existantes ont été le plus ratifiées et les procédures
de contrôle le plus développées, que l'application de la norme a rencontré les
obstacles les plus sérieux. Mais cela ne doit étonner qu'à première vue. Les
droits syndicaux sont si étroitement liés à l'organisation de la société, aux
libertés publiques et, plus généralement, à la vie de la nation qu'il est inévitable
qu'ils soient affectés par les conceptions et les structures nationales, souvent
même par les vicissitudes de la politique intérieure.
Les problèmes qui ont ainsi entravé, dans de nombreux pays, la mise en
œuvre de la liberté syndicale ont été d'ordre et d'importance très différents.
Il en est un que l'on voit souvent invoqué — et pas seulement à propos de la
liberté syndicale — et qui tantôt est plus ou moins clairement formulé et tantôt
transparaît en filigrane au cours de discussions sur l'application des conventions
de l'OIT. Il s'agit des relations qui peuvent exister entre la liberté syndicale
et le développement économique. La liberté syndicale serait-elle une entrave
au développement économique? Devrait-on alors accepter qu'elle soit restreinte,
voire supprimée, pour faire face aux nécessités du développement? Ou, inversement, le ralentissement du développement devrait-il être le prix du respect
de la liberté syndicale?
Pour sa part, l'OIT a estimé qu'on ne devrait pas s'enfermer dans un tel
dilemme. Et qu'il s'agit même, dans une large mesure, d'un faux problème.
A ses yeux, il ne saurait être question de sacrifier ni le développement économique ni la liberté syndicale. Un développement économique soutenu a toujours été considéré comme un important facteur du progrès social, mais le
développement économique n'est pas une fin en soi: il constitue un moyen
dont il ne faut pas perdre de vue les finalités sociales et humaines. Cette thèse,
que l'OIT a longtemps soutenue, a été appuyée, en 1970, par l'Assemblée
générale des Nations Unies lorsque, en adoptant la Stratégie internationale pour
la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement, elle y a insisté
sur les objectifs sociaux du développement et a même rapporté l'économique
au social. Il devrait donc être possible, et des voix autorisées l'ont souvent
souligné, de concilier les besoins du développement avec le droit des individus
de vivre et de se développer dans la liberté et la dignité.
Mais cela, pourra-t-on dire, ne constitue que de belles généralités et une
vue trop idéaliste des choses. Qu'en est-il réellement des rapports entre la
liberté syndicale et le développement économique? Qu'y a-t-il de vrai dans ce
qu'on entend dire de leur incompatibilité?
Une étude scientifique et objective de la question nous a donc paru s'imposer. L'objet de cette étude est d'apprécier la réalité et éventuellement les dimensions d'une objection qu'on oppose parfois aux principes de la liberté syndicale et de pouvoir ainsi, soit démythifier l'objection, soit envisager les moyens
propres à la surmonter. Il est, en définitive, de contribuer, par une meilleure
VI
Avant-propos
connaissance du problème, à une plus large application d'une norme sur la
liberté humaine à laquelle l'OIT demeure toujours fermement attachée.
Le sujet est, on le voit, d'importance et va au cœur de questions essentielles
de politique sociale. Il touche, plus généralement, l'efficacité de l'action menée
par la communauté internationale pour la protection des droits de l'homme,
et cela à la veille de l'entrée en vigueur des Pactes internationaux relatifs aux
droits de l'homme de 1966. Aussi sommes-nous heureux que le professeur
Guy Caire, dont la compétence dans les sciences économiques et sociales est
bien connue, ait accepté de s'en charger. Dans un sujet aussi controversé, et
qui est traité pour la première fois de manière aussi approfondie, les lecteurs
lui seront certainement, comme nous-même, reconnaissants des lumières qu'il
a apportées. Il a écrit cette étude en pleine liberté quant à la méthodologie
suivie et aux conclusions auxquelles il a abouti. Il n'exprime aucune doctrine
officielle, encore que nous soyons disposé à souscrire à plusieurs de ses
conclusions. On peut cependant fort bien concevoir que d'autres opinions puissent aussi exister. Peut-être même serait-il utile d'organiser un jour une large
discussion de ce problème. A ce stade, il fallait ouvrir le débat, explorer un
terrain qui n'est pas sans embûches, clarifier des problèmes qui suscitent parfois
la passion, et le faire de manière sérieuse et indépendante. Nous tenons à
remercier le professeur Caire d'y être parvenu.
Nicolas VALTICOS,
chef du Département
des normes internationales du travail,
Bureau international du Travail.
VII
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
v
Introduction
1
Objet
1. Les consensus
2. Les controverses
Orientations
1. Le champ géographique
2. Le champ historique
3. Le champ méthodologique
4. Plan de l'étude
1. Le cadre de l'analyse
1
1
3'
4
5
1011
11
15:
A. La liberté syndicale
15
1. Repères
a) Textes
b) Procédures
2. Analyse
a) Eléments constitutifs
b) Rapports avec le développement économique
B. Le développement économique
1. Distinctions nécessaires
a) La croissance
b) Le développement
2. Conséquences
a) Pour la théorie économique
b) Pour la politique économique
c) Pour la liberté syndicale
1515
17'
19
19
23
25
252527
28.
28
30'
32.
IX
Liberté syndicale et développement économique
2. La problématique du débat
A. Le constat empirique
1. L'histoire institutionnelle
a) Les textes
b) L'esprit des textes
2. L'histoire statistique
a) Premier test
b) Second test
B. L'analyse économique
1. La thèse macro-comptable
a) Les arguments
b) Validité des arguments
2. La thèse structuro-fonctionnelle
a) Première variante
b) Deuxième variante
3. Les implications politiques
A. L'offre
1. Incidences sur le volume de l'offre
a) Les formes de la protestation ouvrière
b) La prise en charge par les instances syndicales
c) Les obstacles à cette prise en charge
2. Conséquences pour la liberté syndicale
a) Atteintes au droit de grève
b) Efficacité des mesures de réglementation
36
38
38
40
44
44
50
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54
55
58
61
62
65
71
73
73
74
76
77
85
86
91
B. La demande
1. Les politiques des salaires dans les pays en voie de développement
a) Les objectifs
b) Les moyens
2. Efficacité des politiques des salaires
a) La structure des revenus
b) Les mécanismes de détermination des salaires
96
97
97
102
109
109
110
C. Le processus de développement
116
1. Les objectifs
a) Analyse d'histoire quantitative
b) Analyse typologique
c) Analyse idéologique
2. Les moyens
a) Politique active de main-d'œuvre
b) Politique des relations professionnelles
x
35
116
117
118
123
127
128
129
Table des matières
Conclusion
A. Les acquis de la recherche
1. Les concepts
2. Les débats
3. Les politiques des relations professionnelles
B. Le rôle des normes internationales
1. Influence juridique
2. Rôle éducatif
3. Promotion des normes internationales grâce à l'assistance technique
4. La recherche de nouvelles normes internationales
Annexe: Liste des ouvrages et articles cités
137
137
137
138
140
143
143
146
149
155
159
LISTE DES TABLEAUX
1. Répartition des différents types de relations professionnelles par région
2. Principes et formes des protestations de groupe et attitudes de l'élite à leur
égard
3. Combinaisons possibles des concepts de liberté syndicale et de développement
4. Grande-Bretagne: Revenu national global et par habitant, 1688-1846 . .
5. Royaume-Uni: Revenu national global et par habitant, 1800-1902 . . .
6. France: Produit matériel total et par habitant, 1701-1904
7. France: Croissance annuelle du produit matériel aux différentes étapes de
l'histoire syndicale
8. Etats-Unis: Taux de croissance décennal du PNB et part de la formation
du capital dans le PNB, 1834-1953
9. Etats-Unis: Taux de croissance à long terme du PNB réel, global et par
habitant, 1800-1953
10. Relation entre la croissance des syndicats et la situation économique . .
11. Formes de la protestation ouvrière selon le degré de motivation des travailleurs
12. Répartition de la main-d'œuvre par secteurs d'activité
13. Espagne: Evolution des formes de manifestation du mécontentement
ouvrier, 1963-1968
14. France et quelques pays d'Afrique: Répartition professionnelle en pourcentage de la main-d'œuvre salariée et indices des revenus des salariés. .
15. Répartition en pourcentage des différents types de régimes des droits de
l'homme, 1946-1967
16. Répartition des régimes selon Haas et selon Cox-Jacobson, pays s u r développés, 1945-1947, 1948-1951, 1952-1955, 1956-1960 et 1961-1968 . .
17. Résumé des politiques économiques préconisées par les élites de l'industrialisation sur les options essentielles
18. Conséquences pour les travailleurs et les employeurs des politiques adoptées par les élites de l'industrialisation
19. Les syndicats et les élites de l'industrialisation
8
25
34
45
47
47
48
49
49
54
75
79
92
113
118
118
120
122
130
XI
Liberté syndicale et développement économique
20. Légitimité et autorité des conventions de TOIT, 1927-1964
21. Légitimité et autorité des conventions de l'OIT pour différents types d'Etats
Membres
148
149
LISTE DES FIGURES
1.
2.
3.
4.
5.
XII
Grande-Bretagne: Effectifs syndicaux et production par habitant, 1900-1960
France: Effectifs syndicaux et indice du PIB, 1910-1970
Etats-Unis: Effectifs syndicaux et production réelle, 1910-1965
Demande de travail et hausses de salaire
Déplacement de la courbe de productivité marginale en cas de réinvestissement des profits dans l'hypothèse d'une offre illimitée de travail . .
51
52
53
63
64
INTRODUCTION
Dans toute recherche, il convient de définir la problématique dans laquelle
on entend se situer et la méthode de travail qu'on envisage d'adopter. Cette
étude sur la liberté syndicale et le développement économique ne saurait
échapper à ces règles. Aussi devra-t-on en définir successivement l'objet et
les orientations.
OBJET
L'observation la plus banale permet de constater que, si un large accord
semble au premier abord caractériser l'attitude des différents partenaires
sociaux à l'égard de la nécessité de la liberté syndicale, les comportements
pratiques sont plus incertains: débats et controverses ne manquent pas d'être
soulevés quant à l'interprétation des rapports qu'on peut découvrir entre le
principe de la liberté syndicale et les exigences du développement économique.
1. Les consensus
D'une part, en effet, une enquête internationale telle que l'étude d'ensemble
de l'application des conventions sur la liberté syndicale et sur le droit d'organisation et de négociation collective faite en 1973 par la Commission d'experts
pour l'application des conventions et recommandations, conformément aux
articles 19, 22 et 35 de la Constitution de TOIT1, témoigne d'un large consensus
quant à l'acceptation de la liberté d'organisation syndicale et de la pratique
1
BIT: Liberté syndicale et négociation collective, Conférence internationale du Travail
(CIT), 58e session, 1973, rapport III, partie 4B. Voir aussi idem: La liberté syndicale: une
étude internationale (Genève, 1975).
1
Liberté syndicale et développement économique
de la négociation collective 1. De plus, considérée comme un droit fondamental,
la liberté syndicale a souvent, dans nombre de pays, y compris parfois dans
certains de ceux qui n'ont pas ratifié lesdites conventions 2, une valeur constitutionnelle.
Bien plus, toute une série de pratiques semblent devoir donner un contenu
concret à la formule, audacieuse à l'époque, de la Déclaration de Philadelphie
suivant laquelle «la liberté d'expression et d'association est une condition
indispensable d'un progrès soutenu » 3. En effet, le lien entre liberté syndicale
et développement économique est ensuite établi par la mise en place de méca1
Quatre-vingts Etats avaient ratifié la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la
protection du droit syndical, 1948, alors que lors de la dernière étude d'ensemble, en 1959,
ils n'étaient que trente-six à l'avoir fait. De même, durant cette période de 1959 à 1973,
le nombre des Etats ayant ratifié la convention (n° 98) sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949, est passé de quarante à quatre-vingt-treize. A la fin de 1975, le nombre
de ratifications était de quatre-vingt-deux et quatre-vingt-seize, respectivement, pour les
conventions n os 87 et 98.
2
C'est le cas par exemple: pour la Colombie, où le droit d'association est consacré par
l'art. 44 de la Constitution; pour El Salvador, avec l'art. 191 de la Constitution; pour les
Etats-Unis, où les garanties prévues par la convention n° 87 sont assurées par les premier,
quatrième et quatorzième amendements à la Constitution; pour Haïti, où le droit d'association est évoqué aux art. 24, alinéa 1, et 32 de la Constitution; pour l'Indonésie, où le principe
de la liberté syndicale figure dans l'art. 28 de la Constitution; pour le Maroc, où le même
principe figure à l'art. 9 de la Constitution du 10 mars 1972; pour la Turquie, où le droit
d'association est reconnu par l'art. 46 de la Constitution; pour le Venezuela, avec l'art. 72
de la Constitution; pour le Zaïre, avec l'art. 17 de la Constitution. Dans d'autres pays, sans
avoir valeur constitutionnelle, le droit d'association est reconnu, avec parfois, il est vrai,
certaines restrictions, par le Code du travail: il en est ainsi en Irak (art. 159), en Malaisie
(ordonnance de 1959 sur les syndicats professionnels et loi de 1967 sur les relations professionnelles), à Singapour (art. 17 de la loi sur l'emploi et art. 78 et 79 de la loi sur les relations
professionnelles), en Zambie (loi de 1971 sur les relations professionnelles). Par conséquent,
plusieurs pays qui, pour l'instant, n'ont pas encore ratifié les conventions n° 87 ou n° 98
donnent cependant largement effet à leurs dispositions.
8
Le rôle actif et constructif des organisations professionnelles dans le développement
économique et social est reconnu par une série d'instruments et de normes internationales:
la recommandation (n° 113) sur la consultation aux échelons industriel et national, 1960,
préconise ainsi la consultation et la collaboration des organisations professionnelles en vue
« de développer l'économie en général, ou certaines de ses branches, d'améliorer les conditions de travail et d'élever les niveaux de vie » (paragr. 4); la résolution sur la conception des
méthodes démocratiques de programmation et de planification pour le développement économique et social, adoptée en 1964 par la Conférence internationale du Travail, va dans le
même sens en « considérant que, dans les pays en voie de développement, une programmation
et une planification économiques et sociales conformes aux conditions et exigences spécifiques
de chaque pays sont essentielles à leur croissance économique et à leur progrès social rapides »
et en « considérant que la réalisation des objectifs de la programmation démocratique et de
la planification démocratique en matière de développement économique et de progrès social
a pour condition indispensable l'établissement, conformément aux principes et objectifs de
l'Organisation internationale du Travail, d'organes et de procédures efficaces pour la consultation effective des organisations libres et indépendantes d'employeurs et de travailleurs et
leur participation aux fins de l'élaboration et de la mise en œuvre de tels programmes et
plans »; la résolution concernant la participation sociale au processus de développement,
adoptée par la neuvième Conférence des Etats américains Membres de l'OIT à Caracas en
1970, ou celle concernant la liberté d'association pour les organisations de travailleurs et
d'employeurs et leur rôle dans le développement social et économique, adoptée par la septième Conférence régionale asienne à Téhéran en 1971, vont aussi dans le même sens.
2
Introduction
nismes de participation à la planification que, dans de nombreux pays, on peut
observer à différents niveaux : ceux de la nation, du secteur, de la région, de la
localité ou de l'entreprise *.
Par conséquent, au premier abord, il semblerait bien que la philosophie
sociale, à travers toute une série de concepts (paritarisme, concertation,
consultation, participation, etc.), consacre l'idée que le développement doit
faire l'objet d'un débat susceptible de déboucher sur une entente entre partenaires sociaux librement organisés.
2. Les controverses
Mais, d'autre part, une observation plus attentive des réalités quotidiennes
montre que l'accord, sur le plan des principes, est moins total qu'il ne le paraît
et, sur celui des implications pratiques à en déduire, encore beaucoup moins
ferme. Quelques exemples permettent de le montrer.
D'un côté, certains théoriciens n'hésitent pas à affirmer que, pour les pays
sous-développés au moins, la liberté syndicale peut constituer un obstacle
au développement économique. Sans faire état pour l'instant des différents
arguments que nous aurons plus loin à examiner en détail et qui sont susceptibles de venir étayer pareille affirmation, l'essentiel de la thèse défendue est
qu'il existerait un conflit entre les exigences de la croissance et celles de la
démocratie, en ce sens que la liberté syndicale devrait être limitée par les gouvernements des pays qui entendent promouvoir le développement économique 2.
Cette contradiction devrait conduire les gouvernements des pays sous-développés à restreindre la liberté d'association et/ou la liberté de négociation, par
conséquent à aménager les dispositions des conventions nos 87 et 98.
D'un autre côté, sans remettre en cause les principes auxquels ils ont donné
leur adhésion, les gouvernements de certains pays en voie de développement,
soucieux d'éviter toute dispersion des efforts et d'aménager au mieux le processus de croissance économique, jugent devoir limiter la liberté syndicale,
soit pour tenir compte des particularités propres à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle, soit encore pour éviter qu'une telle pratique ne constitue un
danger trop grave pour les intérêts économiques à long terme de la nation.
La liberté de créer des syndicats s'en trouve parfois restreinte et l'exercice
des droits syndicaux s'en trouve limité 3. Préoccupés par des problèmes tels que
la formation du capital, l'expansion de l'activité des entrepreneurs, le déve1
BIT: La participation des employeurs et des travailleurs à la planification (Genève, 1973),
en particulier pp. 65-163.
2
K. de Schweinitz: « Industrialization, labor controls and democracy », Economie
Development and Cultural Change (Chicago), juillet 1959, pp. 385-404.
3
BIT: L'OIT et les droits de l'homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I, partie I, rapport
du Directeur général, p. 40.
3
Liberté syndicale et développement économique
loppement et le contrôle du marché, la stabilisation des prix et des salaires, les
gouvernements peuvent être incités, de ce fait même, à négliger quelque peu
leurs obligations en matière de relations professionnelles et à méconnaître les
engagements qu'ils ont souscrits à cet égard. C'est ce qui a pu conduire à
observer qu'« en un sens, plus les gouvernements sont préoccupés par le développement, moins ils peuvent se permettre d'attacher une attention particulière au travail organisé » 1 .
Les controverses, implicites ou explicites, qu'il est ainsi possible de recenser
dans la littérature spécialisée, le fait que près d'un tiers des Etats Membres de
l'OIT n'ont pas encore ratifié la convention n° 87, tout autant que les plaintes
relatives à des atteintes, effectives ou prétendues, portées à l'exercice des libertés syndicales et dont la Commission d'investigation et de conciliation en
matière de liberté syndicale ou le Comité de la liberté syndicale de l'Organisation internationale du Travail ont pu avoir à connaître, montrent que la
question des rapports entre liberté syndicale et développement économique
mérite d'être étudiée de manière détaillée. Dès lors, après avoir précisé l'objet
de cette étude, il convient également d'en définir les orientations.
ORIENTATIONS
On a pu écrire que « le dialogue tripartite ne se limite plus aux conditions
de travail, à la législation du travail, aux relations entre employeurs et travailleurs. Il s'étend de plus en plus aux vastes questions de politique économique générale dont dépendent les niveaux d'emploi et de revenu 2. » C'est à
ce niveau des « vastes questions de politique économique générale » que se
situe précisément le problème des rapports de la liberté syndicale et du développement économique, et cela au moins pour deux raisons essentielles.
D'une part, la liberté, qui est l'âme même de l'OIT, est indivisible. C'est
pourquoi, à sa 54e session, en 1970, la Conférence internationale du Travail
a unanimement reconnu que l'absence des libertés civiles enlève toute signification au concept des droits syndicaux et a invité fermement tous les Etats
Membres à ratifier et à appliquer les pactes internationaux des Nations Unies
relatifs aux droits civils et politiques, d'une part, aux droits économiques,
sociaux et culturels, d'autre part 3.
1
J . F. Deyrup: « Organized labor and government in underdeveloped countries: Sources
of conflict », Industrial and Labor Relations Review (Ithaca, New York), oct. 1958, p. 108.
8
BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques, CIT, 58° session, 1973, rapport I, partie I, rapport du Directeur général, p. 74.
8
BIT: Les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, CIT, 54e session,
1970, rapport VII.
4
Introduction
D'autre part, le développement économique, qui fut longtemps le problème
central de la politique des pays les plus avancés, est devenu maintenant le
problème central de la politique de tous les pays et même, depuis que l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 24 octobre 1970, la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement, le problème central de la politique mondiale. En proclamant leur volonté
de « poursuivre des politiques propres à créer dans le monde un ordre économique et social plus juste et plus rationnel, dans lequel les nations tout comme
les individus dans une même nation auront droit à des possibilités égales »,
les Etats Membres des Nations Unies ont par là même affirmé que, privée de
son contenu économique et social, la liberté ne signifie rien pour la majorité
des hommes.
Mais si liberté et développement sont liés, sur le plan des déclarations
d'intention comme sur celui des exigences de la conscience humaine, leur
conciliation est malaisée à réaliser au plan des faits. Ce sont les difficultés de
cette conciliation qu'il nous faut examiner. Mais cela conditionne à la fois la
méthode qu'il nous faut adopter et le plan de recherche qu'il nous faudra
suivre.
L'enquête à conduire ne prendra en effet sa pleine signification que si elle
se trouve replacée dans ses aspects multiples, dont trois au moins apparaissent essentiels.
1. Le champ géographique
En premier lieu, il nous faut, du point de vue géographique, ne pas être
victime d'un « provincialisme théorique » qui conduit trop souvent à ériger
en norme de référence le système de relations professionnelles économiquement
dominant sans doute, mais qui, quant à l'importance quantitative de la maind'œuvre qu'il concerne, demeure pour l'instant fortement minoritaire. En
effet, si l'on s'efforce d'élaborer une typologie des systèmes de relations professionnelles 1 en tentant d'identifier quatre séries de problèmes (règles selon
lesquelles la production et la répartition sont organisées, intégration sociale
des différents groupes avec éventuellement existence de problèmes de marginalité, étendue et qualité de la participation au processus de décision en matière
de relations professionnelles, légitimité des procédures de relations professionnelles), en utilisant quatre variables fondamentales (techniques de production, relations de pouvoir des parties, niveau des décisions, relations au pouvoir politique) et en tenant compte accessoirement de la qualité des relations
1
Voir R. W. Cox, J. Harrod et collaborateurs: Future industrial relations — An intérim
report (Genève, Institut international d'études sociales, 1972). Voir aussi R. W. Cox:
« Esquisse d'une futurologie des relations professionnelles », Bulletin de l'Institut international
d'études sociales (Genève), 1971, n° 8, pp. 154 et suiv.
5
Liberté syndicale et développement économique
professionnelles (paternalistes, contractuelles ou fusionnistes), on peut distinguer onze catégories:
— le système de subsistance, caractéristique des économies familiales paysannes
d'autoconsommation, à technologie primitive et non monétarisées, qu'on
retrouve en Afrique et dans certaines parties de l'Asie et de l'Amérique
latine, soit environ 8 pour cent de la force de travail mondiale ;
— le système féodal à technologie également primitive, mais où les travailleurs
sont dominés par une structure féodale qui leur assure protection. L'Etat
n'y intervient que pour effectuer un certain prélèvement des surplus disponibles. On retrouve ce système dans les économies latifundiaires d'Amérique
latine et les économies asiatiques fondées sur la culture du riz, soit 15 pour
cent de la force de travail mondiale ;
— le système du marché du travail primitif, qui apparaît quand les paysans,
dépossédés des terres, se transforment en salariés mobiles, mais ne disposent pas d'organisations syndicales, l'Etat s'abstenant par ailleurs
d'intervenir sur le marché du travail. Ce système, qu'on rencontre dans les
populations urbaines marginales de nombreux pays en voie de développement, concerne 10 pour cent de la force de travail mondiale;
— le système du marché du travail d'entreprise, dans lequel l'entreprise
est le seul centre de décision en l'absence d'intervention de l'Etat; il concerne
les petites entreprises industrielles du secteur moderne des pays en voie de
développement, les établissements commerciaux et les plantations de ces
mêmes pays. Les syndicats émergent; le patronat est paternaliste. Ce système
couvre 7 pour cent de la force de travail mondiale;
— le système corporatif d'entreprise, qui caractérise assez bien l'engagement
à vie japonais, avec sécurité et couverture des coûts sociaux par l'entreprise, ainsi que le marché du travail des « cols-blancs » des entreprises
américaines et européennes. Les syndicats sont des syndicats d'entreprise.
Ce système concerne 5 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ;
— le système bipartite, caractérisé par une main-d'œuvre spécialisée et qualifiée, mobile, par des négociations directes entre les syndicats et l'entrepreneur et par une législation étatique minimale; il se retrouve au Canada
et aux Etats-Unis et couvre 3 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ;
— le système tripartite, dans lequel l'intervention des pouvoirs publics se
précise ; ceux-ci sont un employeur important et se préoccupent de l'influence
possible des relations industrielles sur leurs objectifs de politique économique. Ce système, qu'on rencontre dans nombre de pays de l'Europe
occidentale, couvre 6 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ;
6
Introduction
— le système du corporatisme d'Etat, dont l'idéologie met l'accent sur le
consensus et sur des relations industrielles pacifiques; il se caractérise par
des organisations ouvrières et patronales semi-autonomes sous tutelle de
l'Etat, dont l'influence s'avère déterminante; 2 pour cent de la maind'œuvre mondiale relèvent de ce système;
— le système mobilisateur, qu'on rencontre en Chine et dans d'autres pays
en voie de développement, où il est souvent instable ; il permet à une élite
politique d'enrôler massivement les couches restées à l'écart dans le pays
et non assimilées au mode moderne de production et de lutter en même
temps contre les risques d'«économisme » 1 des syndicats; 24 pour cent de
la main-d'œuvre mondiale sont, en raison du poids énorme de la Chine,
concernés par ce système ;
— le système socialiste, qui est souvent l'aboutissement du système précédent.
Syndicats et directions d'entreprise sont des instances complémentaires,
collaborant à une politique planifiée ;
— le système du travail indépendant (par exemple de type artisanal), opérant
dans un contexte de technologie moderne ; il couvre 8 pour cent de la maind'œuvre mondiale.
Il serait certes possible de discuter la pertinence de cette classification mais,
au stade actuel de présentation des problèmes que nous aurons à envisager ici,
elle nous permet du moins de caractériser l'espace géographique couvert par
notre enquête. On en déduit en effet aisément que les systèmes ne disposant
pas d'organisations professionnelles notables (les quatre premiers dans la liste
ci-dessus) représentent approximativement 40 pour cent de la force de travail
mondiale ; ceux des pays à économie développée de marché, 9 pour cent, et les
systèmes socialistes, 12 pour cent; les systèmes associés avec un développement
économique rudimentaire représentent 23 pour cent; avec un développement
amorcé, 41 pour cent, et avec des sociétés modernes, 36 pour cent.
Notre recherche porte sur les pays en voie de développement. C'est pour
ceux-ci, qui sont d'ailleurs largement hétérogènes à d'autres points de vue,
que notre réflexion devra être étayée par les éléments factuels les plus diversifiés
afin de lui donner l'éclairage le plus général qui soit. On a donc délibérément
exclu de cette étude les pays à économie développée et les pays socialistes, sauf
éventuellement pour situer des points de référence ou dégager des éléments de
comparaison possibles. De manière plus précise, l'espace géographique concerné
est celui que délimite le rectangle en traits gras dans le tableau 1.
1
L'expression, empruntée au vocabulaire marxien, évoque le comportement des organisations professionnelles qui, se bornant à rechercher des avantages matériels pour leurs
adhérents, en arrivent à oublier les tâches politiques qui découlent de la théorie de la « courroie de transmission », élaborée par Lénine.
7
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 1.
PNB par habitant
en dollars des E-U
(aux prix de 1970)
Vers 1970
1985
Pourcentage de
l'industrie
dans
le PNB
vers
1965-1970
Répartition des différents types
Subsistance
Féodal
Marché
du travail
primitif
Marché
du travail
d'entreprise
106
56
118
122
Nombre
d'Etats concernés
_
Afrique
100
150-180 12
71188
56%
(1)
5 299
4%
(6)
15 897
12%
(2)
9 274
7%
(4)
Moyen-Orient
200
350
15
2 350
7%
(6)
2 350
7%
(5)
7 720
23%
(1)
4 364
13%
(4)
Amérique latine
400
600
18
7 934
9%
(6)
12 342
14%
(3)
26 447
30%
(1)
8 816
10%
(5)
Asie à croissance
économique faible
150
200
15
31808
9%
(3)
183 769
50%
81282
22%
(2)
14136
4%
(5)
Asie à croissance
économique forte
450
850
23
1612
2,5%
(7)
19 350
30%
(1)
10 965
17%
(3)
8 385
13%
(4)
Japon
1500
4000
30
4 177
8%
(4)
8 354
16%
(2)
Océanie
1900
3 000
27
8
0,1%
0,1'
(6)'
640
8%
(4)
Pays socialistes
1 100
2 600
50
Amérique du Nord
3 800
5 400
27
3 587
4%
(5)
33 176
37%
(1)
Europe occidentale
1900
4 000
35
2 821
2%
(7)
12 553
8,9%
(4)
_
Chine
152
1,9%
(5)
-
141
0,1%
(8)
Les trois chiffres dans chaque case concernent respectivement la force de travail en milliers et en pourcentage et le rang
Source: Cox, Harrod et collaborateurs, op. cit., passim.
8
Introduction
de relations professionnelles par région
Corporatif
d'entreprise
Bipartite
Triparti te
Corporatisme Mobilisateur
d'Etat
79
26
91
28
3 842
2,9%
(7)
132
0,1%
(10)
6 624
5%
(5)
2 350
7%
(7)
—
793
0,9%
(10)
Socialiste
Travail
indépendant
17
13
146
2 650
2%
(8)
2 650
2%
(9)
11923
9%
(3)
132 479
—
2 013
6%
(8)
6 042
18%
(2)
671
2%
(9)
5 706
17%
(3)
33 566
—
88
0,1%
(H)
3 526
4%
(7)
10 579
12%
(4)
882
1%
(9)
1763
2%
(8)
14 986
17%
(2)
88156
7 068
2%
(7)
2121
0,6%
(9)
4 948
1,4%
(8)
14050
4%
(6)
—
28 272
8%
(4)
371 934
—
1935
3%
(6)
322
0,5%
(8)
4 515
7%
(5)
—
—
17 415
27%
(2)
64 499
—
351 797
100%
Total régional
de la force
de travail
351 797
(1)
30 235
58%
(1)
5 222
10%
(3)
4177
8%
(4)
5 441
68%
(1)
1040
13%
(2)
720
9%
(3)
174 785
94%
(1)
17 933
20%
(3)
24120
27%
(2)
2 690
3%
(6)
12 695
9%
(3)
9 874
7%
(5)
69110
49%
(1)
9 732
6,9%
(6)
141
0,1%
(9)
11 156
6%
(2)
52 215
8 001
185 941
8 070
9%
(4)
89 666
23 879
17%
(2)
141 050
d'importance du système pour la région.
9
Liberté syndicale et développement économique
2. Le champ historique
En second lieu, du point de vue temporel, il conviendra de ne pas se borner
à l'examen des seuls problèmes d'actualité. Ceux-ci sont d'ailleurs souvent
conditionnés étroitement par la conjoncture sociale des pays économiquement
dominants et, même s'ils se présentent parfois en termes analogues dans les
pays en voie de développement, ils n'y revêtent pas la même importance.
Pour ne citer qu'un exemple, c'est peut-être le cas de la liberté syndicale dans la
fonction publique \ qui ne retient autant l'attention qu'en raison de la poussée de syndicalisation toute récente et des mutations actuellement en cours
dans la législation ou les conventions collectives aux Etats-Unis 2. Il nous faudra au contraire replacer ces problèmes ou aspects particuliers dans un champ
historique suffisamment large pour qu'ils prennent leur signification véritable.
Pour les pays en voie de développement et eu égard au problème qui nous
concerne — les rapports de la liberté syndicale et du développement —, ce
champ historique est celui du processus d'industrialisation, qui comporte au
moins trois domaines essentiels qu'il conviendra d'explorer: la nature des
élites dirigeantes, dont les stratégies auront des conséquences à la fois sur le
déroulement du processus, sur les chances et les formes de la liberté syndicale ;
la « réponse » des organisations ouvrières au « défi » auquel elles sont soumises
et qui, par l'influence qu'elle exerce sur la « protestation » ouvrière, suscitera
des tensions sociales plus ou moins fortes ; le système de règles du jeu (web of
rules) qui s'établira au cours de ces confrontations sociales et qui accordera à
la liberté syndicale une place et des formes différentes suivant les cas. En définitive :
toutes les sociétés industrielles... engendrent des employeurs, des travailleurs industriels et des organisations syndicales. Elles élaborent aussi et définissent des arrangements entre employeurs, organisations syndicales et gouvernements qui, à leur tour,
établissent, modifient et utilisent l'ensemble croissant des règles appliquées sur les
lieux de travail. L'industrialisation requiert une jurisprudence industrielle sur le lieu
de travail et dans la communauté de travail. En somme, toute société en voie d'industrialisation crée un système de relations industrielles. Les systèmes de ce genre présentent à la fois des ressemblances et des différences. Ils ont tous pour fonction de
définir les relations de pouvoir et d'autorité entre les entrepreneurs, les organisations
syndicales et les administrations gouvernementales, de contrôler ou de canaliser la
protestation ouvrière, d'établir des règles précises. Des convergences peuvent aussi
être trouvées dans ces règles elles-mêmes. Même lorsque les processus d'établissement
de celles-ci sont différents, il n'est pas rare d'y constater une certaine similarité là
où la technologie et le marché se trouvent dans des conditions analogues. Si l'uniformité résulte de la communauté des confrontations et des problèmes, la diversité
1
BIT : Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des
conditions d'emploi dans la fonction publique, Commission paritaire de la fonction publique,
re
l session, Genève, 1970, rapport II.
2
Voir par exemple J. P. Goldberg : « Changing policies in public employée labor relations »,
Monthly Labor Review (Washington), juillet 1970, p. 514.
10
Introduction
découlera, quant à elle, de différences significatives ou des chocs spécifiques qui déterminent les systèmes de relations professionnelles. Dans des sociétés différentes, ces
systèmes ont pris naissance à des périodes historiques différentes, dont chacune a
laissé sa marque indélébile. Ils se sont dégagés dans des degrés de sous-développement
économique différents. Ils diffèrent aussi actuellement en ce qu'ils reflètent des stades
et des rythmes de développement économique différents. Ils s'affrontent à des cultures
préindustrielles différentes. De plus... les sociétés industrielles sont placées sous la
direction d'élites différentes, qui sont loin de concevoir de façon analogue les systèmes
de relations professionnelles ou les programmes et les efforts qu'implique leur instauration 1.
3. Le champ méthodologique
En troisième lieu, sur le plan méthodologique, il conviendra de ne pas
s'en tenir aux seuls problèmes juridiques qu'évoque l'expression de liberté
syndicale ou à la seule optique économique qu'implique l'expression de développement, mais, bien au contraire, de rechercher de manière délibérée une
approche interdisciplinaire n'excluant au besoin ni les considérations politiques, ni les visées idéologiques des acteurs sociaux, ni les particularités institutionnelles des pays concernés, ni même l'appréciation philosophique dans un
domaine où la confrontation des systèmes de valeurs s'avère parfois déterminante. En d'autres termes, l'esprit interdisciplinaire qui doit inspirer cette
enquête est celui même qui caractérise les relations professionnelles, dont on a
pu dire qu'elles étaient « un carrefour où se rejoignent nombre de disciplines
— l'histoire, l'économie politique, la science politique, la sociologie, la psychologie et le droit » 2.
On peut, en définitive, résumer les considérations qui précèdent en disant
que cette étude est spatialement déterminée par les seuls pays en voie de développement, temporellement située par les processus d'industrialisation en cours,
méthodologiquement inspirée par l'approche interdisciplinaire des relations
professionnelles.
4. Plan de l'étude
Les problèmes ayant été ainsi cernés, il ne reste plus qu'à justifier le plan
de l'étude.
L'apparent consensus quant à l'acceptation du principe de la liberté d'organisation syndicale et quant à l'exigence du développement économique, d'une
1
C. Kerr, J. T. Dunlop, F. Harbison et C. A. Myers: Industrialism and industrial man
(New York, Oxford University Press, 1964), pp. 192-193.
2
J. T. Dunlop : Industrial relations Systems (Southern Illinois University Press, 1970), p. 6.
11
Liberté syndicale et développement économique
part, mais aussi les controverses implicites ou explicites relatives à l'exercice
pratique des libertés syndicales et les différentes façons de concevoir le processus effectif du développement économique, d'autre part, montrent que les
deux concepts sont loin de faire l'objet d'une acceptation unanime. Il conviendra donc, en premier lieu, d'éclairer la nature des deux vocables en présence,
dans une réflexion où l'étude de leur sens doit permettre de préciser l'objet
véritable du ou des débats.
Qu'on estime ensuite qu'il faut limiter la liberté syndicale pour faire face
aux exigences du développpement économique ou qu'on considère au contraire
que non seulement liberté syndicale et développement économique ne sont pas
antinomiques, mais étroitement liés, ou qu'on adopte enfin des positions plus
nuancées, il paraît nécessaire, en second lieu, de déterminer la pertinence des
arguments avancés en les replaçant dans les divers champs de réflexion où ils
se situent.
Sur la base des arguments ainsi mis au jour — arguments qui demeurent
largement du domaine des conjectures et des hypothèses théoriques —, il
paraît enfin indispensable d'en voir les conséquences pratiques pour une politique de relations industrielles. En effet, qu'on se place dans l'attitude d'esprit
de l'approche « behaviouriste » \ qui considère qu'en dernier ressort la seule
façon de régler le conflit consiste à comprendre pourquoi il a été engendré 2,
en examinant les facteurs qui l'ont produit, ses formes, son insertion dans le
contexte total des champs conflictuels 3, ou qu'on se situe, au contraire, dans
l'optique de l'approche « institutionnelle », dite encore « oxfordienne » 4, qui
considère que la tâche centrale d'une théorie des relations professionnelles
est d'expliquer pourquoi des règles particulières ont été établies 5, dans les deux
cas, débouchant ainsi sur des considérations plus concrètes (peut-être simplement parce que plus actuelles), il est utile, en troisième lieu, de rechercher les
relations socio-économiques essentielles qui s'établissent entre le principe pro-
1
Rappelons qu'une théorie « behaviouriste » repose avant tout sur l'étude du comportement.
2
C. J. Margerison: «What do we mean by industrial relations: A behavioural science
approach », British Journal of Industrial Relations (Londres), juillet 1969, pp. 273-286.
a
R . Williams et D. Guest: « Psychological research and industrial relations: A brief
review», Occupational Psychology (Londres), 1969, n° 43, pp. 201-211.
4
Ainsi dénommée parce que centrée sur les travaux d'Allan Flanders, professeur de
relations professionnelles à Oxford, qui ont fourni les bases théoriques des recommandations
de la célèbre Commission Donovan, dont s'est partiellement inspirée la loi de 1971 sur les
relations professionnelles de Grande-Bretagne.
6
« La tâche centrale d'une théorie des relations professionnelles est d'expliquer pourquoi
des règles particulières sont établies dans des systèmes particuliers de relations professionnelles et comment et pourquoi elles changent, en réponse aux changements subis par le
système » (J. T. Dunlop: Industrial relations Systems, op. cit., pp. vm-rx).
12
Introduction
clamé de la liberté syndicale et l'objectif recherché du développement économique.
Etablissement des concepts, étude des théories, puis des implications, tels
sont donc les trois moments d'une recherche qui doit successivement préciser
son cadre d'analyse, cerner les problèmes et déduire les conséquences pratiques
du débat ainsi institué.
13
LE CADRE DE L'ANALYSE
1
Les expressions « liberté syndicale » et « développement économique » ne
sont claires qu'en apparence. Une enquête, même hâtive, dans les travaux
juridiques ou les ouvrages économiques permet de constater en effet qu'elles
sont employées dans des acceptions assez différentes d'un auteur à l'autre.
Il conviendra donc, tout à la fois, de recenser les définitions proposées, d'en
éclairer la perspective et de voir s'il n'est pas possible, par-delà leur diversité
et en fonction de l'objet même de notre enquête et du mode d'approche retenu,
tels que nous les avons précisés dans notre introduction, d'en dégager quelques
thèmes simples. Telle est la démarche que nous nous proposons d'adopter
successivement pour la liberté syndicale et pour le développement économique.
A. LA LIBERTÉ SYNDICALE
1. Repères
a) Textes
La liberté syndicale comporte le droit, pour les travailleurs et les employeurs,
sans distinction d'aucune sorte et sans autorisation préalable, de constituer
des organisations de leur choix et de s'y affilier. A ce droit défini par l'article 2
de la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, il convient d'ajouter l'exercice d'un certain nombre de droits
complémentaires concernant le libre fonctionnement des organisations ainsi
constituées, l'affiliation à des organisations internationales, la protection contre
la discrimination antisyndicale. Dans la mesure où les organisations syndicales
ne se constituent que pour la défense et la promotion des intérêts de leurs
adhérents, la liberté syndicale implique également la libre négociation, précédée
ou accompagnée éventuellement du recours à la grève, ainsi que la participation
des travailleurs et des employeurs à des organismes privés ou publics divers.
15
Liberté syndicale et développement économique
Il est enfin bien certain que la liberté syndicale ne se conçoit guère en l'absence
d'un certain nombre de libertés civiles (droit de réunion, liberté d'expression,
droit à la sécurité de la personne en particulier)1.
Semblable définition demeure cependant trop générale pour qu'il soit possible d'en dégager d'emblée l'ensemble des implications. Fort heureusement,
outre un certain nombre de travaux juridiques doctrinaux 2, des textes d'interprétation ou des décisions à caractère quasi judiciaire sont venus en préciser
les modalités concrètes d'application et, par là même, caractériser l'extension
du concept de liberté syndicale.
A la différence des conventions internationales du travail (qui sont des
traités internationaux particuliers, adoptés à la majorité des deux tiers par
la Conférence internationale du Travail en vue d'établir des normes internationales du travail, mais dont les Membres de l'OIT n'assument l'obligation
formelle d'appliquer les dispositions que s'ils deviennent parties à ces conventions en les ratifiant3), les recommandations internationales — qui forment un
autre groupe d'instruments internationaux adoptés à la majorité des deux tiers,
ne sont pas susceptibles de ratification, mais sont communiquées à tous les
Membres pour examen en vue de leur faire porter effet sous forme de loi
1
La résolution concernant les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles,
adoptée par la Conférence internationale du Travail en 1970, met un accent particulier sur
les libertés civiles suivantes, définies par la Déclaration universelle des droits de l'homme et
qui sont essentielles à l'exercice des droits syndicaux: a) le droit à la liberté et à la sûreté de
la personne ainsi qu'à la protection contre les arrestations et les détentions arbitraires;
b) la liberté d'opinion et d'expression et, en particulier, le droit de ne pas être inquiété pour
ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières,
les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit; c) la liberté de
réunion; d) le droit à un jugement équitable par un tribunal indépendant et impartial;
e) le droit à la protection des biens syndicaux.
2
En particulier G. Spyropoulos: La liberté syndicale (Paris, Librairie générale de droit
et de jurisprudence, 1956); C. W. Jenks: The international protection of trade union freedom
(Londres, Stevens Sons, 1957); The right to organise and ils limits: A comparison of policies
in the United States and selected European countries (Washington, The Brookings Institution, 1950) ; E. B. Haas : Human rights and international action: The case of freedom of association (Stanford University Press, 1970).
3
Les conventions concernées sont: la convention (n° 11) sur le droit d'association
(agriculture), 1921 ; la convention (n° 84) sur le droit d'association (territoires non métropolitains), 1947; la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit
syndical, 1948; la convention (n° 98) sur le droit d'organisation et de négociation collective,
1949; la convention (n° 135) concernant les représentants des travailleurs, 1971 ; la convention
(n° 141) sur les organisations de travailleurs ruraux, 1975. On considère cependant que, du
fait que le principe de la liberté syndicale, sorte de règle coutumière du droit des gens, en
dehors et au-dessus des conventions (BIT: La situation syndicale au Chili — Rapport de la
Commission d'investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale, 1975, p. 117,
paragr. 466), est incorporé dans les textes constitutionnels de l'OIT, ce principe « doit, de
ce fait, être observé par les Etats Membres en raison de leur appartenance à l'Organisation »
(résolution sur la liberté syndicale et les relations professionnelles en Europe, adoptée à
l'unanimité par la deuxième Conférence régionale européenne de l'OIT, en janvier 1974),
et que cette conception est un des fondements de la procédure spéciale de sauvegarde de
l'OIT, établie en 1950, et qui permet l'examen de plaintes même à rencontre de pays qui
n'ont pas ratifié les conventions sur la liberté syndicale.
16
Le cadre de l'analyse
nationale ou autrement — ont essentiellement pour objet d'orienter l'action
nationale. Or un certain nombre de ces recommandations concernent, de près
ou de loin, le thème de la liberté syndicale x. Il en est de même des très nombreuses résolutions adoptées dans le cadre de l'Organisation internationale du
Travail2.
b) Procédures
La question de la liberté syndicale revêtant une importance toute particulière pour l'OIT, la Commission d'experts pour l'application des conventions
et recommandations a eu plusieurs fois à faire rapport à la Conférence internationale du Travail sur ce thème particulier, conformément aux articles 19,
x
Tel est le cas par exemple: de la recommandation (n° 113) sur la consultation aux
échelons industriel et national, 1960, qui réitère les principes de non-discrimination, de liberté
syndicale, de droit de négociation collective; de la recommandation (n° 119) sur la cessation
de la relation de travail, 1963, qui dispose que l'affiliation syndicale ou la participation à des
activités syndicales (en dehors des heures de travail ou avec le consentement de l'employeur
durant les heures de travail) ne devraient pas constituer des motifs valables de licenciement;
de la recommandation (n° 129) sur les communications dans l'entreprise, 1967, qui reconnaît
l'importance et le rôle des représentants syndicaux dans l'acceptation, la promotion et l'application effective des politiques de communications; de la recommandation (n° 130) sur l'examen des réclamations, 1967, qui envisage la participation des organisations professionnelles
à la mise en place et à l'emploi des procédures de réclamation et l'intervention des représentants syndicaux dans l'examen des réclamations; de la recommandation (n° 143) concernant
les représentants des travailleurs, 1971, qui, y compris pour les représentants syndicaux,
établit le principe d'une protection efficace contre toutes les mesures qui pourraient leur
être préjudiciables, licenciements en particulier, et qui seraient motivées par leur qualité ou
leurs activités de représentants des travailleurs, leur affiliation syndicale ou leur participation
à des activités syndicales et préconise que, dans l'entreprise, des facilités soient accordées aux
représentants des travailleurs de manière à leur permettre de remplir efficacement leurs
fonctions; de la recommandation (n° 149) sur les organisations de travailleurs ruraux, 1975,
qui contient de nombreuses dispositions pour favoriser le développement de ces organisations.
2
Rentrent dans cette catégorie les résolutions adoptées par la Conférence internationale
du Travail et concernant l'indépendance du mouvement syndical (1952), la protection
des droits syndicaux (1955), l'abrogation des lois dirigées contre les organisations
syndicales de travailleurs dans les Etats Membres de l'OIT (1957), la liberté syndicale et la
protection du droit syndical des délégués syndicaux à tous les échelons (1961), la liberté
syndicale (1964), la participation des travailleurs dans les entreprises (1966), l'action de l'OIT
dans le domaine des droits de l'homme, notamment en ce qui concerne la liberté syndicale
(1968), les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles (1970). Les mêmes
problèmes font l'objet de résolutions adoptées par les conférences et réunions régionales;
par exemple, dans le cadre des conférences des Etats américains, les résolutions concernant
la liberté d'association, la protection du droit d'organisation et de négociation collective
(Mexico, 1946), les libertés syndicales (Montevideo, 1949), la liberté syndicale (Petrôpolis,
1952), la défense des droits syndicaux (La Havane, 1956), la politique sociale et le développement économique (Buenos Aires, 1961), la participation sociale au processus de développement (Caracas, 1970); ou encore, dans le cadre des conférences régionales asiennes, les
résolutions concernant la liberté syndicale (Tokyo, 1968), la liberté d'association pour les
organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement social et
économique (Téhéran, 1971); ou enfin, dans le cadre des conférences des Etats africains,
la résolution sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (Lagos, 1960). Les
commissions d'industrie ont eu, elles aussi et à de multiples reprises, l'occasion d'adopter des
résolutions dans le même sens: Commission des transports internes (1961); Commission du
fer et de l'acier (1946); Commission des industries textiles (1968); Commission du pétrole
(1966); Commission de la fonction publique (1970).
17
Liberté syndicale et développement économique
22 et 35 de la Constitution de l'Organisation \ et, d'autre part, des procédures
particulières de sauvegarde de la liberté syndicale ont été imaginées.
Les conventions, les recommandations et les résolutions définissent un droit.
Les rapports de la Commission d'experts pour l'application des conventions
et recommandations étudient principalement la législation des pays et présentent
un certain nombre d'observations. Mais il peut se faire que les faits s'écartent
à tel point du droit qu'on en vienne à estimer qu'il y a violation des obligations
acceptées. Aussi une double procédure de sauvegarde de la liberté syndicale
a-t-elle été mise en place. D'un côté, créée en janvier 1950, la Commission
d'investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale, composée de
neuf membres choisis en fonction de leur compétence personnelle et de leur
indépendance, a pour mission d'entreprendre une enquête impartiale sur les
plaintes qui lui sont soumises par le Conseil d'administration du BIT 2. D'un
autre côté, établi en novembre 1951 et composé, sur une base tripartite, de neuf
membres, le Comité de la liberté syndicale du Conseil d'administration a à
connaître de toutes les plaintes en violation de la liberté syndicale soumises à
l'OIT. Au reçu d'une plainte, celle-ci est communiquée pour observation au
gouvernement intéressé, un délai étant parallèlement accordé au plaignant
pour présenter éventuellement des observations complémentaires. Une fois
en possession de ces éléments, le comité formule ses recommandations au
Conseil d'administration3.
1
La Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations a
examiné à cinq reprises, en 1953, 1956, 1957, 1959 et 1973, les rapports présentés par les
gouvernements au sujet de ces instruments. Ces différents rapports, en fournissant une image
de la situation des différents pays en ce qui concerne la liberté syndicale, permettent de compléter et d'actualiser l'enquête relative à la situation des syndicats dans les différents pays
Membres de l'OIT, réalisée en 1956 par le Comité de l'indépendance des organisations
d'employeurs et de travailleurs dit Comité McNair (le rapport de ce comité a été publié dans
le Bulletin officiel du BIT, vol. XXXIX, 1956, n° 9; il est complété par deux annexes), et les
enquêtes sur la situation de fait en matière de liberté syndicale dans différents pays, faites par
des missions d'étude conformément à la décision prise en 1958 par le Conseil d'administration.
Cette première catégorie de travaux permet d'explorer la manière dont se pose concrètement
le problème de la liberté syndicale dans le monde en général et plus particulièrement pour
l'espace géographique des pays en voie de développement tel que nous l'avons défini en
introduction.
a
Ces plaintes, pour être recevables, doivent émaner soit d'organisations de travailleurs
ou d'employeurs, soit des gouvernements. La commission est essentiellement un organe
d'investigation mais peut examiner, avec le gouvernement intéressé, les possibilités de régler
les difficultés par voie d'accord. Mais elle ne peut intervenir — à l'exception des cas visés
par l'art. 26 de la Constitution de l'OIT et qui sont relatifs à l'examen des plaintes concernant
des conventions ratifiées — qu'avec le consentement des gouvernements intéressés. La Commission d'investigation et de conciliation n'a jusqu'ici connu que de quatre affaires, concernant
le Japon, la Grèce, le Lesotho et le Chili. Voir BIT: Bulletin officiel, vol. XLIX, n° 1, supplément spécial, janvier 1966; n° 3, supplément spécial, juillet 1966; doc. GB. 197/3/5, juin 1975;
La situation syndicale au Chili, op. cit.
3
La même règle de recevabilité des plaintes mentionnée au sujet de la Commission
d'investigation et de conciliation est applicable dans le cas du Comité de la liberté syndicale.
Depuis sa création en 1951, le comité a eu à connaître de plus de huit cents cas. Bien que les
18
Le cadre de l'analyse
En plus de ces procédures spéciales, certaines plaintes en violation des
conventions sur la liberté syndicale peuvent encore être examinées par une
commission d'enquête, établie par le Conseil d'administration du BIT et
composée de personnalités indépendantes, lorsque ces plaintes sont présentées
contre un pays qui a ratifié lesdites conventions. La procédure en question,
prévue par la Constitution de l'OIT, est applicable à toutes les conventions de
l'Organisation1.
2. Analyse
Si les normes internationales, les enquêtes internationales 2 et les procédures juridiques mises en place pour sauvegarder la liberté syndicale permettent
ainsi de préciser l'extension du concept de liberté syndicale, il reste encore à
déterminer de quelle manière il convient de comprendre ce concept. L'étude de
ce point se trouvera grandement facilitée par la résolution concernant les droits
syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, adoptée sans opposition
par la Conférence internationale du Travail à sa 54e session (1970), texte qui
invite le Conseil d'administration « à charger le Directeur général de publier
et de distribuer largement sous une forme concise les décisions prises jusqu'ici
par le Comité de la liberté syndicale 3 ». Sur la base de la publication qui est
résultée de cette décision 4, il est ainsi possible de caractériser le contenu du
concept de liberté syndicale5.
a) Eléments constitutifs
La liberté syndicale implique le droit, pour les travailleurs et les employeurs,
sans distinction d'aucune sorte, de constituer des organisations de leur choix
et de s'y affilier. La formule « sans distinction d'aucune sorte » implique le
décisions du comité soient prises compte tenu des circonstances particulières à chaque cas,
le raisonnement par analogie joue un grand rôle: lorsque certaines situations présentent
quelque similitude, le comité se réfère couramment à des décisions antérieures. Une certaine
continuité dans les critères dont il s'inspire pour aboutir à ses conclusions engendre ainsi
une sorte de jurisprudence.
1
II s'agit de plaintes qui peuvent être déposées par un Etat Membre de l'OIT ayant
ratifié la convention concernée. La procédure peut aussi être engagée par le Conseil d'administration soit d'office, soit sur la plainte d'un délégué à la Conférence (voir art. 26 et suiv.
de la Constitution). Jusqu'à présent, un seul cas s'est présenté en matière de liberté syndicale,
concernant la Grèce (voir Bulletin officiel, vol. LIV, n° 2, supplément spécial, 1971).
2
Au rapport McNair et à ceux de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations, il convient d'ajouter les très nombreux articles publiés dans la
Revue internationale du Travail, qui fournissent d'abondants renseignements sur la situation
syndicale dans les différents pays.
3
Paragr. 11 du dispositif.
l
La liberté syndicale. Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale du Conseil
d'administration du BIT (Genève, 1976). Pour la référence exacte des textes des rapports
proprement dits, voir bibliographie en fin de volume.
6
G. von Potobsky : « La protection des droits syndicaux: L'œuvre accomplie en vingt ans
par le Comité de la liberté syndicale », Revue internationale du Travail, janvier 1972.
19
Liberté syndicale et développement économique
rejet de toute discrimination tenant au sexe, à l'occupation, à la couleur, à la
race, aux croyances, à la nationalité, aux opinions politiques, etc. Les normes
de l'OIT garantissent le libre choix en ce qui concerne la constitution des
organisations; il découle de ce principe trois conséquences essentielles. En
premier lieu, la convention n° 87 n'entend pas faire du pluralisme syndical une
obligation mais exige que celui-ci demeure au moins possible; dès lors, le
monopole syndical établi par la loi, qu'il se présente au niveau de l'entreprise,
de la branche d'activité ou à l'échelon national, est condamnable, alors que le
groupement volontaire de fait est parfaitement conciliable avec les dispositions
de la convention. En second lieu, les privilèges accordés aux organisations les
plus représentatives, pour être compatibles avec les dispositions de la convention, ne doivent pas aller au-delà d'une priorité en matière de représentation
aux fins de négociations collectives, de consultation par les gouvernements ou
de désignation de délégués auprès d'institutions internationales, et elles ne
doivent pas, notamment, priver les organisations minoritaires des moyens
essentiels de défense des intérêts professionnels de leurs adhérents. En troisième
lieu, les diverses clauses de sécurité syndicale sont parfaitement compatibles
avec les dispositions de la convention n° 87 pourvu qu'elles résultent d'un
processus de négociation collective. La formation des organisations doit
pouvoir se faire sans autorisation préalable. L'enregistrement des organisations
professionnelles, qui est une prescription courante dans nombre de législations
nationales, n'est pas en soi de nature à mettre en cause les garanties prévues par
la convention n° 87, à condition qu'il s'agisse uniquement d'une formalité,
que ses conditions soient précisées par la loi et ne soient pas contraires aux
garanties de la convention et que le refus d'enregistrement puisse faire l'objet
d'un recours judiciaire.
Le fonctionnement des organisations syndicales doit pouvoir se faire
librement. Cela implique tout d'abord que les organisations professionnelles
soient libres d'élaborer de manière autonome leurs statuts et règlements, quitte
au besoin à se guider sur des statuts types proposés par les autorités administratives, mais sans que celles-ci en imposent l'obligation. Cela requiert ensuite
le droit d'élire librement1, de destituer ou de suspendre librement les dirigeants
syndicaux. Sont dès lors condamnables les interventions des autorités dans
1
On trouvera dans BIT: Eligibility for trade union office (Genève, 1972) une longue étude
des différentes dispositions concernant le principe énoncé sur ce point particulier par l'article 3
de la convention n° 87. Sont ainsi susceptibles de limiter le droit, pour les travailleurs ou les
employeurs, d'élire librement leurs dirigeants, des réglementations légales relatives: 1) à la
citoyenneté ou à la nationalité; 2) à la résidence; 3) à la race; 4) à l'affiliation politique; 5) à
l'âge; 6) au sexe; 7) au niveau d'instruction; 8) au statut professionnel; 9) à la place occupée
dans la hiérarchie professionnelle; 10) au fait d'occuper une fonction dans une autre organisation syndicale; 11) au fait d'avoir déjà été chargé de semblable fonction; 12) au fait d'être
réélu; 13) à la perte de droits civiques ou politiques en liaison avec des fonctions syndicales;
14) aux condamnations pénales.
20
Le cadre de l'analyse
les diverses phases de l'élection (approbation de la liste des candidats, présence
de fonctionnaires publics lors du scrutin, approbation des résultats de celui-ci,
etc.) et les dispositions prévoyant que tous les dirigeants syndicaux doivent
appartenir à la profession dans laquelle le syndicat exerce son activité (ce qui,
en cas de licenciement d'un dirigeant syndical, risquerait de porter atteinte à
la liberté d'action de l'organisation). Les mesures de destitution, d'invalidation
ou de suspension pour infraction à la loi doivent se fonder, pour être exécutoires,
sur une décision de l'autorité judiciaire compétente. Le libre fonctionnement des
organisations syndicales implique ensuite pour celles-ci le droit d'organiser
leur gestion et leur activité et de formuler leur programme d'action, éventuellement d'entreprendre des activités politiques pour favoriser la réalisation
de leurs objectifs économiques et sociaux, pourvu que ces activités ne soient
pas de nature à compromettre la continuité du mouvement syndical ou ses
fonctions sociales et économiques. En particulier, les mesures de contrôle de
la gestion des fonds syndicaux ne doivent viser qu'à prévenir des abus et à
protéger les membres du syndicat; l'indépendance financière est en effet un
élément essentiel de la liberté syndicale 1. La liberté syndicale implique aussi,
pour les travailleurs et les employeurs, le droit de constituer des fédérations
et des confédérations et de s'affilier, si nécessaire, à des organisations internationales.
Pour que ces droits ne demeurent pas lettre morte, il ne suffit pas qu'existent
des normes législatives interdisant les actes de discrimination antisyndicale, il
faut encore que ces dispositions s'accompagnent de procédures efficaces garantissant leur application pratique, notamment en matière de licenciement, de
transfert, de rétrogradation, de mise à la retraite d'office, etc., que ces procédures soient expéditives et, pour qu'ils puissent s'acquitter de leurs fonctions
en toute indépendance, que les dirigeants syndicaux soient plus particulièrement
protégés, par exemple à l'aide de clauses spéciales prévoyant qu'ils ne pourront
être licenciés ni pendant la durée de leur mandat, ni pendant un certain laps de
temps à compter de la fin de celui-ci2.
La liberté de négociation collective définie par la convention n° 98 pose
un certain nombre de problèmes en ce qui concerne les relations entre les
1
Les dispositions législatives en la matière portent particulièrement sur les questions
suivantes: présentation de rapports à des intervalles déterminés, contrôle officiel et renseignements à fournir à la demande des autorités, règles prescrites pour la comptabilité syndicale, approbation des budgets, de certaines opérations financières et des placements syndicaux,
gestion administrative des syndicats par les autorités (voir BIT: Les autorités publiques et
le droit à la protection des fonds et autres biens syndicaux (Genève, 1973)).
2
BIT: Protection des représentants des travailleurs dans l'entreprise et facilités à leur
accorder, CIT, 54e session, 1970, rapport VIII (1). En 1971, la Conférence a adopté la
convention (n° 135) et la recommandation (n° 143) concernant les représentants des
travailleurs.
21
Liberté syndicale et développement économique
parties contractantes, d'une part, et l'attitude des pouvoirs publics, de l'autre.
Pour ce qui est des premières, le refus de négocier ou l'attitude intransigeante
de l'une des parties lors des négociations ne sauraient être considérés comme
une violation des droits syndicaux. Pour ce qui est des seconds, les prescriptions
légales subordonnant l'entrée en vigueur d'une convention collective à l'autorisation préalable des autorités, comme celles qui ont pour effet de modifier
les conditions de travail fixées par les conventions collectives ou d'empêcher
les parties de négocier telles conditions qui leur paraîtraient souhaitables peuvent
représenter autant d'atteintes au droit des intéressés de négocier collectivement.
Les mesures de stabilisation en vertu desquelles il ne serait pas possible que le
taux des salaires soit librement fixé par voie de négociation collective ne
devraient être que des dispositions exceptionnelles, limitées dans le temps et
réduites à l'indispensable. Que les parties tiennent compte volontairement,
dans leurs négociations, de considérations relatives à la politique économique
et à la sauvegarde de l'intérêt général est possible; qu'elles y soient contraintes
risque au contraire d'être contradictoire avec la liberté de négociation collective.
Sans doute, les conventions internationales adoptées par l'OIT ne mentionnent pas expressément la question de l'exercice du droit de grève. Mais ce
droit, étant un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs
organisations pour défendre et promouvoir leurs intérêts professionnels, est le
prolongement nécessaire de la liberté syndicale et de la négociation collective.
Certes, l'exercice du droit de grève peut, dans certains cas (fonction publique,
services essentiels), être limité pourvu qu'il existe des garanties destinées à
sauvegarder les intérêts des travailleurs, par exemple sous forme de procédures
de conciliation et d'arbitrage appropriées, et pourvu surtout que la définition
des services essentiels ne fasse pas l'objet d'une extension injustifiée risquant
de constituer une limitation importante aux possibilités d'action des organisations syndicales. Si des conditions préalables (préavis par exemple) ou des
restrictions temporaires (interdiction de la grève en rupture d'accords collectifs
par exemple) sont compatibles avec l'exercice du droit de grève, il n'en est
pas de même des interdictions générales de la grève dans toutes les activités.
Enfin, un mouvement syndical libre ne peut se développer que dans un
régime garantissant les droits fondamentaux. Cela implique la possibilité, pour
un syndicat, de tenir des réunions dans ses propres locaux et d'organiser
éventuellement des réunions et manifestations publiques, par exemple le 1 e r mai.
Cela requiert aussi la libre circulation des informations, des opinions et des
idées: le contrôle des publications, leur saisie ou le retrait par voie administrative des licences peuvent constituer de graves ingérences dans les activités
syndicales. Il ne devrait être procédé à l'occupation des locaux syndicaux ou à
des perquisitions dans ceux-ci que sur mandat délivré par les autorités judiciaires. Lorsque des arrestations de dirigeants syndicaux ont lieu, il incombe
22
Le cadre de l'analyse
aux gouvernements de prouver qu'elles n'ont rien à voir avec les activités
syndicales des intéressés. De toute façon, même lorsque c'est pour des délits
politiques ou des délits de droit commun que des syndicalistes sont arrêtés,
ils devraient pouvoir être jugés aussi rapidement que possible par un tribunal
impartial et indépendant.
b) Rapports avec le développement économique
L'extension et l'interprétation du concept de liberté syndicale ayant été
précisées, il reste à envisager les rapports que celle-ci est susceptible d'avoir
avec le développement économique, dont il nous faudra ultérieurement préciser
la nature. Nous pouvons, pour cela, partir d'une idée simple couramment
admise par la doctrine française 1 : la liberté syndicale comprend un aspect
individuel — en ce sens qu'elle est un droit privé reconnu à chaque membre
de la profession — et un aspect collectif — en ce sens qu'elle est une liberté
publique. Cette dualité correspond, d'une part, à deux phases différentes de
l'évolution historique: c'est ainsi qu'en 1884, en France, la liberté syndicale
avait été conçue par le législateur sur le modèle d'une liberté individuelle, la loi
disposant simplement que les syndicats peuvent se constituer librement, tandis
que, par la suite, en particulier après la première guerre mondiale, la liberté
syndicale est apparue comme devant présider aux rapports de l'organisation
professionnelle et de la puissance publique et aux rapports de l'organisation
syndicale et de l'entreprise. Cette dualité correspond ensuite à deux optiques,
plus antagoniques que complémentaires, dans lesquelles il est possible d'envisager l'institution syndicale. En effet, les discussions qui, en France, ont précédé
la législation de décembre 1968 sur la section syndicale d'entreprise 2 tout autant
que l'évolution historique constatée dans d'autres pays montreraient aisément
que, pour les uns, la liberté syndicale est du simple domaine de la liberté de
conscience tandis que, pour d'autres, elle implique la reconnaissance de l'institution dans laquelle elle s'incarne et le droit, pour cette dernière, de participer
et de négocier avec les autres parties.
1
Par exemple: G. H. Camerlynck et G. Lyon-Caen: Droit du travail (Paris, Dalloz,
6e éd., 1973), pp. 448 et suiv.
2
Voir sur ce point H. Lesire-Ogrel: Le syndicat dans l'entreprise (Paris, Editions du Seuil,
1967): « La doctrine patronale refuse le syndicat dans l'entreprise mais accepte — à maintes
exceptions près — de reconnaître à chacun le droit à la liberté syndicale, sous réserve qu'elle
ne se manifeste pas sur les lieux de travail... La liberté syndicale n'est plus à ce stade qu'un
principe mort, une liberté muette, vidée de sa substance. Il n'y a pas de droit d'être syndiqué
sans droit syndical. Il s'agit avant tout d'un droit collectif. De même que la liberté de la
presse ne se réduit pas à celle d'écrire un manuscrit et de le colporter, de même la vieille
liberté d'association passe par son instrument nécessaire, le syndicat, et s'apprécie à son
niveau. En quoi consiste ce droit quand ses manifestations sont proscrites là où elles ont
leur raison d'être? » (pp. 61-64).
23
Liberté syndicale et développement économique
Si la liberté syndicale n'est conçue que comme un droit individuel, trouvant
son accomplissement dans l'acte personnel d'adhésion, expression en définitive,
sur le plan des situations économiques et sociales, de la liberté de pensée, cette
acception n'a que peu d'interférence avec les problèmes du développement
économique. En effet, sous ce premier aspect, les liens entre la liberté syndicale
et le développement économique ne sont pas très différents de ceux que comportent les idéologies, mobilisatrices ou non, transformatrices ou non. Le syndicalisme est alors considéré comme une idée ou un système de valeurs dont on
peut passer en revue les éléments pour les confronter avec ceux qui constituent
les idéologies des élites de l'industrialisation*.
Mais la liberté syndicale peut être aussi conçue comme un droit collectif,
lié organiquement à la revendication de pouvoirs concernant les rapports de
travail et ne valant que par les buts qu'il permet de poursuivre. Sous ce second
aspect, les liens de la liberté syndicale et du développement économique changent
de nature: le développement n'est plus seulement indirectement conditionné
par les idéologies, mais concrètement soumis à l'influence de centres de décision
économique, dont les stratégies et, partant, les objectifs et les moyens mis en
œuvre pour y parvenir sont très différents. Alors que, dans l'hypothèse précédente, la recherche conduisait à une comparaison des idéologies en présence,
à une estimation de leur degré de compatibilité et à l'acceptation ou au rejet,
par les groupes ayant la charge du développement économique, des idéologies
professées par les organisations professionnelles, dans le cas présent, la liberté
syndicale est considérée essentiellement sous l'angle des conflits qui peuvent
résulter de la présence d'organisations professionnelles qui risquent de compromettre par leur action le processus de développement. En d'autres termes,
à la liberté syndicale cas particulier de la liberté de pensée, s'oppose la liberté
syndicale modalité d'intervention active d'organisations professionnelles prenant effectivement en charge la défense et la promotion des intérêts de leurs
adhérents. C'est donc essentiellement sous l'angle de la protestation du groupe
que le problème de la liberté syndicale peut être abordé. Le tableau 2 illustre
schématiquement les questions que nous venons d'évoquer dans le cadre d'une
typologie que nous aurons plusieurs fois à utiliser à titre de simple hypothèse
de travail.
1
Telles qu'elles se dégagent, par exemple, des ouvrages de P. Sigmund: The idéologies
of the developing countries (Londres, Praeger, 1967); Y. Bénot: Idéologies des indépendances
africaines (Paris, Maspéro, 1972); L. Garruccio: L'industrializzazione tra nazionalismo e
revoluzione — le idéologie politiche dei paesi in via di sviluppo (Bologne, Società Editrice II
Mulino, 1969).
24
Le cadre de l'analyse
Tableau 2.
Principes et formes des protestations de groupe et attitudes des élites'à
leur égard
Elites
de l'industrialisation
Principe d'organisation
de la protestation
du groupe
Formes de la protestation Attitude des élites à l'égard
du groupe
du conflit
Classes moyennes
Contrôle
du travail
Conscience
de classe
Grèves économiques Rôle positif
organisées
des conflits limités
Grèves
Incompatible
et manifestations
avec la société
politiques
paternaliste
Diffuses et réduites
Incompatible
sauf explosions
avec l'idéologie
occasionnelles
et l'industrialisation
rapide
Manifestations
Incompatible
pour
avec le rôle
de la métropole
l'indépendance
souvent
violentes
Manifestations
Incompatible avec
généralement
l'idéal nationaliste
pacifiques
et le développement
économique
Dynastiques
Intellectuels
révolutionnaires
Autocritique
Administrateurs
coloniaux
Anticolonialisme
Leaders
nationalistes
Nationalisme
Source: Kerr, Dunlop, Harbison et Myers, op. cit., pp . 182-183.
B. LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE
Le développement économique a, de son côté, fait l'objet d'interprétations
différentes. Les récents débats sur la qualité de la vie, sur les problèmes de la
pollution de l'environnement, de la nature, etc., en opposant parfois un « toujours mieux » au « toujours plus » dont un Samuel Gompers pouvait, en son
temps, faire l'objectif du syndicalisme aux Etats-Unis, permettent au moins
de clarifier les termes du débat.
1. Distinctions nécessaires
a) La croissance
Les premières distinctions qui doivent s'imposer à l'esprit sont les suivantes :
la croissance est sans doute nécessaire au développement, mais elle ne s'identifie pas à celui-ci. On n'a en effet pas manqué d'observer que
la croissance économique, c'est-à-dire l'augmentation de la production et du revenu,
constitue sans aucun doute l'objectif essentiel du développement ainsi que le critère
le plus significatif pour juger des progrès accomplis par ce dernier. Il est nécessaire,
et même souvent indispensable, d'assurer un taux suffisant de croissance pour pouvoir
atteindre d'autres objectifs auxquels vise le développement, tels que l'accroissement
25
Liberté syndicale et développement économique
du taux de formation du capital, l'instauration de l'équilibre dans les échanges,
l'autonomie en matière d'alimentation, le maintien de la stabilité des prix, le relèvement du niveau de vie ou l'atténuation des disparités dans les revenus de différentes
catégories sociales ou parties d'un même pays 1 .
Mais si la croissance est très généralement nécessaire au développement, elle
ne se confond pas avec le développement, pour plusieurs séries de raisons.
D ' u n e part, l'indicateur que constitue la croissance est u n indicateur très
imparfait, qui n'échappe pas à l'illusion de la matérialité, tributaire d'une
appréhension monétaire et déformante des phénomènes. Parmi bien d'autres,
B. de Jouvenel a bien mis en lumière cette double limitation:
Il y a une illusion de la matérialité du produit. Ce que l'on appelle croissance du
produit réel n'est que la croissance d'une valeur monétaire « déflatée » le mieux
qu'on a pu. C'est une notion très abstraite, nullement physique; aussi est-ce une
grave erreur de la dénommer «croissance en volume»: il ne s'agit nullement d'un
volume physique — la croissance peut se manifester en miniaturisation des produits
et en vaporisation (services) a .
A la vision monétaire échappent bien des éléments: les biens gratuits fournis
par la nature, les biens publics qui échappent aux évaluations de marché, etc.,
toutes catégories dont la destruction, préjudiciable au bien-être collectif, est
parfois la contrepartie d'une croissance mesurable soutenue. Dès lors, la
croissance vaut moins par ce qu'elle indique que par ce à quoi elle renvoie:
La croissance économique ne peut et ne doit être vue autrement que comme
l'expression abstraite de la croissance des fournitures correspondant à l'évolution du
train de vie de la nation, dans sa structure et ses mœurs qui vont changeant. Et donc
c'est la direction de ce changement qui doit principalement nous intéresser, et cela
non pas passivement pour le prévoir, mais activement pour l'influencer 3 .
D'autre part, et au moins dans certains cas, la croissance peut être contradictoire avec le développement.
La croissance, au sens quantitatif de l'expansion du PNB, n'est pas synonyme
de développement. Au mieux, tout ce que l'on peut dire en faveur de la croissance du
PNB est qu'elle offre une présomption, mais pas davantage, que l'économie se transforme dans le sens d'une amélioration, d'un bien-être... Ainsi, les taux de croissance
plus élevés peuvent être obtenus aux dépens d'une répartition plus équitable des
revenus avec une réduction de l'emploi. En ce cas, la croissance et le bien-être ne vont
pas de pair 4.
1
BIT: Mise en valeur des ressources humaines: Objectifs, problèmes et politiques, sixième
Conférence régionale asienne, Tokyo, 1968, rapport I, rapport du Directeur général, p. 9.
2
Intervention lors des Rencontres internationales du ministère de l'Economie et des
Finances: Economie et société humaine (Paris, Denoël, 1972), p. 48.
3
Ibid., p. 58. L'intervention de B. de Jouvenel s'inscrivait dans le cadre de la première
des deux questions formulées par le ministre, organisateur des rencontres : « La recherche
d'un taux de croissance systématiquement élevé dans les sociétés industrielles est-elle le
meilleur procédé pour répondre aux besoins de toute nature de l'homme contemporain? »
(ibid., p. 29).
4
El Naggar, directeur du Bureau économique et social des Nations Unies à Beyrouth,
Séminaire régional sur le développement et l'environnement (Beyrouth, 1971).
26
Le cadre de l'analyse
b) Le développement
Sur la base de cette distinction entre croissance et développement que nous
venons de dégager, il est possible de préciser quelques-unes des caractéristiques
du développement. La résolution adoptée à l'unanimité par l'Assemblée
générale des Nations Unies le 24 octobre 1970 définissant la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement
peut nous y aider. Les buts et objectifs de la stratégie sont définis quantitativement pour ce qui est de la croissance économique, de l'épargne et du commerce international: le taux moyen de croissance annuelle du produit brut de
l'ensemble des pays en voie de développement devrait être d'au moins 6 pour
cent, et le taux moyen de croissance annuelle du produit brut par habitant de
3,5 pour cent, ce qui doublerait le revenu moyen par habitant en l'espace de
vingt ans; la production agricole devrait connaître une expansion annuelle
moyenne de 4 pour cent et la production industrielle une augmentation de
8 pour cent; l'accroissement devrait être annuellement de 0,5 pour cent pour
le rapport de l'épargne brute au produit brut, d'un peu moins de 7 pour cent
pour les importations et d'un peu plus de 7 pour cent pour les exportations.
La résolution propose aussi un certain nombre d'objectifs sociaux qui, à la
différence des objectifs économiques, ne sont pas définis quantitativement. Elle
affirme que le développement implique un relèvement sensible du niveau de
l'emploi, une répartition plus équitable des revenus et de la richesse afin de
promouvoir tant la justice sociale que l'efficacité de la production, une amélioration de la sécurité du revenu, la réalisation des transformations qualitatives et
structurelles qui doivent aller de pair avec la croissance économique. Plus précisément, la résolution indique que :
Chaque pays en voie de développement devrait formuler ses objectifs nationaux en
matière d'emploi de façon à absorber une proportion croissante de sa population
active dans des activités de type moderne et à réduire de façon appréciable le chômage
et le sous-emploi... Le nombre des logements devrait être augmenté et les conditions
de logement améliorées, surtout pour les groupes à faible revenu, de façon à remédier
aux maux qui résultent d'une croissance urbaine désordonnée et du retard des zones
rurales... La pleine participation de la jeunesse au processus de développement devrait
être assurée, [et] la pleine intégration des femmes dans l'effort global de développement devrait être encouragée.
Ces différents objectifs « sont à la fois les résultats finals et les facteurs déterminants du développement », et « ils doivent donc être considérés comme
faisant partie intégrante du même processus dynamique », car
le développement doit avoir pour objectif ultime d'assurer des améliorations constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des avantages. Si on laisse se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le développement manquera son but principal.
27
Liberté syndicale et développement économique
On a pu écrire * à propos de cette résolution:
Que l'Assemblée générale des Nations Unies ait reconnu, à l'unanimité, que le
développement est un processus complexe, impliquant beaucoup plus qu'une simple
accélération de la croissance économique, vient à propos pour réfuter des théories
antérieures qui voudraient que le progrès social fût plus ou moins sacrifié pendant
une ou plusieurs générations afin que le développement économique se trouve accéléré
par l'accroissement de l'épargne et des investissements.
2. Conséquences
Cette prise en considération de la dimension qualitative du développement
est en effet un phénomène récent mais, semble-t-il, maintenant bien admis
autant par la théorie économique que par les responsables de la politique
économique 2 .
a) Pour la théorie économique
En ce qui concerne la théorie économique, on peut en effet observer le
changement radical qui s'est opéré au cours de la décennie écoulée. Si Arthur
Lewis pouvait en 1955 caractériser son enquête, dès les premières lignes de son
ouvrage, comme portant sur « la croissance de la production par habitant » 3 ,
précisant ensuite que
l'expression «croissance du produit par habitant» est bien longue lorsqu'il faut la
répéter sans cesse; aussi, le plus souvent, parlerons-nous de «croissance» ou de
« produit », ou même, par souci de diversité, de « progrès » ou de « développement »;
quelle que soit la formule employée, il faudra comprendre « par habitant », sauf s'il
est clairement spécifié ou si le contexte laisse clairement entendre qu'il s'agit de
production totale 4 .
1
BIT: La liberté par le dialogue; le développement économique par le progrès social, CIT,
56e session, 1971, rapport I (1), rapport du Directeur général, pp. 7-8.
2
II serait possible, pour le montrer, de multiplier les références. Il semble cependant
préférable, pour juger du chemin parcouru, de renvoyer le lecteur à une comparaison entre
deux readings parus à quelque quinze ans de distance. Entre The économies of underdevelopment, de A. N. Agarwala et S. P. Singh (Oxford University Press, 1958), et Underdevelopment
and development : The Third World today, de H. Bernstein (Harmondsworth, Penguin Books,
1973), les différences n'apparaissent pas seulement dans l'étendue du champ couvert (strictement économique pour le premier, résolument socio-économique pour le second) ou dans
l'approche des problèmes (essentiellement analytique pour le premier, privilégiant de plus les
aspects politiques des questions pour le second), mais également dans la place faite aux références d'auteurs (auteurs occidentaux, et plus particulièrement anglo-saxons, pour le premier,
très large ouverture, pour le second, aux travaux des spécialistes venus du tiers monde, tels
que C. Furtado, T. dos Santos, R. Stavenhagen, F. H. Cardoso, C. V. Vaitsos). Les changements dans la terminologie, en orientant vers des préoccupations sensiblement différentes,
reflètent en définitive la prise de conscience croissante de leurs propres problèmes par des
pays en voie de développement.
3
Arthur Lewis: The theory of économiegrowth (Londres, Allen Unwin, Unwin University
Books, 1955), p. 9.
4
Ibid., p. 10.
28
Le cadre de l'analyse
Benjamin Higgins, dans un manuel classique et témoignant d'un grand talent,
pouvait, quatre ans plus tard, élargir l'acception du terme et lui conférer son
sens dynamique en définissant le développement comme
une augmentation discernable dans le revenu total et le revenu moyen par tête,.
diffusée largement parmi les groupes de production et de revenus et qui dure au
moins deux générations et devient cumulative 1.
Cependant, on observait encore il y a une dizaine d'années une confusion
entre croissance et développement, du moins dans les milieux intellectuels
anglo-saxons. En France, en effet, François Perroux proposait dans toute unesérie de travaux une distinction entre :
— l'expansion, qui est l'accroissement temporaire et éventuellement réversible
de quantités économiques liées notamment aux mouvements conjoncturels ;
— la croissance, qui est l'augmentation, en longue période et dans des conditions de mutation des structures, de quantités significatives que l'on peut
saisir à travers certains indicateurs;
— le développement, qui est l'ensemble des transformations dans les structures
mentales et institutionnelles permettant le soutien de la croissance ;
— le progrès, qui est la signification finaliste donnée au processus de développement.
Le développement présuppose généralement la croissance puisqu'il est « la
combinaison des changements mentaux et sociaux d'une population qui la
rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel
global » 2 , mais il requiert aussi — ce qu'implique le concept de progrès —
une idéologie économique: «le plein emploi, à l'échelle du monde, de toutes
les ressources matérielles et humaines, favorisé dans le dessein de procurer à
chacun les conditions matérielles, jugées nécessaires par les sciences, de son
plein épanouissement » 3 . Un point de vue analogue était retenu à la même
époque par Louis Joseph Lebret, pour qui,
en tant qu'action, le développement n'est autre chose que le faisceau, dans une évolution coordonnée et harmonisée, des passages d'une phase moins humaine à une
phase plus humaine; en tant qu'état, il en est le fruit4.
1
B . Higgins : Economie development: Principles,problems andpolicies (Londres, Constable
& Co., 1959).
2
F. Perroux: «La notion de développement», Etudes, janvier 1961, reproduit dans:
L'économie du XX' siècle (Paris, PUF, 1961), p. 155.
3
Ibid.,p. 163.
4
L. J. Lebret: Dynamique concrète du développement (Paris, Les éditions ouvrières, 1961),.
p. 41.
29
Liberté syndicale et développement économique
Cette distinction entre croissance et développement est maintenant couramment admise par la littérature économique, ainsi qu'en témoignent les publications les plus récentes. Selon D. F. Dowd 1 :
La croissance est un processus quantitatif impliquant principalement l'extension
d'une structure de production déjà en place, tandis que le développement suggère
des changements qualitatifs, la création de nouvelles structures économiques et non
économiques.
Le développement est de même défini par C. K. Wilber comme
les changements dans la valeur des paramètres économiques dans des conditions
institutionnelles données... [et] les changements dans la valeur des paramètres économiques [qui] sont accompagnés, voire précédés de changements institutionnels 2.
De même encore, pour D. Seers, le développement transcende la croissance
économique pour englober des caractéristiques telles que la justice sociale en
tant qu'égalité des chances, le plein emploi, les services sociaux généralement
disponibles, la répartition équitable des revenus et les libertés politiques fondamentales 3.
b) Pour la politique économique
Cette évolution de la théorie économique concernant la définition du développement, que nous venons de retracer à grands traits, est parallèle au cheminement intellectuel suivi par les responsables de la politique économique.
C'est ainsi que les Nations Unies, dans leurs premiers travaux consacrés aux
pays sous-développés, s'intéressaient essentiellement à la croissance 4 telle
qu'elle est définie plus haut, celle-ci pouvant être promue notamment par deux
séries de mesures essentielles: l'industrialisation 6 et la réforme agraire 6 . De
même, la première Décennie des Nations Unies pour le développement s'assignait comme objectif, pour l'ensemble des pays en voie de développement, la
réalisation d'un taux annuel de croissance de 5 pour cent. Mais la réalisation
de cet objectif économique, au niveau du tiers monde pris dans son ensemble,
sinon à celui de chaque pays pris individuellement, montrait aux yeux de
1
D. F. Dowd: « Some issues of économie development and of development planning »,
Journal of Economie Issues (East Lansing, Michigan, Graduate School of Business Administration), vol. I, 1967, n° 3, p. 153.
2
C. K. Wilber: The Soviet model and underdeveloped countries (University of North
Carolina Press, 1969), p. 8.
3
D. Seers: « The meaning of development », International Development Review (Washington), déc. 1969, pp. 2-6.
4
Nations Unies: Mesures à prendre pour le développement économique des pays insuffisamment développés (New York, numéro de vente: 1951.II.B.2).
5
Nations Unies: Méthodes et problèmes de l'industrialisation des pays sous-développés
(New York, numéro de vente: 1955.II.B.1).
6
Nations Unies: La réforme agraire: Les défauts de la structure agraire qui entravent
le développement économique (New York, numéro de vente: 1951.1I.B.3).
30
Le cadre de l'analyse
l'observateur le moins prévenu que, dans bien des cas, le développement,
entendu en ce sens économique limité, avait accru plutôt qu'atténué les inégalités et laissé subsister la pauvreté, la misère, la faim, la maladie et l'ignorance.
En d'autres termes, au moment même où les pays développés découvraient
que la pauvreté restait possible malgré l'expansion, voire à cause d'elle \
les pays en voie de développement étaient conduits à un diagnostic analogue
en ce qui concerne la croissance dont ils avaient été à la fois les bénéficiaires
et les victimes. Une révision des conceptions s'imposait.
Ce changement profond dans l'attitude de la société internationale à l'égard
des objectifs sociaux du développement ne s'est produit qu'après une assez
longue période. L'OIT a pour sa part largement contribué à ce revirement.
Son passé, pour cela, l'y prédisposait, qu'il s'agisse, pour ne rappeler que
quelques étapes de son histoire, de la pensée économique et sociale d'Albert
Thomas, de l'orientation des rapports de Harold Butler au cours des années
trente ou des grands principes qui ont conditionné l'élaboration de la Déclaration de Philadelphie, selon laquelle :
a) tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe,
ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel
dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances
égales;
b) la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le
but central de toute politique nationale et internationale.
Cette mise en lumière des objectifs sociaux en tant que partie intégrante du
développement est maintenant chose courante. Qu'on en juge d'après les
déclarations ci-après: Kurt Waldheim, Secrétaire général des Nations Unies,
le 9 août 1972:
Il n'est plus possible de partir de l'hypothèse qu'un secteur moderne en expansion
finira par absorber toute la population et réussira à lui assurer des normes de vie
décentes; il faut au contraire s'attaquer de front à la misère, au chômage, au mauvais
état de santé et au manque d'instruction 2.
Rudolph A. Peterson, directeur du Programme des Nations Unies pour le
développement, le 12 juin 1972:
Si les avantages du progrès ne sont pas répartis en faveur des populations les
moins favorisées des pays en voie de développement, la stabilité nationale et la stabilité internationale seront bientôt révolues 2.
1
Voir par exemple M. Harrington: Vautre Amérique: La pauvreté aux Etats-Unis,
traduction de l'anglais (Paris, Gallimard, 1967); P. M. de la Gorce: La France pauvre (Paris,
Grasset, 1965); K. Coates et R. Silburn: Poverty: The forgottenEnglishmen (Harmondsworth,
Penguin Books, 1970); G. Myrdal: The challenge of world poverty: A world anti-poverty
program in outline (New York, Panthéon Books, 1970).
2
Cité dans BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du
progrès économiques, op. cit., p. 2.
31
Liberté syndicale et développement économique
Robert S. McNamara, président de la Banque mondiale, le 14 avril 1972:
La justice sociale n'est pas seulement un impératif mondial, mais également un
impératif politique \
Manuel Pérez Guerrero, secrétaire général de la Conférence des Nations Unies
sur le commerce et le développement, le 21 juin 1972:
La croissance des pays en voie de développement doit être favorisée; son taux
devra être accéléré, mais il devra aussi être lié à la qualité du développement économique et social ainsi rendu possible l .
On peut, par conséquent, aisément admettre, sans multiplier inutilement les
relevés de citations allant toutes dans le même sens, que « le défi que l'OIT a
lancé il y a une génération aux conceptions conventionnelles est devenu à son
tour une conception conventionnelle » 1. Ce mode de pensée désormais dominant chez les praticiens du développement s'est exprimé avec force dans la
Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le
développement, approuvée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations
Unies le 24 octobre 1970, qui affirme à son paragraphe 7:
Le développement doit avoir pour objectif ultime d'assurer des améliorations
•constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des avantages. Si on laisse
se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le
•développement manquera son but principal.
c) Pour la liberté syndicale
Ces considérations relativement longues sur la nature du développement et
l'acception qu'il convient de donner à ce concept doivent nous permettre de
préciser la nature des liens qui peuvent a priori s'établir entre liberté syndicale
et développement. En effet, lorsque le développement continue à être abusivement assimilé à la croissance, laquelle est associée à l'augmentation d'un indicateur (généralement le PNB par tête) au cours du temps, le débat liberté
syndicale-développement économique se trouve posé en termes particulièrement simples. Il suffit de voir, face à cet objectif d'un taux de croissance à
rendre le plus élevé possible, si la liberté d'adhésion à un syndicat ou les revendications syndicales concrètes concernant les rapports de travail (qui sont en
•définitive, nous l'avons vu précédemment, les deux aspects essentiels de la
liberté syndicale) constituent une contrainte dont il faut tenir compte, quitte
au besoin à en réduire l'impact, ou un instrument dont on peut éventuellement
se servir dans le cadre de la politique économique pratiquée. Par contre, lorsque
le développement est entendu dans l'acception large que nous en avons donnée,
les choses changent d'aspect et deviennent beaucoup plus complexes. En effet,
1
BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques, op. cit., p. 2.
32
Le cadre de l'analyse
le développement, outre les modifications de structure qu'il comporte — et par
conséquent les ruptures dans les correspondances entre variables, dont le choix
d'un indicateur unique pour définir la croissance ne peut pas permettre de
rendre compte —, implique la prise en considération d'un vecteur qualitatif
et la référence aux systèmes de valeurs d'une société donnée. Sans doute n'y
a-t-il pas toujours, entre croissance et développement, l'incompatibilité sousjacente aux débats du Club de Rome et au modèle du Massachusetts Institute
of Technology, lesquels permettraient, à la limite, d'associer une « croissance
zéro » et un véritable développement. Du moins ces travaux permettent, parmi
bien d'autres, d'éviter de confondre un indicateur très imparfait (la croissance
du PNB par tête) avec l'objectif visé, le développement, lequel postule la mise
en œuvre d'un ensemble complexe de moyens qui sont ceux-là mêmes qu'évoque
la Constitution de l'OIT: plénitude de l'emploi, élévation des niveaux de vie,
emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner
toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances, possibilité pour tous
d'une participation équitable aux fruits du progrès, collaboration des employeurs
et des travailleurs à l'amélioration de l'organisation de la production, ainsi qu'à
l'élaboration et à l'application de la politique sociale et économique, extension
des mesures de sécurité sociale, protection de la vie et de la santé des travailleurs, garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel.
Dans cette perspective, le débat liberté syndicale-développement économique
change à nouveau de sens puisqu'il doit, dès lors, se situer dans l'optique
d'une rencontre des différentes visées sociales.
Nous disposons, au terme de cette analyse, des différentes pièces de notre
dossier. La liberté syndicale — que nous avons recherchée tour à tour à travers
les normes internationales qui la concernent, les enquêtes sur son exercice de
fait dans les différents pays et les procédures juridiques mises en place pour la
sauvegarder et qui en montrent les aspects concrets — nous a paru pouvoir
être conçue comme une liberté individuelle ou (et) un droit collectif1. Le développement, longtemps quelque peu confondu avec la croissance économique,
1
La distinction que nous avons établie à la suite de la doctrine n'est pas toujours aussi
nette dans les textes qui réglementent le droit syndical. On a pu en effet, par exemple, observer
que « le droit syndical positif français est le fruit d'inspirations diverses autant que successives,
souffre d'un manque d'homogénéité et a un peu l'allure d'un habit d'arlequin: les textes
fondamentaux, peu modifiés, faisaient du syndicat un groupement purement privé, représentatif des intérêts de ses membres; des dispositions postérieures nombreuses ont reconnu
sa vocation à parler au nom de la collectivité ouvrière ou patronale de chaque profession et à
représenter par suite des intérêts plus vastes, puis ont bâti, pierre par pierre, tout un édifice
de fonctions syndicales aux divers niveaux de la vie économique et sociale. De sorte qu'à la
base demeure la conception d'une liberté individuelle qui trouve son accomplissement dans
l'acte personnel d'adhésion, tandis que les attributions du syndicat participent dans une
certaine mesure des prérogatives de puissance publique et traduisent l'aspect collectif du
droit syndical, droit d'action autant que liberté d'adhésion. » (J. M. Verdier: Syndicats
(Paris, Dalloz, 1966), pp. xin-xiv.)
33
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 3.
Combinaisons possibles des concepts de liberté syndicale et de développement
Liberté syndicale
Développement économique
(1)
(3)
Conçue comme
une liberté individuelle
Envisagé comme une croissance quantitative
d'un indicateur
(2)
(4)
Conçue comme
un droit collectif
Envisagé comme modifications qualitatives
de facteurs
nous estfinalementapparu, autant à travers les travaux de théorie économique
qu'à travers les déclarations des responsables de la politique économique, comme
comportant un aspect quantitatif, mais surtout un aspect qualitatif. Une combinatoire simple obtenue par croisement des deux concepts de liberté syndicale
et de développement économique montre l'existence de quatre possibilités, que
fait apparaître le tableau 3; on peut avoir en effet les combinaisons 1-3, 1-4,
2-3 et 2-4.
Or, si jusqu'ici les affrontements théoriques ou les discussions politiques
se sont essentiellement situés dans la perspective d'une liberté syndicale
considérée comme un droit collectif, confrontée à une exigence de simple
croissance économique (hypothèse 2-3), et si c'est sur ce terrain que l'analyse
devra plus particulièrement se placer, il ne conviendra pas, pour autant,
d'éliminer totalement les autres aspects du problème.
34
LA PROBLÉMATIQUE DU DÉBAT
L'article provocant de Karl de Schweinitz auquel nous nous référions plus
haut* a eu le mérite de ramasser, en une forme concise, l'essentiel de l'argumentation invoquée par nombre d'autres auteurs quand ils étudient les problèmes posés par le principe de la liberté syndicale dans les pays en voie de
développement2: parce que les pays sous-développés ont aujourd'hui, à la
différence de ce qui était le cas des pays actuellement développés lors de leur
révolution industrielle, des organisations syndicales, leur propension à consommer s'en trouve accrue et leur accumulation de capital compromise. Sans doute,
une affirmation aussi brutale soulève nombre de problèmes, par exemple, au
1
K. de Schweinitz: « Industrialization, labor controls and democracy », op. cit.
Par exemple J. T. Dunlop : « The rôle of the free trade union in a less developed nation »,
American labor's rôle in less developed countries. Report on a conférence held at Cornell
University, October 12-17, 1958; E. J. Berg: « Major issues of wage policy in Africa », dans
l'ouvrage publié sous la direction de A. M. Ross: Industrial relations and économie development (Londres, Macmillan, 1966), pp. 185-208; H. A. Turner: Wage trends, wage policies
and collective bargaining: The problems for underdeveloped countries (Cambridge University
Press, 1965); W. Galenson: Labor in developing économies (Berkeley, University of California Press, 1962).
A travers les nuances qui s'imposent d'un auteur à l'autre, les positions communes à
ce courant de pensée ont été fort bien résumées par P. Fisher: « En matière de politique, John
Dunlop a suggéré de ne pas avoir de syndicat, au moins pour un temps, ou d'avoir un syndicat
contrôlé. Karl de Schweinitz nous laisse le choix entre permettre dans quelque mesure une
syndicalisation effective (et retarder la croissance économique) ou supprimer la démocratie
pour permettre par là même le développement économique maximal, et entre des méthodes
permissives ou totalitaires à l'égard du syndicalisme ouvrier. Walter Galenson... parle d'un
« équilibre » qui doit être recherché pour satisfaire à la fois les exigences de la planification
économique et les demandes minimales des travailleurs industriels. Sturmthal suggère la
nature d'un tel compromis: les leaders syndicaux devraient freiner la lutte pour l'augmentation
des salaires, en accepter l'ajournement à une date ultérieure pour donner à l'économie le
temps pour la poussée initiale de l'investissement... Là où la chose n'est pas possible, il
caractérise le retard dans la formation du capital comme le prix à payer pour éviter une
détérioration ultérieure de l'espoir de la croissance économique, engendrée par les difficultés
politiques et sociales. » (« Unions in the less developed countries. A reappraisal of their
économie rôle», dans l'ouvrage publié sous la direction de E. M. Kassalow: National labor
movements in thepostwar world (Evanston, Northwestern University Press, 1963), pp. 104-105.)
2
35
Liberté syndicale et développement économique
plan théorique, celui des structures sociales dans le développement économique1 et, au plan pratique, celui de la limitation du syndicalisme, agent
perturbateur de la croissance économique 2. Sans évoquer pour l'instant ces
problèmes, acceptons de nous placer momentanément sur le terrain où se situe
Karl de Schweinitz. Et, puisqu'il y a dans sa thèse, d'une part, un constat
empirique, d'autre part, l'amorce d'un raisonnement théorique, ce sont ces
deux points qu'il convient d'examiner en détail.
A. LE CONSTAT EMPIRIQUE
Admettons — ce qui mériterait pourtant une discussion détaillée — les analogies postulées, dans le vocabulaire souvent hésitant utilisé par les auteurs dont
nous discutons actuellement les positions, entre les phénomènes qu'évoquent
des expressions aussi différentes que « révolution industrielle » 3, « accumula1
« Dans l'ordre sociologique, écrit J. Cuisenier, la question centrale semble être celle-ci:
quelle doit être la structure d'une société pour que la production puisse s'y industrialiser? »
(« Sous-développement, industrie, décolonisation : Perspectives et questions », Esprit, Paris,
oct. 1961, p. 368). Or, force est bien de reconnaître que l'étude des structures d'accueil du
progrès économique, à travers par exemple les travaux de McClelland ou de François Perroux,
commence à peine à être élaborée.
2
A. Sturmthal a posé le problème: « Le syndicalisme, quoi qu'il puisse faire par ailleurs,
tend à retarder, réduire ou empêcher la croissance de l'investissement. Si la croissance
maximum doit être obtenue, il doit être supprimé par des méthodes totalitaires et remplacé
par des organismes qui, à la place des syndicats ouvriers, seront en fait des agences d'un
gouvernement préoccupé par la croissance, plutôt que des représentants des travailleurs. »
(« Unions and économie development », Economie Development and Cultural Change, janv.
1960, p. 199.)
3
La révolution industrielle a souvent été identifiée à l'apparition du machinisme. C'est
en ce sens que F. Engels la concevait lorsqu'il écrivait: « L'histoire de la classe ouvrière en
Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l'invention de la machine
à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent
une révolution industrielle qui simultanément transforma la société bourgeoise dans son
ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l'importance dans l'histoire du
monde. L'Angleterre est la terre classique de cette révolution, qui fut d'autant plus puissante
qu'elle s'est faite silencieusement. C'est pourquoi l'Angleterre est la terre d'élection où se
développe son résultat essentiel, le prolétariat. » {La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Les éditions sociales, 1960, p. 5.) Marx précisera la nature des transformations
résultant de la révolution industrielle: «La révolution dans l'industrie et l'agriculture a
nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c'està-dire dans les moyens de communication et de transport » {Le capital, Paris, Les éditions
sociales, 1949, tome 2, p. 69). Expression imagée pour caractériser les bouleversements socioéconomiques qui impressionnèrent vivement ses contemporains, la « révolution industrielle »
a connu, dans la pensée économique, des avatars
que rappelle Cl. Fohlen: «De ses débuts
modestes dans les premières années du XIXe siècle jusqu'à nos jours, l'expression « révolution
industrielle » a suivi une voie sinueuse, avec de longues éclipses et de brusques remontées.
L'idée, partie des économistes témoins de leur temps, a été annexée ensuite exclusivement
par les historiens, avant de redevenir la propriété indivise de tous ceux qui recherchent dans
le passé l'explication du présent et dans le présent la base d'une prospective. Ce cheminement
en trois temps permet de mieux comprendre l'ampleur et le contenu de cette révolution
industrielle. » {Qu'est-ce que la révolution industrielle? Paris, Laffont, 1971, p. 35.) De nos
jours, les historiens sont assez partagés quant à l'utilité du concept. Certains l'acceptent et
36
La problématique du débat
tion primitive»1, take off2. Acceptons de considérer ces termes comme désignant simplement l'amorce d'un processus d'industrialisation 3, quitte par la
suite à en examiner plus en détail la pertinence. Dans cette perspective, où
s'esquisse une comparaison entre l'état, hier, des nations actuellement dével'utilisent, par exemple J. P. Rioux, qui considère la révolution industrielle comme le démarrage d'une croissance d'un type nouveau auquel correspondent des nouveautés techniques.
Mais, amorce de croissance d'un capitalisme enfin débridé, la révolution industrielle accomplit
le processus de formation du mode complet de production capitaliste. Elle marque une
étape décisive de transition à partir d'un stade incomplet, précapitaliste, vers un stade où
les caractéristiques fondamentales du capitalisme s'imposent: progrès technique continu,
capitaux mobilisés en vue d'un profit, séparation plus nette entre une bourgeoisie possédant
les moyens de production et les salariés (La révolution industrielle, 1780-1880, Paris, Seuil,
1971, p. 16). D'autres au contraire dénoncent l'imprécision d'un concept dont ils n'acceptent
l'utilisation que parce que l'usage l'a largement consacré. C'est le cas de T. S. Ashton, pour
qui « les transformations ne furent pas seulement industrielles, mais sociales et intellectuelles;
d'autre part, le terme de « révolution » implique une soudaineté dans le changement qui peut
difficilement caractériser une évolution économique... Mais une si longue lignée d'historiens
a parlé de révolution industrielle, cette expression appartient si bien au langage familier qu'il
y aurait quelque pédantisme à tenter de la remplacer » (La révolution industrielle, 1760-1830,
traduction française, Paris, Pion, 1955, p. 3).
1
L'accumulation primitive est, dans la problématique marxiste, la phase de transition
du féodalisme au capitalisme. Pour que surgisse ce dernier, « il faut donc que, partiellement
au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs qui
les employaient à réaliser leur propre travail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui. Le mouvement
historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot
de l'accumulation appelée « primitive » parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique du
monde bourgeois. L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre. » (K. Marx,
Le capital, Paris, Les éditions sociales, 1950, tome 3, pp. 154-155.) Marx, après avoir défini
l'accumulation primitive comme une phase de transition, en précise les caractéristiques
essentielles: «La spoliation des biens d'Eglise, l'aliénation frauduleuse des biens de l'Etat,
le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et même terroriste de la
propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières,
voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles
d'un prolétariat sans feu ni lieu» (ibid., p. 174); «la découverte des contrées aurifères et
argentifères, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou
leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la
transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux
noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste
à son aurore » (ibid., p. 193).
2
Les définitions proposées par l'inventeur du concept, W. Rostow, ont quelque peu
varié au fil de ses différents travaux. Retenons celle-ci: «a) une augmentation du taux des
investissements productifs de 5 pour cent du revenu national (ou produit national net) — ou
moins — à 10 pour cent; b) le développement d'un ou de plusieurs secteurs manufacturiers
industriels à taux de croissance élevé; c) l'existence ou la rapide émergence d'un encadrement
politique, social et institutionnel qui utilise les impulsions à l'expansion dans le secteur
moderne et les effets potentiels des économies externes du décollage donnant à la croissance
son caractère auto-entretenu » (« The take-off in self-sustained growth », Economie Journal,
Londres, mars 1956, pp. 25-48). De manière plus concise, on peut dire que « le décollage
est un terme commode pour désigner la courte phase de deux ou trois décennies au cours
de laquelle les structures économiques et sociales se modifient au point que la croissance
économique devienne plus ou moins automatique» (The Economist, Londres, 15 août 1959).
3
C'est ce que suggère Cl. Fohlen: « Entre les notions de « révolution industrielle », de
« croissance économique » et de « développement », les liens sont évidents. La première
constitue une phase, la phase critique de la seconde. C'est en quoi la notion de take off
37
Liberté syndicale et développement économique
loppées et la situation, aujourd'hui, des pays en voie de développement, un
examen plus attentif de l'histoire institutionnelle et de l'histoire économique
des différentes nations concernées s'impose. C'est à cet examen que nous
allons procéder dans les développements qui suivent.
1. L'histoire institutionnelle
L'histoire institutionnelle semble au premier abord confirmer les postulats de
de Schweinitz. Dans nombre des pays actuellement industrialisés, les coalitions
ouvrières et patronales et, à plus forte raison, les organisations professionnelles
permanentes de travailleurs et d'employeurs ont longtemps été interdites.
a) Les textes
En France, une première loi des 2-17 mars 1791, qui portait suppression
des corporations et proclamait la liberté du travail et de l'industrie, fut bientôt
suivie, le 14 juin 1791, d'une seconde, dite loi Le Chapelier, qui donne au
capitalisme naissant le cadre juridique qui demeurera le sien pendant près d'un
siècle. En raison de son importance fondamentale, il convient de reproduire ce
texte plus souvent évoqué que véritablement connu, dans lequel les conceptions
individualistes et libérales du législateur révolutionnaire s'expriment avec une
particulière netteté.
Article premier. — L'anéantissement de toutes les espèces de corporations des
citoyens du même état et profession étant l'une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous
quelque forme que ce soit.
Article 2. — Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux
qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque ne pourront,
lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics,
tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur
leurs prétendus intérêts communs.
Article 3. — II est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir
aucune adresse ou pétition sous la dénomination d'un état ou profession, d'y faire
aucune réponse, et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu'il ne leur soit
donné aucune suite, ni exécution.
Article 4. — Si, contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens
attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient entre eux des délibérations,
faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n'accorder qu'à
peut rendre les plus grands services à l'historien familier des problèmes qualitatifs, plus étranger aux interprétations quantitatives. Ces différences ne sont pas les seules: l'historien
s'intéresse davantage au long terme, l'économiste au court terme pour découvrir les mécanismes du take off. II n'en reste pas moins que les recherches récentes des économistes ont
fourni aux historiens des matériaux inédits pour l'interprétation d'un passé qui comporte
encore quelque mystère. » {Op. cit., p. 68.)
38
La problématique du débat
un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l'homme et
de nul effet ; les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles.
Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées
seront cités devant le tribunal de police à 500 livres d'amende et suspendus pendant
un an de l'exercice de tous droits de citoyens actifs et de l'entrée dans les assemblées
primaires.
Article 5. — Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine
pour leurs membres d'en répondre en leur nom propre, d'employer, admettre ou
souffrir qu'on admette ceux des entrepreneurs, ouvriers ou compagnons qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions si ce n'est dans le cas
où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police
pour les rétracter ou désavouer.
Article 6. — Si les délibérations ou convocations, affiches apposées, lettres circulaires contenaient quelque menace contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou
contre ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et
signataires des actes ou écrits seront punis d'une amende de 1000 livres chacun et de
trois mois de prison.
Article 7. — Ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers
usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l'industrie
seront poursuivis par la voie criminelle et punis selon la rigueur des lois comme
perturbateurs du repos public.
Article 8. — Tous attroupements composés d'artisans, ouvriers, compagnons,
journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de l'industrie et du travail,
appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions convenues
de gré à gré, ou contre l'action de la police et l'exécution des jugements rendus en
cette matière ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses
entreprises, sont tenus pour attroupements séditieux, et comme tels seront dispersés
par les dépositaires de la force publique sur les réquisitions légales qui leur seront
faites et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs
desdits attroupements et tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes
de violence.
Les principes évoqués sont particulièrement nets: « C'est aux conventions
libres d'individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier », disait Le
Chapelier. C'est ensuite à l'ouvrier à « maintenir la convention qu'il a faite
avec celui qui l'occupe ». L'individualisme qui régit les rapports de travail
semble de plus impartial, puisqu'il proscrit également coalitions patronales et
coalitions ouvrières. Mais cette égalité formelle, qui dissimule des rapports
économiques et sociaux de domination, n'est pas maintenue longtemps. Non
seulement les chambres de commerce patronales peuvent légalement se constituer mais encore, très rapidement, toute une législation répressive voit le jour:
livret ouvrier rétabli par la loi du 22 germinal an XI, qui est tout à la fois
une mesure de police permettant aux autorités administratives de suivre les
déplacements de travailleurs et une mesure de contrainte entre les mains des
patrons puisqu'elle vise, selon les propos mêmes du rapporteur de la loi, à
« garantir les ateliers de la désertion et les contrats de la violation » ; articles 1780
et 1781 du Code civil réglementant le contrat de louage et faisant dépendre le
39
Liberté syndicale et développement économique
paiement du salaire de la bonne foi patronale; articles 414 à 416 du Code pénal
établissant des peines différentes pour les coalitions ouvrières et patronales.
L'exemple de la France fut suivi dans la plupart des pays d'Europe qui
avaient adopté, en les adaptant, les dispositions du Code Napoléon sur les
coalitions ouvrières et patronales. Ce fut le cas en Belgique, aux Pays-Bas,
au Luxembourg, dans les pays Scandinaves, en Espagne, en Italie, dans les
différents Etats de la Confédération germanique. C'est ainsi, par exemple, que
la réglementation prussienne de 1845 sur les métiers, dans ses articles 181 à 184,
prohibait toute entente, interdisait tout groupement d'ouvriers non autorisé
par la police et faisait de la rupture de contrat un délit pénalement réprimé.
En Grande-Bretagne, les lois sur les coalitions (Combination Acts) de 1799
et 1800 déclaraient illégaux tous les contrats conclus entre travailleurs, ouvriers
d'usines ou autres travailleurs salariés pour obtenir une augmentation des
salaires, une réduction ou une modification de la durée du travail ou pour
empêcher toute personne d'employer qui que ce soit dans son entreprise ou
pour surveiller toute personne exploitant une fabrique, industrie ou entreprise
quant à la direction ou conduite de ces dernières. Aux Etats-Unis, les tribunaux
s'inspiraient de la common law anglaise, et plus particulièrement des règles
relatives à la « conspiration » (criminal conspiracy doctrine). L'interdiction des
organisations ouvrières se retrouvait même dans des pays qui, comme la
Belgique (art. 2 de la Constitution de 1831), avaient reconnu le droit d'association ou qui, comme les Etats-Unis, la Norvège, la Suède et la GrandeBretagne, reconnaissaient traditionnellement ce même droit à toutes les catégories de personnes.
b) L'esprit des textes
Deux principes fondamentaux constitutifs de la vision du monde qui était
celle du capitalisme à sa naissance s'opposent à la reconnaissance des intérêts
de groupe. Le premier est celui de l'individualisme politique et de la négation
des corps intermédiaires, dont Jean-Jacques Rousseau s'est fait l'apôtre:
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont
qu'une volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être général...
Mais quand le nœud social commence à se relâcher et l'Etat à s'affaiblir, quand les
intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur
la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants; l'unanimité ne règne
plus dans les voix; la volonté générale n'est plus la volonté de tous; il s'élève des
contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes 1.
Le second principe est celui du libéralisme économique, selon lequel la situation économique la meilleure possible résulte du libre jeu des intérêts indivi1
40
Le contrat social (livre IV, 1).
La problématique du débat
duels. Bien avant Bastiat et ses harmonies économiques, Adam Smith avait
dégagé ce thème en un passage célèbre :
Chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le
revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n'est pas en cela
de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile
à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie
étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en
dirigeant cette activité de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il
ne pense qu'à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est
conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière
bien plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait réellement pour but d'y
travailler 1.
La distance peut paraître grande entre ces textes très généraux de philosophie politique ou économique et l'attitude adoptée par les pouvoirs publics
à l'égard des organisations professionnelles. C'est bien pourtant sur ces deux
principes que s'appuie Le Chapelier, avocat au parlement de Rennes, désigné
comme rapporteur par l'Assemblée constituante en 1791, pour examiner le
conflit mettant aux prises les ouvriers charpentiers parisiens et leurs patrons.
Les conclusions qu'il dépose le 14 juin 1791 se souviennent du message de
Rousseau:
Il n'y a plus de corporation dans l'Etat. Il n'y a plus que l'intérêt particulier de
chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens
un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation.
Elles tiennent compte également des conséquences économiques fâcheuses
qu'engendrerait l'organisation ouvrière:
Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi
entre elles des correspondances est de forcer les entrepreneurs de travaux, les cidevant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail, d'empêcher les ouvriers
et les particuliers qui les occupent dans leur atelier de faire entre eux des conventions
à l'amiable, de leur faire signer sur les registres l'obligation de se soumettre à la
journée de travail fixée par ces assemblées et autres règlements qu'elles se permettent
de faire. On emploie même la violence pour faire exécuter les règlements.
Il faudra bien des années pour que cette doctrine se modifie, pour qu'un
revirement juridique se produise, admettant désormais le concert, l'entente,
antérieurement réputés éléments constitutifs du délit de coalition ou du délit
de conspiration, admettant par là même la légitimité du refus concerté et
collectif du travail et de l'embauchage, en d'autres termes, la grève et le lockout. La Grande-Bretagne abrogea dès 1824 les lois sur les coalitions, mais les
coalitions ne devinrent pleinement licites qu'après la loi de 1871 sur les syndicats (Trade Union Act), qui admet que «les syndicats ne doivent pas être
1
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (livre IV, chap. II).
41
Liberté syndicale et développement économique
considérés comme des conspirations du seul fait que l'un ou plusieurs de leurs
objets visent à entraver la liberté du commerce», et la loi de 1875 sur les
conspirations et la protection de la propriété (Conspiracy and Protection of
Property Act), qui dispose qu'« une coalition de deux personnes ou plus
visant à accomplir ou faire accomplir un acte en vue de la poursuite d'un
conflit industriel ne pourra donner lieu à poursuite pour conspiration, lorsque
le même acte, au cas où il serait commis par une personne isolée, ne serait pas
punissable comme un délit». En France, la loi du 25 mai 1864 supprimait
l'ancien article 414 du Code pénal qui faisait de la coalition un délit; la Belgique suivit la même voie en 1866, la Confédération de l'Allemagne du Nord
en 1869, l'Autriche-Hongrie en 1870, les Pays-Bas en 1872, l'Italie en 1890.
Néanmoins, les dispositions pénales de la plupart des pays laissaient subsister
le délit spécial d'atteinte à la liberté du travail et de l'industrie 1.
Au terme de ce rapide survol de l'histoire institutionnelle des principaux
pays aujourd'hui industrialisés, la thèse actuellement en discussion, qui veut
que leur démarrage se soit fait en l'absence d'organisations professionnelles,
semble avoir quelque fondement. Elle mérite cependant d'être examinée plus
en détail. En premier lieu, affirmer que les phases d'industrialisation antérieures
se sont déroulées à l'abri des interventions des organisations ouvrières requiert
qu'on définisse la durée de la période considérée. L'accumulation primitive se
situe effectivement à une période où le mode d'organisation professionnelle
était celui des corporations. Pour ce qui est de la révolution industrielle, on
s'accordait généralement jusqu'à la seconde guerre mondiale à la limiter en
Grande-Bretagne à la période s'étendant de 1750 (invention de la machine de
Watt) à 1802 (première loi sur les fabriques); depuis lors, la période a été
prolongée vers l'amont — J. U. Nef la faisant remonter au XVIe siècle 2 et
intégrant ainsi la période de l'accumulation primitive — et vers l'aval, jusqu'en 1830 avec T. S. Ashton3, voire jusqu'en 1850 avec Beales. La durée de la
révolution industrielle est d'ailleurs variable, longue en France, plus courte au
Japon et aux Etats-Unis. Dès lors, suivant la durée qu'on lui attribue, elle
peut en arriver à englober le fait syndical 4. Mais c'est là un concept peutêtre trop imprécis pour être d'une utilisation courante. Celui de take ojf (décollage), de durée plus réduite dans le temps, peut être plus aisément daté, puisque
1
Loi de 1825 en Grande-Bretagne; nouveaux art. 414 et 415 du Code pénal introduits
par la loi du 25 mai 1864 en France; art. 310 du Code pénal belge de 1867; art. 153 du Code
industriel de 1869 de la Confédération de l'Allemagne du Nord.
2
J. U. Nef: Les fondements culturels de la civilisation industrielle (Paris, Payot, 1964).
a
Ashton, op. cit.
4
C'est le cas dans W. O. Henderson: La révolution industrielle, 1780-1914, traduction
française (Paris, Flammarion, 1914); dans J. P. Rioux: La révolution industrielle, 1780-1880,
op. cit., et dans W. O. Henderson: The industrial révolution on the continent: Germany,
France, Russia, 1880-1914 (Londres, Frank Cass, 1967).
42
La problématique du débat
W. Rostow nous indique que le décollage se situe en Grande-Bretagne entre
1783 et 1802, en France entre 1830 et 1860, en Belgique entre 1833 et 1860,
aux Etats-Unis entre 1843 et 1860, en Allemagne entre 1850 et 1873, en Suède
entre 1868 et 1890, au Japon entre 1878 et 1900, en Russie entre 1890 et 1914,
au Canada entre 1896 et 1914; l'Argentine aurait amorcé son décollage en
1935, la Turquie en 1937, l'Inde en 1952, la Chine en 1952. Dès lors, la thèse
d'une absence d'organisations syndicales perd singulièrement de sa portée
et vaut tout au plus pour les premiers pays de la liste ci-dessus, mais non
pour les derniers. En effet, aux Etats-Unis par exemple, le National Trade
Union (qui implique l'idée de groupement interprofessionnel) est constitué
à partir de 1830; en Allemagne, les syndicats de Hirsch et Dunker, d'inspiration libérale, et l'Union générale ouvrière des disciples de Lasalle voient le jour
dès que l'interdiction des coalitions est levée (en 1861 en Saxe, en 1869 dans
la Confédération de l'Allemagne du Nord); dans les pays Scandinaves, les
premiers syndicats apparaissent dès 1880; en Russie, au tournant du siècle,
les travailleurs sont déjà fortement organisés. Bien plus, non seulement le
syndicalisme ouvrier connaît un développement de fait, mais encore la négation
des intérêts de groupe, qui avait peut-être un certain fondement tant que les
rapports entre travailleurs et employeur au sein d'une entreprise de petites
dimensions pouvaient avoir un caractère immédiat, cède la place à une autre
doctrine, qui admet la défense et la promotion des intérêts de groupe, reconnaissant d'abord la légitimité des coalitions temporaires ouvrières et patronales,
et ensuite seulement la légitimité des syndicats professsionnels permanents.
L'histoire institutionnelle, surtout si elle ne se limite pas à l'examen du
cas habituel de la Grande-Bretagne, montre donc que les décollages se sont
faits en l'absence ou en présence d'organisations syndicales, que la création de
celles-ci a parfois accompagné l'industrialisation, l'a parfois précédée, mais que,
pour soumis que soient ces phénomènes à des temporalités différentes, il paraît
en fait difficile de ne pas relier syndicalisme et industrie, ainsi que la plupart des
spécialistes du mouvement ouvrier (Commons, Cole, Perlman, Polanyi,
Clapham, etc.) se sont accordés à le reconnaître. Si des relations causales
unissent les deux phénomènes, on voit difficilement comment il serait aujourd'hui possible de rompre celles-ci sans faire surgir des difficultés plus considérables que celles qu'on se propose d'éviter 1.
1
On a en effet pu faire observer que « la promotion de la liberté syndicale rencontre
constamment des problèmes nouveaux. Ainsi, aujourd'hui, les exigences d'efficacité peuvent
créer des difficultés réelles à cet égard. Cela est vrai non seulement des pays en voie de développement, mais aussi des pays économiquement avancés où, par exemple, l'association
croissante des organisations professionnelles aux décisions importantes en matière de politique économique et sociale générale demande une meilleure concentration de leurs efforts.
Quelles que soient les difficultés, il importe toutefois de ne jamais oublier que les syndicats
ont une fonction vitale à remplir dans la société, celle d'élargir et renforcer les régimes démocratiques. Il est d'autant plus essentiel qu'ils offrent réellement une tribune libre à tous les
43
Liberté syndicale et développement économique
2. L'histoire statistique
Si l'histoire institutionnelle n'a pas la portée que d'aucuns voudraient lui
attribuer, l'histoire statistique risque elle aussi de réserver d'autres surprises.
La thèse discutée admet comme postulat qu'à la différence des pays sousdéveloppés d'aujourd'hui, l'accumulation du capital a été favorisée hier, dans
les pays actuellement développés, par l'absence d'organisations ouvrières. C'est
ce postulat qu'il s'agit de mettre à l'épreuve. Il est vrai que la chose est malaisée.
En effet, alors que les travaux économétriques usuels s'interrogent sur le
caractère plus ou moins significatif des variables utilisées, le problème est ici
beaucoup plus celui de la possibilité de disposer de séries statistiques. Cependant, si celles-ci sont rares, si leur élaboration est souvent sujette à caution,
il en existe tout de même certaines qu'on peut songer à utiliser pour la recherche
qui nous préoccupe.
a) Premier test
Un premier test statistique consiste à se demander si les courbes de la croissance économique ont été infléchies par la reconnaissance du droit syndical.
Prenons tout d'abord le cas de la Grande-Bretagne, berceau de la révolution
industrielle, où les travaux des économistes de l'Ecole d'arithmétique politique (Petty, Graunt, King, Young) fournissent très tôt des séries statistiques,
sans doute sommaires eu égard à nos critères actuels, mais qui, grâce aux
travaux de P. Deane 1, fournissent tout de même des données utilisables que
P. Bairoch n'a pas manqué de retenir 2. On peut ainsi établir deux séries de
chiffres, la première concernant l'Angleterre, la seconde le Royaume-Uni. Pour
l'Angleterre, les séries reconstituées par Bairoch pour la période 1688-1846 3
figurent au tableau 4.
travailleurs que, dans tous les pays, les conflits d'intérêts, qu'il s'agisse de l'intérêt général,
des intérêts individuels ou des intérêts de groupe, ne semblent pas près de disparaître. Si la
privation des droits syndicaux engendre les solutions de violence, toutes les formes de limitation de la liberté syndicale des individus peuvent entraîner à plus ou moins longue échéance
une désaffection pour le syndicalisme lui-même, ce qui ne peut être que préjudiciable aux
intérêts des travailleurs et, en définitive,
de la communauté dans son ensemble. » (BIT:
L'OIT et les droits de V homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I, partie 1, rapport du Directeur
général, pp. 41-42.)
1
P. Deane: « The implications of early national income estimâtes for the measurement
of long-term économie growth in the United Kingdom », Economie Development and Cultural
Change, nov. 1955; « Contemporary estimâtes of national income in the first half of the
nineteenth century », Economie History Review (Welwyn Garden City, Herts, Angleterre),
avril 1956; « Contemporary estimâtes of national income in the second half of the nineteenth
century », ibid., avril 1957.
2
Paul Bairoch: Révolution industrielle et sous-développement (Paris, Sedes, 1963).
3
Ibid., p. 271. Les sources utilisées pour les estimations du revenu national par Deane
sont: G. King (1688), A. Young (1770), Colquhoun (1812), Lowe (1822), Pebrer (1831),
Spackman (1841), Smee (1846); pour les estimations démographiques, J. Brownlee, G. T. Griffith pour la période antérieure à 1801, les données des recensements pour la période postérieure; pour les prix, les indices utilisés sont ceux de E. B. Schumpeter pour la période antérieure à 1822, de P. Rousseaux pour la période postérieure à 1822.
44
La problématique du débat
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45
Liberté syndicale et développement économique
Les constatations qui se dégagent de ce tableau sont les suivantes: entre
1668 et 1770, le taux d'accroissement annuel moyen est de 1,2 pour cent pour
le revenu total, de 0,9 pour cent pour le revenu par habitant; de 1770 à 1822,
le revenu total augmente à un rythme annuel de 1,0 pour cent, mais le revenu
par habitant baisse du fait d'un rythme annuel de croissance démographique
de 1,05 pour cent; après 1822 et jusqu'en 1846, le revenu national croît au
rythme annuel de 2,5 pour cent et le revenu par habitant de 1,1 pour cent par an.
Loin de confirmer les postulats de la thèse en discussion, les données statistiques les infirmeraient plutôt puisque — à supposer d'ailleurs qu'il y ait des
rapports de causalité entre présence d'organisations syndicales et rythme de
croissance économique — c'est après l'abrogation des Combination Acts en 1824
que le rythme de croissance économique est le plus fort. Si l'on considère
ensuite les données relatives à l'évolution du revenu national du Royaume-Uni,
que retrace le tableau 5 \ des constatations analogues peuvent être faites. Les
nouvelles conquêtes du droit syndical que constituent la loi sur les syndicats
de 1871 et la loi sur les conspirations et la protection de la propriété de 1875
n'aboutissent pas à un ralentissement du rythme de l'expansion économique,
mais coïncident au contraire avec une accélération du revenu par habitant,
qui se situe à un rythme annuel de 1,4 pour cent, et une progression du revenu
total de 2,2 pour cent par an dans la période de 1851-1860 à 1889-1902.
Si l'on considère ensuite le second exemple historique souvent invoqué,
celui de la France, les choses changent-elles? Les travaux d'histoire quantitative de J. Marczewski 2 permettent de dresser le tableau 6 3.
Au XVIII e siècle (1701-1710 à 1781-1790), la production matérielle totale
croît à un taux annuel de 0,65 pour cent, la production matérielle par habitant
augmente à un taux annuel de 0,35 pour cent. Ces taux se retrouvent à peu de
chose près durant la période révolutionnaire et celle du Premier Empire. Par la
suite, la progression devient plus forte, et elle est particulièrement rapide dans la
période de 1825-1834 à 1835-1844, où s'amorce le décollage. Si l'on calcule les
rythmes de progression du produit matériel total et du produit matériel par
habitant dans les vingt années qui ont précédé la loi de 1864 (portant suppression du délit de coalition), dans les vingt années qui suivent jusqu'à
1
Bairoch, op. cit., p. 272. Les sources utilisées par Deane sont: Pitt, Becke et Bell (1800),
Colquhoun (1812), Lowe (1822), Pebrer (1831), Spackman (1841), Smee (1846), Levi (1851),
Mulhall (1860, 1870, 1880 et 1889), Giffen (1902); les indices de prix utilisés sont ceux de
Rousseaux.
2
J. Marczewski: « Y a-t-il eu un take offen France? », Cahiers de l'ISEA, supplément
n° 111, série AD, n° 1, mars 1961 ; « Some aspects of the économie growth of France, 16601958 », Economie Development and Cultural Change, avril 1961.
3
Données démographiques tirées de Reinhard et Armengaud, Labrousse, BourgeoisPichat. Les travaux de F. Perroux: Prises de vues sur la croissance de l'économie française,
1870-1950, Income and Wealth, série V (Londres, 1955) confirmeraient l'interprétation
donnée au texte.
46
La problématique du débat
Tableau 5.
Année
Royaume-Uni: Revenu national global et par habitant, 1800-1902
Revenu national total aux
prix courants
(millions
de livres)
Population
(milliers)
Revenu
national par
habitant aux
prix courants
(livres)
Indice
des prix
1865 et
1885 = 100
Revenu national
à prix constants
Total
(millions
de livres)
Par habitant
(livres)
1800
297
15 745
18,9
157
189
12,0
1812
405
18 367
22,1
194
209
1822
358
21339
16,8
122
294
11,4
13,8
1831
533
24135
22,1
109
489
20,3
1841
556
26 751
20,8
119
467
17,5
1846
562
28 002
20,1
108
520
18,6
1851
588
27 393
21,5
97
606
22,1
1860
938
28 778
32,6
116
809
28,1
1870
961
31 257
30,7
113
850
27,2
1880
1156
34 623
33,4
100
1889
1285
37179
34,6
84
1156
1530
1902
1750
41 893
41,8
86
2 035
33,4
41,1
48,6
Source: Bairoch, op. cit., p..272.
Tableau 6.
France: 1
'roduit matériel total et par habitant, 1701- 1904
Période
Produit matériel total
à prix constants
(millions de francs
deJ905-1913)
Population
(millions)
Produit matériel
par habitant
(francs)
1701-1710
2 818
20,0
141
1781-1790
4 760
26,8
178
1803-1812
5 693
29,0
196
1825-1834
7 458
32,6
229
1835-1844
9 047
34,2
264
1845-1854
1855-1864
10 405
291
12 308
35,8
37,4
1865-1874
14 052
36,1
389
1875-1884
15 360
37,7
408
1885-1894
17 037
38,3
444
1895-1904
20 377
39,0
523
329
Source: Bairoch, op. cit., p .346.
l'adoption de la loi du 21 mars 1884 par laquelle s'opère le passage de la
tolérance de fait à la reconnaissance légale du syndicalisme, puis dans la
période qui suit l'adoption de cette loi, on obtient le tableau 7.
47
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 7.
France: Croissance annuelle du produit matériel aux différentes étapes de
l'histoire syndicale
Période d'interdiction de la coalition
Période de tolérance de fait
Période de reconnaissance légale
Taux annuel
de croissance
du produit matériel
Taux annuel
de croissance
du produit matériel
par tête
1,7
1,2
1,6
1,2
1,2
1,0
Le passage de l'interdiction à la tolérance ralentit la croissance du produit
total, mais non celle du produit par habitant. La reconnaissance légale coïncide avec une augmentation du produit total, qui retrouve un rythme de croissance voisin de celui de la période d'interdiction, mais avec un ralentissement
du rythme de croissance du produit par tête. Le test statistique est ainsi moins
net que dans le cas britannique, mais il est difficile de soutenir qu'il confirme la
thèse dont nous discutons actuellement la pertinence.
Un troisième cas est celui des Etats-Unis. Les travaux de S. Kuznets \
prolongés par ceux de R. E. Gallman 2 et P. A. David 3, fournissent un matériel
statistique abondant qu'on a tenté d'exploiter au tableau 8.
Le premier élément qui retient l'attention est le caractère très largement
cyclique de la croissance aux Etats-Unis au cours de la période qui nous
intéresse, ce qui exigerait par conséquent, pour que les comparaisons soient
significatives, qu'on s'intéresse à des tendances de longue période plutôt
qu'à des données conjoncturelles. Sans procéder à des ajustements statistiques
toujours délicats, il suffit de prendre des périodes suffisamment étendues pour
éliminer, sinon le cycle, du moins les accidents de courte période. On obtient
alors le tableau 9.
Si on laisse de côté la dernière période, marquée par la grande dépression,
on s'aperçoit que les taux de croissance à long terme sont régulièrement
croissants dans le cas du produit national brut réel. Il ne semble donc pas que
la création en 1868, à Baltimore, de la National Labor Union ou la constitu1
S. Kuznets: «Quantitative aspects of the économie growth of nations», Economie
Development and Cultural Change, vol. 4,1956, supplément; vol. 9,1961, supplément; Capital
in the American economy. lis formation andfinancing,étude du National Bureau of Economie
Research (Princeton, Princeton University Press, 1961).
2
R. E. Gallman: « Gross national product in the United States 1834-1909», Output,
employment and productivity in the United States after 1800, Studies in income and wealth,
vol. 30 (New York, National Bureau of Economie Research, 1966), p. 324, reproduit dans
l'ouvrage publié sous la direction de P. Temin: New économie history (Harmondsworth,
Penguin Books, 1973), pp. 19-43.
3
P. A. David: « New light on a statistical dark âge: US real product growth before 1840 »,
American Economie Review, vol. 57, 1967, pp. 294-306; reproduit dans Temin, op. cit.,
pp. 44-60.
48
La problématique du débat
Tableau 8.
Etats-Unis: Taux de croissance décennal du PNB et part de la formation
du capital dans le PNB, 1834-1953
Période
Taux de croissance décennal
1834/43-1844/53
1839/48-1849/58
1844/53-1854/63
1849/58-1859/68
1854/63-1864/73
1859/68-1869/78
1864/73-1874/83
1869/78-1879/88
1874/83-1884/93
1879/88-1889/98
1884/93-1894/1903
1889/98-1899/1908
1894/1903-1904/13
1899/1908-1909/18
1904/13-1914/23
1909/18-1919/28
1914/23-1924/33
1919/28-1929/38
1924/33-1934/43
1929/38-1939/48
1934/43-1944/53
PNB
PNB par
habitant
63
70
20
25
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
65
50
36
36
51
49
35
28
38
29
4
17
50
52
27
19
9
13
25
23
12
11
20
11
-5
9
44
33
Part
de la formation
du capital
dans le PNB
(pourcentage)
9
11
13
14
—
—
—
22
21
22
26
28
27
28
—
—
—
—
—
—
—
Source: Gallman, op. cit., p. 27. Données établies à prix constants, 1860.
Tableau 9.
Etats-Unis: Taux de croissance à long terme du PNB réel, global et par
habitant, 1800-1953
Période
1800-1835
1835-1855
1835/43-1894/1903
1894/1903-1944/53
Taux de croissance à long terme
PNB réel
PNB réel
par habitant
4,28
4,40
4,80
3,40
1,22
1,30
1,60
1,60
Sources: David, op. cit., p. 48; Gallman, op. cit., p. 27.
49
Liberté syndicale et développement économique
tion, en 1869, des Knights of Labor (dont une branche dissidente deviendra en
1886 l'AFL) aient affecté la croissance américaine ou que les encouragements
gouvernementaux à la négociation collective (loi Erdman de 1898), venant
apporter une première compensation à l'attitude hostile des tribunaux* utilisant l'injonction comme instrument antisyndical, aient eu une influence
fâcheuse. Bien plus, si l'on considère la colonne indiquant la part du PNB
destinée à la formation du capital au cours de la période examinée, elle est
régulièrement croissante au cours des années, ce qui est en contradiction avec
la thèse qui veut que l'apparition et le développement des organisations syndicales freinent l'accumulation du capital.
b) Second test
Mais ce premier test statistique, qui ne répond guère qu'à la loi du tout ou
rien, demeure quelque peu grossier. En effet, l'hypothèse que nous testions
était celle d'un taux de croissance plus fort en l'absence du syndicalisme ouvrier
qu'en présence d'organisations ouvrières auxquelles le droit concède la liberté
syndicale. Il est peut-être permis de reprendre le problème sous une forme moins
abrupte en se demandant si, en prenant comme mesure de la liberté syndicale un
indicateur quantitatif tel que le nombre des syndiqués, et comme indicateur de
croissance le taux annuel d'augmentation du produit, on peut trouver entre
les deux grandeurs une corrélation inverse justifiant la thèse en discussion, à
savoir que l'étude de la révolution industrielle montrerait aux pays actuellement sous-développés qu'une économie désirant porter à son maximum son
taux de croissance devrait freiner le développement des syndicats. Il se présente
toutefois, en ce domaine, une difficulté statistique, à savoir l'absence de données
chiffrées sur les effectifs syndicaux, parfois même longtemps après la reconnaissance de la liberté d'association, et la faible fiabilité qui caractérise parfois
ces données chiffrées lorsqu'on en dispose. Mais puisqu'il s'agit davantage
pour nous de discerner des tendances de fond que de calculer des coefficients
de corrélation précis, nous pouvons négliger cette difficulté.
Prenons le cas de la Grande-Bretagne. En utilisant sur le graphique ci-après
une échelle convenable pour représenter, en ordonnées, les effectifs des trade
unions d'une part, des indicateurs de croissance d'autre part 2 , au cours de la
période considérée, on peut observer que, sans qu'il y ait un parallélisme absolu
1
Citons à titre d'exemple la déclaration faite en 1806 par un juge de Philadelphie:
« L'entente d'ouvriers en vue d'obtenir une augmentation de leurs salaires peut être considérée
d'un double point de vue: ou bien les ouvriers poursuivent leur propre avantage, ou bien
ils veulent porter préjudice à ceux qui n'appartiennent pas à l'association. La loi condamne
l'entente dans les deux cas. »
a
Les données relatives aux effectifs syndicaux sont empruntées à A. Flanders: Trade
unions (Hutchinson University Library, 1968), p. 9; celles qui concernent les moyennes de la
production nationale par tête en prix constants 1912-1914 proviennent de S. Pollard et
D. W. C. Rosley: The wealth of Britain (Londres, Batford Ltd., 1968), p. 258.
50
La problématique du débat
Figure 1.
Grande-Bretagne: Effectifs syndicaux et production par habitant, 1900-1960
Production
nationale
par
habitant
Millions
de syndiqués
200
175
150
125
100
1900
1910
T
1
1
r
1920
1930
1940
1950
75
1960
entre les deux courbes, la liaison entre l'évolution des grandeurs est plutôt
positive, ce qui est en contradiction avec la thèse examinée.
Soit ensuite le cas de la France. L'évolution en longue période des effectifs
syndicaux, dégagée au prix de quelques raccords entre sources différentes 1
pour la seule CGT, montre que l'histoire du mouvement ouvrier se traduit
par une série de vagues de syndicalisation (1918-1921, 1934-1938, 1944-1947,
1966) suivie de retombées, mais à un niveau néanmoins sans cesse plus élevé
(pour apprécier la véritable évolution de la tendance en longue période, il
conviendrait d'ajouter aux effectifs de la CGT ceux de Force ouvrière, de
l'ordre de sept cent mille adhérents, et ceux de la Fédération de l'éducation
nationale (FEN), de l'ordre de quatre cent mille adhérents, l'une et l'autre
organisation étant issues de la scission syndicale de 1947).
Là encore la corrélation est assez lâche, ce qu'expliquent fort bien les
avatars du syndicalisme français, mais elle ne semble pas contredire plus que
l'exemple anglais le rejet des postulats implicites de la thèse de de Schweinitz.
1
Pour la période 1913-1920, les chiffres des effectifs syndicaux sont empruntés à M. Labi:
La grande division des travailleurs. Première scission de la CGT, 1914-1921 (Paris, Les éditions
ouvrières, 1964), p. 246; pour la période 1921-1937, à A. Prost: La CGT à l'époque du Front
populaire (Paris, Colin, 1964), p. 35; pour la période 1947-1951, à G. Lefranc: Le mouvement
syndical de la libération aux événements de mai-juin 1968 (Paris, Payot, 1969); pour la période
1922-1936, les effectifs CGT-CGTU sont additionnés. Les indices de l'activité économique
sont tirés de A. Sauvy: Histoire économique de la France entre les deux guerres (Paris, Fayard,
1965, p. 465, et Fayard, 1967, p. 528) et de J. J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud: Croissance française (Paris, Seuil, 1972). La guerre introduit, pour les deux séries de données, une
coupure que ne connaissent par contre pas la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. On a dès
lors affaire à deux séries statistiques relativement indépendantes plutôt qu'à une seule.
51
Liberté syndicale et développement économique
Figure 2.
France: Effectifs syndicaux et indice du PIB, 1910-1970
Indice PIB
(base 100
= 1929)
Millions
de syndiqués
1910
T
i
i
i
r
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Soit enfin le cas des Etats-Unis, pour lequel le parallélisme relatif des deux
courbes de l'activité économique et de l'évolution des effectifs syndicaux 1
infirme une fois de plus, semble-t-il, la thèse de de Schweinitz.
A vrai dire, la faiblesse de l'argumentation pouvait être décelée au caractère
lâche et ultra-simplifié des liaisons postulées entre les deux variables. D'une
part, la croissance dépend vraisemblablement d'un très grand nombre de
facteurs parmi lesquels le degré de syndicalisation ne joue très probablement
qu'un rôle réduit. D'autre part, il est beaucoup plus vraisemblable que, si
liaison il y a entre les deux variables, le taux de syndicalisation est une variable
induite par la croissance plutôt que l'inverse. En effet, les travaux économétriques relatifs à la croissance des effectifs syndicaux montrent que celle-ci est
dépendante, quoique d'une façon lâche et décalée, de la période d'essor du
cycle économique. C'est ainsi qu'au terme d'une longue étude H. B. Davis écrit:
La croissance des syndicats procède par vagues qui ne sont pas étroitement synchronisées avec celles du cycle économique. Ces vagues indiquent qu'il y a une inertie
1
Les données relatives à l'activité économique sont tirées de A. C. Bolino: The development of the American economy (Colombus, Ohio, 1968), p. 564; celles qui concernent les
syndicats, de G. F. Blum et H. R. North: Economies of labor relations (Homewood, R. D.
Irwin, 1969), p. 68.
52
La problématique du débat
Figure 3.
Etats-Unis: Effectifs syndicaux et production réelle, 1910-1965
Production réelle
(milliards de
dollars 1957)
Millions
de syndiqués
15
12
9
1910 1915
1925
1935
1945
1955
1965
considérable dans le mouvement de syndicalisation. Une vague importante de croissance des effectifs, si elle n'est pas le résultat d'une guerre, sera presque toujours précédée par une accumulation de réclamations des salariés, comme c'est le cas durant
une dépression majeure, tandis que l'accumulation des résistances des employeurs
durant une vague de croissance des effectifs est un facteur engendrant dans une période
suivante un déclin absolu ou relatifx.
Les données statistiques reproduites dans le tableau 10 1 étayentle raisonnement
de l'auteur et les thèses qu'il soutient.
Ainsi donc, dans l'ensemble, ni l'histoire institutionnelle ni l'histoire statistique ne paraissent devoir confirmer le constat empirique qui est au point
de départ du débat théorique sur les rapports entre liberté syndicale et développement économique. Serons-nous plus heureux, faisant abstraction de ces
résultats, en examinant le problème au fond, c'est-à-dire en faisant appel aux
ressources de l'analyse économique?
1
H. B. Davis: « The theory of union growth », Quarterly Journal of Economies, vol. 55,
1941; article reproduit dans l'ouvrage publié sous la direction de W. E. J. McCarthy: Trade
unions (Harmondsworth, Penguin Books, 1972), pp. 215 et 232-233.
53
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 10.
Allemagne, Angleterre, Etats-Unis, France: Relation entre la croissance
des syndicats et la situation économique 1
Nombre total d'années
Nombre d'années durant lesquelles
les effectifs syndicaux:
croissent
De récession et de dépression
De reprise
De prospérité
Total
1
49
20
61
130
décroissent
fortement
(plus de 3 %)
légèrement
(moins de 3 %)
14
16
42
72
10
2
4
16
25
2
15
42
Sur une période d'une trentaine d'années postérieure à 1890.
B. L'ANALYSE ÉCONOMIQUE
La théorie économique permet, par la logique qui la sous-tend, d'éviter de
prendre une corrélation pour une relation causale, ce qui est le danger de la
statistique, et de surestimer (ou de sous-estimer) le poids de tel événement, ce
qui est le danger de l'histoire institutionnelle. Mais l'analyse économique peut,
à son tour, revêtir deux aspects différents, quoique peut-être complémentaires,
suivant qu'elle en reste au niveau du raisonnement macro-économique sur des
quantités globales très agrégées ou bien que, se voulant plus structurelle, elle
n'hésite pas à faire intervenir également des considérations sociologiques.
1. La thèse macro-comptable
La thèse macro-comptable, d'inspiration keynésienne, lie formation et
répartition du revenu. Les salariés, dont la propension à consommer est voisine
de l'unité, sont considérés essentiellement comme des agents consommateurs,
tandis que l'incitation à investir caractérise le comportement des entrepreneurs.
On voit dès lors que la répartition des revenus n'est pas indifférente aux mécanismes de l'accumulation du capital. C'est bien ce qui est au cœur de la position de de Schweinitz, telle qu'elle est excellemment résumée par R. Friedman 1 :
L'argument central est qu'une démocratie politique signifie un syndicalisme puissant; des syndicats puissants entraînent une redistribution du revenu national en
faveur des salaires et au détriment des profits; les travailleurs ayant une propension
à consommer plus élevée que celle des entrepreneurs, il s'ensuit que l'épargne décline,
que la consommation s'élève et que des taux d'investissement accélérés sont rendus
impossibles.
1
R. Friedman: «Industrialization, labor controls and democracy: A comment»,
Economie Development and Cultural Change, janv. 1960, pp. 192-196.
54
La problématique du débat
A cet argument fondamental viennent s'ajouter des considérations annexes:
De plus, la position actuelle du monde sous-développé est, qu'on le veuille ou non,
très proche de celle de l'URSS des décennies 1920-1930 et 1930-1940 pour toute une
série de raisons: 1) le coût des investissements s'est élevé; 2) le fossé entre pays
développés et pays sous-développés s'est creusé, requérant un plus grand effort;
3) l'effet de démonstration a accru sa pression pour détourner des ressources rares à
des fins de consommation immédiate.
Tentons de préciser ces vues, en pénétrant plus avant dans les explications
avancées par leur auteur et par ceux qui partagent son opinion, quitte à les
critiquer ultérieurement.
a) Les arguments
Si l'on considère en premier lieu les trois arguments historico-économiques
qui étayent la thèse centrale (que l'on examinera ensuite), on peut les commenter de la manière suivante. De Schweinitz prend tout d'abord comme
donnée de fait que le coût des investissements s'est élevé ou, en termes plus
précis, que le coefficient d'intensité capitalistique s'est accru. Il en résulte que
disparaît, par là même, la possibilité d'apporter au mécontentement ouvrier
des solutions individuelles et que la nécessité de promouvoir une croissance
rapide doit nécessairement conduire à une restriction de l'exercice des libertés
syndicales. En effet, s'il était, au XIX e siècle, relativement facile pour un
ouvrier de s'établir à son compte lorsqu'il jugeait trop défavorable sa situation
de subordonné dans une fabrique ou une manufacture, aujourd'hui en revanche
la technologie moderne accroît l'importance du capital et des connaissances nécessaires, relevant les barrières que doit surmonter au départ le nouveau venu dans tel
type d'industrie, et restreignant ainsi le champ de la concurrence et la possibilité
d'une solution individuelle au malaise ouvrier \
De plus, l'existence de cette technologie moderne dans les pays occidentaux
industrialisés met les pays actuellement sous-développés face à un dilemme qui
est le suivant:
S'ils adoptent les critères de l'optimum néo-classique et s'ils maximisent leur
production à partir de leurs ressources naturelles actuellement disponibles, ils doivent
développer leur industrie légère et utiliser des méthodes de travail à forte intensité
de main-d'œuvre; or, en agissant ainsi, ils ne peuvent obtenir un taux de croissance
suffisant pour leur permettre de réduire l'écart qui sépare leur économie des économies occidentales plus développées, mais s'ils essaient de franchir leur handicap
technologique en adoptant pour cela les méthodes de production fortement capitalistiques de l'Occident, ils réussiront peut-être à augmenter la croissance future à
partir de nouvelles ressources ainsi obtenues, mais au prix d'une contrainte exercée
sur le monde ouvrier et en limitant les chances d'une participation spontanée à l'organisation de la production 2.
1
2
De Schweinitz, op. cit., p. 393.
Ibid., p. 394.
55
Liberté syndicale et développement économique
Pour ce qui est du fossé entre pays développés et pays sous-développés,
il s'est essentiellement creusé, dans le domaine des relations professionnelles,
parce que, pour des raisons bien connues, l'essor démographique a entraîné
un accroissement de l'offre de travail. Lorsque l'augmentation de la population
est supérieure à l'augmentation de la demande de travail, il en résulte un
chômage et, partant, un mécontentement accrus, auxquels l'émigration a pu
longtemps constituer un exutoire 1 aujourd'hui disparu.
Quant à l'effet de démonstration, dont on sait qu'il contribue à élever la
consommation dans la hiérarchie des valeurs influant sur le comportement et
qu'il est accru par le passage de l'économie de subsistance à l'économie
d'échange, de Schweinitz ajoute, évoquant un phénomène bien connu des
historiens du mouvement syndical des pays sous-développés, qu'il se fait également sentir dans le domaine des revendications salariales. Celles-ci, qui étaient
relativement limitées, eu égard aux possibilités de l'appareil de production,
lorsque les pays occidentaux abordèrent la voie de l'industrialisation, ont fait
qu'alors « la révolution industrielle en Grande-Bretagne fut une réponse aux
préférences historiques qui se manifestaient à ce moment-là; par conséquent,
les motivations de la force de travail correspondaient à ces désirs et n'étaient
pas contaminées par la connaissance d'un niveau de vie supérieur qui aurait
pu être atteint dans d'autres régions 2 » ; aussi, le niveau de vie pouvait-il être
maintenu à un seuil assez bas 3, ce qui se révèle aujourd'hui impossible dans
l'ensemble des pays du tiers monde.
Si l'on considère en second lieu l'argument central de la thèse, à savoir le
blocage des mécanismes du processus d'accumulation du capital, il peut être
mis en lumière à deux niveaux successifs qui se recoupent étroitement, mais
qu'il est possible de distinguer pour les commodités de l'analyse. D'un côté,
le syndicalisme s'oppose à toute compression des salaires ou des avantages
sociaux qui permettrait de dégager une épargne forcée finançant le développement économique. Si l'on considère que « tout développement économique se
1
Ainsi « on pourrait supposer que la plus grande résistance à l'industrialisation souvent
invoquée chez les travailleurs anglais par rapport aux travailleurs allemands s'expliquerait
en partie par la plus grande facilité, par rapport à l'Angleterre, avec laquelle l'Allemagne
pouvait se débarrasser en Amérique de ses mécontents » (de Schweinitz, op. cit., p. 399).
En effet, l'émigration britannique n'a commencé qu'après 1860, alors que l'industrialisation
de la Grande-Bretagne était achevée, tandis que l'émigration allemande, qui ne débute
qu'en 1880, atteint dès le début 117 000 départs (L. Dollot: Les migrations humaines (Paris,
PUF, 1958), p. 29).
2
De Schweinitz, op. cit., p. 395.
8
De Schweinitz indique cependant (note 13, p. 395) qu'une divergence se fait jour à cet
égard entre les historiens: pour les uns (Engels, J. L. et B. Hammond, Toynbee, Hobsbawm),
les salaires avaient été fortement comprimés; pour les autres (Ure, Bowley et Woods, Clapham,
Ashton), une augmentation des salaires peut au contraire être constatée au lendemain des
guerres napoléoniennes. Quoi qu'il en soit de cette controverse, il est certain que le niveau
de vie des travailleurs était très bas, ainsi que le révèlent les rapports des inspecteurs des
fabriques anglais.
56
La problématique du débat
fonde sur l'exploitation de la force de travail, exploitation avérée en régime
de monnaie stable, déguisée en période d'inflation dite séculaire, grâce au
biais de l'illusion monétaire et de l'épargne forcée » 1 , on voit aisément —
puisque le développement présuppose un taux de salaire inférieur à la productivité moyenne courante, faute de quoi aucun profit n'est possible, donc aucun
investissement net, donc aucun développement — que le syndicalisme bloque
les possibilités de croissance, en refusant les sacrifices de la classe ouvrière,
lesquels, au XIX e siècle, ont permis le développement économique occidental,
et en contribuant à dissiper (par la propagande, l'agitation et l'éducation
de ses adhérents) l'« illusion monétaire », soit que les syndicats réclament
l'alignement des salaires sur la hausse des prix déjà intervenue, soit que,
particulièrement sensibilisés aux virus inflationnistes, ils s'efforcent, par leurs
revendications, de devancer les hausses des prix à venir. D'une façon plus
concise, on peut écrire que l'action syndicale met en lumière l'opposition
entre le welfare state et la croissance. D'un autre côté, le syndicalisme bloque
également les mécanismes de la croissance en tendant à rendre la demande
globale structurellement excédentaire: c'est ce que la formule «tout, tout de
suite », prêtée aux pays sous-développés, traduit dans un langage plus prosaïque. Les syndicats s'efforcent en effet d'obtenir une redistribution du revenu
national en faveur des salaires et au détriment des profits. Or les travailleurs
ont une propension à consommer très élevée et qui se trouve encore accrue
par l'effet de démonstration, suscitant des aspirations pour des biens nouveaux. L'effet de démonstration jouera d'autant plus intensément que la propagande syndicale bénéficiera d'une diffusion plus grande. La consommation
globale augmentera, l'épargne diminuera, les taux d'investissement élevés
nécessaires au décollage seront rendus impossibles. La réalisation de la croissance se trouvera donc bloquée. On peut ajouter en outre que cette pression
syndicale sur la demande globale, autant que le renchérissement des coûts
qu'elle suscite, diminue les possibilités essentielles de financement du développement dans les pays en voie de développement. Berg estime par exemple que,
1
P. Dieterlen: «La monnaie, auxiliaire du développement. Contribution à l'étude de
l'inflation séculaire », Revue économique (Paris), 1958, n° 4, p. 517. L'auteur précise un peu
plus loin ce que la concision de sa formule pouvait laisser dans l'ombre; il écrit en effet
(pp. 524-525) : « En régime d'économie monétaire, c'est-à-dire dans tout pays évolué, la
politique monétaire est vouée à l'alternative suivante:
— ou bien se refuser à l'illusion monétaire, comprimer les salaires nominaux dans l'exacte
mesure où l'on se propose de dégager un surplus d'investissement. Le développement est
alors obtenu par ce qu'on pourrait appeler une déflation salariale et sans inflation monétaire. L'exploitation est avérée. La monnaie est stable, tenue pour saine, et reste neutre;
— ou bien jouer de l'illusion monétaire, recourir à l'exploitation déguisée, laisser monter les
salaires nominaux et compenser cette hausse par une expansion plus que proportionnelle
du crédit, donc par une inflation plus que proportionnelle grâce à laquelle sera obtenue
la compression des salaires nécessaire à l'effort de développement. »
57
Liberté syndicale et développement économique
dans le contexte africain, l'obtention de hauts salaires entraîne toute une série
d'effets négatifs: elle réduit les services gouvernementaux et la formation du
capital; elle réduit l'emploi ou ralentit sa croissance; elle exerce une pression
sur la balance des paiements et restreint l'expansion de l'agriculture par la
redistribution des revenus de la paysannerie aux salariés 1 .
En définitive, cette thèse anticonsommatrice, qui a de nombreux défenseurs, peut être résumée dans les termes suivants :
1) Les syndicats, s'ils veulent attirer des adhérents et les conserver, doivent
trouver les moyens de satisfaire les revendications ouvrières relatives à une hausse
des salaires et à une amélioration du niveau de vie (c'est-à-dire à l'exigence de plus
grandes quantités de nourriture et de vêtements, de logements plus confortables,
de biens de consommation nouveaux); 2) l'épargne nationale étant la principale — et,
dans certains cas, la seule — source definancementde l'investissement, la propension
des syndicats à accroître la consommation fait obstacle à la formation du capital;
3) les revendications syndicales relatives à un niveau de revenu réel plus élevé portant
atteinte aux efforts faits pour accroître le taux d'investissement, la solution est de
freiner ces revendications. Quoique l'argumentation soit généralement présentée en
termes de conséquences d'une augmentation des salaires, le recours à la grève par les
syndicats pose un problème similaire. D'un côté, les grèves peuvent être nécessaires
pour permettre aux syndicats d'atteindre leurs objectifs; d'un autre côté, les grèves
tendent à réduire la productivité et à rendre l'investissement moins intéressant pour
les investisseurs étrangers 2.
b) Validité des arguments
Que faut-il penser de l'ensemble de cette argumentation? Laissons de côté
la référence à l'Union soviétique, qui n'a pas connu les mécanismes d'accumulation du capital de ce type. Si nous considérons, en premier lieu, les trois
arguments historico-économiques invoqués par l'auteur, force est de constater
qu'ils sont de valeur inégale. Si le troisième, qui s'appuie sur l'effet de démonstration, semble peu contestable (car cet effet joue dans le domaine du comportement syndical, en ce qui concerne aussi bien les modes d'organisation que
l'idéologie du mouvement ouvrier, lequel adopte les modes de pensée des pays
dominants), il n'en va pas de même des deux premiers.
En ce qui concerne le fossé qui s'est élargi entre les pays développés et les
pays sous-développés en raison de l'essor démographique, il faut tout d'abord
relever que la relation mécanique entre accroissement de la population et
accroissement de l'offre de travail ne se manifeste pas d'une manière immédiate
mais seulement à long terme. De plus, un certain cercle vicieux se constate
dans la pensée de l'auteur. Si l'on peut dire avec lui 3 que « la croissance éco1
Berg: « Major issues of wage policy in Africa », op. cit., p. 201.
A. Warner: Factors that foster or hamper progress in the field of labour relations in
developing countries: A trends report surveying selected relevant documentation (Genève, BIT,
1970; doc. interne polycopié IR 47/1970).
3
De Schweinitz, op. cit., p. 388.
a
58
La problématique du débat
nomique entraîne une chute des taux de mortalité avant d'entraîner une baisse
des taux de fécondité, donc un accroissement du sous-emploi potentiel en même
temps qu'une augmentation de la force de travail », il est difficile de concevoir
comment le phénomène peut se conjuguer avec un syndicalisme puissant faisant
peser une menace sur le niveau des salaires, surtout si, ainsi que le pensent
certains auteurs, l'offre de travail est parfaitement élastique 1 . Cette « armée
industrielle de réserve », pour utiliser une terminologie marxiste, ne va-t-elle
pas, par sa seule présence, inciter les syndicats à plus de sagesse et de modération dans leurs prétentions? Enfin, c'est sans doute en ce qui concerne l'élévation du coût des investissements que le point de vue soutenu apparaîtra à
certains comme fort discutable et en tout cas comme n'apportant pas une
conclusion définitive à une étude dont les résultats statistiques sont bien incertains et demeurent largement objet de controverse. Certaines données permettent en effet de penser que le capital par personne employée dans des
conditions similaires est beaucoup plus faible dans des pays comme le Mexique,
la Colombie, l'Inde qu'aux Etats-Unis, et on constate, à tout le moins, une
bonne dose de flexibilité dans les ratios ainsi établis 2. De plus, comme le
note un critique, il n'est pas prouvé que le coût par unité de production a
augmenté même si l'intensité capitalistique s'est accrue 3 . C'est ainsi que
Higgins pense, par exemple, qu'en Chine, en Inde, au Pakistan, aux Philippines, le ratio capital-production est faible 4 ; Adler aboutit de son côté à des
conclusions similaires 5.
Si nous abandonnons cette argumentation de détail pour nous intéresser
à la thèse centrale de l'auteur, d'où découlent les conclusions de politique économique préjudiciables à la liberté syndicale que nous avons indiquées, là
encore un point de vue différent peut être adopté. Notons tout d'abord que,
dans les pays en voie de développement, les syndicats seront bien souvent
1
« Il y a, en fait, des raisons de croire — la main-d'œuvre non qualifiée constituant la
plus grande partie de la force de travail en Afrique occidentale — que nous avons là un marché
du travail où les suppositions du modèle classique sont au moins aussi strictement réalisées
qu'elles le furent jadis en Europe: une force de travail migrante, homogène dans son manque
de qualification et parfaitement transférable d'un emploi à un autre, une mobilité spatiale et
professionnelle élevée, une connaissance étendue des emplois et une sensibilité remarquable
aux rémunérations offertes. Sur un tel marché du travail, la quantité de travail venant s'offrir
à chaque employeur, industrie, territoire, secteur (de marché ou de subsistance) ou pays
(Afrique occidentale française ou Ghana) est liée d'une manière directe aux taux de salaire
et aux conditions d'emploi offertes; la courbe d'offre des travailleurs est parfaitement élastique » (E. J. Berg: « French West Africa », dans l'ouvrage publié sous la direction de
W. Galenson: Labor and économie development (New York, Wiley, p. 197).
2
Higgins, op. cit., p. 671.
3
Friedman, op. cit.
4
Op. cit., pp. 646-649.
6
J. H. Adler: « World économie growth: Retrospect and prospects », Review ojEconomies
and Statistics, août 1956.
59
Liberté syndicale et développement économique
impuissants, parce que trop faibles pour imposer une redistribution du revenu
national à leur profit. Constatons que l'interdiction des syndicats n'est nullement une condition nécessaire à la croissance économique. Si l'on veut simplement dire par là que des sommes doivent être dégagées de la consommation
en faveur de l'épargne, il est possible d'y parvenir au détriment d'autres couches
sociales ou d'autres catégories économiques que les seuls salariés: compagnies
pétrolières bénéficiaires de concessions, noblesse héréditaire, propriétaires
fonciers à la consommation ostentatoire et qui expatrient les épargnes dont ils
peuvent disposer ou thésaurisent inutilement des ressources rares qui pourraient
être utilement investies dans l'industrie nationale. La prémisse du raisonnement
de de Schweinitz est que consommation et investissement sont antagonistes,
mais on peut fort bien imaginer des cas où la hausse des salaires ne serait pas
suivie d'une augmentation de la consommation: par exemple, si le pouvoir
économique est détenu par les intérêts agraires, soucieux de satisfaire la
demande des pays étrangers en maintenant le niveau de vie des salariés au
niveau de consommation incompressible, ou bien dans des cas où des hausses
de salaire ne se traduiront pas par des importations de bière, de cigarettes, etc.,
comme le suppose le jeu de l'effet de démonstration, mais (par volonté autonome ou, plus probablement, par suite d'une sévère ponction fiscale) par des
constructions d'écoles, d'hôpitaux, etc. Friedman, qui est l'auteur de ces
critiques, ajoute : « Je choisis délibérément mes exemples — écoles, hôpitaux,
éducation, etc. — pour indiquer que plusieurs des objectifs que les travailleurs
peuvent se proposer ne relèvent pas de la consommation, mais des dépenses
destinées à améliorer le « capital humain » 1 . »
Même si cette question de la productivité à long terme des investissements
sociaux n'était pas retenue comme une critique fondée sur l'argumentation de
de Schweinitz, il n'en reste pas moins qu'au seul niveau du raisonnement
analytique, on pourrait imaginer, au lieu d'un modèle mécanique et statique,
une approche dynamique, infirmant les conclusions de cet auteur. On peut
penser, par exemple, que la pression salariale peut être un instrument du
développement : risquant de réduire les marges de profit, elle peut susciter une
rationalisation d'une production souvent monopolistique et protégée par des
tarifs extérieurs — à condition seulement, il est vrai, que la hausse des salaires
ne puisse pas se répercuter trop facilement sur les prix et ne décourage pas les
entrepreneurs 2.
On voit donc qu'en définitive ce que nous reprochons aux thèses examinées
consiste moins en la fausseté des conclusions auxquelles elles aboutissent que
dans le fait qu'elles généralisent à l'ensemble des pays sous-développés les
1
a
60
Friedman, op. cit., p. 193.
Sturmthal, op. cit.
La problématique du débat
résultats partiels que l'observation ou le raisonnement permettent de dégager.
L'important nous semble moins, en effet, de préciser les implications du
« modèle » retenu que d'en montrer les limites. S'il nous fallait, schématiquement, résumer l'essentiel de nos critiques, nous dirions que le principal défaut
des thèses énoncées est de pécher par manque de méthodologie. Leur approche
est mécanique et purement économique. Or nous pensons avec Myrdal 1 qu'à
des relations causales de type mécanique, il convient de substituer un raisonnement faisant appel au concept de « causation circulaire » 2, qu'une approche
théorique qui se restreint aux interactions des seuls « facteurs économiques »
et qui, de ce fait, est étroitement liée au postulat de l'équilibre est dénuée de
réalisme et devrait être remplacée par une distinction entre « facteurs significatifs » et « non significatifs », ou « plus significatifs » et « moins significatifs » 3 .
A s'en tenir à la stricte logique dans laquelle le raisonnement discuté entendait se placer, on peut d'ailleurs objecter que, dans l'orthodoxie keynésienne
qui lui sert de fondement, la propension à consommer et l'incitation à investir
n'ont pas le caractère antagonique qui leur est prêté, puisque l'expansion par
croissance de la demande effective peut s'obtenir si l'on agit sur l'une, sur
l'autre ou sur les deux variables instrumentales. La transposition de la courte
période pour laquelle il a été conçu à la longue période pour laquelle il est
utilisé enlève d'ailleurs au modèle retenu beaucoup de sa pertinence. De plus,
l'analyse économique moderne considère volontiers que les modèles ne sont
opérationnels que lorsque, « déglobalisés », ils permettent la prise en compte
à la fois des structures économiques et des comportements sociaux. Mais on
est alors renvoyé à un type d'analyse légèrement différent.
2. La thèse structuro-fonctionnelle
L'analyse nouvelle devient à la fois plus concrète et plus diversifiée. Mais
elle perd alors en rigueur ce qu'elle gagne en observations empiriques ou en
souplesse des recommandations positives. On peut en distinguer plusieurs.
modalités.
1
G. Myrdal: Théorie économique et pays sous-développés (Paris, Présence africaine, 1959)Concept que Myrdal précise de la façon suivante: « Les variables sont à ce point solidaires dans un système de causation circulaire qu'un changement dans l'une amène les autres
à se transformer de telle manière que ces changements secondaires viennent renforcer le
changement primaire avec des effets tertiaires analogues sur la variable primitivement affectée:
et ainsi de suite » (ibid., p. 28).
8
Ibid., p. 20.
2
6t
Liberté syndicale et développement économique
a) Première variante
Tandis que l'analyse précédente se situait dans le cadre de la théorie
keynésienne et fondait le débat sur une opposition de la consommation et de
l'investissement, la problématique du nouveau mode d'approche, plus classique, met l'accent sur l'influence d'une hausse du prix du travail sur le volume
de l'emploi. C'est ce qui ressort par exemple implicitement des déclarations
de Tinbergen. Cet auteur commence par souligner l'importance du problème
de l'emploi dans les pays en voie de développement:
Aussi longtemps qu'il y aura un si grand nombre de chômeurs ou de sous-employés
dans les pays en voie de développement, la réduction du chômage est plus importante
que les augmentations salariales de ceux qui ont un emploi1.
Ce qui pouvait sembler au premier abord une observation guidée par un souci
de justice sociale est ensuite étayé par une argumentation économique sousjacente. La priorité à donner à l'emploi n'est pas une tâche aisée pour les
syndicats des pays en voie de développement. Elle implique qu'ils ne doivent
pas trop insister sur une augmentation des salaires tant que le taux de chômage
reste élevé. Elle implique aussi la nécessité, pour les syndicats, de développer
auprès de leurs membres un sentiment de solidarité avec leurs frères sans
travail 2 .
Implicite ou explicite, on retrouve l'argument — souvent utilisé par les
économistes du travail des Etats-Unis — des dangers présentés, pour l'affectation optimale des ressources, par le monopole syndical. On peut en donner une
illustration graphique simplifiée. Soit Dlt D2, D3 la demande de travail dans
les activités 1, 2 et 3, avec les salaires initiaux correspondants Wlt W2 et W3
et des quantités de travail effectivement demandées aux taux de salaire courants représentées par L 1; L2 et L3. Si la pression syndicale réussit à arracher
une augmentation des salaires qui fait passer les rémunérations aux nouveaux
niveaux W\, W2, W3, la demande nouvelle de travail ne sera plus que L\,
i-i 2 e t L, 3.
L'importance de la réduction de l'emploi pour une augmentation de salaire
donnée dépend, on le voit, de l'élasticité de la demande de travail de la firme.
A partir d'une analyse de ce genre, L. G. Reynolds et P. Gregory ont pu ainsi
estimer qu'en l'absence d'augmentation des salaires, de 1954 à 1958, l'économie
portoricaine aurait connu une augmentation de l'emploi de l'ordre de vingtneuf mille postes 3.
1
Confédération internationale des syndicats libres: Le développement économique et les
syndicats libres (Genève, 1972), p. 29.
"Ibid., pp. 30-31.
3
L. G. Reynolds et P. Gregory: Wages, productivity and industrialization in Puerto Rico
(Homewood, Illinois, Richard D. Irwin, 1965).
62
La problématique du débat
Figure 4.
Demande de travail et hausses de salaire
L\L,
C,L2
L;L
3
Du point de vue théorique, l'application de ce raisonnement aux pays en
voie de développement semble souffrir d'une double insuffisance. D'une part,
elle postule une parfaite mobilité de l'offre de travail, caractéristique d'une
structure de marché parfaitement concurrentielle. Or l'une des caractéristiques
souvent retenues pour analyser les économies sous-développées est celle du
dualisme, lequel « naît, nécessairement, de l'introduction et de l'apparition
d'un secteur moderne qui vient se juxtaposer à une économie traditionnelle
ancienne avec laquelle il ne peut avoir, par nature, que des relations extrêmement ténues sinon inexistantes » 1. D'autre part, on postule souvent l'existence
d'une offre illimitée de travail aux niveaux de salaires courants. Supposons
que l'on adopte cette hypothèse de Lewis 2 (peu importe que ce soit en raison
du chômage déguisé, de la main-d'œuvre féminine désireuse de trouver un
emploi ou de la croissance démographique). On porte en abscisse la quantité
de travail, en ordonnée sa productivité marginale. Si on suppose qu'est donné
un montant de capital et si OW est le salaire courant, l'emploi sera OM, le
1
R. Bastianetto: Essai sur le démarrage des pays sous-développés (Paris, Cujas, 1968),
p. 91.
2
A. Lewis: « Economie development with unlimited supplies of labour », The Manchester
School of Economie and Social Studies, mai 1954.
63
Liberté syndicale et développement économique
surplus du capitaliste NWP. OW est supérieur à OS (salaire de subsistance),
la différence pouvant représenter par exemple le coût psychologique du transfert
de la main-d'œuvre d'un secteur à un autre. Si le capitaliste réinvestit son surplus, la courbe de productivité marginale du travail est déplacée vers le haut,
le surplus et l'emploi croissent. Tant que subsiste un important réservoir de
main-d'œuvre dans lequel les employeurs peuvent puiser, ils peuvent aisément
résister à la pression syndicale en faveur d'une hausse des salaires.
Figure 5.
Déplacement de la courbe de productivité marginale en cas de réinvestissement
des profits dans l'hypothèse d'une offre illimitée de travail
N2
N
W
S
0
M
M,
/W2
Sans doute ces modèles et la combinaison qui peut en être faite 1 sont-ils
discutables et soumis à de nombreuses limitations 2. Ce n'est point ici le lieu
d'en débattre. Il nous suffira de noter l'incompatibilité de leurs conclusions
avec celles de la thèse établissant une liaison négative entre hausse des salaires
et volume de l'emploi. Contestable sur le plan théorique, cette thèse est contestée
sur le plan pratique par les acteurs sociaux concernés.
On a dit que la limitation des revendications salariales aidera à résoudre le problème du chômage. Les augmentations de salaire ont été limitées en Inde, et le problème du chômage n'est néanmoins toujours pas résolu. Et ce n'est pas seulement le
1
Par exemple, dans les modèles de J. C. H. Fei et G. Ranis: Development ofthe labour
surplus economy: Theory and policy (Homewood, Richard D. Irwin, 1964) ou de D. W. Jorgenson: «Surplus agricultural labour and the development of a dual economy», Oxford
Economie Papers, vol. 19, nov. 1967, pp. 288-312.
2
Voir, par exemple, J. Gaude: « Emploi agricole et migrations rurales dans une économie
dualiste », Revue internationale du Travail, nov. 1972, pp. 521-536. Résumé d'une étude économétrique du même auteur: Emploi agricole et migrations dans une économie dualiste
(Genève, Droz, 1972).
64
La problématique du débat
cas pour l'Inde. En cette fin de première Décennie pour le développement, c'est le
cas pour presque tous les pays en voie de développement et pour quelques pays
développés également. Il n'est pas automatiquement certain, parce que vous imposez
une limitation des salaires, que vous résolvez le problème du chômage, même pas en
partie1.
Un autre orateur intervenant dans le même débat ajoute :
Je traiterai essentiellement du projet de déclaration et de programme d'action où
il est dit: «Les syndicats des pays en voie de développement doivent réaliser que,
pour faire face aux sacrifices qu'impose le progrès économique et social, ils doivent
faire pression auprès de leurs gouvernements respectifs en vue d'établir un mécanisme assurant une répartition équitable des revenus et qu'en outre — c'est sur ce
point que je voudrais insister plus particulièrement —, en formulant leurs revendications salariales, ils doivent éviter de créer une trop grande différence entre les
revenus des travailleurs qu'ils représentent et ceux de la population rurale. » C'est
l'argument généralement employé par les employeurs et parfois par les gouvernements pour maintenir les salaires des travailleurs des pays en voie de développement
le plus bas possible; ils disent qu'il faut penser aux 80 pour cent de la population qui
vivent en zone rurale et qu'il ne faut, par conséquent, rien revendiquer. Ce qui est
écrit là renforce cet argument. Il y a déjà des circonstances naturelles qui font baisser
les salaires des travailleurs dans l'industrie et il ne faut donc plus fournir d'argument
supplémentaire. Nous avons constaté que lorsque les salaires des travailleurs dans
l'industrie augmentent, ils entraînent une certaine prospérité pour les populations
rurales. Il y a toujours eu un mouvement de hausse dans le secteur rural chaque fois
que les salaires des travailleurs industriels ont augmenté. C'est pourquoi nous devons
abandonner ce genre d'argument qui est prétexte à diminuer encore davantage les
salaires dans le secteur industrialisé. Ceux-ci devraient au contraire servir d'indice,
non seulement pour les travailleurs dans les industries défavorisées, mais aussi pour
la population rurale 2.
b) Deuxième variante
Une thèse encore plus nuancée tente de « concilier productivité en vue du
développement, niveau élevé d'épargne et libre mouvement syndical » 3. On
tente par là de dépolitiser les syndicats en les limitant à l'action purement
revendicative :
La lutte électorale, la constitution d'un gouvernement ou l'opposition à celui-ci,
l'agitation et la propagande politiques doivent être considérées comme hors du champ
d'activité des syndicats... Dans une économie dépendante, pour des raisons politiques,
ces maux pouvaient être tolérés, mais les syndicats, dans un pays libre et démocratique
qui travaille à son développement économique, ne peuvent admettre de semblables
pratiques 4.
1
M. V. Kulkarni, de l'Hind Mazdoor Sabha, dans CISL: Le développement économique
et les syndicats libres, op. cit., p. 61.
2
M. K. Mehta, de l'Indian National Trade Union Congress, dans CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., pp. 38-39.
3
G. B. Baldwin: «Labor problems in a developing economy», Current History (Philadelphie), août 1959, p. 92.
4
A. Mehta: «Le rôle des syndicats dans les pays sous-développés», Bulletin SEDEIS,
étude n° 707, 1er nov. 1958, p. 31.
65
Liberté syndicale et développement économique
La liberté syndicale, fortement limitée avec la thèse de de Schweinitz, plus
large déjà avec celle de Tinbergen \ semble ici presque totalement en accord
avec les principes dégagés par le Comité de la liberté syndicale de l'OIT.
Ceux-ci précisent en effet que les organisations syndicales devraient tenir
compte, dans l'intérêt même du développement syndical, des principes énoncés
dans la résolution sur l'indépendance du mouvement syndical par la Conférence internationale du Travail en 1952, à sa 35 e session 2 ; il est certes parfois
difficile de distinguer ce qui est de caractère syndical et ce qui est de caractère
politique, mais la distinction doit être faite partout où cela est possible 3,
même si, la frontière entre ce qui est politique et ce qui est proprement syndical étant difficile à tracer, il est inévitable et même parfois normal que les
organisations syndicales prennent position sur des questions ayant des aspects
politiques comme sur des questions strictement économiques et sociales 4 .
La liberté syndicale est donc acceptée, mais l'institution syndicale se voit
assigner des fins bien précises et toutes cantonnées dans le domaine économique ;
c'est ce qui ressort, par exemple, des déclarations faites au Congrès pour la
liberté et la culture de Tokyo, en 1957, par A. Mehta, leader du Parti socialiste
populaire indien (PSP) :
Le rôle que les syndicats peuvent jouer le plus utilement est le suivant: 1) coopérer
avec l'Etat ou les organismes privés pour édifier les bases du développement industriel;
2) s'imposer et respecter une limitation des salaires à tous les échelons; 3) convaincre
les membres du syndicat d'abandonner les habitudes dépensières de la classe ouvrière;
4) encourager les petites économies dans toutes les classes; 5) augmenter la productivité par la propagande; 6) apaiser les différends à l'aide de l'appareil légal basé sur
les principes de conciliation et/ou d'arbitrage; 7) coopérer avec l'Etat et le secteur
privé pour maintenir la paix sociale pendant la période de développement; 8) aider
les travailleurs mis en chômage par la rationalisation du travail en les encourageant
à s'initier à une nouvelle profession dans les institutions fondées par le gouvernement
1
En effet, la première thèse est en grande partie inconciliable avec les dispositions de la
convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948; la seconde
admet la liberté d'association, mais prévoit toutefois que la liberté de négociation pourrait
souffrir de certaines limitations, dont quelques-unes d'ailleurs seraient admises par la jurisprudence du Comité de la liberté syndicale. Celui-ci considère en effet que si, au nom d'une
politique de stabilisation, un gouvernement estime que le taux de salaire ne peut pas être
fixé librement par la voie des négociations collectives, cette restriction ne devrait être qu'une
mesure d'exception, ne devant pas excéder une période raisonnable et devant s'accompagner
de garanties appropriées pour protéger le niveau de vie des travailleurs (110e rapport, cas
n° 503, paragr. 46), et que des moyens peuvent être adoptés en vue d'inciter les parties aux
négociations collectives à tenir compte volontairement dans leurs négociations de considérations relatives à la politique économique et sociale du gouvernement et à la sauvegarde de
l'intérêt général, à condition cependant que les objectifs reconnus comme d'intérêt général
aient fait l'objet d'une large consultation entre les intéressés, conformément à la recommandation (n° 113) sur la consultation aux échelons industriel et national, 1960 (85e rapport,
cas n° 341, paragr. 187).
2
12 e rapport, cas n° 75, paragr. 290.
3
14 e rapport, cas n° 101, paragr. 74.
4
112 e rapport, cas n° 528, paragr. 112-115.
66
La problématique du débat
ou les administrations publiques; 9) mettre en pratique l'esprit de coopération, en
obtenant l'augmentation du salaire minimum; 10) pousser la classe laborieuse à participer activement à la sécurité sociale et aux caisses de prévoyance; 11) partager les
profits sur une base acceptable pour tous. La part du profit accordée à la classe ouvrière
doit laisser aux industriels une part suffisante pour qu'ils soient incités à réinvestir
leurs profits dans leurs entreprises. La politique des syndicats, telle que nous venons
de la définir, a un double résultat économique: a) elle restreint la consommation;
b) elle augmente les niveaux de production \
Il serait aisé de multiplier les références à des textes de même inspiration.
Des variantes, plus ou moins détaillées, des propositions de Mehta ont été
présentées, par exemple, dans les pays africains; Kassalow souligne ainsi qu'il
est fréquent, pour les leaders politiques de ce continent, d'affirmer que:
Les gains des travailleurs urbains, et particulièrement ceux des groupes syndiqués,
ne devraient pas élargir encore l'avantage important dont bénéficient déjà ceux-ci
par rapport aux populations rurales... [Toutefois] savoir si cette politique visant à
maintenir stable ou à réduire l'écart de revenu existant entre les travailleurs urbains
ou ceux du secteur moderne, d'une part, et les travailleurs ruraux du secteur traditionnel, d'autre part, est compatible avec une politique effective de développement
est une question discutable, mais c'est là une attitude dominante et qui accroît les
tensions sociales en Afrique 2.
Le programme d'action des syndicats 3 tel qu'il ressort des citations présentées ci-dessus est empreint d'une profonde sagesse qui, malheureusement,
1
A. Mehta, op. cit., pp. 23-24.
E. M. Kassalow: « Trade unionism and the development process in the new nations: A
comparative view », dans l'ouvrage publié sous la direction de S. Barkin: International labor
(New York, Harper & Row, 1967), p. 72.
3
II est à noter qu'au niveau des déclarations d'intentions, les organisations d'employeurs
ne sont pas oubliées, elles non plus. C'est ainsi qu'au séminaire sur le rôle des organisations
de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique,
organisé à Addis-Abeba du 3 au 10 décembre 1968, certains participants ont estimé que
« compte tenu des nécessités du développement, le rôle des organisations d'employeurs devrait,
en plus de leurs fonctions traditionnelles, couvrir également les aspects suivants: 1) la mobilisation des talents, des qualifications et de l'expérience acquise au plan national et la formation
du personnel en vue de l'accélération du développement économique et social; 2) la promotion
de toutes les mesures d'entraide nationale; 3) l'encouragement des mesures destinées à améliorer tous les types de relations entre employeurs et travailleurs à tous les niveaux; 4) l'aide
à la préparation, à l'exécution et à l'évaluation des plans de développement nationaux, en
particulier par: a) la collecte des renseignements et données appropriés d'ordre économique
et industriel; b) l'information des employeurs dans tous les secteurs de l'économie en ce qui
concerne la nécessité des plans de développement nationaux, leurs objectifs, leur portée et les
avantages que l'on peut en attendre; c) l'encouragement, parmi les employeurs en particulier
et le monde des affaires en général, d'une réelle «conscience de l'industrialisation»; d) la
meilleure utilisation possible des maigres ressources nationales en relation avec l'aide extérieure et, spécialement, le programme de coopération technique de l'OIT; e) l'assistance à
apporter aux experts techniques du BIT et à ceux d'autres institutions accordant une aide
dans l'accomplissement de leur mission;/,) l'aide à apporter aux autorités nationales dans
l'évaluation des projets de coopération internationale; 5) l'assistance aux entrepreneurs africains et aux coopératives, particulièrement en ce qui concerne l'établissement de petites industries ». BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs
dans le développement économique et social en Afrique (Genève, 1969; doc. OIT/OTA/AFR/
R.10), pp. 9-10.
2
67
Liberté syndicale et développement économique
est loin d'être commune. L'important est en effet de se demander si « le fait,
pour le personnel syndical et quelques leaders syndicaux, d'avoir tendance à
considérer le mouvement ouvrier comme un instrument au service des intérêts
de la nation tout entière, plutôt que comme un groupe de classe » \ correspondra au déroulement effectif des événements. On peut certes estimer que
l'harmonie des intérêts se réalisera d'elle-même et que « chacune des parties
a besoin de l'autre et en est clairement consciente. Le gouvernement ne désire
pas s'aliéner la sympathie des travailleurs parce qu'ils représentent une force
politique —- potentielle ou de fait — importante. L'aide politique étant d'une
importance vitale s'ils veulent que leurs besoins soient satisfaits dans un
avenir prévisible, les travailleurs ne désirent pas agir comme des adversaires
du gouvernement x . » Pourtant, les faits semblent démentir cette vue optimiste.
Par exemple, malgré l'appui apporté par le gouvernement au Congrès national
des syndicats indiens, malgré la présence au gouvernement de leaders syndicaux 2 et malgré la pieuse déclaration d'intentions selon laquelle, « dans une
économie organisée pour une production et une répartition des revenus planifiées, qui œuvre à la réalisation de la justice sociale et du bien-être des masses,
les grèves et les lock-out n'ont pas de place » 3, la paix sociale est loin d'avoir
régné en Inde.
Au terme de cet examen, il semble possible d'avancer quelques conclusions
provisoires qu'à notre avis on peut regrouper sous trois chefs.
En premier lieu, nous avons jusqu'ici considéré la thèse qui voit dans le
syndicalisme un obstacle au développement. Renversant les termes du débat,
il semblerait souvent plus judicieux de considérer l'absence de développement
comme un handicap pour l'exercice de la liberté syndicale. En effet, dans les
pays sous-développés, la liberté syndicale se heurte à de nombreux obstacles :
La multiplicité et la dissémination des petites entreprises, qui entraînent la dispersion de la main-d 'œuvre ; la mobilité excessive des travailleurs ; l'opposition déclarée
de nombreux employeurs au renforcement des pouvoirs de négociation des salariés;
la gravité du chômage et du sous-emploi, qui contraignent les salariés à céder devant
l'employeur; l'analphabétisme ou le faible degré d'instruction de l'immense majorité
des travailleurs, qui ignorent leurs droits, ne mesurent pas l'intérêt qu'ils ont à se
grouper pour les défendre et connaissent mal les objectifs et le rôle d'un syndicat;
le manque de solidarité entre les travailleurs des villes et ceux des campagnes; la
1
C . A. Myers: Laborproblems in the industrialization oflndia (Cambridge, Massachusetts,
Harvard University Press, 1958), p. 180.
2
Gulzari Lai Nanda, avant de devenir ministre du Travail, fut secrétaire général de la
Textile Labour Association, tandis que Khandubhai Desai, qui fut ministre du Travail,
devint président de ce même syndicat. Il est à noter que ce chassé-croisé des responsabilités
n'est pas propre à l'Inde mais fréquent au contraire dans nombre de pays en voie de développement.
3
« Draft outline of the first five year plan », Labour Gazette, août 1951, p. 128.
68
La problématique du débat
pénurie de cadres syndicaux, etc. Dans ces pays, la liberté syndicale est souvent
privée de l'un de ses ressorts fondamentaux — l'initiative des intéressés — et la
situation générale se caractérise par la faiblesse du mouvement syndical et le développement insuffisant des négociations collectives K
En second lieu, il semble également nécessaire de procéder à une réévaluation du rôle du syndicalisme dans les pays en voie de développement. C'est
ainsi, par exemple, que
les réalités de la situation économique de la plupart des pays d'Afrique ont été souvent invoquées pour justifier l'imposition de sévères restrictions aux fonctions syndicales ayant trait aux revendications salariales et pour obliger [les syndicats] à adopter
des politiques dont l'application contribuera essentiellement au développement économique et social du pays, sans, pour autant, perdre de vue leurs fonctions fondamentales. Tout en insistant sur leurs fonctions de revendication salariale ou de protection des ouvriers en tant que « consommateurs », les syndicats ont toujours rejeté
une limitation de leurs activités à ce seul type de fonctions. Ils ont par contre insisté
sur le rôle qui leur revient dans le développement économique et social... Bien qu'il
ne soit pas possible de restreindre le rôle des syndicats aux tâches impopulaires,
quoique nécessaires, du renforcement de la discipline et du rendement du travail,
comme il est parfois suggéré, les syndicats peuvent — à condition que leur action soit
dûment étayée et reconnue et que soit également assurée leur juste participation aux
résultats — contribuer à l'accroissement de la productivité2.
Agents moteurs de la croissance de la productivité, et non pas freins à cette
croissance, les syndicats, dans lesquels on ne voit souvent, bien à tort, qu'un
élément perturbateur du marché du travail par les grèves qu'ils suscitent,
peuvent aussi en être un élément régulateur. Le syndicat peut être considéré
comme un agent de discipline, ainsi que l'a suggéré Lloyd Fisher. Il cherche
à établir son contrôle sur les travailleurs dans leurs relations avec les autres
travailleurs et avec le syndicat en tant qu'institution, et cela grâce à des règles
portant, entre autres questions multiples, sur le rythme de travail, sur le
moment et le caractère de l'action revendicative, sur les « performances »
de ses adhérents 3. En effet, les syndicats régularisent le recrutement de la
main-d'œuvre et y apportent leur aide, contribuent à forger des motivations
industrielles, à susciter la discipline et à développer la formation de la maind'œuvre, apportent leur appui aux réformes visant au progrès social et économique (réformes agraires, nationalisation ou planification), donnent aux travailleurs le sens de la participation aux décisions économiques essentielles.
1
BIT: L'OIT et les droits de l'homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I (1), rapport du
Directeur général, p. 40.
2
BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs
dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., pp. 51-52.
8
Voir C. Kerr et A. Siegel: « Industrialization and the labor force: A typological framework», dans l'ouvrage publié sous la direction de L. Aronson et J. Windmuller: Labor
management and économie growth: Proceedings of a conférence on human resources and labor
relations in underdeveloped countries (Cornell University, 1954), p. 141.
69
Liberté syndicale et développement économique
Dès lors, la politique la plus sage que les gouvernements puissent avoir à leur
égard est de « les appuyer plutôt que de les contrôler ou de les supprimer » 1.
En troisième lieu, il convient, par conséquent, de modifier le cadre de pensée
dans lequel a longtemps été considéré le problème des relations entre liberté
syndicale et développement économique :
Si on admet que le développement économique comporte des objectifs sociaux,
les syndicats auront toujours un rôle à y jouer. Ils constituent l'instrument dont disposent les travailleurs pour obtenir une part plus équitable des fruits de l'expansion
économique et, à ce titre, rien ne peut les remplacer. Le mécontentement social est
peut-être inévitable dans n'importe quelle société, et il se peut qu'il soit impossible
de l'éliminer entièrement. Le vrai problème est d'empêcher qu'il n'aboutisse à une
agitation ouvrière et à de graves troubles sociaux qui puissent menacer l'ordre politique ou la stabilité du gouvernement et provoquer d'énormes pertes économiques.
Tant que les travailleurs auront des raisons de croire que leurs syndicats s'acquittent
comme il faut de la défense et de la promotion de leurs intérêts, ils les chargeront de
faire connaître leurs désirs, leurs aspirations et leurs réclamations et d'obtenir satisfaction, justice ou réparation au moyen des méthodes syndicales normales. On peut
dire que les syndicats remplissent de la sorte une tâche essentielle en prévenant le
danger d'une grave agitation sociale, en contribuant à un développement stable et à
un « progrès soutenu »... Il est évident cependant que les gouvernements, spécialement
dans les pays du tiers monde, sont vivement préoccupés par les effets qu'exercent de
mauvaises relations professionnelles, des conflits du travail, des grèves et ce qu'ils
considèrent comme des revendications syndicales excessives dans les négociations
collectives en décourageant les investissements, en freinant la production et le rendement et, par là même, en ralentissant le rythme de la croissance économique. II
semble que le vrai problème réside dans le fait que les gouvernements désirent que les
syndicats jouent un rôle plus constructif dans le système de relations professionnelles,
de façon que le nombre des conflits du travail et des grèves diminue, que la paix
sociale gagne du terrain et qu'en général le climat des relations professionnelles soit
favorable au développement. Les restrictions aux droits syndicaux sont-elles le meilleur
moyen d'atteindre ces objectifs? Ne peut-on parvenir au même résultat d'une manière
qui soit conforme aux principes de la liberté syndicale? S'il est souhaitable que les
syndicats jouent un rôle plus constructif, qui devrait déterminer les conditions dans
lesquelles ils s'acquitteront de ce rôle et quelles devraient être ces conditions 2?
Plutôt que de poser dans l'absolu la question de la compatibilité ou de l'incompatibilité qui peut exister entre les prescriptions des conventions n° 87 et
n° 98 et les exigences économiques auxquelles ont à faire face les pays en voie
de développement, c'est à ces questions plus concrètes mais aussi plus politiques qu'il convient désormais de s'intéresser.
1
Fisher, op. cit., p. 113.
BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur
rôle dans le développement économique et social, septième Conférence régionale asienne, Téhéran, 1971, rapport III, pp. 37-38.
2
70
LES IMPLICATIONS POLITIQUES
Le débat ne se situe plus désormais sur le plan des principes, pas plus
d'ailleurs que sur celui des spéculations théoriques relatives aux compatibilités ou incompatibilités entre liberté syndicale et développement économique.
Les deux chapitres qui précèdent nous ont, en cela, suffisamment fourni de
références juridiques ou économiques pour q u ' o n essaie de comprendre comment le problème se pose concrètement dans les pays en voie de développement,
car c'est là qu'il se pose avec le plus d'acuité. Déjà le Comité McNair constatait que:
Dans les pays industriellement peu avancés, il semble que les organisations de
travailleurs et d'employeurs ne soient pas dans une situation aussi forte vis-à-vis de
leur gouvernement que dans les pays industriels les plus importants. La documentation
résumée dans le présent rapport démontre que, dans un grand nombre de pays peu
avancés, il existe des restrictions et des limitations qui fourniraient des possibilités
de domination et de contrôle à un gouvernement désireux d'en faire usage 1 .
1
Bulletin officiel, vol. XXXIX, 1956, n° 9, paragr. 343, p. 611. Enumérant quelques-unes
de ces entraves, C. W. Jenks notait que « tandis qu'il est très inhabituel qu'une autorisation
préalable soit, en tant que telle, requise pour la formation des organisations d'employeurs
ou de travailleurs, des dispositions relatives à l'enregistrement existent dans quelque trentecinq pays; leurs effets diffèrent largement selon que l'enregistrement est obligatoire ou facultatif, selon qu'il est discrétionnaire ou précise les conditions à remplir, selon qu'il existe ou
non des procédures d'appel contre le refus d'enregistrement. Il semble qu'il y ait quelque
vingt-cinq pays dans lesquels existent des restrictions à la liberté d'association pour l'ensemble
ou pour certaines catégories de fonctionnaires publics, et environ vingt-deux dans lesquels
l'adhésion aux organisations d'employeurs et de travailleurs est limitée aux personnes occupées dans la profession, l'activité économique ou le groupe de professions liées à celles pour
lesquelles l'organisation est constituée, ces limitations étant souvent accompagnées de limitations territoriales; dans quelque onze pays, la totalité ou certains des dirigeants de l'organisation doivent être activement occupés dans l'activité ou la profession pour laquelle l'organisation est constituée. Dans environ dix-huit pays, il est interdit aux organisations de
s'adonner à une activité politique quelle qu'elle soit ou à certaines activités de ce genre et de
plus, dans huit pays, des limitations sont imposées à l'emploi des fonds syndicaux à des fins
politiques; dans huit autres pays, les syndicats exercent leurs activités « sous la direction »
du parti communiste. Des restrictions concernant la formation de fédérations ou de confédérations paraissent exister dans une vingtaine de pays. Des dispositions requérant l'autorisation préalable ou la présence d'un représentant du gouvernement à toutes les réunions
71
Liberté syndicale et développement économique
Dix-sept ans plus tard, on pouvait encore relever que
les gouvernements de ces pays, soucieux d'éviter toute dispersion des efforts de développement national, jugent devoir restreindre la liberté de créer des syndicats et limiter
l'exercice des droits syndicaux. D'autres milieux avancent aussi que la liberté syndicale freine le développement économique et social 1 .
Les formes prises par les atteintes à la liberté syndicale sont multiples:
Les gouvernements, soucieux d'éviter toute dispersion des efforts de développement
national, s'attachent à lutter contre la multiplication des syndicats rivaux et à réduire
le nombre des conflits professionnels en prenant des mesures qui peuvent être incompatibles avec les normes de l'OIT — en restreignant la liberté de créer des organisations, en prononçant la dissolution de certains syndicats, en imposant l'obligation
d'adhérer à un syndicat unique, en contrôlant le choix des dirigeants syndicaux, les
dépenses ou d'autres aspects de l'activité des syndicats, en limitant le droit d'affiliation
aux organisations internationales, etc. Ce sont là des problèmes réels qui doivent être
examinés dans le contexte où ils se posent. Là encore, l'essentiel est de savoir dans
quelle mesure de telles formules laissent vraiment aux syndicats la liberté d'exprimer
l'opinion et de défendre les intérêts de leurs membres 2 .
Le problème n'est donc plus de discuter de la liberté syndicale en soi
ou du développement économique en soi, ou encore d'évoquer dans l'absolu
leur compatibilité ou leur incompatibilité réciproque. Il se trouve, au contraire,
reporté sur le plan des dérogations possibles à un principe ou des aménagements qu'il est souhaitable d'apporter aux situations de fait existantes; il se
situe par conséquent au niveau des décisions politiques, que l'on éclairera 3
en examinant successivement les implications concrètes de la liberté syndicale
quant à l'offre, à la demande et au processus de développement lui-même.
syndicales ou à certaines d'entre elles paraissent exister dans environ vingt pays. Dans à peu
près dix-huit pays, les élections syndicales sont sujettes, dans une certaine mesure, à un contrôle
gouvernemental. Il semble qu'il y ait quelque vingt-cinq pays dans lesquels les organisations
de travailleurs ou d'employeurs, soit à la discrétion des autorités publiques, soit en vertu de
la loi, sont soumises à des contrôles financiers de différentes sortes; les mesures de surveillance ou de contrôle financier vont d'obligations relatives à la tenue des comptes à des prescriptions soumettant la gestionfinancièreet les dépenses à un contrôle gouvernemental détaillé ;
des obligations qui vont au-delà de la tenue des comptes paraissent exister dans une vingtaine
de pays. Le pouvoir de suspension, de dissolution ou de rejet d'enregistrement sans intervention préalable d'une instance judiciaire semble exister, à différents degrés, dans au moins
vingt pays. » (The international protection of trade union freedom, Londres, Stevens & Sons,
1957, pp. 489-490.)
1
BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 3.
BIT: L'OIT et les droits de Vhomme, op. cit., pp. 40-41.
3
On ne peut, par conséquent, que reprendre, dans un domaine plus restreint, car il ne
concerne que la liberté syndicale, mais qui est en même temps plus large puisqu'il est, ainsi
que nous l'avons précisé dans notre introduction, celui de l'ensemble des pays sous-développés, la façon de poser les problèmes que E. Côrdova a adoptée pour l'Amérique latine:
« Depuis quelques années, écrit-il, on s'intéresse, en Amérique latine, aux effets que la législation du travail peut exercer sur le processus de développement. Alors qu'auparavant on ne
leur prêtait guère d'attention ou qu'on les considérait comme faisant partie intégrante du
prix dont il fallait payer le progrès social, on s'oriente, aujourd'hui, vers un examen plus
approfondi des répercussions que les dispositions en la matière provoquent dans un sens
ou dans un autre. La tendance éminemment légaliste qui avait prédominé dans la politique
du travail des pays de la région commence à céder le pas devant une conception plus large
2
72
Les implications politiques
A. L'OFFRE
1. Incidences sur le volume de l'offre
L'incidence de la liberté syndicale sur l'offre est indéniable: une grève,
manifestation de cette liberté, de même q u ' u n lock-out, réduit la production.
C'est ainsi, pour ne citer q u ' u n seul exemple, q u ' e n Inde, 16 562 000 journées
de travail ont été perdues en 1947 * et q u ' e n 1950, malgré l'adoption de la
loi de Bombay sur les relations professionnelles, 12 806 704 journées de grève
ont encore été relevées 2. Mais, d'une part, les grèves ne sont pas nécessairement dues aux organisations syndicales, puisque précisément les pays industrialisés font parfois l'expérience, à rencontre de la volonté des organisations
ouvrières, de grèves « sauvages » qui peuvent perturber gravement la production 3 . D ' a u t r e part, loin que le freinage des libertés syndicales réduise l'ampleur
des mouvements revendicatifs, il semblerait davantage que la proposition inverse
soit vraie. On a pu, en effet, écrire que :
Bien que les généralisations soient hasardeuses, il semble que les grèves varient
en raison inverse de l'acceptation du syndicat en tant qu'institution par la société et,
spécialement, par les classes dirigeantes. Plus fermement le mouvement ouvrier est
institutionnalisé et « accepté », particulièrement dans le domaine des relations travailleurs-entreprise, plus il est probable que les grèves seront peu nombreuses 4 .
prenant en considération les divers aspects économiques et sociaux que revêt l'adoption
d'une norme dans ce domaine. Pendant que l'approche des côtés juridiques et sociaux du
travail se modifiait ainsi, les gouvernements s'efforçaient d'adopter des stratégies visant à
promouvoir un développement intégral ou équilibré. Les premières lois du travail avaient un
but exclusivement social et l'optique du législateur était limitée à leurs bénéficiaires directs.
L'étape suivante, en revanche, a mis en évidence les aspects économiques: on a ainsi insisté
sur la réalisation de certains objectifs globaux de croissance, en soutenant parfois qu'il fallait
vaincre tout obstacle qui pourrait s'y opposer. Plusieurs auteurs ont signalé à ce propos que la
politique du développement en Amérique latine a tendance à adopter l'une ou l'autre de
deux positions extrêmes et également dangereuses. Pour les uns, il faudrait s'attacher essentiellement à accroître les investissements et la productivité et ils excluent ou ajournent l'examen des problèmes sociaux. Les autres optent pour une théorie qui surestime et excite les
aspirations populaires et qui conduit à relever systématiquement les prestations sociales,
drainant les fonds que l'on devrait investir et favorisant l'inflation. Le fait est cependant
qu'entre ces deux extrêmes, une thèse gagne du terrain: celle du développement équilibré,
qui soutient que le désir de justice sociale est conciliable avec les exigences économiques du
développement et qui met en relief les avantages que comporte l'inclusion de certains objectifs sociaux dans la planification. Cette thèse accorde une importance particulière à l'appréciation objective des conséquences que peut avoir la législation du travail. En effet, comment
préconiser l'équilibre et prétendre que certaines dispositions peuvent être préjudiciables ou
favorables au développement sans savoir quelles sont les répercussions des normes du travail
et le rôle qu'elles peuvent jouer dans ce processus? » (« La législation du travail et le développement de l'Amérique latine: examen préliminaire», Revue internationale du Travail, nov.
1972, pp. 489-490).
1
Indian Labour Gazette, sept. 1956, p. 266.
Ibid., n° 9, mars 1957, p. 753.
3
Voir G. Spitaels : Les conflits sociaux en Europe: Grèves sauvages, contestation, rajeunissement des structures (Bruges, Collège de l'Europe; Verviers, Editions Gérard & C le , 1971).
i
E. M. Kassalow: Trade unions and industrial relations: An international comparison
(New York, Random House, 1969), p. 159.
2
73
Liberté syndicale et développement économique
Enfin, les grèves, pour être la forme la plus apparente de l'insatisfaction industrielle, ne sont qu'une forme parmi bien d'autres du conflit industriel, l'instabilité, l'absentéisme de la main-d'œuvre, la grève perlée, le sabotage pouvant
en être des substituts d'autant plus fréquents que les entreprises n'auront pas
d'organisation syndicale. En somme, « les grèves, l'instabilité de la maind'œuvre, l'absentéisme, etc., sont en fait des variables entre lesquelles existe
une relation fonctionnelle inverse » x.
a) Les formes de la protestation ouvrière
Dans les pays en voie de développement, le mécontentement se traduit
couramment de façon individuelle sous forme d'absentéisme, d'abandon
d'emploi sans préavis, de nonchalance, d'insubordination active ou passive a,
plutôt que sous forme de grève. En Inde, chez les travailleurs du textile de
Bombay, l'absentéisme a été le fait, en 1953-54, de 71 pour cent de la maind'œuvre 3. En Côte-d'Ivoire, un taux de rotation du personnel de 80 pour cent
n'est pas rare. A Dakar, une usine textile dut recruter, en 1953, 908 personnes
pour assurer 170 postes4. En fait, «une rotation de la main-d'œuvre très
élevée est endémique partout où l'entreprise économique moderne se repose
sur une structure sociale indigène pour procurer la sécurité au travailleur
ou fait, à tout le moins, un effort insuffisant pour s'assurer la loyauté totale
du travailleurs ».
Dès lors, au lieu de la relation liberté syndicale -> grèves -> réduction de
la production, il vaut mieux poser la séquence mécontentement ouvrier ->
formes de résistance ->- diminution du produit. Mais alors, les conclusions de
politique économique qui peuvent être déduites de cette séquence sont de nature
différente des mesures qui conduiraient, dans une perspective de développement économique, à tenter de restreindre la liberté syndicale. L'analyse doit,
en effet, tout d'abord tenter de dégager une logique des formes de mécontente1
K. A. Zachariah: Industrial relations and personnel problems. A study with particular
référence to Bombay (Bombay, Asia Publishing House, 1954).
2
C. Kerr, J. T. Dunlop, F. H. Harbison, C. A. Myers: « Travail et processus économique:
Vers une nouvelle conception du problème », Revue internationale du Travail, mars 1955,
p. 256.
8
Myers: Laborproblems in the industrialization of India, op. cit., p. 44.
4
E. J. Berg: «French West Africa», dans Galenson: Labor and économie development,
op. cit., p. 200. Pour une discussion de l'instabilité en Afrique de l'Ouest, cf. W. Elkan:
« Migrant labor in Africa: An economist's approach », American Economie Review, mai 1959,
pp. 188-197.
6
On retrouve là l'observation classique faite à propos des conflits sociaux de Wheatland
en Californie en 1913: « La résistance des travailleurs à la politique salariale de l'employeur
prend l'une des deux formes suivantes: ou bien une révolte ouverte et formelle comme la
grève, ou bien l'exercice instinctif et souvent inconscient de la « grève individuelle » — quitter
simplement son travail » (C. H. Parker: The casual labor and other essays (New York, Harcourt, Brace & Howe, 1920), p. 76).
74
Les implications politiques
Tableau 11. Formes de la protestation ouvrière selon le degré de motivation des travailleurs
Degré de motivation
Formes caractéristiques de protestation
Travailleurs non motivés
Instabilité
Absentéisme
Bagarres
Vol et sabotage
Arrêts de travail spontanés
Manifestations et grèves de harcèlement
Grèves d'entreprise et d'industrie
Protestations et activités politiques
Procédures de réclamation, tribunaux du travail,
procédures de règlement des conflits
excluant fréquemment l'arrêt de travail
Parti politique et alliances entre organisations
Travailleurs semi-motivés
Travailleurs motivés
Travailleurs spécialement motivés
Source: Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industriel! man, op. cit., p. 178.
ment ouvrier au cours du processus d'industrialisation, essayer d'appréhender
la capacité (ou l'incapacité) des organisations syndicales à prendre en charge
ce mécontentement et dégager, ce faisant, les conséquences qu'on peut attendre
des tentatives de limitation de la grève, voir enfin quelle politique de remplacement il est possible de suggérer. C'est cette démarche que nous nous proposons
d'adopter.
Les motivations industrielles des travailleurs sont un processus graduel et
continu, et il en va de même des formes de la protestation ouvrière. On peut,
en effet, d'une façon sans doute schématique, établir les séquences évolutives
indiquées au tableau 11.
Cette séquence peut cependant être infléchie dans un sens plus ou moins
inquiétant pour le processus de développement en raison de la protestation
ouvrière, sous l'influence d'un certain nombre de variables dont on peut formaliser le jeu comme suit:
Le rythme de l'industrialisation, dont le choix constitue la décision essentielle qui
s'impose à toute élite, a une influence importante sur la réponse de la main-d'œuvre
industrielle émergente. Plus rapide est ce rythme, toutes choses égales d'ailleurs, et
plus soudaine sera la transformation des travailleurs occupés au processus de production, plus grandes seront les conséquences qui en résulteront sur la discipline et les
rythmes de travail, plus étroites les limites imposées à la consommation et plus
profonds les bouleversements de la société. Plus le taux d'industrialisation est élevé
— les ressources, les caractéristiques culturelles et les circonstances historiques étant
comparables —, plus forte sera la protestation ouvrière latente. Plus le rythme d'industrialisation est rapide — les autres conditions étant comparables —, plus forte
sera la pression exercée sur les entrepreneurs par le marché, le budget ou directement
par les élites, plus fortes les tensions et les protestations qui en résulteront dans la
main-d'œuvre émergente. De même, plus les méthodes appliquées pour constituer
la force de travail sont contraignantes, et plus importantes les adaptations à apporter
75
Liberté syndicale et développement économique
aux modes de recrutement, d'embauché, d'affectation et d'apprentissage, plus grande
sera la protestation latente à chaque période. Ou encore, plus la résistance de la culture
traditionnelle à l'industrialisation sera forte, et vivace la culture préindustrielle, plus
fortes seront les tensions et les protestations latentes impliquées par la transformation
industrielle 1.
b) La prise en charge par les instances syndicales
Le rôle du syndicalisme est de prendre en charge le mécontentement ouvrier.
Mais cette prise en charge n'est jamais reproduction pure et simple. Le conflit
de travail est nécessairement multidimensionnel quant à ses origines, ainsi que
nous venons de le voir; les raisons invoquées par les agents économiques ne
sont, le plus souvent, que des rationalisations justificatrices de tensions potentielles préexistantes, malaisées à appréhender. Mais ces tensions potentielles,
le syndicat a pour tâche de les révéler, de les faire émerger à la conscience de
la collectivité, de formuler ce qui demeure imprécis, finalement de donner à
ces tensions une portée stratégique. Le conflit préexiste donc à la grève, mais
la grève, dénouement conflictuel de ces tensions latentes, révèle le conflit en
lui donnant sa dimension sociale. Le syndicat joue dans ce processus le rôle
de révélateur, mais il est aussi agent de rupture. La rupture, qui se produit au
moment où ce qui n'était que potentiel et larvé devient déclaré, résulte de
trois facteurs. Tout d'abord, c'est le passage de l'individuel au collectif: ainsi
que le déclarait l'exposé de la proposition socialiste présentée en 1894 par
Guesde, Jaurès et Sembat à la Chambre française des députés : « Qui dit grève
dit action ou inaction collective: on ne fait pas grève individuellement; la
grève, c'est le refus collectif du travail. » Ensuite, les motifs de mécontentement
doivent trouver une rationalité et une justification: l'arbitrage dans l'élaboration des cahiers de revendications est, dès lors, une nécessité inévitable. C'est
l'intervention syndicale qui va déterminer la compatibilité des revendications
et, partant, donner au mouvement revendicatif ses caractéristiques dans un
processus au cours duquel « la base transmet aux différentes directions ce
qu'elle pense être attendu par les dirigeants, et les dirigeants communiquent à
la base ce qu'ils croient qu'elle attend d'eux » 2 . C'est dire que les syndicats
sont sans doute les porte-parole authentiques des ouvriers quand ils se réfèrent
au besoin de dignité et de justice sociale, de solidarité et de liberté, mais ces
références renvoient à des normes sociales et surtout impliquent des termes de
comparaison et de référence précis, hiérarchisés et souvent quantifiés. Il y a
donc nécessairement entre les travailleurs de la base et les responsables de
l'organisation syndicale tout à la fois l'adéquation et l'inadéquation, la cor-
1
Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., p. 179.
M. Johan: « La CGT et le mouvement de mai », Les temps modernes, août-sept. 1968,
p. 367.
2
76
Les implications politiques
respondance et la différence qui existent entre un texte original et la traduction
qui en est faite dans une autre langue, justifiant le célèbre aphorisme : traduttore, traditore. Enfin, il y a toute la différence entre les phénomènes que révèle
la psychologie sociale et ceux que fait apparaître l'enquête sociologique, qui
peut exister entre le potentiel et le déclaré : la grève devient le conflit de force
ouvert. Conflit collectif, rationalisé, ouvert: cela ne s'avère en définitive possible que grâce à une prise en charge du mécontentement individuel par les
instances syndicales. Ce processus général que nous venons de décrire en termes
très abstraits ne se heurte-t-il pas, dans les pays en voie de développement,
à certains obstacles tenant aux caractéristiques structurelles du syndicalisme?
Certes, il paraît difficile, a priori, de généraliser en ce domaine en raison
de la diversité dont témoignent à première vue les mouvements ouvriers des
pays sous-développés. Cette diversité est, par exemple, idéologique: c'est
ainsi qu'en Inde le Congrès panindien des syndicats, fondé en 1918 sous l'impulsion du Parti du Congrès, est d'inspiration gandhiste \ que la Société des amis,
créée en 1912 au Japon, est à base d'humanitarisme chrétien 2 , que le syndicalisme latino-américain s'est formé à partir de noyaux de militants anarchistes ou socialistes victimes de la répression exercée contre eux en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en France à la fin du siècle dernier 3, et que
le syndicalisme africain francophone a été influencé idéologiquement par les
conceptions de la CGT ou celles de la CFTC 4 . A cette extrême diversité
idéologique s'ajoute une non moins grande diversité dans le nombre des
syndicats et des syndiqués suivant les territoires: le Congo belge ne groupait,
en 1954, que 7 538 syndiqués; la Gambie, en 1955, que 1 966; l'Ouganda n'en
comptait, la même année, que 1 942 5, tandis que la Jamaïque groupait, en 1955,
dix-sept syndicats avec 93 285 membres 6 , et le Nigeria, en 1958, 298 syndicats
avec 235 700 membres, soit 33,7 pour cent des travailleurs 7 .
c) Les obstacles à cette prise en charge
Pourtant, malgré cette diversité évidente, il est possible de formuler deux
propositions générales concernant le syndicalisme dans les pays en voie de
1
C. A. Myers, dans Galenson: Labor and économie development, op. cit.
R. A. Scalapino : « Japan », ibid.
3
J. C. Neffa: Le mouvement ouvrier latino-américain et ses stratégies en matière de participation sociale (Genève, Institut international d'études sociales, 1969; doc. IEME 4072), p. 4.
* Berg: « French West Africa », op. cit.
5
BIT: Les problèmes du travail en Afrique, Etudes et documents, nouvelle série, n° 48
(Genève, 1958).
"Nations Unies: Etude spéciale sur les conditions sociales dans les territoires non autonomes (New York; numéro de vente: 1958.VI.B.2), p. 80.
7
B. C. Roberts: Labor in the tropical territories of the Commonwealth (Durham Caroline du Nord, Duke University Press, 1964), p. 59.
2
77
Liberté syndicale et développement économique
développement: limité en extension par la faiblesse même du secteur capitaliste, le syndicalisme pourra difficilement accomplir l'œuvre de recrutement
qu'il s'assigne (difficulté quantitative); la classe ouvrière embryonnaire ne
suscitera que malaisément la vocation des élites chargées de la diriger (difficulté qualitative).
Le principal obstacle est sans doute la faiblesse numérique de la classe
ouvrière: c'est ainsi que l'Inde, malgré l'immensité de son territoire et l'importance de sa population, ne comptait encore, en 1957, que 2,5 millions de
travailleurs industriels. Si l'on y ajoute les travailleurs occupés dans les plantations, les mines, les transports, la construction et les services, la main-d'œuvre
« industrielle » atteint à peine 7 millions d'individus 1 . De même, dans l'ancienne Afrique occidentale française, la même année, les salariés non agricoles
ne comprenaient que 169 000 Africains et 13 000 Européens, tandis que l'emploi
salarié représentait 100 600 individus dans le secteur public et 337 800 dans le secteur privé 2. Le terrain de recrutement syndical se trouve ainsi des plus réduits.
De plus, la répartition par secteurs de cette main-d'œuvre ne correspond
guère à des conditions optimales d'organisation: aux Antilles britanniques,
une proportion de 16 à 20 pour cent de la force de travail relève du secteur
des services domestiques 3 ; au Japon, jusqu'en 1920, 70 pour cent de la maind'œuvre était féminine, la tradition de l'emploi féminin depuis l'âge de treize
à seize ans jusqu'au mariage, avec vie à l'usine, y subsiste d'ailleurs encore
aujourd'hui; à quelques exceptions près (Hong-kong, Singapour pour l'Asie;
Kenya, Congo, Rhodésie pour l'Afrique, par exemple), les pays sous-développés
demeurent agricoles: c'est ainsi qu'en Afrique, pour 80 à 90 pour cent, la
population vit dans des régions rurales et principalement de l'agriculture,
laquelle fournit entre le tiers et les deux tiers du produit national, tandis que
l'industrie n'intervient que pour moins de 10 pour cent 4 . Or le secteur des
services domestiques, celui de l'agriculture et la main-d'œuvre féminine sont,
on le sait, traditionnellement quelque peu réfractaires à l'organisation syndicale. Le tableau 12 met en évidence ces différences de structure, avec les
conséquences faciles à discerner qu'elles peuvent avoir sur les possibilités de
recrutement syndical. Ces possibilités n'existent en fait que dans quelques
secteurs particuliers: l'administration ou les services publics (électricité, télécommunications, service des eaux), les transports (en particulier les chemins
1
Indian Labour Gazette, mars 1957, p. 740.
Berg: « French West Afïica », op. cit., pp. 199 et suiv.
3
W. H. Knowles: «The British West Indies», dans Galenson: Labor and économie
development, op. cit.; « Trade-unionism in the British West Indies », Monthly Labor Review,
déc. 1956, pp. 1394-1400.
4
E. J. Berg: «Major issues of wage policy in Africa», dans l'ouvrage publié sous la
direction de A. M. Ross: Industrial relations and économie development, op. cit., p. 187.
2
78
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79
Liberté syndicale et développement économique
de fer, les ports et docks, l'aviation), le secteur des plantations (par exemple
d'hévéas en Malaisie, de canne à sucre à Trinité-et-Tobago ou à la Jamaïque),
le secteur minier et pétrolier1.
La main-d'œuvre employée manque généralement de qualification professionnelle. Dans l'ancienne Afrique occidentale française, les travailleurs qualifiés n'en représentaient que 18 pour cent2. Or toutes les enquêtes de sociologie
industrielle s'accordent à reconnaître que les ouvriers qualifiés constituent le
terrain de choix du recrutement syndical et une véritable pépinière de militants,
alors que la masse des manœuvres interchangeables hésite, lorsqu'elle détient
un emploi, à s'engager dans l'action syndicale par crainte d'un renvoi possible
et du chômage qui s'ensuivrait. Enfin, les travailleurs industriels sont souvent
occupés dans des établissements minuscules, peu propices à l'organisation
syndicale. C'est ainsi qu'au Japon 42,1 pour cent des travailleurs sont employés
dans des établissements occupant moins de trente personnes 2.
A ces caractéristiques de nature économique viennent s'ajouter des facteurs
sociaux qui renforcent les difficultés de recrutement et d'organisation syndicale. C'est tout d'abord l'absence de motivations industrielles des travailleurs, qui ne recherchent un emploi que pour un laps de temps limité en vue,
par exemple, d'une constitution de dot, ou bien — l'effet d'imitation aidant —pour un achat ostentatoire, ou encore pour être en mesure de s'acquitter
d'obligations fiscales. Ce phénomène a été maintes fois signalé, même dans
des pays comme Singapour, où la syndicalisation est relativement élevée 3.
1
B . C. Roberts, op. cit., pp. 340-349; Kassalow: National labor movements in thepostwar
world, op. cit., p. 233. Toutes les enquêtes menées à l'instigation de l'OIT viennent confirmer
ces observations: J. A. Hallsworth: « La liberté syndicale et les relations professionnelles dans
les pays du Proche et du Moyen-Orient », Revue internationale du Travail, vol. LXX, n os 5-6,
nov.-déc. 1954; E. Daya: «La liberté
d'association et les relations professionnelles dans les
pays d'Asie », ibid., vol. LXXI, n os 4-5, avril-mai 1955; R. Vernengo: « La liberté d'association
et les relations professionnelles dans les pays d'Amérique latine », ibid., vol. LXXIII,
n08 5-6, mai-juin 1956.
a
Berg: « French West Africa», op. cit. On pourrait généraliser à bien des pays sousdéveloppés ce que R. Guillain écrivait en 1959 du Japon, qui a pourtant effectué son « décollage » et bénéficie d'une tradition industrielle déjà ancienne: « On compte actuellement 43 millions de travailleurs dans tout le pays. Là-dessus, nous trouvons d'abord une couche supérieure de 7 millions qui ont des salaires corrects et des avantages sociaux appréciables: ceux
qui travaillent dans les entreprises de plus de dix employés. En dessous, vivent 10 millions qui
reçoivent encore un salaire, mais pauvre, et travaillent dans des conditions inférieures:
ce sont les travailleurs des petites entreprises. Enfin, en dessous de celles-ci ou en marge, il y a
tout le reste, la masse principale, soit 26 millions de « sans salaire », dont 16 ou 17 millions
sont des paysans. Cela comporte une conséquence capitale: au Japon, la classe salariée
n'occupe pas une position centrale dans la vie économique et sociale. Cette position est
occupée par la multitude inorganisée des travailleurs familiaux, qui baignent encore dans des
traditions familiales fort peu évoluées et pas du tout occidentales. On comprend pourquoi la
clientèle syndicale atteint un peu moins de 7 millions : cela correspond en gros à la couche
supérieure dont j'ai parlé. Dans la zone suivante, les syndicats se heurtent à la difficulté
d'organiser et d'unifier l'immense éparpillement d'une industrie familiale. Chez les sans
salaire enfin, leurs possibilités sont pratiquement nulles. » (« Le Japon éclate sur lui-même »,
Le Monde (Paris), 10-17 nov. 1959.)
a
W. E. Chalmers: Crucial issues in industrial relations in Singapore (1967), p. 68.
80
Les implications politiques
L'analphabétisme des travailleurs, l'ignorance de leurs droits, le manque de
familiarité avec la vie industrielle sont à ranger parmi ses causes 1 . En définitive, « en dépit d'une rapide croissance syndicale, le principal obstacle à la
syndicalisation demeure l'apathie des travailleurs » 2 . Le paternalisme, quant
à lui, apparaît comme « une nécessaire et inévitable séquelle du développement
industriel moderne » 3 , soit qu'il s'avère indispensable pour maintenir une
main-d'œuvre industrielle stable, comme en Inde — où Tata a dû édifier de
toutes pièces Jamshedpur, ville de 250 000 habitants 4 —, ou encore comme
en Egypte, où il ne s'étend cependant pas « au-delà du portail de l'usine » 5,
soit qu'il réponde à de vieilles traditions historiques comme au Japon 6 ou,
plus simplement, à la volonté patronale de contrôler sinon d'influencer le
comportement syndical.
Un trait sur lequel on a attiré maintes fois l'attention est l'origine des
cadres syndicaux, très rarement ouvrière; les dirigeants proviennent en effet
ou bien d'un milieu extérieur à la profession représentée, ou d'un pays autre
que la nation sous-développée dans laquelle s'exerce cette action. Dans la
plupart des pays d'Asie (Inde, Indonésie, Malaisie, Pakistan, Sri Lanka), ces
leaders sont fréquemment des politiciens cherchant un appui populaire et
venus des professions libérales (enseignants, médecins, fonctionnaires) 7 .
Le même phénomène est constaté, peut-être cependant à un degré moindre,
en Afrique 8 et en Amérique latine 9 . Il présente à la fois pour les travailleurs
1
BIT: Sortie aspects of labour-management relations in Asia, série Relations professionnelles, n° 3 (Genève, 1958), p. 11; S. C. Sufrin: Unions in emerging societies: Frustration and
politics (Syracuse University Press, 1964), p. 59; Ross, op. cit., p. 359.
2
W. H. Knowles: « Industrial conflict and unions », dans l'ouvrage de W. E. Moore et
A. Feldman: Labor commitment and social change in developing areas (New York, Social
Science Research Council, 1960), p. 305.
3
W. Galenson: Labor and économie development, op. cit., p. 5.
4
C. A. Myers: « India », ibid., p. 29.
5
F. H. Harbison: « Egypt », ibid., p. 158.
6
R. Scalapino: « Japan », ibid.
7
B. Millen: The political rôle of labor in the developing countries (Washington, The Brookings Institution, 1963), pp. 27-32; C. A. Myers: Labor problems in the industrialization of India,
op. cit., pp. 76-80; E. M. Kassalow: National labor movements in thepostwar world, op. cit.,
pp. 236-237; N. F. Dufty: Industrial relations in India (Bombay, Allied Publishers, 1964),
pp. 82-85. Ces affirmations concordantes demandent toutefois à être nuancées par la prise en
considération du niveau d'observation. En effet, « on a maintes fois souligné que la direction
des syndicats se trouve souvent, dans les pays asiens, aux mains de personnes étrangères à
l'industrie considérée ou qui ne connaissent pas par expérience la condition du travailleur.
Il y a diverses raisons à cela, mais le fait n'est généralement vrai que dans les organisations de
niveau supérieur et dans les principales fédérations nationales; en effet, les responsables
des syndicats d'usine sont généralement employés dans l'entreprise où fonctionne leur organisation. » (BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs
et leur rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 7.)
8
B. C. Roberts: Labour in the tropical territories of the Commonwealth, op. cit., pp. 133134; B. Millen, op. cit., p. 28.
9
W. H. Knowles: «The British West Indies », op. cit.; H. Landsberger: «The labor
élite in Latin America », dans l'ouvrage publié sous la direction de S. M. Lipset: Elites in
Latin America (Londres, Oxford University Press, 1967).
81
Liberté syndicale et développement économique
un inconvénient et un avantage: un avantage dans la mesure où des compétences externes s'offrent à eux, alors que les superstructures légales ou
administratives mises en place par la puissance publique exigent des spécialistes compétents \ voire, plus simplement, que la langue utilisée par les autorités officielles ou les employeurs n'est accessible qu'à une minorité d'« intellectuels » 2 ; un inconvénient dans la mesure où les préoccupations des leaders
risquent alors d'être différentes de celles de la base qu'ils représentent. C'est
ce que soulignait, avec pertinence, le Directeur général du BIT:
Les mouvements syndicaux de nombreux pays d'Asie, ainsi que de quelques pays
d'Amérique latine et d'Afrique, n'auraient pas pu se développer comme ils l'ont fait
sans l'aide de dirigeants de l'« extérieur » : intellectuels, politiciens, juristes et autres
personnes, inspirées par des motifs divers, qui ne travaillent pas et n'ont jamais
travaillé dans le secteur économique couvert par le syndicat. Le concours de ces
personnes est en effet indispensable au mouvement syndical, surtout au moment de
sa fondation, lorsque, en raison de l'analphabétisme très répandu parmi la classe
ouvrière, les syndicats se trouvent dans l'impossibilité de trouver dans leurs propres
rangs des cadres capables d'assumer les fonctions de dirigeant syndical... Cet aspect
positif de l'intervention dans la vie syndicale d'éléments étrangers aux travailleurs
ne doit cependant pas faire oublier le fait que, dans certains cas, les dirigeants de
l'« extérieur », ayant pris la tête de syndicats à des fins politiques, portent la responsabilité de nombreuses rivalités intersyndicales néfastes, car ils sacrifient parfois les
intérêts des travailleurs à ceux du parti auquel ils appartiennent. On a également
dénoncé un type de dirigeant encore plus nuisible, celui qui, sans être un politicien,
ne sert que ses propres fins et tire avantage de l'ignorance des travailleurs3.
Les principaux inconvénients d'une situation dont le caractère n'est souvent
pas perçu par les travailleurs — qui ne lui attachent guère d'importance i —
sont le risque de voir émigrer ces dirigeants vers l'appareil gouvernemental 5 ,
le manque de contact entre dirigeants et base 6 , le cumul de responsabilités
1
Le système indien de relations professionnelles, qui accorde une importance croissante
aux conseils des salaires ou aux tribunaux du travail, implique, pour le mouvement ouvrier,
un large emploi de juristes : « Trade unions and politics in India », Indian Journal oflndustrial
Relations, janv. 1968. Il en est de même au Pakistan.
2
Si, en Inde, les leaders syndicaux doivent être familiarisés avec la pratique de l'anglais
(V. D. Kennedy: Unions, employers and government: Essays on Indian labour questions
(Bombay, Manaktalas, 1966), p. 85), et s'il en est de même en Afrique anglophone (B. C. Roberts, op. cit., p. 138), dans l'Afrique francophone, c'est la pratique du français, langue administrative, qui se révèle indispensable.
8
BIT: Les relations de travail: Problèmes actuels et perspectives d'avenir, CIT, 45 e session,
1961, rapport I (1), rapport du Directeur général, pp. 104-105.
4
« Trade unions and politics in India », op. cit., p. 320.
6
P. Kilby: «Industrial relations and wage détermination: Failure of the Anglo-Saxon
model », Journal of Developing Areas, juillet 1967, p. 510.
0
S. Fockstedt: Trade unions in developing countries, conférence prononcée à l'Institut
international d'études sociales, Genève, le 20 juin 1966, p. 6.
82
Les implications politiques
syndicales \ la recherche chez les dirigeants d'une carrière facile 2, des rivalités
syndicales 3, etc.
Les conséquences d'une telle situation sont trop évidentes pour qu'on s'y
attarde longuement. Si les conditions de viabilité du syndicalisme sont l'existence d'une classe ouvrière suffisamment nombreuse, mais aussi des revenus
suffisants, la stabilité de l'emploi, la capacité du syndicalisme de conserver un
pouvoir de négociation indépendant, force est de constater que ces conditions
ne sont généralement pas réalisées dans les pays en voie de développement et
qu'il en résulte, au minimum, trois séries de conséquences.
En premier lieu, les organisations syndicales seront souvent très faibles
avec, comme formes d'organisation prédominantes, le syndicat d'entreprise ou
le syndicat d'union générale; le syndicat de métier est peu fréquent en raison
de l'absence de travailleurs qualifiés, tout comme le syndicat d'industrie, qui
suppose des solidarités professionnelles encore assez rares.
Le syndicalisme se caractérise dans plusieurs pays asiens (par exemple à Ceylan
[Sri Lanka], en Indonésie, au Pakistan et aux Philippines) par une fragmentation en
un grand nombre de syndicats à faibles effectifs dont la plupart sont organisés au
niveau de l'usine ou de l'entreprise. La majorité de ces syndicats d'entreprise sont
probablement membres de fédérations au niveau industriel, régional ou national,
mais leurs liens avec ces fédérations sont en général fort lâches4.
Il en est de même en Afrique 5 et en Amérique latine, où le type d'organisation
dominant est le syndicat d'entreprise 6 .
En second lieu, la faiblesse des organisations syndicales tient non seulement
aux modes d'organisation, mais aussi aux caractéristiques des adhérents.
En Afrique ou en Asie, les effectifs d'adhérents sont très fluctuants ', ce qui
1
En Inde, un dirigeant était président de dix-sept syndicats et secrétaire de deux autres,
un autre avait des responsabilités dans vingt syndicats, un autre était président de trente syndicats: K. N. Subramanian: Labour-management relations in India (Bombay, Asia Publishing
House, 1965), p. 513.
2
On a pu observer que si, avant l'indépendance, la direction des organisations syndicales
pouvait représenter, dans de nombreux pays sous-développés, « un très large champ de
dévouement avec de faibles perspectives d'en retirer des récompenses ou des rétributions sous
forme de rémunération, appuis ou prestige», au contraire, après l'indépendance, «ont été
grands ouverts les portails de l'opportunisme et du favoritisme » (Subramanian, op. cit., p. 514).
8
Cette rivalité, qui est pour partie la conséquence de la politisation des organisations
syndicales, se rencontre particulièrement en Asie: en Inde, on compte quatre organisations,
au Pakistan, sept, à Sri Lanka, sept, en Indonésie, douze. En Afrique, on comptait cinq
organisations au Nigeria, mais ailleurs on observe une tendance, encouragée par les pouvoirs
publics, à la constitution d'une centrale unique.
4
BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur
rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 6.
5
M. F. Neufeld: Poor countries and authoritarian rule, Cornell International and Labor
Relations Report No. 6 (Ithaca, New York, 1965), pp. 142-143.
• Vernengo : « La liberté d'association et les relations professionnelles dans les pays
d'Amérique latine », op. cit.
'BIT: Report on the visit of a joint team of experts on labour-management relations to
Pakistan and Ceylon, série Relations professionnelles, n° 10 (Genève, 1961), p. 14; Les problèmes du travail en Afrique, op. cit., chap. VII.
83
Liberté syndicale et développement économique
résulte de l'absence de motivations industrielles évoquée plus haut, mais aussi
d'un ensemble de facteurs culturels et sociaux dont trois essentiels :
D'abord, une bonne partie de la main-d'œuvre n'est pas occupée à un emploi
salarié permanent: la migration constitue un facteur essentiel de l'offre de travail et la
demande a souvent un caractère saisonnier, surtout dans l'agriculture. En second lieu,
l'idée que l'adhésion à un syndicat constitue un attribut essentiel de l'emploi dans
le secteur moderne ne devient qu'après un laps de temps notable un principe social
reconnu. De nombreux syndicats n'existent pas depuis assez longtemps pour qu'un
lien étroit et constant se soit établi entre eux et les travailleurs. Une nouvelle génération, accoutumée à considérer le syndicalisme comme une nécessité vitale de la vie
sociale, pourra offrir un terrain plus favorable à sa consolidation. Enfin, les rivalités
entre syndicats, la corruption, l'opportunisme des cadres et les échecs enregistrés dans
la poursuite des objectifs promis ont également contribué, dans certains cas, à l'instabilité des adhésions *.
Il est vrai qu'il ne faudrait peut-être pas juger de l'appartenance syndicale
à travers nos critères occidentaux, la distinction entre adhérents (qui paient
leurs cotisations syndicales) et sympathisants (influencés par telle ou telle
organisation syndicale) étant très floue dans les pays en voie de développement,
où la loyauté envers l'organisation syndicale se borne souvent à voter pour les
délégués d'atelier et à soutenir les mouvements de grève; c'est ce qu'observent,
par exemple, B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe: « Beaucoup d'Africains se considèrent eux-mêmes comme membres d'un syndicat, même s'ils
n'ont acquitté aucune cotisation depuis longtemps 1. » Quoi qu'il en soit,
une conséquence de cet état de fait est la faiblesse des ressources financières des
organisations syndicales, phénomène qui a été signalé en de nombreux pays
d'Asie (Pakistan 2, Inde 3) ou d'Afrique (Tanzanie, Nigeria 4 ). Cette faiblesse
des ressources financières engendre une sorte de cercle vicieux :
La plupart des syndicats sont si pauvres qu'ils ne peuvent entretenir de permanents
et une équipe de direction, ce qui, par voie de conséquence, rend d'autant plus difficile
la collecte des cotisations. Les efforts pour constituer une équipe de dirigeants qualifiés
ou pour mettre au point des programmes de formation d'organisations efficientes
s'en trouvent par là même gênés5.
Elle est aussi une incitation puissante à trouver d'autres sources de financement,
même si celles-ci risquent de porter atteinte à l'indépendance syndicale:
La règle générale est la dépendance financière à l'égard de sources extérieures:
gouvernement, partis politiques, philanthropes, hommes d'affaires, politiciens et
mouvements ouvriers étrangers ou internationaux6.
1
B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe: Les négociations collectives dans les pays
d'Afrique, Cahiers de l'Institut international d'études sociales, n° 3 (Paris, Librairie sociale
et économique, 1967), p. 261.
2
Sufrin, op. cit., p. 59.
8
Kennedy, op. cit., p. 95.
4
T. Yesufu: An introduction to industrial relations in Nigeria (Londres, Oxford University
Press, 1962), p. 66.
6
Millen, op. cit., p. 23.
6
Ibid., p. 24.
84
Les implications politiques
En troisième lieu, la politisation des organisations syndicales est souvent
considérée comme un phénomène général dans les pays en voie de développement. Ce terme est susceptible de plusieurs significationsx : orientation des
dirigeants syndicaux vers les discussions et l'action politiques, motivations
idéologiques de ces dirigeants, recours à l'action de masse pour soutenir des
revendications non économiques, amélioration du niveau de vie des adhérents
subordonnée à la conquête du pouvoir politique, emploi de la propagande
plutôt que de la négociation collective par des dirigeants extérieurs au milieu
qu'ils représentent. Ce syndicalisme politique, qui caractérise les organisations
asiennes ou africaines, est un produit du milieu dans lequel il opère 2. En effet,
durant la période de conquête de l'indépendance nationale, le syndicalisme est
apparu comme faisant partie du mouvement nationaliste et entretenant de ce
fait des rapports étroits avec les partis politiques concernés. Après l'indépendance, toute une série de facteurs.contribuent à maintenir cette situation: la
nécessité de mettre en place de nouvelles structures politiques (le syndicalisme
offrant alors un contrepoids aux forces religieuses, de castes, tribales ou linguistiques), la réorientation des objectifs vers des réformes sociales, la création
d'idéologies et de thèmes mobilisateurs des masses 3. Cette politisation du
mouvement syndical accentue les éléments de faiblesse signalés ci-dessus en y
ajoutant des rivalités intersyndicales liées à des engagements politiques.
2. Conséquences pour la liberté syndicale
Par la prise en charge de la protestation ouvrière, les syndicats sont donc
capables de porter atteinte à l'offre globale. Il est vrai que, dans les pays en
voie de développement, ainsi que nous venons de le voir, de très nombreux
obstacles s'y opposent. Il n'en reste pas moins que, soucieux du développement
économique de la nation dont ils ont la charge, certains gouvernements seront
tentés de limiter l'exercice de la liberté syndicale. Ils peuvent pour cela utiliser
différents moyens.
1
Millen, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 53. Selon W. Galenson, « si forte est la présomption qu'un syndicalisme fortement politisé, avec une idéologie révolutionnaire, est la règle prévalant dans les pays en voie
de développement que, là où ces caractéristiques font défaut, on peut en tirer la conclusion
que le syndicalisme est, en fait, subordonné à l'employeur ou à l'Etat et que nous sommes
alors en présence d'un syndicalisme maison ou d'un front de travail » (Labor and économie
development, op. cit., p. 8).
3
En ce qui concerne les syndicats, il semble qu'antérieurement à leurs fonctions politiques
dans un Etat indépendant, leur rôle soit important en tant que créateurs de mythes. Les
syndicats interviennent en créant un mythe populaire concernant la liberté des membres
de la société « idéale » qui doit suivre l'indépendance. Une fois l'indépendance assurée,
toutefois, les fonctions des syndicats deviennent idéologiques en ce sens que leurs activités
immédiates ne sont pas orientées vers les mythes et les valeurs ultimes, mais plutôt vers
des opérations immédiates au jour le jour (Sufrin, op. cit., p. 46).
2
85
Liberté syndicale et développement économique
a) Atteintes au droit de grève
La limitation du droit de grève est le moyen le plus radical qui s'offre aux
gouvernements soucieux de porter à son maximum le volume du produit
national. La réglementation, en ce domaine, peut être plus ou moins contraignante, allant de l'interdiction totale à l'interdiction dans certains secteurs
seulement ou, sans que la grève soit interdite, à la mise en place de procédures
de caractère dilatoire.
L'interdiction totale du droit de grève peut être absolue ou simplement
limitée à une période déterminée. Jusqu'à une date récente, la législation
espagnole relevait du premier cas 1. Une interdiction générale qui risque de
constituer une limitation importante aux possibilités d'action des organisations syndicales est considérée comme incompatible avec les principes généralement admis en matière de liberté syndicale2. Ressortit au second cas
l'interdiction de tout mouvement de grève — interdiction qui a pu être décidée
par nombre de gouvernements — en cas de circonstances exceptionnelles:
guerre, changement de gouvernement à la suite d'un coup d'Etat, état d'urgence,
situation de crise nationale, etc. Cette interdiction générale, qui s'accompagne
souvent de mesures de réquisition 3, constitue une grave atteinte et une restriction importante à l'un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et
leurs organisations pour promouvoir et défendre leurs intérêts professionnels ;
aussi doit-elle être essentiellement temporaire pour demeurer en accord avec
les normes internationales. Il est d'ailleurs à noter que ces mesures s'inscrivent
souvent dans un contexte global qui place les organisations syndicales dans
une position très délicate.
Cette lutte entre centres de décision aux intérêts antinomiques trouve un
écho au niveau international dans les nombreuses plaintes examinées par le
Comité de la liberté syndicale et provenant d'organisations professionnelles
dont les conditions de fonctionnement, l'existence même, se trouvent remises
en question du jour au lendemain à la suite de coups d'Etat politiques. L'histoire de l'Amérique latine en offre de nombreux exemples: pour n'en prendre
qu'un, au lendemain de la prise du pouvoir par la junte militaire, le 24 novembre
1948, le gouvernement vénézuélien suspend les garanties constitutionnelles,
ferme les locaux syndicaux, met l'embargo sur les fonds syndicaux, emprisonne
ou expulse les principaux chefs syndicaux et enfin dissout par voie adminis-
1
BIT: Travail et syndicats en Espagne (Genève, 1969), p. 222.
Dix-septième rapport du Comité de la liberté syndicale, cas n° 73, paragr. 72; 25e rapport,
cas n° 136, paragr. 177.
3
Trentième rapport, cas n° 172; 36e rapport, cas n° 192; 41 e rapport, cas n° 199; 46e rapport, cas n° 208; 56e rapport, cas n° 233; 71 e rapport, cas n° 273; 75e rapport, cas n° 353;
86e rapport, cas n° 438; 93 e rapport, cas n os 470 et 481 ; 110e rapport, cas n° 561.
2
86
Les implications politiques
trative la confédération ouvrière et la plupart des fédérations et unions syndicales qui y étaient affiliées 1.
Plus fréquents que les cas d'interdiction générale sont ceux où l'interdiction de la grève ne concerne que certains secteurs. Deux cas de portée différente
peuvent être envisagés.
Le premier est celui de la fonction publique 2 . La situation en ce domaine est
extrêmement variable d'un pays à l'autre, de trois points de vue au moins.
Tout d'abord, en ce qui concerne la doctrine dominante, les arguments opposés
au droit de grève s'appuient sur des éléments de nature différente: juridiques
(incompatibilité de la grève avec l'exercice du pouvoir souverain de l'Etat,
statut de la fonction publique exigeant une allégeance au gouvernement),
économiques (absence de but lucratif des activités étatiques à caractère de
monopole, caractère essentiel des services publics), voire sociologiques (préjudice porté au public), tandis que l'argumentation favorable, tout en contestant chacun de ces éléments, insiste surtout sur l'exigence d'équité (égalité
juridique de traitement des travailleurs, égalité économique tant du point de
vue des conditions d'existence que du point de vue de la nature des tâches ;
certains services privés sont en effet tout aussi essentiels à l'activité économique nationale que certains services publics tandis qu'inversement certains
services publics sont beaucoup moins essentiels que certains services privés).
Ce deuxième courant doctrinal gagne, semble-t-il, de plus en plus de terrain.
Ensuite, en ce qui concerne l'attitude des organisations professionnelles à
l'égard de la grève dans la fonction publique, un changement profond semble
s'être produit au cours des dernières années. Tandis que jusqu'à une époque
récente la plupart des syndicats répugnaient à demander le droit de grève,
voire incluaient dans leurs statuts un engagement de non-recours à la grève,
les enquêtes récentes 3 montrent l'apparition de tendances nouvelles qui se sont,
par exemple, manifestées sur le plan international lors de la Conférence des
syndicats de fonctionnaires asiens, qui s'est tenue à Tokyo, en octobre 1969,
par l'adoption d'une résolution invitant les gouvernements à octroyer tous les
droits syndicaux à l'ensemble des fonctionnaires, y compris le droit de grève.
La pratique semble d'ailleurs devancer sur ce point l'évolution des idées, car
le nombre des grèves de fonctionnaires au cours des dix dernières années est
1
Premier rapport du Comité de la liberté syndicale, paragr. 119-129; 6e rapport,
paragr. 945-953; BIT: Liberté syndicale et conditions de travail au Venezuela, Etudes et documents, nouvelle série, n° 21 (Genève, 1950).
2
BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination
des conditions d'emploi dans la fonction publique, op. cit.
3
A. M. Ross: « Public employée unions and the right to strike », Monthly Labor Review,
mars 1969; R. Blanpain: Public employée unionism in Belgium (University of Michigan,
Institute of Labor and Industrial Relations, 1971).
87
Liberté syndicale et développement économique
en nette progression dans tous les pays industrialisés (Canada, Etats-Unis1,
France) ou sous-développés (Dahomey, Sri Lanka). Enfin, en ce qui concerne
le cadre juridique dans lequel se situe la grève des fonctionnaires, quatre possibilités principales se rencontrent à cet égard :
— reconnaissance expresse du droit de grève aux fonctionnaires (Côte-d'Ivoire,
Dahomey, Guinée, Haute-Volta, Madagascar, Mexique, Niger, Sénégal,
Togo);
— absence de distinction, quant à la grève, entre le secteur public et les autres
secteurs de l'économie (République-Unie du Cameroun, Ghana, Malaisie,
Maurice, Mauritanie, Nigeria, Sierra Leone, Singapour, Sri Lanka) ;
— silence de la législation, soit impliquant la reconnaissance tacite de la possibilité de recours à la grève (Congo, Israël, Tchad), soit, au contraire,
équivalant à une interdiction tacite (Algérie, Gabon, Iran, Pakistan);
— interdiction de la grève dans la fonction publique (Bolivie, Brésil, Colombie,
Costa Rica, Grèce, Guatemala, Honduras, Koweït, Liban, Pérou, Philippines, République arabe syrienne, Thaïlande, Venezuela). Là encore, l'évolution traduit un renversement des attitudes concordant avec celui qu'on
peut observer au niveau des doctrines ou des pratiques syndicales. L'exemple du Japon peut le montrer : dans ce pays, les syndicats de fonctionnaires
ont intensifié leurs efforts pour obtenir le droit de grève surtout depuis la
ratification en 1965, par la Diète japonaise, de la convention n° 87; cette
question, ainsi que d'autres concernant les relations de travail dans le
secteur public, est actuellement soumise à la Diète 2.
Il semblerait donc, au vu de cette triple évolution, que si les dispositions
de l'article 9 de la convention n° 87 (qui prévoient que la mesure dans laquelle
les garanties prévues par cette convention s'appliqueront aux forces armées ou
1
Dans ce pays, entre 1958 et 1968, le nombre des grèves des agents de la fonction publique
est passé de 15 à 254 par an; le nombre des participants de 1 700 à 202 000; le nombre des
journées perdues de 7 500 à 2 500 000 (« Work stoppages of government employées »,
Monthly Labor Review, déc. 1969, p. 29).
2
Une distinction entre services essentiels et non essentiels a été établie par la Cour
suprême en 1966, le nouveau critère étant que les faits de grève ne risquant pas de faire courir
au public un danger grave ne devraient pas faire l'objet de poursuites pénales. Mais ce critère,
adopté par plusieurs tribunaux locaux, a été remis en question par une nouvelle décision de
la Cour suprême du 25 avril 1973, revenant à l'ancien principe selon lequel le fonctionnaire,
serviteur de la société tout entière et bénéficiant de rémunérations raisonnables et satisfaisantes, ne devrait pas avoir le droit de faire grève, ni d'inciter à des faits de grève (K. Koshiro:
Fixation des traitements dans la fonction publique gouvernementale au Japon: Evolution et
perspectives, Association internationale des telations professionnelles, troisième Congrès
mondial, Londres, 1973, doc. 3C-73/Sect. V/R/l).
88
Les implications politiques
à la police sera déterminée par la législation nationale) conservent toute leur
valeur, la distinction établie entre droit syndical et droit de grève x a, en
revanche, perdu aujourd'hui une partie de sa pertinence en ce qui concerne la
fonction publique proprement dite.
Reste le second cas, celui des travailleurs des services considérés comme
essentiels, travailleurs qui, selon les pays 2, sont regardés ou non comme des
fonctionnaires. Le danger est celui d'une extension abusive de la notion de
« service essentiel ». Il semble certes difficile d'en définir les limites a priori,
mais, inversement, il est également difficile de laisser le soin de le faire discrétionnairement, coup par coup, à chaque gouvernement. Faute de pouvoir
vraisemblablement en délimiter le champ, les positions adoptées jusqu'ici par
le Comité de la liberté syndicale semblent, sinon les meilleures, du moins les
plus prudentes qui soient. En ce qui concerne spécialement la mobilisation de
travailleurs en cas de grève, tout en reconnaissant que l'arrêt du fonctionnement de services ou entreprises tels que les sociétés de transport, de chemins
de fer, de télécommunications ou d'électricité pourrait être de nature à perturber la vie normale de la communauté, le comité considère, en effet, qu'il
est difficile d'admettre que l'arrêt de tels services ou entreprises soit par définition propre à engendrer un état de crise aiguë et qu'en conséquence, lesdites
mesures prises lors de conflits dans de tels services peuvent être de nature à
restreindre le droit de grève des travailleurs en tant que moyen de défense de
leurs intérêts professionnels et économiques 3. D'autre part, cependant, le
gouvernement peut être appelé à assumer la responsabilité d'en garantir le
fonctionnement et de faire appel pour cela soit aux forces armées pour remplir
les fonctions qui ont été abandonnées à l'occasion du conflit du travail 4,
1
Au cours des travaux préparatoires à la convention et après que quelques gouvernements
eurent exprimé certaines réserves au sujet de la reconnaissance des droits syndicaux aux
fonctionnaires, les remarques suivantes avaient été faites: « Il a semblé qu'il serait inéquitable
d'établir, du point de vue de la liberté syndicale, une distinction entre salariés de l'industrie
privée et agents des services publics, puisque les uns et les autres doivent être en mesure
d'assurer par l'organisation la défense de leurs intérêts, même si ces intérêts ne sont pas toujours de même nature. Toutefois, la reconnaissance du droit syndical des agents publics ne
préjuge en rien la question du droit de grève des fonctionnaires, question qui est eentièrement
hors de cause ici. » (BIT: Liberté d'association et relations industrielles, CIT, 30 session, 1947,
rapport VII, p. 112.)
2
Dans les pays de tradition germanique, on distingue les fonctionnaires (Beamte)
régis par statut et les travailleurs manuels couverts par les conventions collectives. Il est vrai
que la distinction, autrefois tranchée, s'estompe aujourd'hui graduellement (T. Ramm:
Les relations professionnelles dans le secteur public en République fédérale d'Allemagne,
Association internationale des relations professionnelles, troisième Congrès mondial, Londres,
1973, doc. 3C-73/Sect. V/R/6).
3
Voir 93 e rapport du comité, cas n08 470 et 481, paragr. 274 et 275.
4
Treizième rapport, cas n° 82, paragr. 112; 30e rapport, cas n° 177, paragr. 83; 71 e rapport, cas n° 273, paragr. 73.
89
Liberté syndicale et développement économique
soit aux travailleurs réquisitionnés, à condition qu'il s'agisse d'une mesure de
caractère essentiellement temporaire et une fois épuisés tous les moyens de
solution du conflit prévus par la loi 1 .
D'une manière plus générale, le Comité de la liberté syndicale a souligné
l'importance qu'il attache à ce que, lorsque les grèves sont interdites dans les
services essentiels (notion qui à cet effet ne devrait pas avoir une extension
abusive) ou dans la fonction publique, des garanties appropriées soient accordées pour sauvegarder les intérêts des travailleurs ainsi privés d'un moyen
essentiel de défense professionnelle. Il a aussi indiqué que les restrictions
devraient s'accompagner de procédures de conciliation et d'arbitrage appropriées, impartiales et rapides, aux diverses étapes desquelles les intéressés
devraient pouvoir participer, et que les décisions arbitrales devraient être dans
tous les cas obligatoires pour les deux parties. De tels jugements, une fois
rendus, devraient être exécutés, ainsi que l'a relevé le comité, rapidement et
de façon complète 2.
La mise en place de procédures dilatoires peut contribuer à freiner le déclenchement des grèves. Plusieurs législations comprennent des dispositions relatives au préavis de grève 3 ou bien décident que la grève peut être interdite
pendant un laps de temps déterminé, notamment lorsque la procédure de
règlement du différend est en cours; d'autres formulent des exigences concernant le vote d'une grève ou son approbation préalable par les syndicats intéressés * ou bien contiennent des dispositions sur la conduite de la grève 5.
De même, pour éviter les grèves, de nombreux pays en voie de développement
1
Deuxième rapport, cas n° 33, paragr. 113.
Cent dixième rapport, cas n° 519, paragr. 79, et cas n° 561, paragr. 224; 112e rapport,
cas n° 385, paragr. 75; 118e rapport, cas nos 589 et 594, paragr. 60, et cas n° 573, paragr. 194;
120e rapport, cas n° 604, paragr. 150.
3
En Malaisie, par exemple, la réglementation précise que nul ne pourra faire grève en
violation des dispositions d'un contrat: a) sans adresser à son employeur un préavis de grève
au moins six semaines avant la grève; ou b) moins de quatorze jours après la communication
de ce préavis; ou c) avant la date fixée pour la grève dans le préavis (BIT: Liberté syndicale
et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans
la fonction publique, op. cit., p. 93).
4
Au Mexique, pour être légale, une grève doit être décidée à la majorité des deux tiers
des fonctionnaires employés par le service intéressé et les syndicats doivent présenter au
tribunal l'exposé de leurs revendications ainsi que le procès-verbal de la réunion au cours de
laquelle la grève a été décidée (ibid., p. 94).
6
En Malaisie et à Madagascar, toute attitude entraînant des violences, une intimidation
ou des brutalités visant à contraindre d'autres personnes à exécuter un acte quelconque peut
conférer un caractère illégal à une grève et donner lieu à des poursuites pénales (ibid., p. 94).
2
90
Les implications politiques
d'Asie 1 ou d'Afrique 2 ont adopté l'arbitrage obligatoire. Sans doute l'arbitrage
n'est-il pas, en principe, inconciliable avec le principe de la liberté de négociation
collective 3. Reste à savoir si cette procédure, comme les précédentes, est aussi
efficace que certains peuvent l'espérer eu égard à l'objectif recherché, c'està-dire faire en sorte que l'action syndicale ne réduise pas l'offre globale.
b) Efficacité des mesures de réglementation
L'intervention contraignante des autorités publiques n'a peut-être pas une
efficacité considérable, ainsi que plusieurs arguments permettent de le montrer.
Si l'on considère tout d'abord la mesure la plus radicale qui soit, à savoir
l'interdiction pure et simple de toute grève, on observe aisément que la législation espagnole dont nous avons fait état n'a pas empêché, dans ce pays, les
grèves de se produire. Avant 1967, le nombre des travailleurs mêlés à un conflit
n'était pas publié. Mais cette année-là, 192 135 travailleurs avaient participé
à des arrêts totaux de travail, 148 379 à des arrêts partiels. Ce qui est plus
intéressant encore à observer est que, la grève n'étant qu'une des multiples
manifestations du mécontentement ouvrier, on observe au fil du temps une
1
La législation de plusieurs pays dispose que les autorités peuvent de leur propre chef
soumettre n'importe quel différend à un tribunal d'arbitrage si les parties ne parviennent pas
à un accord pendant la négociation et la conciliation. C'est le cas, notamment, en Inde, en
Malaisie, à Singapour et à Sri Lanka. Au Pakistan, les pouvoirs publics peuvent soumettre
un différend à l'arbitrage obligatoire si la grève dure plus de trente jours. La législation de
certains pays prévoit également un arbitrage obligatoire et une interdiction de recourir à la
grève dans certaines circonstances spéciales. C'est le cas en Indonésie lorsqu'un conflit peut
menacer gravement les intérêts de la nation ou ceux de l'Etat; aux Philippines, si le différend
entrave le fonctionnement d'une branche d'activité que le Président de la République considère
comme indispensable au pays (BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs
et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique, op. cit., pp. 35-36).
2
Le Ghana et le Tanganyika, en 1958, ont généralisé le système précédemment applicable
aux seuls services essentiels: grèves et lock-out n'y sont plus permis que si, après notification
du différend à l'autorité compétente, un certain délai s'est écoulé sans que celle-ci ait pris
les initiatives requises en vue d'un arbitrage. En Ethiopie et au Soudan, où sont par ailleurs
illégales les grèves qui n'ont aucun lien avec des conflits relatifs aux conditions d'emploi,
tous les différends peuvent être portés devant un tribunal ou un conseil d'arbitrage sans le
consentement des parties par le ministre compétent. Si le caractère facultatif de l'arbitrage
a été maintenu en Guinée, au Niger, en République centrafricaine et à Madagascar,
à l'inverse la Côte-d'Ivoire, le Gabon, la Haute-Volta, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal
se sont ralliés à des formules permettant de faire trancher les différends par des arbitres
lorsque les pouvoirs publics estiment que grèves ou lock-out seraient préjudiciables à l'ordre
public ou contraires à l'intérêt général (Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., pp. 294,
295 et 304).
3
Lors d'une conférence sur les relations professionnelles dans les pays d'Asie qui s'est
tenue à Tokyo en 1967, le chef du département des relations professionnelles du BIT, J. de
Givry, signalait qu'on avait eu trop tendance dans le passé à distinguer systématiquement
la négociation collective basée sur la libre discussion entre parties, avec recours possible à
l'arme de la grève, et le système de l'arbitrage obligatoire, en vertu duquel un arbitre ou une
91
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 13.
Espagne: Evolution des formes de manifestation du mécontentement
ouvrier, 1963-1968
Année
Genre d'action
Nombre total
Pourcentage
1963
Tensions
Arrêts totaux du travail
Baisses de rendement
Réclamations auprès du syndicat
354
241
141
111
32,0
21,9
12,8
10,0
1964
Arrêts totaux du travail
Baisses de rendement
Dialogues
Tensions
126
73
61
57
23,8
13,8
11,5
10,8
1965
Arrêts partiels du travail
Arrêts totaux du travail
Baisses de rendement
Tensions
82
68
46
20
34,1
28,3
19,0
8,3
1966
Arrêts totaux du travail
Baisses de rendement
Arrêts partiels du travail
Tensions
69
39
39
18
36,1
20,4
20,4
9,4
1967
Arrêts partiels du travail
Arrêts totaux du travail
Tensions
Baisses de rendement
273
240
19
16
48,2
42,4
3,3
2,8
1968
Arrêts du travail
Baisses de rendement
222
14
—
—
Source: BIT: Travail et syndicats en Espagne, op. cit., p. 226.
forte augmentation des formes de mécontentement révélant un caractère
extrême (arrêts totaux ou partiels), ainsi que le montre le tableau 13.
Si l'on considère ensuite les mesures plus atténuées auxquelles correspond
l'interdiction de la grève à certaines catégories de travailleurs, on observe que
cour d'arbitrage rend les décisions, et à considérer ces deux méthodes comme incompatibles.
Il semble que, dans plusieurs pays en voie de développement, il y a eu une volonté de promouvoir la négociation collective, tandis que, parallèlement, sont mises en place, au moins
en dernier ressort, des procédures d'arbitrage juridiques et impartiales destinées à éviter des
conflits qui peuvent freiner le développement économique. De même, B. C. Roberts et L.
Greyfié de Bellecombe estiment qu'« on peut dire qu'en dépit de la tendance très générale à
accroître le rôle de l'Etat et à limiter le droit de grève, il reste encore dans les pays d'Afrique
une assez large place pour la libre discussion et la négociation autonome des accords » (op.
cit., p. 229).
92
Les implications politiques
les réglementations extensives sont sans doute les plus mal respectées. C'est
ainsi non seulement qu'une conception trop large de la catégorie des « fonctionnaires publics » paraît contradictoire avec les dispositions de la convention n° 98 \ que la liste des services dits « essentiels » perd toute crédibilité
à vouloir être trop longue 2 et risque de placer le pays dans une position
difficile sur le plan international 3, mais qu'en définitive les arrêts de travail de
fonctionnaires sont fréquents dans les pays qui interdisent la grève et relativement rares dans ceux qui accordent officiellement le droit de grève 4. Il
conviendrait donc de limiter strictement le recours à ces formules et d'en
1
En 1973, la Commission d'experts du BIT pour l'application des conventions et recommandations indiquait: «En ce qui concerne les fonctionnaires, auxquels s'applique sans
distinction la convention n° 87, l'art. 6 de la convention n° 98 établit que la convention ne
traite pas de la situation des fonctionnaires publics et ne pourra, en aucune manière, être
interprétée comme portant préjudice à leurs droits ou à leur statut. La commission d'experts
a estimé que, si l'on peut admettre que le concept de fonctionnaire public peut varier dans
une certaine mesure selon les différents systèmes juridiques, l'exclusion du champ d'application de la convention des personnes employées par l'Etat ou dans le secteur public, mais
n'agissant pas en tant qu'organes de la fonction publique — même lorsqu'on leur a conféré
un statut identique à celui des fonctionnaires publics dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat—,est contraire au sens de la convention; la commission jugeait aussi
que ce sens apparaît de façon plus claire encore dans le texte anglais de l'art. 6 de la convention, lequel autorise seulement l'exclusion des fonctionnaires « engaged in the administration
of the State » (c'est-à-dire commis à l'administration de l'Etat). La commission ne pouvait,
en effet, envisager que des catégories importantes de travailleurs qui sont employés par
l'Etat puissent être exclues du bénéfice de la convention du seul fait qu'elles sont formellement
assimilées aux fonctionnaires publics dont les activités sont propres à l'administration de
l'Etat. S'il en était ainsi, la convention pourrait être privée d'une partie importante de sa
portée. Il conviendrait donc essentiellement, semblait-il à la commission, d'établir une distinction entre les fonctionnaires publics employés à des titres divers dans les ministères ou
autres organismes gouvernementaux comparables — autrement dit les fonctionnaires publics
dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat et les fonctionnaires d'un grade
inférieur agissant en tant qu'auxiliaires des précédents —, d'une part, et les autres personnes
employées par le gouvernement, par les entreprises publiques ou par des institutions publiques
autonomes, d'autre part. » (BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 61.)
2
En Indonésie, par exemple, l'interdiction de recourir à la grève s'applique aux plantations, à l'industrie pétrolière, aux compagnies d'aviation. De même, lorsqu'il a eu à examiner
une plainte relative à l'Inde, le Comité de la liberté syndicale a constaté que la législation
établissait une liste des services gouvernementaux où figuraient des activités telles que les
travaux dans les ports, les travaux de réparation des aéronefs, ainsi que tous les services
des
transports os
et que le gouvernement avait, par ailleurs, la faculté d'élargir cette liste (118e rapport, cas n 589 et 594, paragr. 91). Au Pakistan, les syndicats
protestaient contre le fait que,
bien que les autorités eussent ratifié les conventions n os 87 et 98, l'ordonnance de 1959 sur
les conflits industriels définissait de manière si extensive les services publics essentiels qu'elle
en venait à priver finalement les syndicats du droit de grève (M. A. Raza: « Emerging trends
in public labor policies and unions-Government relations in Asia and Africa », California
Management Review (Berkeley), n° 9 (3), printemps 1967, p. 32).
3
Les protestations du Congrès des syndicats britanniques et de la CISL contre la politique
du Tanganyika et du Kenya visant à l'élargissement de la notion de service essentiel ont
abouti à un renversement de cette tendance (Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit.,
p. 290, note 11).
•BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination
des conditions d'empioi dans la fonction publique, op. cit., p. 86.
93
Liberté syndicale et développement économique
borner l'application à certaines catégories bien délimitées \ voire à certains
postes bien précis 2.
En ce qui concerne les mesures dilatoires, on peut supposer qu'elles ont
moins pour but d'empêcher la grève que d'en discipliner les manifestations,
mais si l'on considère leur efficacité économique, l'appréciation qu'on peut
porter sur elles doit être nuancée. D'une part, il est certain que toutes ne sont
pas aussi défavorables aux travailleurs qu'elles pourraient le paraître à première
vue. En Afrique, par exemple :
Tous les syndicats n'ont pas manifesté à l'égard des restrictions apportées au
droit de grève l'hostilité à laquelle on aurait pu s'attendre, et cela, en partie, du fait
que les sentences n'ont pas toutes été favorables aux employeurs et que les arbitres
ont parfois fixé les salaires à des niveaux que les travailleurs auraient pu difficilement
obtenir, étant donné le rapport des forces en présence, par le biais de négociations
libres et même par le recours à la grève; qui plus est, maint syndicaliste s'est vu sans
déplaisir déchargé de la responsabilité de déclencher un mouvement de grève risquant
de se terminer en désastre3.
De même, en Inde, là où les syndicats sont faibles, ils se persuadent aisément
qu'ils ont plus de chances d'obtenir quelque résultat devant un tribunal plutôt
que par l'intermédiaire de la négociation collective 4. D'une manière générale,
là où les syndicats ont peu de pouvoir, ils se montrent favorables à l'arbitrage,
et le pouvoir politique prend ainsi le relais du pouvoir économique insuffisant5.
Il est même possible que, dans certains cas, au Pakistan par exemple, l'arbitrage
obligatoire représente une seconde ligne de défense quand l'arme de la grève
se révèle insuffisante6. Mais, d'autre part, l'arbitrage obligatoire peut exercer
une action négative sur la promotion d'un système de relations industrielles,
du fait qu'il accentue les tensions et les animosités et renforce, par des délais
légaux et les charges financières qu'il implique, le climat d'antagonisme
social 7 . Non seulement la solution de remplacement que représente l'arbitrage
1
A Maurice, au Mexique, au Nigeria, au Tchad, la loi interdit la grève aux forces armées
et à la police; à Madagascar, en Malaisie, en Ouganda, les pompiers n'ont pas le droit de
grève; au Mexique, le droit de giève est interdit à certaines catégories de membres de l'administration pénitentiaire et des services de sécurité ainsi qu'aux magistrats et au personnel
chargé des communications au ministère de l'Intérieur (BIT: Liberté syndicale et procédures
de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans la fonction publique,
op. cit., pp. 92-93).
2
Au Mexique, la loi du 28 décembre 1963 refuse le droit de grève à un certain nombre
de fonctionnaires responsables (« travailleurs de confiance »), tandis qu'à Madagascar, ce
droit est refusé à tous les fonctionnaires investis d'une autorité ou de pouvoirs discrétionnaires (ibid., p. 90).
3
Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., p. 296.
4
Kennedy, op. cit., pp. 110-111.
6
Millen, op. cit., pp. 75-76.
6
M. A. Raza : « Aspects of public labour policy in Pakistan », British Journal oflndustrial
Relations, juillet 1967, pp. 206-207.
' S. D. Punekar: «Aspects of State intervention in industrial relations in India: An
évaluation », dans l'ouvrage publié sous la direction de Ross, op. cit., p. 37.
94
Les implications politiques
par rapport à la négociation fait obstacle au développement des relations
professionnelles 1 , mais encore elle risque d'entraîner l'apparition de dérivatifs
au mécontentement ouvrier, dérivatifs en définitive plus coûteux que la grève 2 ,
et de cristalliser les oppositions à l'égard du gouvernement 3 .
En définitive, s'il est aisé de comprendre les motifs qui animent les gouvernements lorsque, dans un souci de développement économique, ils tentent de
limiter l'impact que peut avoir l'action syndicale sur l'offre globale 4, force
est pourtant de s'interroger sur la pertinence des différentes approches du
problème du travail et du syndicalisme dans les pays en voie de développement
et, plus particulièrement, de celle qui sous-tend implicitement les analyses et
la mise en place des procédures régulatrices que nous venons d'évoquer. Trois
hypothèses différentes ont, en effet, été suggérées: selon la première (celle de
Kerr, Dunlop, Harbison et Myers), le travail ne peut être considéré que comme
un des éléments d'un système d'industrialisation plus vaste dans lequel la
nature des élites dirigeantes joue un rôle essentiel ; la deuxième (Millen, Sufrin)
envisage essentiellement le syndicalisme dans ses rapports avec les partis politiques, généralement sous forme de participation aux mouvements nationalistes
avant l'indépendance, et sous forme de conflits avec les dirigeants nationalistes
1
Kennedy, op. cit., p. 110.
L'expérience de l'entreprise Tata, en Inde, semble à cet égard significative: « On pense
très généralement, étant donné l'état actuel des relations professionnelles, que la libre négociation collective serait nécessairement caractérisée par des grèves importantes et des conflits
avant que ne parvienne à s'établir un système de relations évolué. Certains ayant affirmé
qu'une économie sous-développée ne peut pas payer le prix d'un tel climat industriel, on en a
rapidement déduit que l'arbitrage obligatoire était préférable. Il nous faut cependant considérer le revers de la médaille. L'histoire de Tata, en révélant chez les travailleurs la volonté
et la capacité de faire grève, même à rencontre de l'opposition ferme de l'autorité formelle
de la loi et du gouvernement, a démontré une fois de plus qu'il peut y avoir des conflits
industriels plus importants dans un système d'arbitrage obligatoire, même si les journées
perdues pour fait de grève ne sont pas une mesure complète des « pertes » découlant des
grèves chez Tata. Nous devrions connaître quelles « pertes » pour l'économie résultent de
la déception et du mécontentement des travailleurs. Nous devrions considérer la valeur de
catharsis de la protestation.» (S. Kannappan: «The Tata steel strike: Some dilemmas of
industrial relations in a developing economy », Journal ofPoliticalEconomy, oct. 1959, p. 505.)
3
L'intervention de l'Etat dans Je conflit du travail peut faire rejaillir sur lui toutes les
hostilités qui caractérisent la vie industrielle. De plus, dans le contexte d'un mouvement
ouvrier divisé, l'arbitrage obligatoire peut accentuer le sentiment que le gouvernement
favorise un groupe au détriment d'un autre (ibid., pp. 505-506).
4
« Les gouvernements des pays en voie de développement, où d'importants conflits collectifs, tels que des grèves, peuvent constituer des dangers particulièrement graves pour l'économie, tendent à intervenir lorsque les tentatives de négociation et de conciliation échouent.
Ils y sont également fortement poussés par la crainte de voir de tels conflits exploités à des
fins politiques. Leur intervention s'explique, en outre, par la nécessité dans laquelle ils sont
de protéger l'intérêt public et par l'extension du rôle économique de l'Etat en tant que principal employeur. On avance souvent une autre raison encore, à savoir que les conflits qui
atteignent de vastes proportions peuvent compromettre l'œuvre de planification du développement. Les conflits collectifs, en raison de leurs incidences sur l'économie et du grand nombre
de travailleurs en cause, sont de nature à attirer fortement l'attention du public. » (BIT:
Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le
développement économique et social en Afrique, op. cit.)
2
95
Liberté syndicale et développement économique
après l'indépendance; la troisième (de Schweinitz, Mehta) considère les syndicats dans les grèves qu'ils suscitent, les demandes de salaires qu'ils présentent,
leur contribution à la discipline industrielle. Une autre approche 1 possible
juge que les syndicats régularisent le conflit 2 en lui donnant une forme explicite et en tenant compte des intérêts à long terme de leurs adhérents et que,
ce faisant, ils contiennent les tensions inévitables de l'industrialisation; s'il
n'en est pas ainsi, c'est faute, pour la partie adverse, de reconnaître la légitimité
de leur position ou par manque de forums disponibles pour le dialogue.
Si l'on retient cette dernière hypothèse pour l'objet qui nous concerne, il
est possible, semble-t-il, d'en tirer d'importantes conclusions:
Un arsenal juridique répressif plus étendu ne nous semble pas permettre une
limitation de l'exercice du droit de grève: celui-ci est si fondamental qu'il ne peut
s'agir de réprimer, de nier, mais bien plutôt de le réévaluer, de renforcer sa signification. Loin de sanctionner l'exercice du droit constitutionnel de grève, il faut repenser
•ce droit, trouver sa véritable place dans les relations industrielles modernes, sachant
•que celles-ci ont besoin que ce droit, plus que tout autre, s'exerce (il est un moyen
d'expression — et ces moyens sont de plus en plus rares). Le mal ne vient pas du droit
•de grève, il vient, et cela est peut-être plus grave, plus profond, d'un mal qui atteint
l'ensemble des relations de travail et qui devrait amener chacun à rechercher, parfois
loin du donné, du possible, le modèle des relations industrielles de demain: il n'est
plus alors d'attitude descriptive possible3.
B. LA DEMANDE
On n'a pas manqué d'observer que
dans les pays en cours de création, le gouvernement est le substitut politique du marché
économique, du fait qu'il établit les mécanismes de détermination des salaires et des
horaires et qu'il fonde ses décisions sur des critères différents de ceux qui guident le
fonctionnement des marchés économiques du monde occidental... [aussi] la négociation collective joue-t-elle un rôle plus faible dans les nouvelles sociétés que dans
les anciennes, mais la politique joue un rôle plus grand, même là où les pouvoirs des
nouveaux gouvernements sont limités4.
Cette intervention gouvernementale dans le domaine des salaires est certes due
à la faiblesse des organisations syndicales et, en ce sens, elle est un succédané
1
R. H. Bâtes: « Approaches to the study of unions and development », Industrial Relations (Berkeley), oct. 1970, pp. 365-378.
2
R. Dahrendorf, qui propose ce concept de régulation du conflit, indique que trois conditions doivent être remplies pour que la régulation soit effective: il faut que les parties en
cause reconnaissent la nécessité et la réalité de la situation conflictuelle et, par là, la légitimité
de la cause adverse; il faut que les groupes d'intérêts soient effectivement organisés; il faut
«nfin que les parties aux conflits sociaux se mettent d'accord sur un certain nombre de règles
de jeu qui fournissent le cadre de leurs relations (R. Dahrendorf: Classes et conflits de classes
dans la société industrielle, traduction française, Paris, Mouton, 1972, pp. 227-228).
"J.-C. Jardinier: «La partie «obligatoire» de la convention collective», Droit social
(Paris), avril 1971, p. 264.
4
Sufrin, op. cit., pp. 29-30.
96
Les implications politiques
des mécanismes défaillants du marché du travail; mais elle est, bien plus
encore semble-t-il, le résultat d'une volonté délibérée qui entend ne pas être
prisonnière des mécanismes du marché mais, dans une perspective de croissance,
entend au contraire se substituer à eux. Aussi convient-il de voir successivement
les manifestations de ces politiques des salaires avant de tenter d'en apprécier
l'efficacité, eu égard aux buts qu'elles s'assignent.
1. Les politiques des salaires dans les pays en voie de développement
Dans un très grand nombre de pays du tiers monde, les salaires sont sujets
à une régulation gouvernementale, ainsi que n'ont pas manqué de le relever de
nombreux observateurs x. Si le phénomène présente une caractéristique aussi
générale, il convient de comprendre quelles en sont les raisons, mais aussi par
quels procédés cette politique des salaires est mise en œuvre.
a) Les objectifs
On a relevé que le système des salaires a trois fonctions essentielles 2 :
— assurer une répartition optimale du revenu entre salaires, profits et ressources gouvernementales;
— aider à accroître la productivité du travail;
— encourager la réallocation du travail vers les secteurs de l'économie où la
demande de travail augmente, secteurs qui sont généralement ceux à forte
productivité.
C'est dire que les salaires ont un rôle essentiel à jouer dans une politique de
développement. Mais les salaires, parce qu'ils sont des revenus, ne peuvent
pas être considérés indépendamment des autres catégories de rémunération des
facteurs; formation des revenus et répartition des revenus se trouvent ainsi
liées par les exigences de la justice sociale. Ce qu'écrivaient les experts convoqués
par le Conseil d'administration du BIT pour examiner, en septembre-octobre
1967, la question de la fixation du salaire minimum et les problèmes connexes
en ce qui concerne les pays en voie de développement garde donc toute sa
pertinence:
Dans ces pays, en raison de l'étendue de la pauvreté, le besoin le plus prioritaire
est le développement économique. La masse de la population active ne peut espérer
obtenir des emplois bien rémunérés avant que des niveaux plus élevés de dévelop1
Millen, op. cit., p. 76; Turner, op. cit., p. 47; N. N. Franklin: « Minimum wage fixing
and économie development », dans l'ouvrage publié sous la direction de A. D. Smith:
Wage policy issues in économie development (Londres, Macmillan, 1969).
2
A. C. Reynolds: « Objectives of wage policy in developing countries », dans l'ouvrage
de Smith, op. cit.
97
Liberté syndicale et développement économique
pement économique aient été atteints. D'un autre côté, une évolution vers une répartition plus égale accompagne normalement le développement économique et il y a de
bonnes raisons de croire que, en l'absence de tels changements, le développement
revêtirait peu de signification pour le travailleur et serait tôt ou tard entravé. De ce
qui précède, il ressort que, dans les pays en voie de développement, la législation sur
le salaire minimum doit être considérée comme un élément d'un ensemble de mesures
faisant partie de la stratégie de la lutte contre la pauvreté, son objectif majeur. Ces
mesures peuvent être ramenées à deux groupes destinés tous deux à atteindre cet
objectif fondamental: les mesures pour accélérer le développement et les mesures
pour modifier la distribution du revenu K
Or, si le premier objectif est constamment présent dans les politiques de salaires
mises en œuvre dans les pays en voie de développement, le second ne l'est,
le plus souvent, que sous une forme très particulière.
L'un des objectifs d'une politique des revenus dans les pays en voie de
développement est donc de cerner le rôle des salaires dans le développement
économique. Cette question a déjà été en partie examinée lorsque nous avons,
plus haut, discuté les arguments de de Schweinitz. On peut la formuler en
disant qu'en définitive:
Les syndicats et leurs dirigeants ont à choisir ou à dégager un compromis entre
les intérêts à court terme des travailleurs, c'est-à-dire une augmentation des salaires
qui permettra l'accroissement de la consommation, et leurs intérêts à long terme,
c'est-à-dire l'accumulation du capital qui permettra, par exemple, le développement
des plans de formation professionnelle... Les syndicats ont à considérer que la politique des salaires a un effet sur la consommation, les prix, les investissements et aussi
sur l'attitude des travailleurs envers la croissance économique et l'édification de la
nation2.
ou encore en disant que :
D'une part, les syndicats ne sauraient longtemps rester sourds aux demandes des
travailleurs désireux d'acquérir les biens de consommation qui leur font cruellement
défaut et de vivre mieux, sans risquer de s'aliéner la confiance de leurs membres.
De l'autre, la situation économique est si précaire dans la plupart des pays en voie
de développement qu'elle exige, semble-t-il, que les syndicats mettent une sourdine
aux revendications axées sur l'accroissement immédiat de la rémunération. Que leur
faudra-t-il donc faire en pareille occurrence3?
Dans ce souci d'établir, d'une façon ou d'une autre, « un équilibre qui
satisfasse à la fois aux exigences des planificateurs de l'économie et aux revendications minimales des travailleurs de l'industrie » 4, plusieurs arguments sont
•BIT: Salaires minima et développement économique, Etudes et documents, nouvelle
série, n° 72 (Genève, 1969), p. 160.
2
BIT, Séminaire asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement,
New Delhi, 30 sept.-ll oct. 1968, doc. WED/S.9/D2: Workingpaper, pp. 3-4.
3
BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs
dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., pp. 66-67.
1
Galenson: Labor and économie development, op. cit., p. 14.
98
Les implications politiques
invoqués en faveur d'une limitation des salaires. On estime, par exemple, que
des hauts salaires ont quatre effets négatifs sur le développement économique x :
— ils réduisent les services gouvernementaux et l'accumulation du capital de
caractère public par la pression qu'ils exercent sur le Trésor dans des pays
où le gouvernement est souvent le principal employeur, distribuant comme
en Afrique entre 25 et 60 pour cent des rémunérations salariales ;
— ils réduisent l'emploi ou ralentissent sa croissance pour quatre raisons : le
travail non qualifié devenant plus cher, les employeurs tentent d'en économiser l'usage ; la modification des prix relatifs favorise l'emploi des machines ;
quelques entreprises, ne pouvant payer des salaires élevés, sont contraintes
de cesser leur activité, et d'autres qui auraient pu se créer, notamment dans
l'agriculture, ne le feront pas;
— ils accroissent la pression exercée sur la balance des paiements en suscitant
des importations accrues ou, en raison de la hausse des prix nationaux qui
en résulte, en réduisant les exportations;
— ils empêchent l'expansion de l'agriculture en opérant une redistribution du
revenu en faveur des salariés et au détriment de la paysannerie, en raison
à la fois de l'accroissement de la fiscalité qu'ils suscitent et de la modification des prix relatifs qu'ils entraînent.
Les conclusions qui découlent de ce genre d'analyse sont évidentes: il convient
de limiter la progression des salaires si l'on entend favoriser le développement
économique des nations du tiers monde.
On ajoute parfois à cette argumentation que, tandis que dans les pays
développés les salaires réels ont augmenté approximativement en proportion
des productivités nationales moyennes, dans les pays en voie de développement
leur croissance s'est faite à un rythme plus rapide que celle du produit national
réel par tête, ce qui implique, par exemple, que « la presque totalité des bénéfices du développement économique durant les années cinquante a peut-être
bien été transférée en Afrique aux salariés » 2 et que, aggravant les écarts
ville-campagne, ces augmentations de salaire précipitent l'exode rural 3.
On considère en effet, mais parfois à tort, que les augmentations de salaire
obtenues par les travailleurs syndiqués du secteur moderne (qui, dans les pays
en voie de développement, est très souvent aussi le secteur urbain) induisent
indirectement des distorsions économiques par les effets d'attraction (pull)
qu'ils exercent sur le système économique, d'où des migrations rurales qui
1
Berg: « Major issues of wage policy in Africa », op. cit., pp. 200-205.
Turner, op. cit., p. 14.
3
Kilby, op. cit., p. 500.
a
99
Liberté syndicale et développement économique
accentuent le déséquilibre existant entre villes et campagnes et un chômage
urbain considérable. Si cette thèse a pour elle une apparence logique, puisqu'elle
est par exemple à la base du célèbre modèle imaginé par A. Lewis 1 et repris
p a r G. Ranis et J. C. H . F e i 2 , elle n'est peut-être pas très fondée en fait, les
migrations en question résultant bien plus d ' u n effet de répulsion (push) des
campagnes. En effet, dans les nations du tiers m o n d e :
L'explosion urbaine s'explique dans une bien moindre mesure par l'attrait des
possibilités d'emploi et des conditions de vie. La plupart des villes, en effet, ne possèdent pas une assise industrielle qui leur permette d'offrir assez d'emplois pour
absorber la main-d'œuvre venue des zones rurales. Elles ne possèdent pas davantage
les ressources nécessaires en matière de logement, de services, d'équipement, d'administration et de sécurité sociale. Si la population y afflue, quand bien même elle n'y
trouve pas grand-chose, c'est qu'elle fuit les campagnes. Une économie rurale généralement primitive, une structure sociale archaïque, un système foncier profondément
inéquitable, telles sont, avec la pression qu'exerce sur les terres, dans de nombreux
pays, une population en rapide accroissement, les causes profondes du mal 3 .
Si la première justification d'une politique des salaires se trouve ainsi
résider, p o u r les pays en voie de développement, dans les exigences du développement économique, une seconde justification réside dans les exigences de la
justice sociale. C'est, en effet, une vue souvent partagée p a r les dirigeants
politiques des pays du tiers monde, notamment en Afrique, que « les gains
des travailleurs urbains, et particulièrement ceux des groupes syndiqués, ne
devraient pas élargir encore l'avantage important dont bénéficient déjà ceux-ci
par rapport aux populations rurales » 4 .
1
Lewis: « Economie development with unlimited supplies of labour », op. cit.
Fei et Ranis: Development of the labour surplus economy: Theory and policy, op. cit.
3
BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social,
op. cit., p. 18.
4
Kassalow: « Trade unionism and the development process in the new nations: A comparative view », op. cit., p. 72. Il est vrai que ce même auteur ajoute: « Savoir si cette politique
visant à maintenir stable ou à réduire l'écart de revenu entre les travailleurs urbains ou ceux
du secteur moderne, d'une part, et les travailleurs ruraux du secteur traditionnel, d'autre part,
est compatible avec une politique effective de développement est une question discutable, mais
c'est là une attitude dominante et qui accroît les tensions sociales en Afrique. » De même le
document de travail préparé par le BIT pour le séminaire d'Addis-Abeba, en décembre 1968,
indiquait: « Il n'est pas rare d'entendre affirmer que les salariés africains des villes forment une
« minorité privilégiée » au regard de la masse des salariés ruraux et des petits cultivateurs
qui gagnent peu et manquent de tant de commodités, mais souvent on omet de prendre en
considération la cherté de la vie dans les zones urbaines et les plus grandes facilités qu'ont les
campagnards de se procurer les aliments de base nécessaires. Aussi les syndicats sont-ils
vivement pressés de ne pas faire trop large usage de leur droit de demander des augmentations de salaire — fussent-elles jugées fondées — en échange de l'octroi d'autres droits, par
exemple d'une garantie de participer, sur une base tripartite, à l'établissement de la politique
économique et sociale. Pourtant, l'expérience montre qu'il ne suffit pas que les syndicats
fassent preuve de retenue en matière de salaires, ni même qu'ils appuient les mesures prises par
l'Etat pour atténuer les tensions et les crises provoquées par l'insatisfaction des militants
mécontents du niveau de leur rémunération. Pour que les syndiqués comprennent et acceptent
la modération de leur organisation dans ce domaine, il faudra peut-être non seulement un
effort d'éducation de longue haleine, mais aussi une amélioration manifeste du niveau de vie
2
100
Les implications politiques
En se servant parfois de quelques données statistiques \ mais en se basant
plus souvent sur une argumentation seulement qualitative, on soutient que
l'objectif primordial d'une politique des salaires dans les pays en voie de
développement doit être d'assurer un partage plus équitable des fruits de la
croissance. On ajoute parfois:
plusieurs de ces problèmes sont difficiles à traiter, car les « nantis » savent s'exprimer,
sont relativement puissants et souvent assez bien organisés pour présenter énergiquement leurs arguments. Trop souvent, ils obtiennent davantage encore, tandis que
les « mal lotis » obtiennent moins. Le salarié qui travaille dans l'économie monétaire
du Kenya a de la chance. Touchant un salaire, il est affilié à une caisse de prévoyance
et dispose d'un centre sanitaire dans le voisinage; son syndicat peut se constituer et
faire connaître ses opinions. En revanche, les « mal lotis » ne sont pas d'ordinaire
bien organisés et doivent compter sur l'Etat ou sur les partis politiques pour défendre
leurs intérêts. Par exemple, des salaires élevés dans les régions urbaines sont une chose
excellente pour les travailleurs qui ont un emploi, mais le gouvernement ne doit pas
oublier que le chômeur doit, pour ses achats, payer les mêmes prix que ceux qui
ont la chance d'avoir un emploi. Même, parfois, les relèvements de salaire dans les
entreprises marginales peuvent obliger les entreprises à licencier des travailleurs, ou
les inciter à se mécaniser au détriment de ceux qui cherchent de l'embauche2.
Que l'on invoque comme argument le développement économique ou la
justice sociale, c'est un fait que de nombreux plans de pays en voie de développement contiennent des dispositions relatives à une politique des prix et des
salaires. C'est le cas par exemple, en Asie, de l'Afghanistan, qui entend « surveiller constamment le niveau des salaires et des prix pour maintenir entre eux
un équilibre satisfaisant », de l'Inde, pour qui « le problème essentiel posé par
une politique des prix doit être d'éviter la spirale qu'engendre l'interaction
des prix, des coûts et des revenus monétaires », de la République de Corée,
pour qui « le maintien de la stabilité des prix contribuera à faire en sorte que
les salaires réels reflètent la productivité croissante du travail », du Pakistan,
pour qui, « au nom de la justice économique, le gouvernement doit intervenir
par une politique des salaires industriels » en établissant des salaires minima et
grâce à certains avantages matériels acquis par l'action syndicale: services sociaux et prestations marginales telles que congés payés, logement, fourniture de vivres ou de repas ou encore
organisation de services sanitaires de divers types. » (Rapport du séminaire sur le rôle des
organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en
Afrique, op. cit., p. 67.)
1
Kilby, op. cit., p. 500, donne par exemple le tableau suivant pour le Nigeria:
PNB par habitant
Salaires réels urbains
1953
1965
Lagos
Ibadan
Enugu
Kaduna
100
146
100
185
100
164
100
159
100
117
2
T. J. M'boya: « Des politiques des revenus pour les pays en voie de développement? »,
Bulletin de l'Institut international d'études sociales, n° 3, nov. 1967, p. 67.
101
Liberté syndicale et développement économique
en mettant en œuvre une politique des revenus fondée sur la croissance de la
productivité notamment 1 .
Certes, poser la question des relations entre l'action syndicale et le développement économique en considérant la croissance des revenus salariaux comme
freinant l'accumulation du capital aboutit à donner une importance exagérée à
une relation causale dont nous avons vu, au surplus, qu'elle pouvait être fort
discutable. En revanche, si l'action syndicale aboutit à une répartition plus
égalitaire des revenus, loin d'être un mal, cela peut être un bien. En effet, ainsi
qu'on n'a pas manqué de le souligner:
Vouloir répartir plus équitablement ce qui fait l'agrément de l'existence est tout
d'abord, et surtout, une question de justice sociale, mais l'aspect économique de la
question est loin d'être négligeable. Dans la mesure où l'élévation du revenu des
couches défavorisées de la population peut améliorer la capacité humaine de production — donc la productivité —, élargir les marchés nationaux et modifier dans un
sens favorable la structure de la demande, elle apporte une précieuse contribution à
la modernisation de l'économie. Les distorsions de la répartition du revenu font,
en effet, obstacle au développement. C'est, sans doute, la croissance économique qui
permet l'élévation des revenus, et la sacrifier à d'autres considérations serait aller
contre nos propres intérêts; mais une politique qui, axée exclusivement sur la croissance économique, ne se préoccuperait pas de répartir plus équitablement les fruits de
celle-ci et de protéger les groupes les plus vulnérables et les moins favorisés de la
société ne contribuerait pas non plus à plein au processus de développement2.
b) Les moyens
Les moyens par lesquels cette répartition plus égalitaire des revenus peut
se réaliser sont nombreux. Ce peut être, tout d'abord, la fixation d'un plancher
au-dessous duquel, quelles que soient les particularités du marché du travail,
les rémunérations du travail ne sauraient tomber. C'est là l'inspiration des
législations sur les salaires minima, dont la convention (n° 26) et la recommandation (n° 30) sur les méthodes de fixation des salaires minima, 1928, la
convention (n° 99) et la recommandation (n° 89) sur les méthodes de fixation
des salaires minima (agriculture), 1951, la convention (n° 131) et la recommandation (n° 135) sur la fixation des salaires minima, 1970, ont contribué
à définir les modalités. Une politique des salaires minima vise généralement
quatre objectifs 3 :
1
BIT, Séminaire asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement,
New Delhi, 30 sept.-ll oct. 1968: doc. WED/S.9/D3: The contents ofaplan, pp. 29-35.
2
BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social, op. cit.,
p. 10. Ces mêmes conceptions ont été exprimées avec force dans la Stratégie internationale du
développement approuvée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le
24 octobre 1970 et qui indique entre autres que « le développement doit avoir pour objectif
ultime d'assurer des améliorations constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des
avantages. Si on laisse se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le développement manquera son but principal » (paragr. 7).
8
BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 5-9.
102
Les implications politiques
— supprimer l'exploitation de la main-d'œuvre que représentent, en raison du
pouvoir de négociation relativement faible de la main-d'œuvre non organisée, des salaires très bas et de mauvaises conditions d'emploi, un critère
relatif pouvant être constitué par la comparaison des salaires payés à des
groupes de travailleurs accomplissant des tâches analogues ;
— exercer une pression tendant à relever le niveau général des salaires 1 ;
— supprimer la concurrence déloyale en établissant, pour les entrepreneurs,
une norme de comportement minimale ;
— assurer une croissance rapide et une répartition équitable du revenu
national, compte tenu cependant des autres objectifs de la politique de
développement économique, dont certains peuvent être contradictoires avec
le présent objectif.
Les effets à attendre d'une telle politique sont complexes. D'une part,
toute mesure visant à rapprocher de la moyenne les salaires qui lui sont inférieurs tend à élever non seulement le niveau moyen, mais aussi le niveau médian,
étant donné les résistances qui se manifestent dès qu'il s'agit de réduire les
écarts entre rémunérations 2, de telle sorte que l'évolution des salaires minima
1
Ce qui correspondait, sans doute, à l'inspiration directrice de la législation argentine
de 1964 sur le salaire minimum. Voir A. R. Campafiô : « La loi sur le salaire minimum dans
la République argentine », Revue internationale du Travail, sept. 1966.
2
La dynamique de ce processus, qui n'est pas propre aux seuls pays en voie de développement, a été fort bien explicitée par Y. Gaillard et G. Thuillier, dans un texte que, malgré
sa longueur, nous ne pouvons faire mieux que de reproduire: « Le rite de la contestation est
identique. On affirme hautement un postulat: l'infériorité. On justifie cette dernière par le
choix des termes de comparaison et des secteurs professionnels rapprochés du sien. Alors
intervient la tactique: parle-t-on d'éléments monétaires, on fait le silence sur les primes et
avantages annexes (charbon dans le statut des mineurs, électricité à prix réduit pour les agents
de l'Electricité de France, voyage annuel gratuit pour ceux d'Air France...). Parle-t-on des
facteurs sociaux esquissés ci-dessus, on s'attache exclusivement au déroulement des carrières
et au problème des promotions, en négligeant par exemple la sécurité d'emploi. L'expérience
de ces confrontations a enseigné tout un corps de règles coutumières, connues des initiés;
on insiste sur les catégories les plus défavorisées, à quelque niveau que ce soit, même quand
leur existence est théorique (le fonctionnaire à l'indice 100); on négocie confidentiellement
une prime particulière qui par contamination et « fuites » s'étend de proche en proche; enfin
et surtout on crée des « échelles intermédiaires » et des catégories « hors classes » ou « exceptionnelles », ou encore on obtient des intégrations massives de catégories entières... En longue
période, on constaterait une sorte de progression sinusoïdale: la négociation insistant tantôt
sur les bas échelons — auxquels on accorde des avantages non hiérarchisés — puis, devant le
« resserrement de l'éventail », l'« écrasement de la hiérarchie », on intègre ces avantages dans
la grille indiciaire. Tantôt on ouvre la hiérarchie vers le haut en créant — pour les « meilleurs »
— de nouvelles catégories qui provoquent par la suite un mouvement général de promotion.
On remarquera que, dans ce balancement, viennent au premier rang, tantôt les éléments
monétaires, tantôt les éléments non monétaires (valeur professionnelle, perspectives de
carrière, voire l'occasion d'une réorganisation du ministère ou d'une réforme administrative).
Dans le secteur privé, les méthodes sont, dans le fond, identiques à celles du secteur public,
mais revêtent une très grande diversité en raison de la complexité des structures profession-
103
Liberté syndicale et développement économique
tendra à suivre d'assez près celle des rémunérations effectives. La relation sera
d'autant plus étroite que seront nombreux les travailleurs payés aux taux
minima, ce qui semble être le cas dans beaucoup de pays en voie de développement et, notamment, dans la plupart des pays d'Afrique. D'autre part, si la
fixation de salaires minima peut, en accroissant les coûts de production,
contribuer à une hausse des prix, elle peut aussi entraîner des améliorations
de productivité qui peuvent, en tout ou en partie, en compenser les effets sur
les coûts de production, ces améliorations de productivité pouvant être dues à
une amélioration de la capacité physique des travailleurs1 ou à une plus grande
ardeur au travail2. Mais ces effets positifs peuvent être contrebalancés par des
effets négatifs sur la capacité et les mobiles d'autres groupes de la population, les
travailleurs perdant leur emploi, les collectivités paysannes subissant un prélèvement fiscal accru, etc. Quant aux effets sur l'emploi, il conviendrait de prendre
en considération « un si grand nombre de variables et de variantes possibles
dans des cas particuliers [que] les combinaisons et les permutations que
comporte l'adaptation peuvent paraître presque sans limite » s.
nelles: le nivellement des avantages s'effectue souvent d'un atelier à l'autre dans une même
usine, d'un établissement à l'autre à l'intérieur d'une même société; les conventions collectives souvent ne font que régulariser et généraliser des pratiques plus ou moins occultes, que
la pénurie de main-d'œuvre par exemple ou la représentativité d'un syndicat avaient suscitées.
Les syndicats attaquent tantôt les entreprises en expansion qui peuvent le mieux supporter
l'avantage revendiqué, tantôt, à l'intérieur d'une branche, l'élément le plus faible qui ne
saurait résister à la grève. Or, les conventions collectives et les accords d'entreprise, fruits
de ces deux types de négociations, contiennent des clauses qui ne concernent pas seulement les
salaires, mais le contexte du revenu: avancement, facilités de formation et de promotion —
et même les bourses pour les enfants —, le principal élément toutefois, lié étroitement au
salaire, étant la classification professionnelle. C'est grâce à elle, en effet, que s'opèrent les
augmentations occultes de revenu: surqualification, glissements de catégories, créations
d'échelons intermédiaires, etc. » (« Pour une approche psychologique de la politique des revenus », Droit social, avril 1965, p. 219.)
1
Les hypothèses sous-jacentes sont: « 1) que la condition physique défectueuse des
salariés soit due essentiellement à une alimentation et à des conditions de vie inadaptées à
l'emploi salarié; 2) que l'accroissement des revenus salariaux soit dépensé en amélioration
de l'alimentation et autres postes budgétaires qui affectent directement la capacité physique
de production; 3) que la meilleure santé physique accroisse l'effort et l'efficience de l'individu, entraînant par là une production plus grande par travailleur » (Berg: « Major issues of
wage policy in Africa », op. cit., p. 190); l'auteur estime cependant qu'il y a peu de chances
pour que ces conditions soient réunies dans les pays sous-développés et que, de toute façon,
il existe d'autres moyens d'améliorer l'état sanitaire que la politique des salaires. Voir,
dans le même sens, BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 32-33.
2
Des accroissements très sensibles de productivité semblent avoir suivi la fixation de
salaires minima à Porto Rico, à Maurice, en Tanzanie (BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., p. 36).
3
R. A. Lester: « Economie adjustments to change in wage differentials », dans G. W. Taylor et F. C. Pierson: New concepts in wage détermination (New York, McGraw Hill, 1957),
p. 220. Tout au plus peut-on avancer qu'« il n'y aura parfois guère ou pas de répercussions
fâcheuses sur l'emploi, mais il y a lieu normalement, sauf si trois séries de conditions sont
remplies, de s'attendre à certains effets négatifs. Voici ces conditions: a) il faut que les
augmentations accroissent, dans une mesure au moins égale à leur montant, la productivité
marginale d'un groupe de travailleurs d'une importance numérique donnée; b) il faut qu'il
n'y ait pas de concurrence entre employeurs pour s'assurer les services des travailleurs, le
104
Les implications politiques
Toujours est-il qu'un grand nombre de pays utilisent la méthode de fixation
de salaires minima x. Les pays d'Asie ou d'Afrique s'inspirant du modèle
britannique ont recours à des bureaux régionaux ou nationaux des salaires,
dont les recommandations, sans être obligatoires, sont cependant très largement suivies par les partenaires sociaux. Dans les pays s'inspirant du modèle
français, en Afrique équatoriale surtout, il y a éventuellement consultation
préalable d'une commission paritaire, selon une procédure légale s'accompagnant parfois de la médiation et de l'arbitrage obligatoire 2.
Un second moyen permettant d'orienter l'évolution des salaires réside
dans l'influence indirecte que les gouvernements exercent sur le niveau général
des salaires en raison de la prépondérance bien connue de l'emploi public dans
beaucoup de pays en voie de développement. De plus, de nombreuses entreprises prenant exemple sur le gouvernement en matière de politique des salaires,
les décisions gouvernementales ont, par là même, une influence considérable
sur le niveau des rémunérations dans le secteur privé 3.
Un troisième moyen par lequel peut se manifester une politique des salaires
dans les pays en voie de développement consiste à orienter la pratique des
négociations collectives. Les systèmes de relations industrielles des pays sousdéveloppés tendent, sous cet angle particulier, à être par conséquent soumis à
des contraintes gouvernementales plus sévères que dans les pays industrialisés 4.
niveau des salaires étant inférieur à celui qu'ils atteindraient dans le cas contraire; c) il faut
qu'il y ait, de façon générale, une capacité excédentaire qui pourrait être utilisée grâce à une
augmentation de la demande cumulée, et que la situation soit telle que le versement de salaires
plus élevés se traduise par un accroissement de cette demande et non seulement par un transfert de pouvoir d'achat de tel groupe à tel autre. Dans l'ensemble, il est exceptionnel que ces
conditions soient réunies dans les pays en voie de développement. » (BIT: Salaires minima
et développement économique, op. cit., pp. 148-149.)
1
L'influence ainsi exercée sur le niveau des salaires est considérable : « Ceux à qui incombe
l'élaboration des politiques générales n'ont pas tout à fait tort de supposer que, dans les conditions qui régnent dans les pays en voie de développement, l'accroissement des salaires minima
a une influence profonde sur les salaires payés » (Franklin, op. cit., p. 341). Par exemple,
« en Afrique, à la différence des régions plus avancées, la politique des salaires minima intéresse
directement la majorité des salariés. Ces salaires sont des taux « effectifs », supérieurs dans la
plupart des cas aux taux pratiqués. Ils déterminent les ressources de 50 pour cent ou davantage
de la force de travail non qualifiée et payée aux minima fixés. C'est aussi le taux clé dans la
structure des salaires; quand les salaires minima changent, la structure entière des salaires tend
à se mouvoir avec eux.»(Berg: «Major issues of wage policy in Africa», op. cit., p. 186.)
2
Turner, op. cit., pp. 46-47.
8
Millen, op. cit., p. 76; A. D. Smith: « A conspectus of wage trends in developing countries », dans Wage policy issues in économie development, op. cit.
1
Le Directeur général du BIT pouvait ainsi dire que « les gouvernements, en poursuivant
leur politique de croissance accélérée, ne peuvent pas se limiter à une position d'observateur
impartial dans le processus de négociation collective, mais sont conduits à prendre un intérêt
direct dans quelques-unes des questions qui, jusqu'ici, relevaient exclusivement de la négociation collective entre employeurs et travailleurs. Ce faisant, les gouvernements ont introduit
dans le processus de négociation le concept d'intérêt commun, public ou national, qu'il est
considéré comme de leur responsabilité de définir et qui intervient à côté des intérêts particuliers représentés par les organisations d'employeurs et de travailleurs. » (The rôle of management and trade unions in the years ahead, conférence prononcée par David A. Morse devant
l'Industrial Welfare Society, Londres, 21 avril 1964.)
105
Liberté syndicale et développement économique
Sans doute le problème de la négociation collective dans les pays en voie de
développement est-il l'un des plus discutés qui soient, et cela pour au moins
trois raisons essentielles. D'abord, il est certain que ses formes sont très diverses,
allant de la négociation sur un sujet déterminé entre des groupes de travailleurs
non syndiqués et leurs employeurs, jusqu'aux systèmes formels de négociation
avec participation des syndicats \ Ensuite, la situation varie d'un pays à
l'autre. C'est ainsi qu'au Pakistan la négociation collective est peu répandue 2,
tandis qu'aux Philippines l'ancienne loi sur les relations industrielles favorisait,
pour des raisons économiques, politiques et idéologiques, et parfois même à
rencontre du désir des syndicats les plus faibles, le passage d'un système
d'arbitrage obligatoire à un système de négociation collective imité du système
des Etats-Unis 3. Aussi les jugements qui ont pu être émis sur l'évolution des
négociations collectives au cours des années récentes varient-ils, de ce fait, d'un
auteur à l'autre. Tandis que, lors du séminaire régional asien de 1965, on pouvait
affirmer que, dans la période d'après-guerre, « la négociation collective a
progressé dans presque tous les pays d'Asie » 4 , H. A. Turner estime, au
contraire, que dans les pays en voie de développement, « la négociation collective, au moins au sens où l'entendent les syndicats du Royaume-Uni ou des
Etats-Unis, n'a guère progressé » 5.
Enfin, plus important encore, nombre de voix se font entendre pour mettre
publiquement en doute l'utilité et l'efficacité du système de la négociation
collective dans les pays en voie de développement. On considère en effet que,
'BIT: Institutional aspects of labour-management relations inside undertakings in Asia,
série Relations professionnelles, n° 26 (Genève, 1966), p. 104. De même, pour B. C. Roberts
et L. Greyfié de Bellecombe, « le processus qui aboutit à la conclusion d'une convention collective peut revêtir des formes très diverses, allant de la libre négociation entre syndicats et
employeurs à l'élaboration par un organisme gouvernemental; il peut réserver aux intéressés
le maximum de latitude pour la recherche des bases d'un accord ou prendre place dans
l'ensemble des mécanismes administratifs conçus pour assurer la mise en œuvre de la politique économique et sociale. Les formes extrêmes sont faciles à identifier, mais il est plus
malaisé de déterminer exactement le point à partir duquel la négociation collective proprement
dite disparaît pour faire place à un processus administratif. » (op. cit., p. 277.)
2
BIT: Report on the visit of a joint team of experts on labour-management relations to
Pakistan and Ceylon, op. cit., p. 12.
3
D. Wurfel : « Trade union development and labor relations policy in the Philippines »,
Industrial and Labor Relations Review, juillet 1959.
4
BIT: Institutional aspects of labour-management relations inside undertakings in Asia,
op. cit., p. 104.
6
L'auteur estime que, pour qu'il y ait véritablement négociation collective, il faut que
soient réunies les conditions suivantes — lesquelles font le plus souvent défaut dans les pays
en voie de développement: une force de travail stabilisée et structurée, un syndicalisme ayant
des leaders compétents et qui s'identifient avec les travailleurs qu'ils représentent, un mouvement syndical se proposant de conquérir des avantages économiques et graduels plutôt que
d'obtenir des transformations socio-politiques générales de la société dans laquelle il se situe,
des syndicats qui ne soient pas divisés pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou
tribales empêchant une collaboration en vue d'objectifs limités, l'absence d'accoutumance à
un recours à la législation pour régler les conditions de travail, un Etat qui ne soit pas l'employeur dominant, l'absence d'un surplus massif de main-d'œuvre (Turner, op. cit., pp. 34-35).
106
Les implications politiques
sur le plan des structures économiques, le libre marché est faible dans ces pays,
qui sont au contraire davantage orientés vers le secteur public, et que, sur le
plan idéologique, la paix sociale et l'harmonie des relations industrielles sont
des conditions préalables indispensables du développement économique. Dès
lors, on a pu considérer qu'en Inde, par exemple, chercher à introduire le
système de négociation collective du Royaume-Uni ou des Etats-Unis est une
opération dénuée de sens et qu'une politique plus satisfaisante consisterait à
établir: 1) une politique cohérente des salaires servant de guide aux tribunaux
ou cours du travail arbitrant les conflits industriels et fixant des taux de salaire;
2) des tribunaux permanents d'arbitrage et de salaires, plutôt que des groupes
ad hoc chargés d'élaborer un corps cohérent de principes et de procédures;
3) des mécanismes pour l'exécution légale des décisions des tribunaux, qu'elles
soient applicables aux entreprises publiques ou privées. C'est, par conséquent,
du modèle australien qu'il conviendrait de s'inspirer 1 . Des considérations
analogues valent pour le Nigeria a. De façon plus générale,
on affirme souvent que l'impulsion donnée à la négociation collective comme méthode
de fixation des conditions d'emploi des travailleurs d'Afrique a constitué une grave
erreur de la part des gouvernements britannique et français d'alors. L'OIT et certaines
organisations syndicales, telles que la Confédération internationale des syndicats
libres et les centrales syndicales des Etats-Unis d'Amérique, de Grande-Bretagne et
de Scandinavie, sont sévèrement critiquées pour persister dans cette erreur. Le fait
que nombre de pays d'Afrique, depuis leur accession à l'indépendance, ont imposé à
la négociation collective une réglementation administrative plus poussée est cité
comme preuve que le système classique de relations professionnelles est inapproprié
à la situation existant dans ces pays. Le premier argument que l'on invoque à l'encontre de ce système repose sur l'affirmation qu'en Afrique les syndicats sont trop
faibles pour négocier efficacement et qu'il est socialement inopportun de laisser la
fixation des conditions d'emploi à des employeurs tout-puissants et, par conséquent,
impitoyables. Le deuxième argument qu'on avance parfois simultanément, bien qu'il
contredise le premier, est que la négociation collective aboutira à faire bénéficier les
travailleurs organisés d'avantages inéquitables qui engendreront l'inflation, nuiront
à la stabilité de l'économie et réduiront son taux de croissance3.
Cet état d'esprit, très répandu, explique que la législation d'un nombre
croissant de pays impose des restrictions à la liberté de négociation collective.
Ce peut être en spécifiant les problèmes sur lesquels la négociation ne saurait
porter: c'est ainsi qu'en Malaisie (règlement fondamental de 1969 sur les
relations professionnelles) ou à Singapour (loi modificatrice de 1968 sur les
relations professionnelles), aucun syndicat ne peut présenter, en vue d'une
convention collective, des propositions relatives à certaines questions telles que
les promotions, les transferts au sein de l'entreprise, le recrutement, les licen1
Dufty, op. cit., pp. 159-161.
Kilby, op. cit.
3
Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., p. 231.
2
107
Liberté syndicale et développement économique
ciements dans le cadre d'une réduction des effectifs, les congédiements ou les
réintégrations et l'affectation à un travail déterminé. Au Japon, sont exclues
du champ des négociations collectives dans les entreprises publiques les questions qui touchent à la gestion et à l'exploitation des entreprises. En Tunisie,
il ne peut être négocié de conventions collectives sur les salaires (art. 51 du
Code du travail). A Cuba, l'administration exclut du champ des négociations
collectives les questions de salaires, de durée du travail, de congés et de conditions de travail en général1.
Une autre restriction apportée à la liberté de négociation collective consiste
à interdire que les conventions collectives contiennent des clauses plus favorables
que celles de la législation applicable: c'est le cas, en matière de conditions
d'emploi, en Malaisie et à Singapour pour les entreprises pilotes, cette disposition ayant été adoptée dans le cadre d'une politique nationale tendant à
encourager l'investissement de nouveaux capitaux; c'est le cas au Brésil, où
les salaires prévus dans les conventions collectives ne peuvent dépasser les
barèmes officiels 2. De même, l'obligation peut être imposée d'une approbation
des conventions collectives avant leur entrée en vigueur, cette approbation
étant refusée si l'autorité compétente estime que ces conventions nuisent à
l'économie ou ne sont pas conformes aux directives officielles en matière de
salaires ou de conditions d'emploi: de telles dispositions existent dans de
nombreux pays (Espagne, Kenya, République arabe libyenne, Singapour,
République arabe syrienne, Tanzanie, Tchad) 3. Enfin, on peut encore suspendre l'application d'une convention ou de certaines de ses dispositions ou
bien les déclarer non applicables.
1
Des dispositions de ce genre ont été condamnées à de multiples reprises par le Comité
de la liberté syndicale du BIT, qui considère que le droit de négocier librement avec les
employeurs au sujet des conditions de travail constitue un élément essentiel de la liberté syndidicale et que les syndicats doivent avoir le droit de chercher à améliorer les conditions de vie
et de travail de ceux qu'ils représentent, les autorités publiques devant s'abstenir
de toute
intervention de nature eà limiter ce droit ou à en entraver e l'exercice légal (44e rapport, cas
n° e202, paragr. 137; 65 rapport, cas n°
266, paragr. 65; 67 rapport, cas n° 303, paragr. 291;
75 rapport, cas n° 341, paragr. 78;e 85e rapport, cas n08 300, 311 et 321, paragr. 152; 116e rapport, cas n° 551, paragr. 106; 118 rapport, cas n° 559, paragr. 120).
2
Le Comité de la liberté syndicale considère qu'une législation aux termes de laquelle le
ministère du Travail a la faculté de fixer des normes relatives aux salaires, aux horaires de
travail, aux périodes de repos et de congé et aux conditions de travail, les conventions collectives devant
s'en tenir à ces normes, n'est pas en harmonie avec l'art. 4 de la convention
n° 98 (116e rapport, cas n° 551, paragr. 109).
8
Le Comité de la liberté syndicale estime qu'une disposition législative qui pourrait être
appliquée de manière à remplacer les conditions prévues dans les conventions collectives ou à
empêcher à l'avenir les travailleurs de négocier telles conditions qui leur apparaîtraient souhaitables porterait atteinte au droit des personnes intéressées de négocier collectivement par l'intermédiaire de leurs syndicats (15e rapport, cas n° 602, paragr. 185).
108
Les implications politiques
2. Efficacité des politiques des salaires
Après avoir situé les objectifs que visent les pouvoirs publics lorsqu'ils
tentent de régulariser la demande globale, puis examiné les principaux moyens
dont ils disposent à cette fin, il convient de s'interroger sur l'efficacité de telles
politiques en examinant successivement les questions de structure des revenus
dans les pays en voie de développement et de mécanismes de détermination
des salaires.
a) La structure des revenus
Sans doute l'influence perturbatrice d'une hausse des rémunérations n'estelle pas nécessairement liée à l'importance de celles-ci dans la formation du
revenu national. Toutefois, la faiblesse des effectifs salariés dans toute une
série de pays en voie de développement conduit à se poser un certain nombre
de questions. Un simple regard sur la structure de l'emploi salarié en Afrique
montre, par exemple, qu'aux alentours de 1960, sur une main-d'œuvre totale
représentant environ 40 pour cent de la population, on comptait en moyenne
20 pour cent de salariés, la proportion variant d'environ 6 pour cent en Afrique
occidentale à 15 pour cent en Afrique orientale et en Afrique centrale, pour
atteindre 33 pour cent en Afrique du Nord \ On peut donc se demander
jusqu'à quel point des hausses de salaire raisonnables, qui sont par ailleurs
susceptibles de stimuler l'accroissement de la productivité, peuvent exercer
une influence notable sur la consommation totale, d'autant que, bien souvent,
les augmentations obtenues ont davantage pour objet de rétablir le pouvoir
d'achat rogné par l'inflation plutôt que d'accroître les salaires réels. Quand
on passe de la considération des effectifs à l'estimation des revenus, celle-ci
se heurte à des difficultés conceptuelles et statistiques: il n'y a pas un seul
concept de revenu mais plusieurs; les informations disponibles sont pauvres et
insuffisantes concernant quelques pays d'Asie (Inde, Malaisie, Philippines,
Sri Lanka), du Moyen-Orient (Liban), d'Amérique centrale ou latine (Porto
Rico, El Salvador, Mexique, Colombie), et on est d'ailleurs moins en présence
d'enquêtes systématiques et coordonnées que d'estimations ou de jugements.
Sous ces réserves, on peut cependant dégager quelques grandes tendances 2.
Les pays sous-développés se caractérisent: a) par une profonde inégalité de
répartition des revenus disponibles, marquée par l'absence ou la faible importance des groupes intermédiaires; b) par un pourcentage des revenus perçus
1
K. C. Doctor et H. Gallis: « Ampleur et caractéristiques de l'emploi salarié en Afrique:
Quelques estimations statistiques », Revue internationale du Travail, vol. 93, n° 2, fév. 1966,
pp. 161-188.
2
E. Gannage: « La répartition des revenus dans les pays sous-développés », Rapports et
débats du colloque organisé par l'Association internationale des sciences économiques:
Le partage du revenu national (Paris, Cujas, 1971), pp. 325-347.
109
Liberté syndicale et développement économique
par les familles les plus riches largement plus élevé que dans les pays développés 1 .
Ces phénomènes sont d'autant plus accentués que le pays est plus sousdéveloppé. Une étude de Kuznets portant sur quarante et un pays montre en
effet une forte corrélation entre l'importance de la force de travail dans le
secteur agricole et le taux de concentration des revenus, qui est de 10 pour cent
pour les pays industrialisés (où la main-d'œuvre agricole varie entre 10 et
25 pour cent) et de 35 pour cent pour les pays sous-développés (où la maind'œuvre agricole atteint de 60 à 75 pour cent) 2 . Le revenu prédominant est le
revenu de la propriété, qu'il s'agisse de propriété foncière ou de propriété
mobilière, diffusée par la société anonyme. Si l'on considère, en outre, que les
entrepreneurs eux-mêmes représentent une fraction non négligeable de la force
de travail et que la part de leurs revenus qui rentre dans la catégorie du travail
n'est pas comprise dans le revenu de la propriété 3, on peut aisément conclure
que « l'importance grandissante de la part des salaires et des traitements agira
dans le sens d'une plus grande égalisation des revenus » 4.
b) Les mécanismes de détermination des salaires
U n e grande prudence s'impose quand on entend pratiquer une politique
des salaires:
Sur les effets des augmentations de salaire, beaucoup a été dit, avec assurance
pour ne pas dire avec dogmatisme; il s'agit la plupart du temps de propositions
théoriques basées sur la construction de modèles simplifiés de ce qui se passe dans
le monde réel. Le danger d'appliquer au monde réel des conclusions tirées de modèles
théoriques simplifiés, et particulièrement de se servir de ces conclusions pour conseiller
les responsables politiques, est pourtant bien connu. Premièrement, le modèle peut
1
Les pourcentages du revenu national perçus par les familles les plus riches s'établissent
ainsi (Gannage, op. cit., p. 341):
Pays sous-développés
10%
5%
du haut de l'échelle
des revenus
Pays développés
10%
5%
du haut de l'échelle
des revenus
Inde (1950)
Ceylan (1952/53)
Liban (1950)
Mexique (1957)
El Salvador (1946)
Porto Rico (1953)
43,0
40,6
—
46,7
43,6
32,9
Etats-Unis (1950)
Grande-Bretagne
(1951-52)
RFA (1950)
Danemark (1950)
Pays-Bas (1950)
30,3
20,4
30,2
34,6
30,7
35,0
20,9
23,6
20,1
24,6
33,4
31
31,5
37
35,5
23,4
2
S. Kuznets: « Quantitative aspects of the économie growth of nations: Distribution of
income by size », Economie Development and Cultural Change, vol. XI, 1963, n° 2.
8
H . T. Oshima: «A note on income distribution in developed and underdeveloped
countries », Economie Journal, mars 1956.
4
E. Gannage: «La répartition des revenus dans les pays sous-développés», op. cit.,
p. 339.
110
Les implications politiques
être si éloigné du monde réel que ce qu'il montre peut ne jeter qu'une très faible
lumière sur ce qui se produit dans le monde réel. Par exemple, un modèle reposant
sur un marché du travail concurrentiel peut difficilement expliquer les raisons de la
rigidité des salaires dans de nombreuses situations du monde réel, ou bien un modèle
peut exclure certaines relations qui peuvent être importantes dans le monde réel,
telles que les effets de salaires élevés sur l'efficience des employeurs et des travailleurs.
Deuxièmement, même si le modèle est suffisamment proche de la réalité pour pouvoir
l'éclairer, il peut seulement nous indiquer une orientation, mais non l'ampleur des
effets auxquels on peut s'attendre... L'important en politique économique n'est pas
d'être à même de décrire les effets de salaires élevés en termes généraux; l'objet de
l'enquête doit être d'identifier — et cela en termes « opérationnels » — les circonstances dans lesquelles on peut s'attendre à voir se manifester des effets particuliers
et de savoir l'importance qu'ils peuvent prendre. De nombreux gouvernements
souhaitent que les salaires puissent s'élever aussi rapidement que les circonstances
économiques de leur pays le permettent, mais ils craignent les effets d'une hausse
« excessive » des salaires. Les pays recherchant un développement économique rapide
et une répartition équitable des fruits de celui-ci doivent pouvoir déterminer aussi
correctement que possible la dimension des hausses de salaire permises, savoir
jusqu'à quel point à ne pas dépasser les salaires peuvent augmenter, compte tenu
des objectifs de la politique économique et sociale et des moyens et ressources disponibles pour les atteindre 1.
Si l'on tient compte de ces remarques, qui sont à la fois un constat et une
recommandation, trois ordres de considérations s'imposent.
En premier lieu, il convient de tenir compte des particularités des structures
des pays en voie de développement. On a évoqué très souvent leur caractère
dualiste en opposant économie traditionnelle et économie moderne, économie
de subsistance et économie de marché, etc. Ces distinctions ont sans doute leur
utilité, mais, pour notre propos, la distinction qui nous paraît la plus utile est
celle qui concerne entreprises nationales et entreprises multinationales. Les
secondes sont des centres de décision autonomes. On a, par conséquent, et
suivant l'expression de C. Kerr, une « balkanisation » des marchés du travail
avec des marchés « internes » 2 aux normes et comportements différents. Les
salaires pratiqués par les firmes multinationales (entreprises pétrolières du
Moyen-Orient et d'Amérique latine, entreprises minières de Zambie, entreprises
de bauxite à la Jamaïque, etc.), dont la productivité est généralement bien
supérieure à la moyenne, tendent à dépasser largement ceux des autres branches
d'activité. Il en est de même pour les suppléments sociaux 3 et, d'une manière
1
2
Franklin, op. cit., pp. 342-343.
Le concept, dû à Doerlinger, synthétise le système complexe d'équilibre qui s'établit
entre structures professionnelles, règles administratives instituant des modèles et réseaux de
mouvements internes, procédures de recrutement, location, formation, indemnisation de la
main-d'œuvre, conditions particulières de travail, etc.
3
Au Mexique, ces suppléments (primes, allocations, assurances sociales et paiements
divers en nature) majorent le salaire de 15 pour cent dans le cas des sociétés mexicaines et de
plus de 25 pour cent dans celui des sociétés étrangères (W. P. Strassman: Technological
change and économie development: The manufacturing expérience of Mexico and Porto Rico
(Ithaca, New York, Cornell University Press, 1968), p. 134.
111
Liberté syndicale et développement économique
générale, pour les conditions de travail. Il en résulte un problème redoutable
pour la mise en œuvre d'une politique nationale des salaires :
Jointe à ces disparités entre le personnel des industries à haute rémunération et
les autres travailleurs, la disparité ordinaire qui existe entre une minorité de salariés
urbains et une majorité rurale de petits paysans a rendu plus aigu encore un dilemme
fondamental qui, s'il dépasse le cadre des sociétés multinationales, y trouve souvent
son expression: comment concilier le principe de la participation des travailleurs aux
gains de l'industrie qui les emploie avec les objectifs sociaux plus généraux qui sont
de réduire les grossières inégalités de revenu et de niveau de vie, d'élargir les chances
d'emploi et, d'une façon générale, de faire profiter la population entière du développement des ressources productives nationales *?
Si l'existence des entreprises multinationales est un premier phénomène de
structure dont il convient de tenir compte, les particularités internes du marché
du travail sont un deuxième élément à considérer. Celui-ci se caractérise par
deux traits liés : une structure professionnelle déséquilibrée par rapport à celle
que l'on rencontre dans les pays industrialisés; des disparités de revenus plus
considérables entre les niveaux hiérarchiques. Le tableau 14 ci-après, bien que
portant sur une période vieille de quelque quinze années, illustre bien ce double
phénomène 2. Il montre aussi que la politique des salaires peut difficilement
remplacer une politique de formation professionnelle si l'on souhaite réduire
des écarts aussi considérables.
En second lieu, éclairé sans doute par les phénomènes structurels que nous
venons d'évoquer, le problème des moyens doit être également examiné. Deux
remarques semblent à cet égard pouvoir être formulées. D'une part, la désarticulation économique fera que les moyens d'action dont peut disposer la
puissance publique n'auront qu'une efficacité limitée. En particulier, les effets
d'entraînement pouvant être attendus du secteur public sur le secteur privé
seront limités; l'expérience de Sri Lanka est, à cet égard, riche d'enseignements
dans la mesure où elle a pu être étudiée sur une période relativement longue
d'une vingtaine d'années (1948-1968).
Les principales conclusions qui peuvent en être dégagées sont les suivantes 3 :
— le gouvernement n'exerce quelque action que sur les
industries caractérisées par la présence de facteurs
(salaires, négociations collectives, politiques patronales
pendantes à l'égard des forces du marché). Bien que le
le principal employeur, il n'a pu influer sur les prix
1
entreprises ou les
« institutionnels »
relativement indégouvernement soit
et les salaires des
BIT: Les entreprises multinationales et la politique sociale (Genève, 1973), p. 178.
C. Morrisson: La répartition des revenus dans les pays du tiers monde (Paris, Cujas,
1968), pp. 68 et 71.
3
BIT: Governmentpay policies in Ceylon (Genève, 1971), pp. 65-67.
2
112
Les implications politiques
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113
Liberté syndicale et développement économique
centaines de milliers de personnes employées dans les petits établissements,
pour lesquels les influences du marché ont au contraire été déterminantes;
— les facteurs « institutionnels » n'ont été qu'une condition nécessaire mais
non suffisante: dans les plantations de thé, d'hévéas, de cocotiers, les facteurs économiques ont imposé des limites étroites à l'action gouvernementale;
— l'influence gouvernementale a été le plus forte là où les facteurs « institutionnels » étaient importants et où l'environnement économique n'imposait
pas de limitations étroites à la détermination des salaires (entreprises
d'engineeiing travaillant pour le marché national, entreprises d'exportation
de thé et de caoutchouc, où l'environnement économique, en raison de la
faible part des salaires dans la structure des coûts, permettait une fixation
des salaires largement discrétionnaire);
— l'influence gouvernementale a été faible dans les périodes où le secteur
public pratiquait une politique restrictive. Durant cette phase (1958-1967),
les activités commerciales et bancaires n'ont pas hésité à octroyer des
augmentations de salaire;
— même quand la politique gouvernementale a été le plus forte, elle n'a
jamais influencé au maximum que 20 pour cent de la population active
employée en dehors de la fonction publique et de l'agriculture.
D'autre paît, à supposer que cette politique des salaires puisse être efficace,
reste encore à trouver une combinaison satisfaisante entre les quatre critères
qui ont généralement été retenus pour une politique des salaires *:
— Le critère des besoins des travailleurs, invoqué par de nombreux pays (le
Mexique en 1941, l'Uruguay en 1953, l'Inde en 1957), pose de redoutables
problèmes, puisqu'il faut définir le salaire de subsistance pour un individu,
décider à combien de personnes doit servir ce salaire, savoir si, en définitive,
les problèmes de la pauvreté doivent être résolus au moyen de la seule
politique des salaires.
— Le critère de la capacité de paiement, auquel se réfèrent de nombreux pays
(Argentine, Chili, Colombie, Costa Rica, République dominicaine,
Mexique), est une notion fuyante et difficile à définir. Si on a le choix entre
son évaluation à l'échelon de la branche ou à celui de l'ensemble de l'économie, la seconde solution semble préférable dans la mesure où elle se
justifie pour des motifs à la fois d'équité et de rendement économique.
— Le critère des niveaux de vie relatifs est mentionné, par exemple, dans la
recommandation (n° 30) sur les méthodes de fixation des salaires minima,
1
114
BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 66-89.
Les implications politiques
1928, ou dans la recommandation (n° 89) sur les méthodes de fixation des
salaires minima (agriculture), 1951. Son emploi exige que l'on prenne
parti sur les écarts qui sont utiles à maintenir, dans une perspective d'industrialisation, entre les salaires industriels et le revenu agricole 1 .
— Le critère du développement économique implique que les salaires
ne puissent être fixés sans qu'il soit tenu compte du contexte social et économique
général, y compris le volume du chômage, l'importance de la population rurale et
les rapports existant entre revenus ruraux et salaires urbains et ruraux. En raison
de l'importance du développement économique d'un pays, pour ses salariés autant
que pour les autres catégories, le processus de détermination du salaire doit
prendre en considération le propre rôle des salaires dans la création de marchés
pour la production de masse de biens de consommation, de même que l'impact
probable des variations de salaire sur le volume de l'emploi. Tout cela doit être, de
plus, considéré dans le cadre de la stratégie de développement établie par le
gouvernement2.
En troisième lieu, la politique des salaires doit tenir compte des comportements des sujets économiques qu'elle concerne. A cet égard, deux phénomènes
doivent retenir l'attention. Le premier est celui des élites responsables de l'industrialisation, lesquelles ont, en matière de rémunération, un certain nombre de
préférences en ce qui concerne par exemple la part à attribuer aux paiements
en nature, la ventilation entre les différents éléments de la rémunération
(salaires de base, parts fixe et variable du revenu direct, composantes diverses
du revenu indirect), les différenciations en fonction de la qualification professionnelle ou du statut socio-professionnel, voire les méthodes de paiement des
salaires (salaires au temps ou aux pièces) 3 . Le second est celui des réactions
que peut susciter, auprès des organisations syndicales, la mise en œuvre d'une
politique des salaires :
S'il est malaisé pour un syndicat de pratiquer une politique de limitation des augmentations de salaire dans les Etats industrialisés, en raison des pressions exercées à la
1
Sans proposer un pourcentage quelconque, H. A. Turner pense qu'on devrait prévoir
une certaine marge en faveur des salariés « pour compenser la réduction du temps libre
qu'entraîne l'emploi à plein temps et afin d'inciter le cultivateur à abandonner son mode
traditionnel d'existence » (Turner, op. cit., p. 57). A. Lewis estime, pour sa part, que « les
salaires urbains dépasseront toujours le revenu agricole, en partie parce que le coût de la vie
est plus élevé dans les villes, en partie parce qu'un secteur en croissance rapide doit offrir
des gains réels supérieurs pour attirer la main-d'œuvre, en partie parce que, pour travailler
huit heures par jour pendant cinq ou six jours par semaine toute l'année, il faut manger plus
que pour travailler pendant une campagne agricole, et en partie parce qu'il est moins agréable
de travailler en ville huit heures par jour tous les jours, en contrepartie d'un salaire, que de
travailler dans sa propre ferme, et que cela exige donc une rémunération supérieure. Le salaire
d'équilibre pour les manœuvres dépasse donc normalement d'environ 50 pour cent le revenu
agricole moyen. » {Development planning: The essentials of économie policy (Londres, George
Allen & Unwin, 1966), p. 92.)
a
BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., p. 171.
3
Voir à cet égard le tableau très riche d'enseignements établi par Kerr, Dunlop, Harbison
et Myers, op. cit., pp. 216-217.
115
Liberté syndicale et développement économique
base, et s'il y faut réellement beaucoup de doigté de la part de ses dirigeants, cela
n'est-il pas plus vrai encore dans les régions en voie de développement où le syndicalisme n'a pas d'aussi solides assises et où la pénurie de statistiques sûres, la faiblesse
des structures administratives et le manque presque complet de moyens efficaces
pour agir sur les prix et les revenus rendent difficiles l'élaboration etx l'exécution
d'une politique en la matière et la condamnent à des résultats incertains ?
Mais si la participation des organisations professionnelles aux décisions de
politique économique a un rôle positif à jouer quant au succès même de cette
politique, l'attitude la plus sage qu'il convient d'adopter à l'égard des organisations syndicales n'est-elle pas, dès lors, de « les appuyer plutôt que de les
contrôler ou de les supprimer » 2?
C. LE PROCESSUS DE DÉVELOPPEMENT
L'incidence de l'action syndicale sur le processus de développement doit
dès lors être envisagée indépendamment des considérations d'offre ou de
demande évoquées ci-dessus. Les organisations syndicales reflètent sans doute
les intérêts de leurs mandants, mais ces intérêts sont multiples et doivent être
harmonisés ; de plus, elles ont leurs préférences propres, en ce qui concerne tant
le type de société à promouvoir que les moyens permettant d'y parvenir. C'est
dire que le processus de développement ne sera pas le même suivant qu'il se
réalisera en accord ou en opposition avec les visées des organisations syndicales,
en ce qui concerne les objectifs ou les moyens employés.
1. Les objectifs
Les objectifs explicites des organisations syndicales apparaissent parfois,
au-delà des nuances qui séparent les différentes organisations professionnelles,
en contradiction avec ceux dont se réclame le pouvoir politique, comme en
témoigne la floraison des « contre-plans » venant s'opposer aux plans officiels
de développement. La liberté syndicale n'est plus alors vécue comme une gêne
ou comme une contrainte, mais comme un nécessaire affrontement d'idées et
comme la nécessité de transiger entre visées non nécessairement compatibles.
Ainsi se trouve posé le problème plus général de la compatibilité des valeurs
traditionnellement rattachées à la liberté syndicale et de la façon dont la plupart
des gouvernements des pays en voie de développement envisagent la place et
le rôle du syndicalisme dans un processus de développement. Cette question
peut être considérée à plusieurs niveaux.
1
BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs
dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., p. 66.
2
Fisher, op. cit., p. 113.
116
Les implications politiques
a) Analyse d'histoire quantitative
On peut, tout d'abord, du point de vue des évolutions historiques en cours,
se demander si la conception occidentale des droits de l'homme dont relève
la liberté syndicale — conception qui implique la limitation des pouvoirs de
l'Etat, afin d'assurer le maximum de liberté individuelle, et la reconnaissance de
droits collectifs dans une société pluraliste qui concilie industrialisme, capitalisme et démocratie — n'est pas destinée à être submergée par une conception
différente, celle qui prévaut souvent dans les pays tardivement développés où
l'accent est mis sur des droits collectifs renforçant les pouvoirs de l'Etat pour
faciliter la modernisation. C'est là un dilemme que nous avions entrevu dans
la première partie de cette recherche, en présentant sommairement les positions
des différentes élites industrialisantes, et que nous examinerons ici de façon
plus approfondie. En prenant pour base de discussion un schéma de classification dont on peut discuter la pertinence, mais qui présente néanmoins l'avantage de révéler les évolutions tendancielles, on constate en effet que si, depuis
1950, on assiste sur la scène internationale à un déclin des régimes oligarchiques
traditionnels, à un léger effacement des régimes de conciliation, par contre les
régimes de mobilisation ou autoritaires occupent une place croissante, ainsi
que le montre le tableau 15 1 .
Or un rapide calcul à partir des tables de classification utilisées par l'auteur 2
sur la base d'un matériel empirique (monographies, ouvrages de référence,
1
Voir E. B. Haas: Humait rights and international action: The case offreedom of association (Stanford University Press, 1970), p. 13. L'auteur justifie aux pp. 38-40 les catégories
retenues. Un régime de conciliation repose sur des valeurs essentiellement instrumentales,
la structure de l'autorité y est pyramidale, le gouvernement exerce une faible coercition, les
normes étant sanctionnées par la loi et la coutume; la participation et l'intégration des individus sont relativement bien assurées; la répartition des ressources est effectuée par les
mécanismes du marché ou grâce à une large consultation des entreprises et les différents groupes sont représentés dans les structures du pouvoir. Le régime de mobilisation est l'exact
opposé du précédent : la structure autoritaire y est hiérarchique, un seul parti est à la source
des normes et des mécanismes d'intégration fournissant les symboles de l'identité nationale;
le recrutement des élites repose sur la loyauté à l'égard du parti; le plan règle l'affectation des
ressources et les groupes sont manipulés dans une perspective de modernisation rapide. Les
régimes autoritaires sont une forme atténuée de la catégorie précédente: un «monarque
présidentiel » tend à être la source des normes nouvelles et progressives de modernisation,
utilisant parti et bureaucratie à des fins d'intégration; les valeurs instrumentales prédominent
et il est fait un usage modéré de la coercition; la répartition des ressources est opérée par des
entreprises privées ou mixtes; les groupes sont encore manipulés. Une oligarchie modernisatrice est dirigée par une junte militaire ou civile; les structures autoritaires sont hiérarchiques, mais moins rigoureuses et efficaces que dans le régime précédent; les valeurs sont, dans
la pratique, de caractère instrumental; les normes, rigides en principe, sont en fait souples;
le pouvoir est instable et évolue facilement vers les régimes autoritaires ou de modernisation.
Une oligarchie traditionnelle, où le peuple vit en unités tribales ou villageoises, repose sur des
liens à la fois familiaux et de position. L'autocratie de modernisation est un régime dans
lequel un chef traditionnel tente d'adapter les normes traditionnelles et les mécanismes
d'intégration coutumiers aux exigences de la modernisation économique et sociale.
2
Les fabulations dont il s'agit se trouvent rassemblées dans l'annexe méthodologique de
l'ouvrage, pp. 137 et suiv.
117
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 15.
Répartition en pourcentage des différents types de régimes des droits de
l'homme, 1946-1967
Année
Nombre
d'Etats
Membres
des
Nations
Unies
Régimes
de conciliation
Régimes
de mobilisation
Oligarchies Oligarchies Autocraties Régimes
tradide moder- de moder- autoritaires
tionnelles
nisation
nisation
1946
1950
1953
1958
1967
53
60
61
82
120
43
50
46
43
37
11
13
13
19
18
34
25
19
10
5
4
5
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6
5
6
5
7
15
10
2
2
7
7
25
Source: E. B. Haas: Human rlghts and international action:The case offreedom of association (Stanford University
Press, 1970), p. 13.
Tableau 16.
Régime 1
c
M
A
AM
OT
OM
NC
NI
Répartition des régimes selon Haas et selon Cox-Jacobson, pays sousdéveloppés, 1945-1947, 1948-1951,1952-1955,1956-1960 et 1961 -1968
1945-1947
1948-1951
1952-1955
1956-1960
Haas
Haas
CoxJacobson
Haas
Haas
CoxJacobson
Haas
1961-1968
CoxJacobson
11
2
3
2
21
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—
—
21
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27
12
9
5
1
3
4
35
—
—
—
67
51
42
49
26
31
1
1
C = régime de conciliation, M = régime de mobilisation, A = régime autoritaire, AM = autocratie de modernisation, OT = oligarchie traditionnelle, OM = oligarchie de modernisation, NC = non classifiable, NI = non indépendant.
Note. — Décompte établi en éliminant les pays qui, dans la classification de Haas, relèvent de la catégorie socialiste quant aux institutions économiques et les pays qui, dans les classifications de Haas et Cox-Jacobson, sont
considérés, du point de vue du développement économique, comme en croissance, développés ou hautement
développés (quelles que soient les objections qu'on puisse faire par ailleurs au sujet du classement proposé).
Source: Haas, op. cit., pp. 141-155.
consultations d'experts, etc.) montre que les pays en voie de développement
constituent la plus grande partie des régimes dits « de modernisation », « de
mobilisation» ou «autoritaires», comme l'indique le tableau 16. Il serait
certes toujours possible de contester la pertinence du rattachement de tel ou
tel pays à telle ou telle catégorie — et la comparaison avec la classification
établie par deux autres chercheurs, R. W. Cox et H. K. Jacobson \ en témoigne,
ainsi qu'on peut le voir dans le tableau —, mais seule nous intéresse ici la
tendance générale.
1
R. W. Cox et H. K. Jacobson: « Decision-making in international organizations: An
intérim report» (Paper delivered at the 65th annual meeting of the American Political
Science Association, New York, 1969) (doc. polycopié).
118
Les implications politiques
Qui plus est, si la nature du régime caractérise déjà son attitude à l'égard des
droits individuels et collectifs, ceux-ci ne sont pas considérés de la même façon
suivant les types de problèmes concernés. L'analyse des votes émis à l'Assemblée générale des Nations Unies, en comité ou en session plénière, et concernant les droits de l'homme permet de jeter quelque lumière sur ce problème en
montrant les oppositions qui existaient à cet égard entre pays occidentaux et
pays en voie de développement 1 .
b) Analyse typologique
On peut ensuite aborder le même problème de la compatibilité des valeurs
traditionnellement rattachées à la liberté syndicale et de la place assignée au
syndicalisme dans un processus de développement par les gouvernements concernés sous un autre angle, relevant moins de l'analyse quantitative de l'histoire, comme chez E. B. Haas, que de la logique socio-économique des constructions typologiques, ce qui est le mode d'approche du problème de C. Kerr,
J. T. Dunlop, F. Harbison et C. A. Myers. Dans ce type d'analyse:
Toute interprétation générale du processus d'industrialisation et de ses relations
avec les travailleurs et les entrepreneurs doit apporter une réponse aux groupes de
questions ci-après:
1. L'industrialisation a-t-elle une logique interne? Quelles sont les tendances
inhérentes au processus d'industrialisation et quelles conséquences doivent-elles
nécessairement avoir sur les entrepreneurs, les travailleurs et les gouvernements?
2. Quels sont les dirigeants qui élaborent la stratégie et dirigent le processus
d'industrialisation? Quelles sont les conséquences de chaque stratégie du point de
vue des relations entre employeurs, travailleurs et gouvernement? Quelles sont les
origines et les tendances évolutives de ces groupes?
3. Quels sont les facteurs culturels préexistants et les contraintes économiques
qui caractérisent de manière particulière le processus d'industrialisation de chaque
nation? Quels sont les principaux problèmes qui se posent à un pays cherchant à
s'industrialiser et comment la solution apportée à ces problèmes influence-t-elle les
relations entre travailleurs, employeurs et gouvernement?
4. Quel est le rôle des dirigeants d'entreprise dans les sociétés en cours d'industrialisation? Quelles sont les conséquences des différentes politiques et des différentes
philosophies de la gestion sur le développement économique et le système de relations
industrielles? D'où proviennent et comment sont formés les dirigeants d'entreprise?
5. Comment la main-d'œuvre industrielle est-elle recrutée, formée et motivée au
cours du processus d'industrialisation?
6. Quelles sont les conséquences globales du processus d'industrialisation en ce
qui concerne les travailleurs? Comment les travailleurs y réagissent-ils? Qui les
organise? Y a-t-il, au fil du temps, quelque système général de réaction ouvrière qui
émerge?
7. Dans quels types d'institutions les travailleurs sont-ils organisés et quelles sont
les interrelations majeures qui s'établissent, dans le processus d'industrialisation
1
Haas, op. cit., p. 18. Là encore, moins que le détail de l'analyse nous intéresse la tendance
générale qui se dégage. En somme, nous faisons nôtre l'aphorisme de A. Lewis : « se fonder sur
des données chiffrées plutôt que sur des conjectures, même si les données chiffrées reposent à
leur tour sur des conjectures ».
119
Liberté syndicale et développement éco
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Les implications politiques
entre travailleurs, entrepreneurs et gouvernement? Est-ce que les sociétés en voie
d'industrialisation, quels que soient leurs origines et leurs dirigeants, tendent à se
ressembler davantage, ou bien conservent-elles les différences de leur période préindustrielle ou font-elles apparaître de nouvelles diversités*?
Sans doute cette façon d'envisager les choses est-elle un mélange de structuro-fonctionnalisme et de théorie du changement social, privilégiant fortement
la variable technologique, sous-estimant la problématique de classes 2 inhérente
à l'idéologie marxiste, et inspiré en définitive par une théorie discutable de la
convergence des systèmes. Du moins a-t-elle le mérite de poser clairement les
problèmes et les questions qui nous préoccupent, en dégageant les options
essentielles de politique économique (présentées schématiquement au tableau 17)
qu'impliquent les différentes stratégies retenues ainsi que les positions qu'elles
déterminent chez les travailleurs et les employeurs et d'où risquent précisément de surgir les conflits sociaux. Ceux-ci peuvent en effet provenir d'un
rythme trop rapide d'industrialisation, générateur de tensions sociales nombreuses, d'une limitation des revenus et d'une épargne forcée destinées à assurer le
financement des investissements et s'avérant trop contraignantes, des priorités
du développement, qui peuvent impliquer un sacrifice trop brusque ou trop
prolongé de la consommation, ou, plus simplement, des méthodes de politique
économique mises en œuvre (le tableau 18 indique les modalités de différents
ordres de mesures). Les conflits peuvent en effet porter tout aussi bien sur
les objectifs que sur les moyens d'une politique de développement: sur les
objectifs, puisque, suivant un mot célèbre, il faut toujours choisir entre le
beurre et les canons (ou plus précisément quelles proportions il convient d'assigner aux uns et à l'autre), et sur les moyens, puisque la formation du capital
peut être financée par des voies multiples (épargne intérieure dégagée à partir
d'un revenu fixe ou croissant, soit grâce à une réduction volontaire de la consommation, soit grâce à une modification de la répartition des revenus en faveur
des couches sociales naturellement épargnantes, soit par la voie fiscale, soit
par l'inflation, qui peut restreindre la consommation de certains groupes
sociaux, soit par une réduction des importations, soit encore par la voie des
transferts internationaux de capitaux).
c) Analyse idéologique
Le problème dont nous débattons actuellement — à savoir la compatibilité
de la liberté syndicale et du développement économique en tant que systèmes
de valeurs dont on se réclame de part et d'autre en définissant des objectifs
1
Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., pp. 11-12.
Qui, conduisant à concevoir la société non seulement en termes de prises de décision,
mais aussi en termes de structures de pouvoir, fait par exemple de l'industrialisation un objectif
de politique économique essentiel, comme le remarque T. Burnis: Industrial man (Harmondsworth, Penguin Books, 1969), p. 17.
2
123
Liberté syndicale et développement économique
de politique économique — peut être abordé d'un troisième point de vue.
Il ne suffit pas, en effet, de se demander, comme nous l'avons fait avec
E. B. Haas, si les transformations historiques que subissent les régimes politiques des pays en voie de développement leur facilitent plus ou moins, au fil du
temps, l'acceptation de la liberté syndicale et des droits civils et politiques qui
s'y rattachent; il ne suffit pas non plus de confronter dans l'abstrait les stratégies
de développement prêtées aux différents types d'élites industrielles avec celles
qui impliquent l'exercice de la liberté syndicale, pour localiser les sources possibles de conflits sociaux liés à l'industrialisation dans un processus de développement; il faut encore voir au niveau des idéologies syndicales concrètes leur
degré de compatibilité avec le mode de développement retenu.
Sans doute, le concept d'idéologie est-il malaisé à cerner. Gurvitch ne distinguait-il pas naguère au moins quatorze acceptions possibles de ce terme?
Une simplification peut-être un peu abusive nous permettra cependant de dégager trois conceptions privilégiées. L'idéologie est d'abord un ensemble de représentations, une « conception du monde qui se manifeste dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective » 1 , la manière dont s'organise
la totalité du discours de la société sur elle-même. Elle est ensuite une force de
mobilisation des énergies et, comme telle, substitut possible de la contrainte;
par là même, elle trouve une finalité dans l'action sur laquelle elle débouche.
Enfin, elle peut enlever toute transparence à la réalité, constituer un « déguisement plus ou moins conscient de la nature réelle d'une situation » 2 ; apologétique et source de mystification pour elle-même, utilisée souvent pour maintenir et justifier les structures existantes, elle s'apparente, dans cette perspective,
à la fausse conscience. Ces trois significations, qui apparaissent toutes utiles,
peuvent finalement se rassembler dans une définition synthétique, l'idéologie
étant alors entendue comme « système — possédant sa logique et sa rigueur
propres — de représentations (images, mythes, idées ou concepts suivant le
cas), doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée » 3. Or un système social est composé de sous-ensembles — par exemple
celui des forces politiques, celui des forces économiques, celui des forces
sociales — ayant chacun sa propre idéologie, à la fois différente et complémentaire de celle des autres sous-ensembles. Pour ce qui est des acteurs opérant
au sein du sous-système des relations industrielles, l'idéologie les concernant
peut être caractérisée comme
un ensemble d'idées ou de croyances communément acceptées par les acteurs et qui
aident à lier ou à intégrer le système en tant qu'entité. L'idéologie du système de
1
A. Gramsci: Œuvres choisies (Paris, Les éditions sociales, 1959), p. 47.
K. Mannheim: Ideology and utopia: An introduction to the sociology of knowledge
(Londres, Routledge & Kegan Paul, 1954), p. 49.
8
L. Althusser: Pour Marx (Paris, Maspero, 1966), p. 238.
2
124
Les implications politiques
relations industrielles est un corps d'idées communes qui définit le rôle et la place
de chaque acteur et qui définit les idées qu'a chaque acteur en ce qui concerne la place
et la fonction des autres dans le système. L'idéologie ou la philosophie d'un système
stable implique conformité ou compatibilité entre ces vues et le reste du système 1.
Une acception de l'idéologie ayant été proposée, on peut dès lors en voir
quelques manifestations possibles dans la pensée politique dominante des pays
en voie de développement, caractérisée sans doute par un nationalisme de
modernisation, mais susceptible de prendre une grande variété de formes:
le consciencisme de Nkrumah, la démocratie de base d'Ayoub Khan, la
démocratie guidée de Sukarno, la société communautaire de Frei, Yujamaa de
Nyerere, l'aprisme de Haya de la Torre, la démocratie coopérative de Nasser,
la communocratie de Touré, pour n'évoquer que quelques exemples fournis par
l'histoire 2 et sans même vouloir faire appel aux innombrables « modèles »
qui, aujourd'hui, sont invoqués comme voies originales au Brésil, au Pérou,
aux Philippines ou à Singapour. Par-delà leur diversité, ces idéologies présentent cependant quelques traits communs. Elles postulent toutes plus ou moins
une certaine fusion des consciences, caractéristique de la communauté par
opposition à la société. L'idéologie sélectionne ainsi les ressemblances et masque
les différences, aboutissant parfois, comme dans nombre de pays africains,
à nier la différenciation en classes. On arrive ainsi aisément à une série d'identifications rapides: un peuple - une nation - un parti - un chef. L'idéologie
privilégie, par là même, certaines références, postule et organise des loyautés,
la loyauté à l'égard de la nation étant exclusive des loyautés à l'égard d'autres
sous-groupes (profession, classe ou ethnie) et le système éducatif étant conçu
comme devant favoriser cette loyauté par la préférence qu'il accorde à l'histoire
nationale, à la culture nationale. Le discours idéologique se clôt sur le chef, en
qui s'incarne l'esprit du peuple et en la personne duquel se rencontrent et interfèrent les trois aspects de l'idéologie que nous avons distingués plus haut: la
structuration des représentations, la finalisation des conduites, mais aussi le
processus d'« opacification » et d'inversion du réel. Mais si les idéologies qui
s'élaborent masquent les différences pour privilégier les similitudes, celles-ci
s'orientent, suivant les continents, dans un petit nombre de directions privilégiées.
En Afrique, l'idéologie intègre trois lignes de force essentielles. La première,
celle de la négritude, a un fondement essentiellement culturel. La négritude, qui
se définit objectivement comme l'ensemble des valeurs constitutives d'une civilisation et subjectivement comme volonté de féconder, d'actualiser, de vivre
et d'assumer ces valeurs, a des composantes multiples ; c'est à la fois une philosophie fondée sur la force vitale, une certaine idée de l'homme selon laquelle
1
2
Dunlop: Industrial relations Systems, op. cit., pp. 16-17.
Voir Sigmund, op. cit.
125
Liberté syndicale et développement économique
la création est toujours à faire, une certaine idée de l'art, enfin; ces diverses composantes trouvent finalement leur synthèse dans un humanisme 1. La deuxième
ligne de force, le panafricanisme 2, a une coloration plus politique ; si l'exploitation du thème de l'indépendance et l'accent mis sur l'unité africaine en sont
les aspects les plus souvent invoqués, le titre même de l'ouvrage de George
Padmore, Panafricanism or communisme3, qui en fut l'un des principaux
théoriciens, en révèle un autre aspect qui a pris, au fil du temps, de plus en plus
d'importance: le refus du communisme est d'abord un rejet de la croyance
en la supériorité blanche, avant d'être étayé par une argumentation socioéconomique basée sur une négation de la division de l'Afrique noire en classes
sociales. La troisième ligne de force, celle du socialisme africain, débouche sur
l'économie et tente d'offrir aux intellectuels influencés par la pensée marxiste
une théorie qui puisse remplacer celle-ci : ne pouvant s'appuyer sur des structures collectivistes archaïques en voie de disparition, pas plus que sur le capitalisme occidental, ce socialisme, plus proche d'Atatûrk que de Marx — et qui,
si le mot n'avait aussi mauvaise presse, pourrait être dit socialisme nationaliste 4 —, s'efforce de trouver dans un communalisme une voie spécifiquement
africaine.
Les conséquences en résultant pour le syndicalisme n'ont nulle part mieux
été précisées que dans un document élaboré par un ancien syndicaliste pour le
Conseil des ministres du Kenya 6 :
La première responsabilité des syndicats est de susciter une force de travail
disciplinée, qualifiée et responsable. Le bien-être de la nation et celui des travailleurs
dépend beaucoup plus d'un travail acharné et productif que de grèves et d'arrêts de
travail. Les syndicats doivent s'intéresser aux programmes de formation, aux programmes d'apprentissage, à la discipline du travail et à la productivité. De plus, les
syndicats, avec l'aide des gouvernements, doivent jouer un rôle actif dans l'organisation
des coopératives de consommation, la recherche de l'épargne en vue du développement,
la promotion de coopératives de logement, la création de coopératives de production,
et en rendant les travailleurs soucieux de leur contribution au développement de la
nation. Les grèves réduisent la production nationale, les salaires des travailleurs, les
profits des entreprises et les rentréesfiscalesdu gouvernement. Des salaires supérieurs
à ceux autorisés par la productivité accroissent le chômage, encouragent le remplacement du travail par le capital et conduisent à des faillites. Pour éviter ces menaces
qui pèsent sur le développement, la législation doit instaurer l'arbitrage obligatoire
pour les principaux problèmes non résolus par le processus de négociation collective
ordinaire. Une législation spéciale peut être nécessaire dans les activités les plus
sensibles et le gouvernement doit éviter la paralysie économique qui pourrait résulter
d'arrêts de travail dans ces domaines.
1
L. Senghor: « Deux textes sur la négritude », Cahiers ivoiriens de recherche économique
et sociale, n° 3.
8
Ph. Decraene: Le panafricanisme (Paris, PUF, 1959); Y. Bénot: Idéologies des indépendances africaines (Paris, Maspero, 1972).
3
G. Padmore: Panafricanism or communism? (New York, Doubleday, 1971).
4
Sigmund, op. cit., p. 17.
6
Cité dans Sigmund, op. cit., pp. 277-278; voir aussi M'boya, op. cit.
126
Les implications politiques
En Amérique latine, où les conflits idéologiques reflètent souvent ceux de
l'Europe, le complexe idéologique dominant s'organise sur deux thèmes essentiels: l'anti-impérialisme, qui en constitue l'aspect externe, le populisme, qui en
est l'aspect interne. Le premier s'explique aisément par l'intégration de l'Amérique latine au système économique occidental, du fait de l'exportation de
produits primaires d'abord, et ensuite du fait d'une industrialisation fondée sur
le remplacement des importations par la production locale. La dépendance
économique a donc toujours été vivement ressentie, et elle a fourni à un
Prebisch, qui a fortement influencé la réflexion économique latino-américaine,
le contexte qui est à la base de son explication de la détérioration des termes
de l'échange. Lorsque, à la suite de la crise de 1929 et de la seconde guerre mondiale, les liens de dépendance se transforment, surgit le populisme dont Vargas
au Brésil, Perôn en Argentine sont les figures de proue. Comme dans le bonapartisme, la bourgeoisie industrielle s'appuie alors sur les masses populaires
pour affermir son pouvoir à l'encontre des propriétaires latifundiaifes en se
servant d'un appareil d'Etat hypertrophié. Schématiquement, les thèmes idéologiques essentiels du populisme sont les suivants : la nation est au-dessus des
classes, l'industrialisation s'identifie au développement, le peuple est nécessairement bénéficiaire de la croissance et de la redistribution limitée des revenus
qui l'accompagne. Dans ce contexte idéologique, si le syndicalisme peut être
utilisé comme masse de manœuvre dans la lutte parfois conduite contre les
entreprises multinationales, il est par contre limité dans ses ambitions et ses
moyens d'action lorsqu'il risque de porter atteinte aux exigences de l'industrialisation.
Ainsi, aux trois niveaux successifs auxquels nous avons conduit cette analyse — celui des attitudes adoptées aux Nations Unies lors des votes émis sur
les droits fondamentaux de l'homme dont relève la liberté syndicale, celui des
différentes façons dont les élites de l'industrialisation envisagent le processus de
développement, celui enfin des préférences idéologiques qui se manifestent
dans les pays du tiers monde —, nous avons vu se dégager une conception de la
liberté syndicale plus contraignante que celle qu'a élaborée l'Organisation
internationale du Travail. Les objectifs gouvernementaux ne sont pas nécessairement incompatibles avec ceux de la liberté d'association formellement acceptée mais, en cas de conflit, ceux-ci tendent à être regardés comme moins importants que ceux-là et risquent, par là même, d'être quelque peu sacrifiés au
profit des premiers.
2. Les moyens
L'étude des rapports entre liberté syndicale et développement économique
ne peut toutefois pas s'en tenir au seul plan des principes et des objectifs qui
127
Liberté syndicale et développement économique
définissent les stratégies : il lui faut aussi prendre en considération les méthodes
et les moyens auxquels font appel les tactiques. Dans cette nouvelle perspective,
l'analyse peut aussi opter pour plusieurs éclairages complémentaires. Si le
développement économique passe par l'accumulation du capital, il implique
aussi la mobilisation de la main-d'œuvre. Lors de la révolution industrielle
d'hier, la transformation des orfèvres de Lombard Street de simples trésoriers
en banquiers assurant la prospérité de la City de Londres a été indissolublement
liée à l'afflux dans les fabriques des petits propriétaires chassés des campagnes
par les Enclosure Acts, et, de nos jours, un phénomène analogue se produit dans
les pays désireux de s'industrialiser. Il convient donc de voir tout d'abord quelles
peuvent être les différentes manières dont peut s'opérer cette mobilisation de la
main-d'œuvre suivant le type de développement adopté. Mais parce qu'il existe
des organisations syndicales dont il convient de tenir compte, les règles du jeu
constitutives de tout système de relations industrielles pourront, à leur tour, être
en partie conditionnées par les caractéristiques de la voie d'industrialisation
retenue. Dans ce qui apparaît en définitive comme une dialectique des stratégies
et des tactiques de l'industrialisation, c'est donc un deuxième type de problèmes à considérer.
a) Politique active de main-d'œuvre
Lors de tout processus d'industrialisation, il faut engager des travailleurs,
les motiver, leur assurer une certaine mobilité professionnelle et la sécurité de
l'emploi, leur garantir des emplois effectifs. Mais, à l'égard de ces exigences
communes, les pratiques nationales pourront largement différer, qu'il s'agisse
de recrutement (par relations familiales ou tribales, par les institutions du marché du travail ou par des processus directs d'affectation), de motivations (financières ou idéologiques, individuelles ou sociales), d'avancement (apprentissage sur le tas ou formation par la voie scolaire, promotion en fonction de la
qualification ou de l'ancienneté), d'institutions de sécurité sociale (régimes
d'entreprise gérés ou non paritairement, systèmes formels de sécurité sociale
administrés par l'Etat et contrôlés ou non par les syndicats), ou d'attitudes à
l'égard du chômage et de mécanismes institutionnels destinés éventuellement à
y remédier x.
On se rendra compte, en considérant le tableau 19, qu'en définitive « ce
qu'un gouvernement tente de faire dans le domaine de la réglementation du
travail est le résultat des forces sociales telles qu'elles résultent de la structure
spécifique des différentes sociétés » 2. Mais, selon la place faite au syndicalisme
1
Sur ces différents points, voir notamment Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., pp. 140-166.
2
Baldwin, op. cit., p. 9.
128
Les implications politiques
comme institution sociale et le rôle qui lui est dévolu dans ce qui constitue,
en définitive, une politique active de main-d'œuvre, les conflits ou, au contraire,
la collaboration prendront plus ou moins d'extension. Les élites actives qui
ont utilisé les groupements ouvriers comme levain du nationalisme et comme
instrument de l'indépendance nationale s'efforceront-elles de cantonner le
syndicalisme dans un champ étroit, permettant d'obtenir sa neutralité bienveillante à défaut d'une collaboration plus étendue, ou bien, reconnaissant que
la croissance ne peut s'effectuer « contre les hommes », mais qu'elle doit
s'effectuer « pour les hommes », feront-elles au syndicalisme une place de choix
dans la société en cours d'édification? La question n'est pas sans importance
du point de vue strictement économique, car selon la réponse qu'on lui apportera, l'accumulation du capital sera plus ou moins forte et, par conséquent, le
décollage plus ou moins rapide.
b) Politique des relations professionnelles
Dans l'ensemble des orientations tactiques qui se dégagent des décisions
des élites de l'industrialisation, outre la politique active de la main-d'œuvre
dont nous venons de définir les caractéristiques principales et qui intéresse
au premier chef l'économiste, deux autres présentent une importance essentielle
parce qu'elles concernent: l'une, les structures de l'organisation syndicale et,
partant, la conception de la liberté syndicale qui découle de la convention n° 87 ;
l'autre, les règles qui régiront les rapports de travail et donc le problème même
de la négociation collective tel que le pose la convention n° 98.
Dans le premier cas, on peut tenter de cerner les problèmes à travers les
idéologies des organisations ouvrières, leurs fonctions, l'étendue de la concurrence existant entre organisations rivales, leurs structures, l'origine de leurs
ressources et celle de leurs dirigeants, tous aspects que rassemble le tableau 19,
eu égard aux différents types d'industrialisation liés à la nature des élites qui
en ont la direction. Il est aisé d'en déduire un certain nombre de conséquences
quant à la liberté syndicale. Soit des élites dynastiques et des organisations
syndicales, organes de classes révolutionnaires ; les conflits de valeurs en résultant peuvent être particulièrement graves et, dans ce cas, il est très probable
qu'un certain nombre de freins seront mis à l'exercice du droit syndical:
contrôle sévère de la constitution des organisations professionnelles, limitation
des affiliations internationales, contrôle de la gestion interne et des ressources
des syndicats, condamnation des actions de caractère « politique », etc., la
contrepartie de ces restrictions pouvant être éventuellement une politique
d'inspiration largement paternaliste.
D'une manière plus générale, la préoccupation de concilier des visées dont
nous avons vu qu'elles pouvaient être divergentes risque de conduire les
129
Liberté syndicale et développement économique
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131
Liberté syndicale et développement économique
gouvernements à intervenir dans la vie des organisations syndicales et, par là
même, peut porter atteinte à la liberté syndicale. Le moyen le plus contraignant
est sans doute de limiter le droit d'organisation. Si les pays où les droits syndicaux ne sont pas reconnus, par exemple l'Afghanistan, sont rares, plus nombreux sont par contre ceux où le droit de constituer des syndicats est encore
refusé à certaines catégories de travailleurs comme les fonctionnaires (Bolivie,
Brésil, République dominicaine, El Salvador, Jordanie, Libéria, Nicaragua,
Turquie) ou certains secteurs seulement de la fonction publique. Si la loi
reconnaît généralement le droit d'organisation aux travailleurs agricoles,
certaines de ses dispositions peuvent venir renforcer les obstacles de nature
économique ou sociale que rencontrent ces travailleurs (manque d'instruction,
instabilité de l'emploi, éloignement des agglomérations, opposition des propriétaires fonciers). C'est le cas lorsque sont imposées des exigences portant
sur la dimension de l'exploitation agricole (plus de dix travailleurs permanents
dans des pays comme la République dominicaine ou le Honduras), lorsque la
législation interdit aux syndicats industriels toute activité au nom des travailleurs
agricoles, ou lorsque des différences existent dans l'application des textes selon
les catégories de travailleurs (comme c'était le cas en Angola et au Mozambique).
La limitation peut résulter aussi de distinctions fondées sur la race (apartheid
en Afrique du Sud), la nationalité (Colombie, Honduras, Jordanie, République
arabe libyenne), les appartenances politiques (Philippines, Turquie).
Un moyen différent consiste à subordonner la création d'un syndicat à
l'accomplissement de certaines formalités. Celles-ci peuvent être obligatoires,
l'enregistrement étant une condition préalable au fonctionnement de l'organisation (Argentine, Brésil, République-Unie du Cameroun, Chypre, Costa Rica,
Equateur, Espagne, Ethiopie, Ghana, Grèce, Guatemala, Jamaïque, Kenya,
République arabe libyenne, Malaisie, Malawi, Mexique, Nigeria, Sierra Leone,
Singapour, Tanzanie, Venezuela, Zaïre). S'il est vrai qu'il ne s'agit plus là,
le plus souvent, que d'une simple formalité, il peut encore arriver que la loi
confère aux autorités compétentes des pouvoirs plus discrétionnaires, ce qui
peut être incompatible avec le principe de la liberté syndicale 1. Dans d'autres
cas, cette formalité est facultative mais confère aux syndicats des avantages
importants, tels qu'immunités spéciales, exonérations fiscales, droit de déclencher le mécanisme de règlement des conflits ou droit d'être reconnu comme
unique agent de négociation pour une catégorie donnée de travailleurs; il en
est ainsi, par exemple, en Inde, au Pakistan, aux Philippines.
Les dispositions que nous venons d'évoquer ont trait à la constitution des
organisations syndicales; d'autres concernent le fonctionnement de celles-ci.
Si l'article 3 de la convention n° 87 reconnaît le droit d'élaborer statuts et règle1
132
Voir 4 e rapport du Comité de la liberté syndicale, cas n° 20, paragr. 110.
Les implications politiques
ments administratifs, les gouvernements peuvent méconnaître cette liberté
lorsqu'ils rédigent eux-mêmes les statuts de l'organisation ouvrière centrale du
pays (Kenya, Tanzanie), ou lorsqu'ils exigent que les statuts contiennent une
déclaration selon laquelle l'organisation agira en qualité d'instrument de
collaboration avec les pouvoirs publics et d'autres organismes, dans le sens de
la solidarité sociale et d'une subordination des intérêts économiques et professionnels à l'intérêt de l'Etat (Brésil). De même, on a vu que, dans les pays en
voie de développement, les dirigeants syndicaux étaient souvent étrangers à la
profession qu'ils représentent, ce qui est un puissant facteur de politisation de
l'organisation professionnelle. Pour parer à cette éventualité, de nombreux
gouvernements ont introduit des dispositions selon lesquelles les responsables
syndicaux doivent exercer la profession représentée (Cuba, Equateur, Pérou) ou
y avoir compté, à une période ou une autre, un minimum de service (Argentine,
Brésil, Colombie, République arabe libyenne, Malaisie, République arabe
syrienne, Zambie). L'ingérence des pouvoirs publics dans l'élection peut être
encore plus marquée, soit que le résultat des élections doive être approuvé par
le ministère du Travail (Brésil), soit que les autorités refusent de reconnaître
un organe exécutif élu lors d'un congrès syndical, soit encore que le Président
du pays nomme le secrétaire général de la confédération ouvrière (Kenya) 1 .
Pour éviter que le syndicalisme ne suscite des adversaires politiques aux élites
en place, l'éligibilité peut être interdite aux personnes exerçant des activités
dans tel ou tel parti ou mouvement politique ou dans un parti dont l'idéologie
est considérée comme incompatible avec les intérêts de la nation (Brésil), ou
aux personnes condamnées pour délits contre-révolutionnaires (Cuba); inversement, dans certains cas, les responsables syndicaux doivent être membres
d'un parti politique (Egypte). Dans certains pays (par exemple le Libéria), les
syndicats n'ont pas le droit de fournir une contribution financière à un parti
politique ou à des personnes qui briguent un poste politique, ou n'ont pas le
droit de prendre paît à une politique de parti (Brésil, Colombie, Costa Rica,
El Salvador, Equateur, Guatemala) ou à n'importe quelle activité politique
(Madagascar, Paraguay, Somalie, Tchad).
Les différentes dispositions dont nous venons de faire état traduisent une
certaine méfiance à l'égard des organisations syndicales. On retrouve ainsi un
phénomène qui a été bien mis en lumière pour l'Amérique latine :
Pour ce qui est de la réglementation des organisations de travailleurs, il est
indiscutable, en effet, que la législation a commencé par les considérer comme des
instruments de protestation, à surveiller dès leur constitution. En général, on s'est
plutôt préoccupé de contrôler l'existence des syndicats que de stimuler le dévelop1
On pourra illustrer ces multiples interventions du pouvoir dans la vie interne de l'organisation syndicale par l'ouvrage de F. Weiss: Doctrine et action syndicales en Algérie (Paris,
Cujas, 1970).
133
Liberté syndicale et développement économique
pement d'organisations solides, stables et indépendantes. Certains pays ont interdit
la formation de syndicats dans des secteurs déterminés (l'agriculture et la fonction
publique, par exemple), refusé de reconnaître l'existence de confédérations nationales
ou essayé de promouvoir le développement de certaines organisations, telles que les
syndicats d'entreprise. Ces restrictions ont empêché l'expansion complète du syndicalisme ou provoqué l'affaiblissement de certaines organisations. Bien que le mouvement syndical soit relativement puissant dans quelques pays, il y a lieu de rappeler
que, dans la majorité des Etats de la région, la proportion des travailleurs syndiqués
est encore inférieure à 15 pour cent de la main-d'œuvre susceptible d'être organisée.
En outre, la rigidité des dispositions législatives a été en partie la cause de la création
d'organisations de facto, qui ont acquis parfois une telle importance qu'elles ont fini
par constituer un monde syndical à part. Dans quel sens ces caractéristiques de la
législation sur les syndicats ont-elles pu avoir des effets sur le développement? En
principe, on peut dire qu'elles ont surtout été préjudiciables au développement social
ou, plus exactement, à l'établissement d'un équilibre adéquat entre développement
économique et développement social. En effet, il est possible que l'absence d'organisations syndicales dans quelques secteurs ou de syndicats représentatifs dans d'autres
ait entravé la diffusion des aspirations et des revendications ou gêné la défense des
intérêts professionnels. Mais on peut affirmer également que, dans une certaine mesure,
cette situation a freiné le développement économique car la liberté syndicale est une
des conditions nécessaires à la participation active du peuple au processus de développement; or on considère aujourd'hui que cette participation est indispensable. De
surcroît, le fait que certaines organisations ne sont pas reconnues ou que le syndicalisme n'est pas assez développé a pu donner lieu à une recrudescence de divers
phénomènes de désorganisation qu'il était impossible d'endiguer par les moyens
légaux et qui ont perturbé le processus de production. A cela s'ajoute que, par suite
de l'évolution limitée du syndicalisme, les institutions sociales n'ont guère été à même
d'aider à l'exécution de certaines tâches de nature à contribuer au développement,
comme l'adaptation des travailleurs à la vie dans l'industrie 1.
Il est vrai que le législateur a parfois adopté des attitudes moins restrictives
et s'est au contraire efforcé de susciter l'apparition d'organisations syndicales
utiles au développement économique. Pour lutter contre la dispersion des organisations, il a parfois interdit l'existence de plus d'une organisation pour tous
les travailleurs dans une entreprise ou un organisme donné (Colombie, Honduras, Panama) ou, sans interdire expressément l'existence de plus d'une
organisation pour une catégorie donnée de travailleurs, conféré au préposé à
l'enregistrement une certaine latitude pour refuser l'enregistrement d'un syndicat lorsqu'il en existe déjà un autre (Malaisie, Singapour, îles Salomon
britanniques et Seychelles). Dans un nombre croissant de pays (Congo, Cuba,
Egypte, Koweït, République arabe libyenne, Soudan, République arabe
syrienne, Tanzanie, Zambie), la législation impose, à tous les niveaux, un
système syndical unique, et cette disposition va de pair avec la retenue obligatoire des cotisations à la source 2. Cela pose un problème redoutable puisque
1
Côrdova, op. cit., pp. 515-516.
E. Côrdova: « La retenue des cotisations syndicales à la source », Revue internationale
du Travail, mai 1969, pp. 523-552.
2
134
Les implications politiques
la convention n° 87, sans récuser le monopole syndical, ne l'admet que sur une
base volontaire.
Si, après avoir considéré, dans la perspective du développement économique,
la place faite aux partenaires sociaux, on considère maintenant la question des
règles du jeu — question fort vaste qui englobe à la fois la nature des agents
concernés (organisations syndicales et patronales, institutions étatiques), le
caractère plus ou moins large du système légal ou conventionnel tel qu'il
s'applique aux différents niveaux (entreprise, branche ou système productif
dans son ensemble), les procédures mises en place pour le règlement des conflits
(conciliation, arbitrage ou dispositions autoritaires) —, plusieurs observations
peuvent être formulées. En ce qui concerne tout d'abord les conflits, on peut
observer que:
Le droit de grève est assorti de limitations dans bien des pays, mais la portée et
la rigueur de ces restrictions peuvent varier dans une mesure considérable, allant de
l'interdiction temporaire et de l'interdiction pour certaines catégories de travailleurs
seulement à l'interdiction de caractère général applicable à l'ensemble des travailleurs.
L'interdiction générale des grèves peut résulter de dispositions spécifiques des textes
législatifs, mais aussi, dans la pratique, de l'effet cumulatif des dispositions concernant
le mécanisme officiel de règlement des conflits du travail, selon lequel les différends
sont soumis à des procédures obligatoires de conciliation et d'arbitrage aboutissant à
une sentence ou à une décisionfinalequi a force obligatoire pour les parties intéressées.
Il peut en être de même si, faute d'accord entre les parties, les conflits peuvent être
réglés par voie d'arbitrage ou de décision obligatoire selon ce que décident les pouvoirs
publics. L'effet des restrictions peut également être considérable lorsque la procédure
à suivre pour déclencher une grève est si lourde que, dans la pratique, une grève licite
devient presque impossible; leur effet s'accentue si les travailleurs n'ont pas encore
été en mesure de créer des organisations puissantes et expérimentées 1.
Pour ce qui est de la négociation collective, plusieurs méthodes sont possibles pour l'encourager:
— l'établissement d'une procédure de reconnaissance ou d'homologation des
syndicats en tant qu'agents économiques, sous la forme par exemple de
l'organisation la plus représentative (Costa Rica, Honduras, Mexique,
Pakistan, Philippines, Singapour, Trinité-et-Tobago, Turquie);
— le recours à des sanctions en cas de refus de négocier de la part des
employeurs, sous forme par exemple de procédures spéciales d'astreinte
(Argentine, Japon, Philippines);
— la création d'organismes de conciliation encourageant les parties à négocier
(République-Unie du Cameroun, République centrafricaine, Colombie,
Côte-d'Ivoire, Dahomey, Guinée, Madagascar, Niger, Nigeria, Pérou,
Sénégal, Tchad, Tunisie, Venezuela, Zaïre);
1
BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 45.
135
Liberté syndicale et développement économique
— la création de commissions ou de conseils paritaires de négociation collective, dont les accords seront éventuellement étendus à l'ensemble d'une
branche d'activité (République centrafricaine, Côte-d'Ivoire, Dahomey,
Gabon, Guinée, Mali, Maroc, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie).
Mais, inversement, la législation d'un nombre croissant de pays impose des
restrictions à la négociation collective, soit en excluant certaines questions du
champ de la négociation (Malaisie, Singapour), soit en soumettant la convention ou certaines de ses clauses à l'agrément préalable de l'administration ou des
tribunaux du travail (Kenya, Singapour, Tanzanie), soit encore en conférant
aux autorités la possibilité de déclarer une convention ou certaines de ses parties
nulles et non avenues (Cuba).
On voit ainsi s'esquisser toute une dialectique des rapports entre le système
de relations professionnelles et le développement économique et social. Ce
dernier exerce une influence sur les pratiques sociales. En effet:
Il semble que dans les cas où les gouvernements limitent les négociations collectives et le droit de grève, ils cherchent souvent en réalité à faire jouer aux syndicats un
rôle plus constructif dans les relations professionnelles — à leur faire adopter une
attitude plus coopérative en ce qui concerne le programme de développement du
gouvernement et sa politique d'encouragement aux investissements — ainsi qu'à
réduire le nombre de grèves et à promouvoir la paix du travail. Il existe toutefois
d'autres méthodes — et qui n'impliquent pas de restriction à l'exercice des droits
syndicaux — pour encourager les syndicats comme les organisations d'employeurs à
prendre part, de façon plus constructive, aux relations professionnelles. Ces méthodes
comprennent évidemment les programmes d'éducation et de formation, mais ce qui
paraît essentiel est la mise au point d'une politique de relations professionnelles
constructives, spécifiquement axée sur les objectifs et les besoins du développement
national et visant particulièrement à établir des relations et une collaboration constructives entre les employeurs et les travailleurs et leurs organisations1.
C'est dire qu'inversement, l'état d'évolution des pratiques suivies dans le
domaine social conditionne les chances d'une politique de développement
économique et social authentique.
En définitive, la conciliation des exigences du développement avec celles
d'une acceptation pleine et entière des principes de la liberté syndicale passe
par la voie de la participation:
Une réelle participation des organisations professionnelles à la planification
dépendra de choix politiques clairs de la part des pouvoirs publics, d'un certain
consensus social sur les fins poursuivies — ou du moins de l'absence d'un antagonisme majeur — et d'une volonté gouvernementale bien déterminée d'associer ces
organisations à la définition et à la réalisation de la politique de développement
économique et social2.
1
BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur
rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 68.
2
BIT: La participation des employeurs et des travailleurs à la planification (Genève, 1973),
p. 241.
136
CONCLUSION
« En quoi contribuons-nous à la liberté individuelle? En quoi contribuonsnous à la croissance économique? En quoi, finalement, contribuons-nous à
l'effort de synthèse sans lequel aucune de ces ambitions ne saurait être complètement et durablement réalisée? » x Ce sont, en définitive, ces interrogations
fondamentales qui ont servi de fil directeur à notre recherche, dont il nous
faut maintenant résumer les points essentiels et évoquer les prolongements
possibles.
A. LES ACQUIS DE LA RECHERCHE
1. Les concepts
La première partie de cette enquête nous a permis d'explorer tout d'abord
le caractère « large, positif et dynamique » (C. W. Jenks) de la liberté syndicale.
A travers les conventions nos 87 et 98, qui la concernent plus particulièrement
(et qui, lorsqu'elles sont ratifiées, engagent les Etats), à travers les recommandations, qui exercent une influence certaine dans la pratique, même si elles ne
lient pas les Etats, mais à travers aussi les résolutions, les conclusions ou les
rapports de la Conférence internationale du Travail, des commissions d'experts,
des conférences régionales ou spéciales, des organismes réunissant les porteparole de certaines branches ou de certaines catégories de travailleurs, textes
qui viennent, à bien des égards, compléter les normes internationales, nous
avons vu progressivement s'esquisser les différentes composantes de la liberté
syndicale en tant que droit fondamental. Mais les enquêtes générales (Comité
1
BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social,
op. cit., p. 2.
137
Liberté syndicale et développement économique
McNair) ou portant particulièrement sur tel ou tel pays1, tout autant que les
rapports de la Commission d'experts pour l'application des conventions et
recommandations, nous montrent les limites rencontrées par ce droit, plus
spécialement dans les pays en voie de développement. Enfin, les différentes
plaintes dont a eu à connaître le Comité de la liberté syndicale nous ont montré
les difficultés pratiques de faire respecter ce droit et les multiples procédés par
lesquels un droit, même reconnu, voire constitutionnellement consacré, pouvait
être violé. Au terme de ce premier examen de la question, deux grandes acceptions du concept de liberté syndicale nous ont paru devoir plus particulièrement
retenir l'attention dans une perspective où il s'agissait d'examiner les rapports
de cette liberté et du développement économique. La liberté syndicale peut
être entendue, d'une part comme une liberté individuelle, d'autre part comme
un droit collectif.
Dans cette même partie de la recherche, nous avons ensuite tenté de préciser la nature du concept de développement économique. Une série de distinctions nous ont semblé utiles à établir. Sans doute, la croissance est-elle
nécessaire au développement, mais elle ne s'identifie pas à lui, elle peut tout au
plus en être un indicateur très imparfait puisque, dans des cas extrêmes, la
croissance peut même être contradictoire avec un développement authentique.
Le développement implique en effet, à côté d'objectifs économiques qui peuvent
être définis quantitativement, des objectifs sociaux pour lesquels les procédés
de mesure, lorsqu'ils existent, sont plus imprécis. De cette distinction découle
une série de conséquences que la théorie économique, au cours des années
récentes, s'est efforcée de prendre en considération, que les responsables de la
politique économique ont su intégrer dans leur approche des problèmes
— l'OIT ayant d'ailleurs largement contribué pour sa part à cette évolution —
et qui, finalement, conditionnent le type d'analyse des rapports de la liberté
syndicale et du développement auquel on est amené à procéder. En effet, si
les discussions ont été essentiellement conduites dans la perspective d'une
liberté syndicale, droit collectif confronté à une exigence de simple croissance
économique, il existe en fait bien d'autres aspects du problème qui, pour
être secondaires, ne doivent cependant pas être négligés.
2. Les débats
La deuxième partie de cette recherche nous a conduits à discuter, longuement et d'une façon détaillée, une thèse souvent adoptée par nombre de spécialistes et qui voudrait que la liberté syndicale, dans les pays actuellement en voie
1
Par exemple, le Japon (Bulletin officiel, vol. LIX, 1971, n° 2, supplément spécial) ou
l'Espagne (ibid., vol. LU, 1969, n° 4, deuxième supplément spécial).
138
Conclusion
de développement, soit un obstacle à l'accumulation du capital et, accessoirement, une source d'injustices sociales. Parce que le raisonnement par analogie
(qui est souvent employé dans les sciences humaines, malgré les dangers qu'il
présente x ) est à la base de la thèse discutée, il nous a été nécessaire de faire
une incursion historique dans le passé en examinant l'histoire institutionnelle
et l'histoire statistique des premières sociétés touchées par la révolution industrielle. Les textes interdisant toute coalition ouvrière autant que l'esprit des
principes de la science politique et de l'économie politique naissantes étaient
hostiles, cela est certain, à la liberté syndicale telle que nous l'entendons
aujourd'hui, c'est-à-dire en tant que liberté d'association et liberté de négociation, mais cela est déjà beaucoup moins exact pour les sociétés actuellement
développées qui ont effectué leur décollage plus tardivement, à la fin du
XIX e siècle ou au début du XX e siècle. C'est là une preuve que l'antinomie
entre liberté syndicale et développement économique est moins absolue qu'on a
pu le prétendre parfois. Le recours à des données statistiques nous a ensuite
permis de procéder successivement à deux tests: le premier nous montrant
que les rythmes de croissance, loin d'être infléchis par la reconnaissance de la
liberté syndicale, comme le suppose implicitement la thèse discutée, en ont été
au contraire généralement favorisés, le second nous montrant que, sans qu'il
y ait un parallélisme absolu entre la courbe des effectifs syndicaux et celle d'un
indicateur de croissance, la corrélation entre l'évolution des deux grandeurs
était plutôt positive, ce qui est à son tour contradictoire avec la thèse discutée.
Délaissant les analogies historiques qui se sont révélées équivoques — et
qui ne pouvaient en fait être autres, car le sous-développement d'aujourd'hui
n'est pas une reproduction de l'absence de développement d'hier —, nous
avons été ensuite conduits à examiner la thèse en discussion quant au fond.
Après avoir présenté les arguments annexes (le coût des investissements s'est
élevé, le fossé s'est creusé, l'effet de démonstration a accru sa pression), puis
l'argument central (blocage des mécanismes de l'accumulation du capital du
fait de la pression syndicale), nous avons discuté de leur pertinence, montrant
qu'aucun d'eux ne semblait pouvoir emporter notre conviction. Il en va de
même des argumentations qui prétendent limiter la liberté syndicale non pas
au nom des exigences de l'accumulation du capital, mais au nom de celles de
la justice sociale et de la priorité à accorder au plein emploi, comme des thèses
1
Gaston Berger indiquait déjà que « nous avons tendance à trop nous retourner vers le
passé et à utiliser trois méthodes de raisonnement faciles, mais dangereuses: le précédent,
l'analogie, l'extrapolation... L'analogie, c'est cette paresse de l'intelligence qui croit pouvoir
nous dispenser de l'analyse. Elle consiste à regarder les choses en gros et à transporter telles
quelles les solutions d'hier dans le monde d'aujourd'hui. Précieuse pour suggérer des hypothèses, elle est néfaste quand elle prétend proposer des solutions. » (Conférence à l'Association
des cadres dirigeants de l'industrie pour le progrès économique et social, rapporté par P. Massé :
Le choix des investissements (Paris, Dunod, 1964), pp. 50-51.)
139
Liberté syndicale et développement économique
plus nuancées qui, tout en voulant maintenir un mouvement syndical libre,
entendent limiter l'action de celui-ci à un domaine purement économique plus
orienté d'ailleurs vers la recherche de la productivité, la discipline au travail et
l'effort productif des travailleurs que vers la défense des intérêts de ces derniers.
Au terme de cet examen, plutôt que d'évoquer le syndicalisme comme un
obstacle au développement, il semblerait plus judicieux de considérer l'absence
de développement comme un handicap pour l'exercice de la liberté syndicale.
Il semblerait aussi nécessaire de réévaluer le rôle du syndicalisme dans les pays
en voie de développement en le considérant non seulement comme un élément
frein, mais aussi — tout au moins dans certaines circonstances à préciser
— comme un éventuel agent moteur de la croissance a. Il convient, par conséquent, de modifier la problématique: plutôt que d'aborder dans l'absolu la
question des rapports entre liberté syndicale et développement économique,
il se révèle indispensable d'examiner pragmatiquement les problèmes posés
dans le cadre concret des politiques de relations professionnelles, car, en
dernière analyse, « il ne suffit pas que la transition soit réussie du point de vue
strictement économique, il faut encore qu'elle soit acceptable du point de vue
sociopolitique » 2.
3. Les politiques des relations professionnelles
Dans une troisième partie, qui se situe au niveau des décisions politiques,
notre recherche a porté successivement sur les implications concrètes de la
liberté syndicale du point de vue de l'offre et de la demande globales et quant
au processus de développement lui-même.
L'incidence de la présence d'organisations syndicales sur le volume de
l'offre n'est généralement envisagée qu'à travers le phénomène perturbateur
de la grève. Or celle-ci s'inscrit sur une échelle continue de tensions sociales;
c'est dire que la protestation ouvrière peut prendre de multiples formes dont
nous avons tenté de préciser les aspects essentiels, lesquels sont sans doute
évolutifs au fil du processus d'industrialisation, ainsi que le suggèrent Kerr,
1
« Certains gouvernements ont de plus en plus tendance à restreindre les activités syndicales parce qu'ils croient ou déclarent croire que le libre exercice des droits syndicaux constitue
un obstacle au progrès économique. C'est naturellement faux. Il est bien évident que les
syndicats, à condition de pouvoir contribuer pleinement aux efforts de développement sur
une base volontaire, peuvent être l'institution sociale la plus importante en vue de promouvoir
la participation des masses, alors que des travailleurs non organisés, analphabètes et mal
informés ne sont guère en mesure de contribuer au développement de leur pays. » (CISL:
Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., p. 24.) Dans le même sens,
cf. G. C. Lodge: « Labor's rôle in newly developing countries », Foreign Affairs, juillet 1959,
pp. 660-672.
2
Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: «Travail et processus économique: Vers une nouvelle conception du problème », op. cit., p. 258.
140
Conclusion
Dunlop, Harbison et Myers 1 . Le rôle du syndicalisme est de prendre en charge
le mécontentement ouvrier en lui donnant sa dimension sociale, c'est-à-dire
en en faisant un processus collectif, déclaré et rationalisé. Pourtant, dans cette
tâche qui est la sienne, le syndicalisme se heurte dans les pays en voie de
développement à toute une série d'obstacles : la faiblesse numérique de la classe
ouvrière, la répartition sectorielle de celle-ci, sa qualification professionnelle
insuffisante, l'absence de motivations industrielles chez les travailleurs, le
paternalisme des employeurs, le caractère « extérieur » de nombreux dirigeants
syndicaux. Cependant, soucieux du développement économique de leur nation,
certains responsables politiques ont été tentés de limiter l'exercice de la grève
à l'aide de différentes techniques (interdiction totale ou limitée à une certaine
période et ne concernant au besoin que certaines catégories, ou bien simplement
mise en place de procédures dilatoires destinées à freiner le développement des
grèves). On peut toutefois se demander si ces différents moyens sont bien
efficaces eu égard à l'objectif recherché et si la grève ne remplit pas en définitive
une fonction régulatrice du conflit2.
Lorsque les gouvernements prennent en considération l'influence que
l'action syndicale a des chances d'exercer sur la demande globale, ils sont fortement tentés de se servir de la politique des salaires pour contrôler l'évolution
de cette part essentielle des coûts de production. Les objectifs que, ce faisant,
ils visent peuvent être de contrôler le processus de croissance économique et,
éventuellement, de réaliser une plus grande justice sociale. Pour y parvenir,
ils disposent d'un grand nombre de moyens dont trois, en raison de leur
importance, ont retenu plus particulièrement notre attention, car les gouver-
1
D'autres séquences sont sans doute possibles. S. Perlman, dans sa théorie du mouvement
ouvrier, suggérait par exemple un processus en deux étapes. Dans la première, celle d'un mouvement ouvrier immature, l'accent est mis sur les objectifs à long terme — l'action révolutionnaire ou tout au moins la lutte pour des réformes sociales —, l'action politique est fréquente,
la négociation collective est subordonnée aux autres moyens tels que législations ou changements révolutionnaires destinés à améliorer la condition du travail. Dans la seconde, celle
d'un mouvement ouvrier arrivé à sa pleine maturité, les objectifs à long terme sont négligés,
l'action politique est tenue en suspicion, l'accent est mis sur la négociation collective, l'ordre
social existant est accepté. Les processus historiques doivent logiquement conduire de la
première à la seconde forme prise par la protestation ouvrière. Il existe, on le voit, une dialectique de la convergence, mais reposant sur d'autres bases que celles retenues par Kerr,
Dunlop, Harbison et Myers.
2
« Par régulation, on entend des modes de contrôle du conflit qui s'attachent plus à ses
manifestations concrètes qu'à ses causes et qui sous-tendent l'existence continue d'antagonismes d'intérêts et de groupes d'intérêts » (R. Dahrendorf : Classes et conflits de classes
dans la société industrielle, traduction française, Paris, Mouton, 1972, p. 227). On a pu, par
exemple, observer que, si l'attitude qui consiste à envisager la suppression de toutes les grèves
ne repose sur aucune démonstration empirique ou théorique que les grèves ont pu avoir
des effets économiques fâcheux, la prohibition de la grève peut avoir en fait comme conséquence de ralentir le processus d'adaptation aux changements nécessaires en supprimant
l'exutoire aux légitimes revendications des travailleurs. Voir Roberts: Labour in the tropical
territories oj the Commonwealth, op. cit., pp. 323-324.
141
Liberté syndicale et développement économique
nements peuvent exercer une influence considérable sur les salaires en raison
de trois considérations essentielles: 1) ils sont eux-mêmes d'importants
employeurs; 2) dans quelques pays, les procédures étatiques d'arbitrage ont
une large incidence sur les salaires; 3) ils assument très fréquemment une
certaine responsabilité du fait qu'ils instituent des systèmes de salaires minima.
L'efficacité des politiques des salaires dans les pays en voie de développement
demeure cependant controversée, d'une part parce que, par définition, elles ne
concernent qu'un élément du revenu national dont l'importance est sensiblement plus faible que dans les pays industrialisés, en raison de la structure des
revenus, d'autre part parce que l'absence d'intégration économique, le rôle des
entreprises multinationales, la difficulté de concilier les quatre critères pouvant
servir de fondement à une politique des salaires (besoins des travailleurs,
capacité de paiement, niveaux de vie relatifs, exigences du développement) et,
enfin, les comportements des sujets économiques (élites de l'industrialisation
et organisations professionnelles) en rendent les résultats très incertains.
Prenant enfin le développement en tant que processus dans toute sa complexité, nous avons tenté de dégager les affrontements d'idées et de visées entre
autorités publiques responsables du développement économique et organisations professionnelles soucieuses de préserver la liberté syndicale. Cette recherche
nous a menés du plan des objectifs à celui des moyens. Du point de vue des
objectifs, trois types d'approche ont été successivement adoptés. Utilisant les
techniques d'histoire quantitative, nous avons tout d'abord pu suivre les attitudes des gouvernements sur la scène internationale à propos des votes émis
à l'Assemblée générale des Nations Unies ou à l'OIT en matière de droits
syndicaux et de libertés civiles et politiques. Employant ensuite une typologie
reposant sur la distinction des différentes élites responsables de l'industrialisation, nous avons recensé, eu égard aux conséquences qu'elles pouvaient
avoir pour les organisations professionnelles, les principales décisions de politique économique par lesquelles s'incarnent les stratégies du développement.
Procédant enfin à un survol des principales idéologies qui caractérisent les
pays du tiers monde, nous avons essayé de montrer les conséquences qui en
résultent pour les organisations syndicales, aussi bien quant à la place qui leur
est faite dans les sociétés en train de s'édifier que quant au rôle qui leur est
assigné. Du point de vue des moyens mis en œuvre dans une politique de
développement, le premier phénomène qui ait retenu notre attention a été celui
des différentes façons dont peut s'effectuer la mobilisation de la main-d'œuvre
dans un processus de développement, avec des incidences plus ou moins
contraignantes pour les organisations professionnelles et pour la liberté syndicale. Cela nous a ensuite entraînés à voir, dans le cadre plus large des politiques
de relations professionnelles, d'une part, l'attitude des pouvoirs publics à
l'égard de l'image qu'ils se font des organisations syndicales et, par là même,
142
Conclusion
de la liberté ou, au contraire, de la contrainte qui en résulte pour celles-ci, et,
d'autre part, la nature des règles du jeu qui se trouvent admises ou imposées.
Au-delà des nuances que révèlent les situations concrètes se dégage en
définitive l'exigence d'une participation au développement économique et social.
Mais, pour que les organisations syndicales puissent remplir pleinement le rôle
qui, à cet égard, leur revient, l'élimination des restrictions légales aux droits
syndicaux apparaît comme une condition nécessaire. Non seulement ces
restrictions constituent un obstacle à la confiance et à la compréhension entre
syndicats et gouvernement, mais encore elles gênent la mobilisation des forces
potentielles que recèlent les organisations professionnelles malgré la faiblesse
de leurs effectifs, la médiocrité de leurs ressourcesfinancièreset les insuffisances
institutionnelles dont elles souffrent. Mais, dans la mesure où la constitution
de véritables organisations représentatives est une tâche souhaitable que les
pouvoirs publics et l'Organisation internationale du Travail peuvent s'imposer,
encore convient-il d'en préciser les modalités sous l'angle à la fois des principes
à respecter et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.
B. LE RÔLE DES NORMES INTERNATIONALES
Ayant rappelé les principaux acquis de cette recherche, nous voudrions
maintenant, à la lumière de ceux-ci, essayer de préciser le rôle que les normes
internationales en matière de liberté syndicale sont susceptibles de jouer, quitte
ensuite à formuler quelques propositions constructives. Cet examen peut se
dérouler en trois temps. On évaluera tout d'abord rinfluencei.uridi.aue qu'elles
ontjExeirçée; on appréciera ensuite l'action éducative qui a été la leur dans la
constitution d^unejnoralité socio-éconpjaiLaueJjiternationale: on recherchera
enfin comment, dans le cadre de l'assistance technique procurée par l'OIT
aux, pays en voie de développement, la promotion de la liberté syndicale peut
se réaliser1.
" "*
-----_,
1. Influence juridique
En tant que norme juridique, une convention internationale doit remplir
un certain nombre de conditions si l'on veut qu'elle assure la promotion d'un
ordre universel de valeurs 2: le droit qu'on entend lui faire protéger doit
1
On retrouve ainsi les trois domaines traditionnels d'activité de l'OIT: « A la création
de l'OIT, en 1919, l'adoption de normes internationales était considérée comme le principal,
sinon l'unique moyen d'action de l'Organisation pour atteindre ses objectifs. Depuis, et
surtout au cours des vingt dernières années, les méthodes de l'Organisation se sont considérablement diversifiées, faisant notamment une large place à la coopération technique et à
l'éducation. » (N. Valticos: « Cinquante années d'activité normative de l'Organisation internationale du Travail », Revue internationale du Travail, sept. 1969, p. 219.)
2
Haas, op. cit., pp. 20-23.
143
Liberté syndicale et développement économique
refléter les anticipations largement partagées des acteurs sociaux, gouvernementaux ou non, sans qu'il soit nécessaire cependant que ces anticipations
soient identiques d'un acteur à l'autre; ce droit doit être général, de manière
à pouvoir donner naissance à un instrument que l'on puisse adapter à des
contextes économiques et sociaux variés; il doit cependant être suffisamment
spécifique pour permettre l'examen et l'évaluation rationnelle des faits qui en
constituent une violation; il doit être suffisamment important pour que ses
caractéristiques puissent être dégagées indépendamment du contexte politique
ou social dans lequel il se situe ; il doit, enfin, être protégé par des mécanismes
procéduraux adéquats. La liberté syndicale remplit toutes ces conditions. En
effet, il s'agit d'un droit qui reflète largement les anticipations des acteurs
sociaux puisque les deux conventions pertinentes ont été adoptées à de très
larges majorités (127 voix sans opposition, avec 11 abstentions, pour la convention n° 87; 115 voix contre 10, avec 25 abstentions, pour la convention n° 98)
et sont, à l'heure actuelle, parmi les plus ratifiées. Ce droit est suffisamment
général pour s'appliquer à des contextes économiques et sociaux variés, ainsi
qu'en témoigne la ratification des conventions pertinentes par des pays à
développement économique aussi différent que la France ou la Haute-Volta,
à régimes politiques aussi opposés que ceux de l'URSS ou de la Belgique, à
traditions juridiques aussi dissemblables que celles du Nigeria ou du Sénégal.
Ce droit est cependant suffisamment spécifique pour permettre l'élaboration
d'un véritable corpus jurisprudentiel *. Il est suffisamment important pour
recevoir dans nombre de pays une consécration constitutionnelle. Il est enfin,
nous l'avons vu, protégé par un dispositif juridique spécifique original et
efficace. On comprend dès lors qu'en tant qu'instrument juridique son influence
ait été considérable 2. Cela ne veut point dire cependant que cette influence
soit très facile à mesurer 3. Pour des normes non ratifiées, cette influence peut
s'exercer par la procédure de soumission aux autorités nationales compétentes,
qui donne aux parlements nationaux une première possibilité de tenir compte
des normes internationales lors de l'élaboration de la politique et de la législation du travail; elle peut aussi se manifester par l'obligation de faire rapport,
qui fait apparaître de nouvelles possibilités d'adapter plus étroitement la législation nationale aux normes considérées. Les recommandations jouent à peu
près le même rôle, car, comme les conventions non ratifiées, elles ne créent pas
d'obligations mais servent essentiellement de guide à l'action nationale. Ce
1
BIT: La liberté syndicale: Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale (Genève,
1976).
2
Plusieurs articles de la Revue internationale du Travail ont été consacrés à l'influence des
conventions internationales du travail sur les législations nationales. On en trouvera l'énumération dans la bibliographie en fin de volume.
3
Voir E. A. Landy: «L'influence des normes internationales du travail: Possibilités et
bilan », Revue internationale du Travail, juin 1970.
144
Conclusion
sont, cependant, les normes ratifiées qui, en raison de leur statut juridique et
des procédures de contrôle, exercent l'influence la plus sensible, contraignant
le pays considéré à modifier sa législation ou sa pratique nationales 1. Compte
tenu du contrôle particulièrement strict qui s'exerce en matière de liberté
syndicale en raison des procédures originales mises en place à cet effet, il peut
être tentant d'essayer de mesurer statistiquement l'influence exercée par ce
m o y e n 2 . Malheureusement, en l'absence actuelle d ' u n système permettant de
suivre les effets donnés aux recommandations du Comité de la liberté syndicale,
les chiffres et, par conséquent, les conclusions auxquelles on aboutirait manqueraient ainsi de fondement scientifique sérieux.
De toute façon, l'appréciation à porter sur l'efficacité des procédures juridiques doit situer celles-ci dans u n contexte d'ensemble relativement large.
On a p u observer, en effet, que :
L'évolution dynamique des procédures de contrôle a abouti à un élargissement à
deux points de vue: d'une part, la portée du contrôle s'est étendue, puisque celui-ci
ne vise pas seulement à évaluer l'exécution des obligations découlant de la ratification
des conventions, mais aussi à promouvoir plus généralement l'application des normes,
indépendamment des obligations formelles assumées à leur égard; d'autre part, les
méthodes du contrôle se sont diversifiées afin de répondre à la variété des situations
et des besoins. Cette diversification n'a cependant pas abouti à une dispersion. C'est
qu'en effet les diverses procédures établies ont un caractère complémentaire, soit
qu'elles se prolongent, les unes prenant le relais des autres, soit qu'elles s'appuient
mutuellement. En outre, malgré les particularités propres à chacune d'elles, ces procédures ont certaines caractéristiques essentielles communes qui donnent à l'ensemble
une unité plus profonde: c'est, en premier lieu, le fait que ces diverses procédures ont
été entourées de garanties (telles que le recours à des personnalités indépendantes et
1
Ainsi, la ratification des conventions n os 87 et 98 par le Costa Rica en 1960 impliquait
une modification du Code du travail destinée à supprimer la possibilité de dissoudre des
syndicats par voie administrative et à autoriser l'affiliation des fédérations et confédérations
syndicales aux organisations internationales d'employeurs et de travailleurs. De même, on a pu
observer que « la ratification de la convention n° 87 par le Japon a entraîné, sans contestation
possible, des changements considérables au sein des syndicats de fonctionnaires et dans les
relations de ces derniers avec le gouvernement, considéré comme employeur » (A. H. Cook:
« The ILO and Japanese politics; II : Gain or loss for labor? », Industrial andLabor Relations
Review, vol. XXII, n° 3, avril 1969, p. 398). De même, en 1967, la commission d'experts
a pu noter qu'au Niger une loi récente excluait expressément les syndicats du champ d'application d'une ordonnance antérieure qui permettait leur dissolution par décret, contrairement
à la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948. Voir
Rapport de la Commission
d'experts pour l'application des conventions et recommandations
(RCE), CIT, 51e session, 1967, rapport III (IV), p. 100; la question avait été soulevée pour la
première fois en 1962. Pour citer quelques cas plus récents, la commission d'experts a, par
exemple, noté en 1975 les développements suivants: à la Barbade, adoption de dispositions
visant à protéger les travailleurs contre des actes de discrimination antisyndicale dans l'emploi ;
en Grèce, abrogation de diverses dispositions restrictives concernant notamment l'élection
de dirigeants syndicaux, la constitution de fédérations et confédérations et la libre négociation
collective; en Haute-Volta, modification des dispositions interdisant toute grève; en Equateur,
adoption de dispositions interdisant à l'employeur de s'ingérer dans les activités syndicales
ou de violer le droit au libre développement de ces activités, et enjoignant aux autorités
administratives de veiller à empêcher de tels actes d'ingérence (RCE, 1975, pp. 107, 110, 111,
113, 136 et 138).
2
Ainsi que l'a fait Haas, op. cit., pp. 77 et 83.
145
Liberté syndicale et développement économique
à des méthodes quasi judiciaires) permettant d'aboutir à une appréciation objective
et impartiale des questions examinées et d'obtenir ainsi le degré de confiance générale
qui est une condition indispensable de l'efficacité de tout contrôle international.
C'est, en deuxième lieu, la participation au contrôle, à des stades appropriés, des
organisations d'employeurs et de travailleurs, source utile d'informations, mais aussi
important facteur de vigueur du contrôle. C'est, en troisième lieu, le fait que toutes ces
procédures sont fondées sur un travail de recherche méticuleux et approfondi, destiné
à assurer l'exactitude du contrôle. C'est, en quatrième lieu, la combinaison du degré
de discrétion qu'exigent tant l'examen juridictionnel que la conciliation avec la
publicité nécessaire à l'action de la Conférence et, plus généralement, à l'information
de l'opinion publique1.
Avec cette dernière remarque, nous voyons comment il est nécessaire de
dépasser le cadre strictement juridique de l'examen du problème de la promotion de la liberté syndicale pour examiner l'influence pédagogique plus diffuse
qui peut s'exercer en ce domaine sur la scène internationale.
2. Rôle éducatif
En effet, au-delà de son aspect strictement juridique, le contrôle international de l'application des normes joue un rôle éducatif certain, favorisant
par la diffusion des idéaux que proclament les nombreux textes internationaux
une évolution de l'opinion publique et des pratiques gouvernementales. Les
constitutions, déclarations, chartes, conventions, recommandations, résolutions
adoptées au fil des années par les organisations internationales, dont l'expression la plus haute réside dans la Déclaration universelle des droits de
l'homme et dans les deux pactes des Nations Unies relatifs, l'un aux droits économiques, sociaux et culturels, l'autre aux droits civils et politiques, donnent
un relief particulier aux activités de l'OIT. En effet, étant donné le nombre
et l'importance des droits reconnus dans le pacte relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels, l'Organisation internationale du Travail est l'un des
principaux agents d'exécution des dispositions de cet instrument, sa tâche étant
d'ailleurs facilitée par son expérience, ses normes, sa structure, les pouvoirs
prévus par sa Constitution et ses procédures, qui assurent à la protection de ces
droits une garantie qu'on trouve difficilement dans d'autres organisations
internationales 2, où les procédures vont rarement au-delà de l'information
sur la suite donnée.
1
Valticos: « Cinquante années d'activité normative de l'Organisation internationale du
Travail », op. cit., p. 257.
2
On n'a pas manqué, en effet, d'observer que: « Dans l'ensemble, il existe des différences
considérables entre les mesures de mise en œuvre prévues dans les pactes et les procédures de
contrôle applicables aux normes internationales du travail. C'est ainsi que les pactes n'établissent pas de procédures de contrôle aussi détaillées et variées que celles qui ont été instituées
pour les conventions et les recommandations de l'OIT. Même la procédure de plainte prévue
dans le pacte relatif aux droits civils et politiques, qui établit un système de contrôle plus développé que le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, diffère de celle de
146
Conclusion
Tandis que les rapports sur les conventions ratifiées sont un moyen de
vérification de l'application des normes internationales, les rapports sur les
conventions non ratifiées ou ceux du Comité de la liberté syndicale sont un
puissant moyen de pression s'exerçant sur les pays en faveur d'un ralliement
aux règles de la morale internationale. Les recommandations du comité ont,
en effet, une valeur pratique plus grande qu'une condamnation formelle : par
ces recommandations, plusieurs pays ont été invités à réviser leur législation
pour la mettre en harmonie avec les engagements internationaux souscrits ou,
plus généralement, avec les principes en matière de liberté syndicale. Il est vrai
cependant que la réceptivité des nations aux critiques internationales est fortement dépendante des conditions politiques générales.
On peut s'efforcer de quantifier ces influences en utilisant un critère de
légitimité et un critère d'autorité \ La légitimité implique que les nations
exigent des normes internationales, les invoquent et s'y soumettent volontairement; l'autorité, que l'organisation internationale puisse contraindre une
nation à respecter ses obligations. L'échelle de conformité 2 mesure la fréquence
l'OIT. D'une part, en effet, les plaintes ne peuvent émaner que d'Etats parties au pacte ayant
reconnu, pour ce qui les concerne, la compétence du Comité des droits de l'homme, alors que,
en vertu de la Constitution de l'OIT, la procédure de plainte peut être engagée par un Etat
Membre contre un autre (lorsque tous deux ont ratifié une même convention), par tout délégué à la Conférence ou par le Conseil d'administration agissant de sa propre initiative; d'autre
part, les plaintes ne peuvent être renvoyées à la Commission de conciliation ad hoc qu'avec
l'assentiment préalable des Etats parties intéressés, tandis que, selon la procédure de l'OIT,
le renvoi d'une plainte à une commission d'enquête relève de la seule décision du Conseil
d'administration et implique une obligation de coopérer avec la commission. » (L'OIT et les
droits de l'homme, op. cit., p. 23.) On trouvera une présentation intéressante du problème ici
discuté dans Haas, op. cit., qui, dans un tableau synoptique (tableau 1, pp. 6-7), compare
les systèmes de protection mis en place pour une série de droits: protection contre le génocide,
Code international du travail, protection de la liberté d'association, des droits civils et politiques, contre la discrimination en matière d'éducation, dans le domaine racial, contre l'intolérance religieuse.
1
Haas, op. cit. Les hypothèses que l'auteur s'efforce de tester sont les suivantes: 1) les
conventions internationales du travail concernant les droits de l'homme bénéficient d'une plus
grande autorité et d'une plus grande légitimité que d'autres types de conventions internationales du travail ; 2) les conventions internationales du travail ont plus de légitimité et d'autorité
dans les régimes de conciliation avec institutions économiques mixtes et économies développées; elles ont moins de légitimité et d'autorité dans les régimes totalitaires et autoritaires
avec institutions capitalistes ou socialistes et économies sous-développées. Ces conventions
bénéficient d'une autorité et d'une légitimité croissantes lorsque les régimes de conciliation se
combinent avec des économies en croissance; 3) les conventions internationales concernant
les droits de l'homme manifestent une tendance très forte vers une légitimité et une autorité
hautes ou basses, dans toutes les catégories de nations, lorsqu'on les compare aux autres
conventions; 4) avec le temps, l'attention des organisations syndicales ouvrières plaignantes
se concentrera de moins en moins sur des thèmes ayant des implications politiques mondiales
et se portera au contraire sur des thèmes immédiats concernant des droits de l'homme au
niveau national (p. 31). C'est pour tenter de confirmer ou d'infirmer ces thèses que sont
effectués les calculs indiqués dans le texte de l'ouvrage.
2
Selon E. A. Landy: The effectiveness of international supervision: Thirty years of ILO
expérience (Londres, Stevens & Sons, 1966), pp. 68-69, 217, 255.
147
Liberté syndicale et développement économique
Tableau 20.
Légitimité et autorité des conventions de l'OIT, 1927-1964
Toutes conventions (100)
Conventions
sur les droits de l'homme (7)
Acceptation Conformité
Application
0,26
0,70
0,42
0,61
0,73
0,22
(ou la fidélité) avec laquelle les nations intègrent dans leur législation les normes
internationales qu'elles ont ratifiées, sous la forme du rapport:
observations critiques
ratifications réelles
Le rapport de mise en application mesure la fréquence avec laquelle les nations
améliorent leur législation à la suite des observations de l'organisation internationale; il prend la forme:
améliorations totales + 0,5 (améliorations partielles)
observations critiques
Ces deux tests concernent le principe d'autorité. Le principe de légitimité
est mesuré par un score d'acceptation donné par le rapport:
ratifications réelles
ratifications possibles
Lorsque, comme le fait Haas, on étudie toutes les conventions de l'OIT
élaborées de 1927 à 1964, il est possible de dresser le tableau 20.
Dans l'ensemble, les normes concernant les droits de l'homme ont une légitimité plus grande que les conventions techniques du travail, mais elles ne sont
pas dotées de plus d'autorité. Si, au lieu de dresser un constat général, on
l'établit en fonction d'une typologie dont nous avons précisé les principes de
base dans la troisième partie de cette recherche, les résultats sont ceux qui
figurent au tableau 21.
On peut se rallier aux conclusions de l'auteur:
Un examen plus attentif de l'attitude des différents types de régimes et d'économies
révèle que les textes sur les droits de l'homme ne bénéficient pas d'une légitimité
exceptionnelle parmi les régimes de conciliation et les régimes autoritaires, mais sont
généralement ratifiés par les régimes de mobilisation. Le développement économique
ne montre pas une corrélation forte avec l'acceptation des normes sur les droits de
l'homme; les pays socialistes trouvent ces normes plus dignes d'intérêt que ne le font
les pays capitalistes ou les pays à institutions mixtes. En ce qui concerne l'autorité,
l'image est cependant différente. Ainsi qu'on pouvait le prévoir, c'est pour les régimes
de conciliation à économie développée ou en voie de développement et à institutions
économiques mixtes que les normes relatives aux droits de l'homme ont le plus d'au148
Conclusion
Tableau 2 1 .
Légitimité et autorité des conventions de l'OIT pour différents types d'Etats
Membres
Type
d'Etat Membre
Conciliation
Mobilisation
Autoritaire
Autocratie de
modernisation
Capitaliste
Mixte
Socialiste
Sous-développé
En voie de
développement
Développé
1
Nombre
de
pays
28
8
14
0
42
5
5
69
6
0
Toutes conventions
1927-1964
Nombre
de
pays
Conventions sur
les droits de l'homme
1948-1964
AccepConfor- Application
tation
mité
Acceptation
Conformité
Application
0,32
0,21
0,19
0,75
0,84
0,84
0,53
0,20 1
0,40
36
16
15
0,63
0,76
0,61
0,82
0,72
0,66
0,32
0,18
0,07
5
42
32
12
69
0,54
0,55
0,67
0,80
0,59
0,92
0,72
0,84
0,64
0,75
0,50 2
0,25
0,27
0,14 4
0,21
8
5
0,57
0,69
0,92
0,90
0,502
0,17 »
0,16
0,43
0,25
0,19
0,75
0,61
0,90
0,70
0,31
0,45 3
0,25 x
0,34
0,35
0,77
0,59 3
—
—
—
a
Trois pays seulement,
Deux pays seulement.
Source: Haas, op. cit., tableau 5, p .50
' Cinq pays. * Huit pays.
torité et c'est pour les régimes de mobilisation à économie socialiste qu'elles en ont le
moins, et elles ne présentent que peu d'intérêt pour les régimes autoritaires, les institutions capitalistes et les économies sous-développéesl.
Un enseignement semble se dégager de ce constat, eu égard au problème qui
est le nôtre. Le sous-développement n'est pas inconciliable au niveau des
principes avec la liberté syndicale, puisque les normes sont généralement
acceptées et ratifiées (principe de légitimité). Il est par contre certain que leur
application pratique pose parfois des difficultés, ainsi que nous l'avons vu
dans la troisième partie de cette recherche, affaiblissant par là même le principe
d'autorité (particulièrement en ce qui concerne les résultats en matière d'application). Il importe dès lors, pour ces pays, de réconcilier principe de légitimité
et principe d'autorité en contribuant à améliorer la liberté syndicale par la voie
de la persuasion plutôt que par la voie de la coercition, en infléchissant de
l'intérieur les pratiques nationales plutôt qu'en tendant à imposer de l'extérieur
des pratiques estimées plus satisfaisantes.
3. Promotion des normes internationales grâce à l'assistance technique
Dès lors, si le contrôle juridique exercé en matière de liberté syndicale a pu
jouer le rôle important que nous venons d'évoquer, si l'éducation des partenaires sociaux et la moralisation des relations professionnelles se développent
1
Haas, op. cit., pp. 54-55.
149
Liberté syndicale et développement économique
progressivement grâce au moyen de pression que représentent les rapports sur
les conventions, ratifiées ou non, ou les différentes enquêtes internationales, la
promotion de la liberté syndicale passe également par une troisième voie : celle
de l'assistance technique:
L'assistance technique et les activités promotionnelles semblent destinées à jouer
un rôle important et croissant dans le développement futur de l'action internationale
pour la promotion et la protection de la liberté d'association. Certaines des procédures
que nous avons examinées, et en particulier la vérification des pouvoirs, les procédures
formelles de réclamation et de plainte et, dans une large mesure, l'examen des plaintes
en violation de la liberté syndicale, représentent la pathologie plutôt que l'exercice
normal et sain de l'action internationale pour la protection de la liberté d'association.
Le problème fondamental est celui d'affermir les forces qui œuvrent en vue d'une
liberté d'association pleine et entière, de la reconnaissance des organisations professionnelles les unes par les autres, de la négociation collective et de la collaboration
des organisations et de l'Etat en vue de la recherche du bien commun. Machiavel,
malgré toute sa subtilité, n'avait qu'une vue à court terme quand il déclarait qu'il
vaut mieux être craint qu'aimé. L'emploi occasionnel du contentieux et des méthodes
coercitives est inévitable dans le gouvernement de larges masses, et les procédures
qui sont du domaine du contentieux et de la coercition, au moins morale, ont un rôle
essentiel à jouer dans la promotion et la protection internationales de la liberté
d'association. Mais la seule base sur laquelle l'Organisation internationale du Travail
puisse fonder sa force et exercer une influence effective en faveur de la liberté d'association est la valeur de la contribution qu'elle peut apporter aux existences des citoyens
des Etats Membres et la loyauté à son égard que sa contribution à leurs existences
suscite. C'est pour cette raison que l'assistance technique et les activités promotionnelles de l'Organisation internationale du Travail relatives à la liberté d'association
et aux relations professionnelles ont une telle importance \
En effet, si l'histoire a consacré l'échec de certaines expériences de développement économique et social menées dans une optique essentiellement technocratique, ne tenant pas compte de la contribution que les organisations professionnelles peuvent apporter à cet effort, la liberté syndicale est une valeur non
seulement à préserver, mais bien plus encore un instrument à promouvoir.
De ce fait, très logiquement, les projets de coopération technique sont appelés
à prendre de l'extension 2. La promotion de la liberté syndicale ne saurait se
faire d'elle-même; elle ne résulte pas automatiquement de la croissance ou du
développement économiques, mais doit être, au contraire, l'objet d'une politique consciente et réfléchie. Avec son expérience en ce domaine, l'OIT peut
apporter à cet effort une contribution décisive. Sans doute :
1
Jenks: The international protection oftrade union freedom, op. cit., pp. 499-500.
« Ces programmes, que l'on ne rattache pas directement d'ordinaire à l'action en faveur
des droits de l'homme, en sont, cependant, des éléments essentiels, cela pour deux raisons.
En premier lieu, les droits économiques, sociaux et culturels, qui sont ceux que concernent
principalement ces programmes, concourent, lorsqu'ils sont effectivement garantis, à la réalisation des aspirations fondamentales à la liberté et à l'égalité, parfois d'une manière décisive...
En second lieu, les droits économiques et sociaux ont leur valeur propre qui, inversement, ne
peut se réaliser sans la promotion des libertés et des droits fondamentaux. La liberté syndicale
trouve ainsi sa justification essentielle dans la défense d'intérêts économiques et sociaux. »
(BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., pp. 6-7.)
2
150
Conclusion
Le BIT n'est plus maître du contenu des projets, sur lesquels les gouvernements
se prononcent en dernier ressort. En définitive, ce sont les employeurs et les travailleurs
qui doivent rechercher, de concert avec les autorités, une participation plus active
aux décisions officielles1.
Toutefois, son aide technique peut être fort utile. On peut évoquer, à titre
d'exemples, quelques domaines où son intervention peut paraître plus particulièrement utile à la promotion de la liberté syndicale.
En premier lieu, parce qu'il semble souvent nécessaire dans les pays en voie
de développement de renforcer les ministères du Travail en vue de mieux leur
faire accomplir les tâches qui leur reviennent dans le développement économique et social, d'une part, et dans la défense des libertés syndicales, d'autre
part, le développement de l'aide technique de l'OIT semble en ce domaine
nécessaire, du fait qu'elle permet aux services du travail d'identifier les facteurs
sociaux dont il faut tenir compte dans la politique économique, de rassembler
et d'analyser les renseignements et les données concernant les questions sociales
et les questions relevant du travail et d'accorder une attention accrue à l'établissement de relations constructives entre les organisations d'employeurs et
de travailleurs 2. L'administration du travail pourra alors jouer son rôle à la
fois préventif, exécutif et parfois juridictionnel dans la promotion, la sauvegarde et la défense des droits économiques et sociaux, la portée de son action
étant particulièrement étendue lorsque d'autres mécanismes à même finalité
sociale, tels que les procédures de négociation collective, ne jouent pas un rôle
suffisant.
En second lieu, on a maintes fois insisté sur la faiblesse du syndicalisme
dans les pays en voie de développement. Nous en avons vu précédemment les
manifestations et les origines. Mais, si des organisations professionnelles fortes
apparaissent comme un des instruments du développement économique et
social, l'assistance technique qui peut leur être apportée n'en présente que
plus d'utilité. Les autorités coloniales hier 3 , les mouvements ouvriers ou
1
BIT: L'OIT et la coopération technique, C1T, 51 e session, 1967, rapport VIII (I), pp. 48
et 61-62.
2
BIT : Report on the Asian round table on labour administration and development planning,
Manille, septembre 1969, doc. ILO/OTA/AFE/R.17 (Genève, 1970).
3
Par exemple, la loi sur le développement des colonies (Colonial Development Act) de
1929, qui légalisa le syndicalisme dans les territoires coloniaux britanniques, encouragea en
même temps le développement du syndicalisme (J. I. Roper: Labour problems in West Africa
(Harmondsworth, Penguin Books, 1958), pp. 48-57) et, en 1938, des conseillers du travail furent
spécialement nommés pour aider à la formation du syndicalisme, liant les facilités accordées
au développement de celui-ci à l'octroi d'aides financières aux territoires concernés. De même,
en France, un décret du Front populaire de 1937 reconnut le syndicalisme dans les pays coloniaux et la politique réformiste d'après la seconde guerre mondiale, qui culmina, en 1952,
dans le Code du travail pour les territoires d'outre-mer, incita au développement du syndicalisme (Neufeld, op. cit., p. 116). Dans les territoires relevant de la Belgique, la législation
autorisant le syndicalisme et établissant un système complexe de conseils et comités à participation syndicale date de 1946 (C. A. Orr: « Trade unionism in colonial Africa », Journal of
Modem African Affairs (Londres), mai 1966, pp. 75-76).
151
Liberté syndicale et développement économique
patronaux des métropoles à la même époque \ les internationales syndicales
actuellement 2 apportent une aide aux syndicats des pays sous-développés. La
contribution de l'OIT en ce domaine pourrait également être appréciable,
peut-être plus particulièrement en ce qui concerne l'un des secteurs les plus
négligés, à savoir la formation d'associations agricoles représentant les agriculteurs indépendants et les fermiers. C'est dire que la suggestion faite à la
7 e session de la Commission permanente agricole d'envoyer de brèves missions
dans les pays désireux d'encourager la création d'organisations agricoles ou
d'accroître l'efficacité de celles qui existent déjà mériterait d'être retenue.
La création, à la base, d'associations de paysans — à titre d'interlocutrices de la
coopérative — et celle, au sommet, de fédérations bien structurées et en rapport
étroit avec les pouvoirs publics permettraient dans maints pays de former ce tissu
de relations sans lequel le développement reste l'effort de noyaux isolés. Sans cela,
en croyant établir des pôles de développement, on ne parviendra qu'à créer des poches
de développement repliées sur elles-mêmes et vite résorbées dans le milieu traditionnels.
Il convient d'ailleurs de signaler que l'OIT a récemment fait en ce domaine
un pas important en vue du développement des organisations de travailleurs
agricoles en adoptant, en 1975, la convention (n° 141) et la recommandation
(n° 149) concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans
le développement économique et social. La recommandation contient en particulier des dispositions concrètes sur les mesures que les gouvernements devraient
prendre dans le cadre d'une politique de promotion desdites organisations,
mesures qui peuvent être législatives, administratives, d'information publique,
d'enseignement, de formation professionnelle ainsi que d'assistance financière
et matérielle.
1
La participation des organisations ouvrières françaises ou britanniques à l'édification
du syndicalisme africain a été maintes fois décrite (Berg: «French West Africa», op.
cit.; J. Meynaud: Le syndicalisme africain: Evolution et perspectives (Paris, Payot, 1963);
A. November: L'évolution du mouvement syndical en Afrique noire (La Haye, Mouton,
1965)).
2
L'aide apportée par la FSM ou la CISL est à peine moins connue (A. Zack : Labor training in developing countries (New York, Praeger, 1964). Ces interventions ont pu parfois
nuire à l'indépendance des syndicats naissants, mais on ne saurait non plus nier qu'elles ont
aussi été une aide précieuse: « Si on laisse de côté les questions liées aux transferts d'idéologies, on ne saurait contester que l'un des très importants résultats de l'assistance technique
externe est le renforcement des mouvements ouvriers dans les pays en voie de développement. L'Est et l'Ouest ont contribué au factionnalisme, à la création de syndicats rivaux, à
des luttes intestines et à la corruption des leaders qui émergent. Mais, par contre, l'apport
de nouvelles qualifications peut contribuer à renforcer les syndicats. De la sorte, les programmes d'assistance peuvent aussi contribuer au maintien et au développement du pluralisme
dans les pays en voie de développement. » (H. K. Jacobson : Ventures inpolicy shaping: External
assistance to labour movements in developing countries, Association internationale de science
politique, table ronde de Grenoble, 14-18 septembre 1965, p. 13.)
3
X . Flores: Les organisations agricoles et le développement, Etudes et documents, nouvelle série, n° 77 (Genève, BIT, 1970), p. 584.
152
Conclusion
En troisième lieu, si l'on souhaite voir apparaître un syndicalisme « responsable » parce que soucieux du développement, de préférence aux mesures de
contrainte qui — nous l'avons vu — risquent fort d'être inopérantes, c'est un
effort d'éducation ouvrière qui s'impose. Les ressources financières insuffisantes dont disposent à cet effet les organisations professionnelles ont conduit
souvent les gouvernements à adopter une politique d'encouragement et
d'assistance aux syndicats dans leurs programmes de formation et d'éducation:
les programmes d'éducation des travailleurs en Inde ou les programmes appliqués par le Centre asien d'éducation ouvrière de l'Université des Philippines
ne sont que des exemples parmi bien d'autres possibles des efforts accomplis
en ce domaine dans les pays en voie de développement 1 . Il est vrai que parfois,
a-t-on pu observer :
Il peut être nécessaire de réorienter les programmes en fonction des objectifs et exigences du développement et d'y insister davantage sur une meilleure compréhension
des problèmes sociaux et du travail que posent le développement industriel et la croissance économique, ainsi que sur les moyens d'établir des relations constructives et
d'assurer la coopération entre employeurs et travailleurs et entre leurs organisations2.
Les formes qu'a prises et que peut prendre en ce domaine le programme de
coopération technique de l'OIT sont nombreuses: aide, conseils et assistance
aux programmes d'éducation ouvrière (autonomes ou à participation gouvernementale), aide à la création de services syndicaux de recherche, aide aux programmes de formation destinés aux responsables de la gestion du personnel,
octroi de bourses d'études à des responsables d'organisations d'employeurs
ou de travailleurs, organisation de cycles d'études régionaux 3 , etc. Il ne faut
pas oublier cependant que l'éducation ouvrière n'atteint guère la grande
masse des travailleurs inorganisés et, surtout, des travailleurs ruraux, si tant
est qu'elle l'atteigne. Il y a là une importante lacune à combler.
Ces propositions ne sont pas de nature limitative. C'est ainsi, par exemple,
qu'un autre moyen important de contribuer au développement des organisations syndicales et de leurs activités est le système des contacts directs, en
1
BIT: Directory of labour relations institutes (Genève, 1973); idem: Labour relations
institutes: Structure andfunctions (Genève, 1973).
2
Idem: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur
rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 63.
3
Un cycle d'études régional asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement s'est tenu à New Delhi en septembre-octobre 1968; une table ronde sur l'administration du travail et la planification du développement a été organisée par l'OIT à Manille en
septembre 1969; une autre table ronde sur le rôle des organisations d'employeurs dans les
pays asiens a eu lieu à Tokyo en décembre 1970; un séminaire africain sur le rôle des syndicats dans la planification du développement a eu lieu à Dakar en novembre-décembre 1966;
un séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique s'est tenu à Addis-Abeba en décembre 1968;
des séminaires sur le rôle des syndicats dans la planification et le développement ont eu lieu
en Amérique latine, à Santiago, à Tegucigalpa, à Managua, à San José, etc.
153
Liberté syndicale et développement économique
vertu duquel un représentant du Directeur général du BIT peut examiner, avec
les représentants d'un gouvernement qui a demandé ou accepté ces contacts,
la manière de trouver une solution aux problèmes que poserait l'application
des conventions, y compris celles qui concernent la liberté syndicale. Ce
système comporte également des contacts avec les organisations de travailleurs et d'employeurs, qui permettent de tenir celles-ci informées des sujets
en discussion et d'obtenir leur point de vue en la matière. Pour ce qui est spécifiquement de la question de la libre négociation collective et du développement
économique, de tels contacts directs ont eu lieu récemment avec le gouvernement de Singapour en raison des observations formulées par la Commission
d'experts pour l'application des conventions et recommandations à propos
de la législation limitant la négociation collective dans le cas d'entreprises
nouvellement établies dans le pays.
De même encore, l'OIT a estimé qu'il convenait de développer ses activités
d'information vis-à-vis de certains groupes de personnes qui peuvent contribuer
grandement, de par leurs fonctions, à la diffusion des principes de la liberté
syndicale ou sont appelées à intervenir dans l'application de la législation nationale pertinente. Il s'agit, en particulier, de professeurs spécialisés dans les
questions du travail, de juges et de fonctionnaires de l'administration du
travail. Un premier colloque se tiendra prochainement en Amérique latine
avec la participation de personnes appartenant à ces catégories, ainsi que de
représentants des employeurs et des travailleurs. Son objet est de familiariser
ces personnes avec les principes et les normes de l'OIT en la matière et de discuter les problèmes de leur application dans la région.
Si nous avons aussi longuement insisté, à travers ces quelques exemples,
sur le rôle de l'assistance technique en tant que complément à l'élaboration de
normes internationales et à l'éducation des nations et des organisations professionnelles, c'est parce qu'il y a, entre ces différentes tâches, une dialectique
certaine :
Les activités pratiques ne peuvent se dissocier des activités normatives. D'une
part, elles doivent pouvoir s'appuyer sur les principes énoncés dans les conventions
ou les recommandations, tout en favorisant l'application effective de ces principes;
d'autre part, elles doivent être pour les travaux normatifs une source d'inspiration et
d'orientation, eu égard aux conditions particulières que connaissent les pays selon
leur degré d'avancement économique et social et leur régime politique général. S'il
semble possible, dans certains cas, de conjuguer ces deux grands moyens d'action de
l'OIT de manière fructueuse, on ne peut pas dire que l'on y soit toujours parfaitement
parvenu. Il serait utile, à cet égard, que les conférences régionales et les réunions
techniques examinent les difficultés auxquelles l'application des normes donne lieu
dans la pratique et indiquent comment les activités de coopération technique peuvent
le mieux contribuer à les écarter x.
1
154
BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., p. 24.
Conclusion
Cette dernière remarque nous indique qu'il reste peut-être, à propos de la
liberté syndicale dans ses rapports avec le développement, à se poser la question
que, s'interrogeant sur la mission générale de l'OIT, le Directeur général formulait dans les termes suivants:
Il semble que nous devions nous demander si l'OIT a su maintenir un juste
équilibre entre, d'une part, le désir de faire progresser la cause des droits et des libertés
de l'homme en adoptant des dispositions aussi proches que possible de l'idéal à
atteindre et, d'autre part, le souci de fixer des normes qui ne soient pas trop élevées
afin d'obtenir le maximum d'adhésions des Etats — en un mot, si elle a su résoudre
le problème fondamental, c'est-à-dire formuler des normes minima qui puissent
néanmoins avoir un effet stimulant et conduire à de nouveaux progrès. L'OIT a-t-elle
su notamment faire en sorte que le souci de réalisme et la volonté de souplesse n'aillent
pas à l'encontre de son objectif primordial, qui est d'élever les normes sociales dans
tous les pays? Certains trouvent bien modestes les résultats obtenus et voient davantage, dans la souplesse des normes, la marque de l'ambiguïté que celle du réalisme1.
4. La recherche de nouvelles normes internationales
Il est certain qu'il serait utile d'étudier de nouvelles mesures destinées à
assurer un respect plus complet des droits syndicaux au sens le plus large du
terme. C'est ainsi que, dans sa résolution concernant les droits syndicaux et
leurs relations avec les libertés civiles, adoptée en 1970, la Conférence internationale du Travail indiquait qu'une attention particulière devait être portée
aux questions suivantes: droit des syndicats à exercer leurs activités au sein
des entreprises et autres lieux de travail; droit des syndicats à négocier les
salaires et toutes les autres conditions de travail; droit de participation des
syndicats dans les entreprises et dans l'économie générale; droit de grève; droit
de participer pleinement aux activités syndicales nationales et internationales;
droit à l'inviolabilité des locaux syndicaux ainsi que de la correspondance et
des conversations téléphoniques; droit à la protection des fonds et biens syndicaux contre les interventions des autorités publiques; droit des syndicats à
accéder aux moyens de communication de masse; droit à la protection contre
toute discrimination en matière d'affiliation et d'activité syndicales; droit
d'accéder à des procédures de conciliation et d'arbitrage volontaire; droit à
l'éducation ouvrière et au perfectionnement. Dans ce vaste programme d'activités nouvelles, établi en 1970 et auquel la convention (n° 135) et la recommandation (n° 143) concernant les représentants des travailleurs, 1971, ont donné
un début d'application, certains thèmes conservent une urgence plus particulière.
C'est le cas de l'exercice de la grève qui, pour l'instant, ne fait encore l'objet
d'aucune convention ou d'aucune recommandation. Certes, la résolution con1
BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., pp. 15-16.
155
Liberté syndicale et développement économique
cernant l'abrogation des lois dirigées contre les organisations syndicales de
travailleurs dans les Etats Membres de l'OIT, adoptée en 1957 par la Conférence, demandait l'adoption de « lois assurant l'exercice effectif et sans restriction des droits syndicaux par les travailleurs, y compris le droit de grève ».
Certes également, la résolution sur la liberté syndicale et la protection du droit
syndical, adoptée à la première Conférence régionale africaine, à Lagos, en
1960, demandait que soit reconnu « le droit de tous les travailleurs de se déclarer en grève pour la défense de leurs intérêts économiques et sociaux, après
avoir épuisé toutes les procédures de conciliation prévues à cet effet par la
législation ou, à défaut, par la pratique en vigueur dans le pays intéressé ».
Il serait cependant souhaitable, pour que des garanties effectives de liberté
d'association débouchent sur des possibilités d'action pratique, que le droit
de grève, reconnu par le pacte international relatif aux droits économiques,
soit consacré par une norme internationale. La jurisprudence des organes de
contrôle de l'OIT sur les droits syndicaux, qui définit les limites et les conditions dans lesquelles des restrictions peuvent raisonnablement être apportées
au droit de grève (procédures à suivre avant de lancer un appel à la grève,
restriction au droit de grève pour certains services essentiels, garanties à prévoir
en contrepartie de ces restrictions, etc.), fournit pour cela une base de réflexion
suffisante.
Le droit des syndicats à exercer leurs activités au sein des entreprises et
autres lieux de travail est un second thème qui mériterait une réflexion attentive.
Trois raisons au moins conduisent à préconiser la reconnaissance de la présence
syndicale sur les lieux de travail. La première est une raison juridique: un
aménagement s'impose à l'égard de textes qui, proclamant la liberté syndicale,
n'en ont pas organisé les modalités (affichage, collecte des cotisations, diffusion
de la presse syndicale, réunions syndicales). La seconde est d'ordre économique : les conditions économiques modernes rendent plus nécessaire la présence
syndicale sur les lieux de travail, car la concentration, l'urbanisation, le travail
en équipes successives, etc., font souvent de l'entreprise le seul lieu de rencontre
des travailleurs. La troisième raison est d'ordre sociologique : la section syndicale d'entreprise est le seul moyen d'assurer la synthèse entre les différents
niveaux de l'action ouvrière, et donc sa cohérence. C'est dans l'entreprise que
sont vécus au jour le jour les rapports de travail, que sont perçues les oppositions d'intérêts: c'est donc par là que passe la défense des intérêts professionnels.
Un troisième thème essentiel, lié d'ailleurs aux précédents, est celui des
procédures de règlement des conflits. Les tribunaux judiciaires ou les instances
de conciliation et d'arbitrage jouent, certes, d'ores et déjà un rôle des plus
utiles. Il semblerait cependant nécessaire de définir, en vue peut-être de l'adoption de normes internationales, les principes sur lesquels devraient reposer les
156
Conclusion
procédures administratives et judiciaires, les mécanismes de contrôle et de
conciliation, les moyens de recours, de pétition ou d'expression, les garanties
de participation et de représentation, etc.
L'adoption, en tout ou en partie, du programme de travail ainsi esquissé
répondrait sans doute alors aux vœux des organisations syndicales, qui souhaitent voir « se renforcer les institutions capables de contribuer à l'adoption de
politiques de relations du travail constructives et de normes de travail appropriées » \
1
CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., p. 23.
157
ANNEXE: LISTE DES OUVRAGES
ET ARTICLES CITÉS
1. PUBLICATIONS DU BIT
A. Etudes diverses
Les autorités publiques et le droit à la protection des fonds et autres biens syndicaux
(1973).
Bairoch, P., et Limbor, J.-M. : « Evolution de la population active dans le monde
par branches d'activité et par régions, 1880-1960 », Essais sur l'emploi (1971).
Directory of labour relations institutes (1973).
Eligibility for trade union office (1972).
Les entreprises multinationales et la politique sociale (1973).
Flores, X.: Les organisations agricoles et le développement, Etudes et documents,
nouvelle série, n° 77 (1970).
Government pay policies in Ceylon (1971).
Institutional aspects of labour-management relations inside undertakings in Asia, série
Relations professionnelles, n° 26 (1966)
Labour relations institutes: Structure and functions (1973).
La liberté syndicale: Une étude internationale (1975).
La liberté syndicale: Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale (1976).
La participation des employeurs et des travailleurs à la planification (1973).
Les problèmes du travail en Afrique, Etudes et documents, nouvelle série, n° 48 (1958).
Salaires minima et développement économique, Etudes et documents, nouvelle série,
n° 72 (1969).
La situation syndicale au Chili (1975).
Travail et syndicats en Espagne (1969).
Warner, A.: Factors that foster or hamper progress in the field of labour relations in
developing countries: A trends report surveying selected relevant documentation
(Genève, BIT; doc. interne polycopié IR 47/1970).
159
Liberté syndicale et développement économique
B. Rapports de conférences ' et de réunions
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rapport VII.
Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle
dans le développement économique et social, septième Conférence régionale asienne,
Téhéran, 1971, rapport III.
Liberté d'association et relations industrielles, CIT, 30e session, 1947, rapport VII.
La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social, CIT,
56e session, 1971, rapport I, rapport du Directeur général, partie 1.
Liberté syndicale et négociation collective, CIT, 58e session, 1973, rapport III, partie 4 B.
Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des
conditions d'emploi dans la fonction publique, Commission paritaire de la fonction
publique, l r e session, Genève, 1970, rapport II.
Mise en valeur des ressources humaines: Objectifs, problèmes et politiques, sixième
Conférence régionale asienne, Tokyo, 1968, rapport I, rapport du Directeur général.
L'OIT et les droits de l'homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I, rapport du Directeur
général, partie 1.
Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques,
CIT, 58e session, 1973, rapport I, rapport du Directeur général, partie 1.
Protection des représentants des travailleurs dans l'entreprise et facilités à leur accorder,
CIT, 54e session, 1970, rapport VIII, partie 1.
Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs
dans le développement économique et social en Afrique, doc. OIT/OTA/AFR./R.10
(Genève, 1969).
Les relations de travail: Problèmes actuels et perspectives d'avenir, CIT, 45 e session,
1961, rapport I, rapport du Directeur général, partie 1.
Report on the visit of a joint team of experts on labour-management relations to Pakistan
and Ceylon, série Relations professionnelles, n° 10 (Genève, 1961).
Séminaire asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement,
New Delhi, 30 sept.-ll oct. 1968; doc. WED/S.9/D 2: Working paper; doc.
WED/S.9/D 3: The contents ofaplan.
C. Articles de la Revue internationale du Travail
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Examen préliminaire », nov. 1972.
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Daya, E. : « La liberté d'association et les relations professionnelles dans les pays
d'Asie », avril-mai 1955.
Doctor, K. C , et Gallis, H.: «Ampleur et caractéristiques de l'emploi salarié en
Afrique: Quelques estimations statistiques», fév. 1966.
1
160
CIT = Conférence internationale du Travail.
Annexe
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du Proche et du Moyen-Orient », nov.-déc. 1954.
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von Potobsky, G.: « La protection des droits syndicaux: L'œuvre accomplie en vingt
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Vernengo, R.: «La liberté d'association et les relations professionnelles dans les
pays d'Amérique latine », mai-juin 1956.
D. Articles de la Revue internationale du Travail
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sur les législations nationales
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législation tunisienne », mars 1965.
Ayissi Mvodo, V., et Le Faou, R.: « L'influence des normes internationales du travail
sur la législation camerounaise », août-sept. 1973.
Badaoui, A. Z. : « Influence des conventions internationales du travail sur la convention arabe des normes de travail », nov. 1970.
Berenstein, A. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la législation suisse », juin 1958.
Cashell, M. : « L'influence des normes internationales du travail sur la législation et
la pratique irlandaises », juillet 1972.
Dahl, K. N. : « L'influence des normes internationales du travail sur la législation
norvégienne », sept. 1964.
Johnston, G. A. : « L'influence des normes internationales du travail sur la législation
et la pratique au Royaume-Uni », mai 1968.
Menon, V. K. R. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la
législation indienne », juin 1956.
Morellet, J. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la législation
française », avril 1970.
[Niger] : « L'influence des conventions internationales du travail sur la législation
nigérienne », juillet 1960.
Pe§ic, R. : « Les normes internationales du travail et la législation yougoslave »,
nov. 1967.
Plata-Castilla, A. : « Les conventions internationales du travail et la législation colombienne», fév. 1969.
Riva-Sanseverino, L. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la
législation italienne », juin 1961.
Rosner, J. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la législation
polonaise», nov. 1965.
Schnorr, G. : « L'influence des normes internationales du travail sur la législation et
la pratique en République fédérale d'Allemagne », déc. 1974.
161
Liberté syndicale et développement économique
Troclet, L.-E., et Vogel-Polsky, E.: « L'influence des conventions internationales du
travail sur la législation sociale de Belgique », nov. 1968.
Valticos, N. : « L'influence des conventions internationales du travail sur la législation
hellénique », juin 1955.
E. Rapports du Comité de la liberté syndicale
Rapports
du Comité
Référence
1-3
4-6
7-12
Sixième rapport de VOIT aux Nations Unies (1952), annexe V.
Septième rapport de VOIT aux Nations Unies (1953), annexe V.
Huitième rapport de VOIT aux Nations Unies (1954), annexe II.
Les rapports suivants ont été publiés dans le Bulletin officiel du BIT:
Rapports
du Comité
13-14
15-16
17-18
19-24
25-26
27-28
29-45
46-57
58
59-60
61-65
66
67-68
69-71
72
73-77
78
79-81
82-84
85
86-88
89-92
93
94-95
96-100
101
162
Volume et numéro du Bulletin officiel
Vol. XXXVII (1954), n° 4.
Vol. XXXVIII (1955), n ° l .
Vol. XXXIX (1956), n° 1.
Vol. XXXIX (1956), n° 4.
Vol. XL (1957), n° 2.
Vol. XLI (1958), n° 3.
Vol. XLIII (1960), n° 3.
Vol. XLIV (1961), n° 3.
Vol. XLV (1962), n° 15.
Vol. XLV (1962), n° 2 SI.
Vol. XLV (1962), n° 3 SU.
Vol. XLVI (1963), n° 1 S.
Vol. XLVI (1963), n° 2 SI.
Vol. XLVI (1963), n° 3 SU.
Vol. XLVII (1964), n° 1 S.
Vol. XLVII (1964), n° 3 SU.
Vol. XLVIII (1965), n° 1 S.
Vol. XLVIII (1965), n° 2 S.
Vol. XLVIII (1965), n° 3 SU.
Vol. XLIX (1966), n» 1 S.
Vol. XLIX (1966), n° 2 S.
Vol. XLIX (1966), n° 3 SU.
Vol. L (1967), n° 1 S.
Vol. L (1967), n° 2 S.
Vol. L (1967), n° 3 SU.
Vol. LI (1968), n° 1 S.
Annexe
102-103
104-106
107-108
109-110
111-112
113-116
117-119
120-122
123-125
126-133
134-138
Vol. LI (1968), n° 2 S.
Vol. LI (1968), n° 4 S.
Vol. LU (1969), n° 1 S.
Vol. LU (1969), n° 2 S.
Vol. LU (1969), n° 4 S.
Vol. LUI (1970), n° 2 S.
Vol. LUI (1970), n° 4 S.
Vol. LIV (1971), n° 2 S.
Vol. LIV (1971), n° 4.
Vol. LV (1972), S.
Vol. LVI (1973), S.
Les rapports suivants n'ont fait pour l'instant l'objet que d'une publication comme
documents du Conseil d'administration.
2. AUTRES PUBLICATIONS
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