Liberté syndicale et développement économique 41965 Liberté syndicale et développement économique Guy Caire Bureau international du Travail Genève Copyright © Bureau international du Travail 1976 Les publications du Bureau international du Travail jouissent de la protection du droit d'auteur en vertu du protocole n° 2, annexe à la Convention universelle pour la protection du droit d'auteur. Toutefois, de courts passages pourront être reproduits sans autorisation, à la condition que leur source soit dûment mentionnée. Toute demande d'autorisation de reproduction ou de traduction devra être adressée au Service d'édition et de traduction, Bureau international du Travail, CH-1211 Genève 22, Suisse. Ces demandes seront toujours les bienvenues. ISBN 92-2-201455-3 Première édition 1976 Les désignations utilisées dans cette publication, qui sont conformes à la pratique des Nations Unies, et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part du Bureau international du Travail aucune prise de position quant au statut juridique de tel ou tel pays ou territoire, ou de ses autorités, ni quant au tracé de ses frontières. Les articles, études et autres textes signés n'engagent que leurs auteurs et leur publication ne signifie pas que le Bureau international du Travail souscrit aux opinions qui y sont exprimées. Les publications du Bureau international du Travail peuvent être obtenues dans les principales librairies ou auprès des bureaux locaux du BIT. On peut aussi se les procurer directement, de même qu'un catalogue ou une liste des nouvelles publications, à l'adresse suivante: Publications du BIT, Bureau international du Travail, CH-1211 Genève 22, Suisse. Imprimé par les Imprimeries Réunies, Lausanne, Suisse AVANT-PROPOS Le titre même du présent ouvrage et la personnalité de son auteur 1 n'appelleraient pas normalement d'explications. Si quelques mots nous paraissent cependant nécessaires, c'est afin de le situer par rapport aux activités et aux préoccupations de l'Organisation internationale du Travail. Pour l'Organisation internationale du Travail, la liberté syndicale n'est pas simplement un sujet parmi tant d'autres. Elle a été dès sa création et reste plus que jamais un de ses objectifs fondamentaux. Condition essentielle pour que les travailleurs puissent défendre efficacement leurs intérêts et, plus généralement, pour que leur participation à la vie économique et sociale ait une réelle signification, la liberté syndicale a été affirmée dans les textes constitutionnels de l'OIT et consacrée dans certaines des conventions les plus importantes — et du reste les plus largement ratifiées — de l'Organisation. Pour contribuer à sa protection et à sa promotion, un mécanisme spécial a été mis sur pied depuis vingt-cinq ans et est largement utilisé, en plus du système général de contrôle de l'OIT qui s'attache aussi à suivre régulièrement l'application des conventions adoptées dans ce domaine. L'importance et la « valeur universelle » des principes de la liberté syndicale ont été fréquemment — et encore récemment — réaffirmées dans des résolutions adoptées par la Conférence générale aussi bien que par les conférences régionales des Etats Membres (d'Afrique, d'Amérique, d'Asie et d'Europe) de l'OIT et dans des appels lancés par ces conférences à tous les pays pour la pleine application de ces principes. Cependant, si aucune voix discordante ne s'élève lorsqu'il s'agit de proclamer ces principes, les difficultés commencent avec leur mise en œuvre. Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est sans doute dans le domaine de la liberté 1 Guy Caire, professeur de sciences économiques à l'Université de Paris-Nanterre, est l'auteur de nombreux ouvrages et articles consacrés notamment à des questions relevant de la planification, de l'industrialisation, des relations de travail, du syndicalisme et de l'emploi. v Liberté syndicale et développement économique syndicale, où les conventions existantes ont été le plus ratifiées et les procédures de contrôle le plus développées, que l'application de la norme a rencontré les obstacles les plus sérieux. Mais cela ne doit étonner qu'à première vue. Les droits syndicaux sont si étroitement liés à l'organisation de la société, aux libertés publiques et, plus généralement, à la vie de la nation qu'il est inévitable qu'ils soient affectés par les conceptions et les structures nationales, souvent même par les vicissitudes de la politique intérieure. Les problèmes qui ont ainsi entravé, dans de nombreux pays, la mise en œuvre de la liberté syndicale ont été d'ordre et d'importance très différents. Il en est un que l'on voit souvent invoqué — et pas seulement à propos de la liberté syndicale — et qui tantôt est plus ou moins clairement formulé et tantôt transparaît en filigrane au cours de discussions sur l'application des conventions de l'OIT. Il s'agit des relations qui peuvent exister entre la liberté syndicale et le développement économique. La liberté syndicale serait-elle une entrave au développement économique? Devrait-on alors accepter qu'elle soit restreinte, voire supprimée, pour faire face aux nécessités du développement? Ou, inversement, le ralentissement du développement devrait-il être le prix du respect de la liberté syndicale? Pour sa part, l'OIT a estimé qu'on ne devrait pas s'enfermer dans un tel dilemme. Et qu'il s'agit même, dans une large mesure, d'un faux problème. A ses yeux, il ne saurait être question de sacrifier ni le développement économique ni la liberté syndicale. Un développement économique soutenu a toujours été considéré comme un important facteur du progrès social, mais le développement économique n'est pas une fin en soi: il constitue un moyen dont il ne faut pas perdre de vue les finalités sociales et humaines. Cette thèse, que l'OIT a longtemps soutenue, a été appuyée, en 1970, par l'Assemblée générale des Nations Unies lorsque, en adoptant la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement, elle y a insisté sur les objectifs sociaux du développement et a même rapporté l'économique au social. Il devrait donc être possible, et des voix autorisées l'ont souvent souligné, de concilier les besoins du développement avec le droit des individus de vivre et de se développer dans la liberté et la dignité. Mais cela, pourra-t-on dire, ne constitue que de belles généralités et une vue trop idéaliste des choses. Qu'en est-il réellement des rapports entre la liberté syndicale et le développement économique? Qu'y a-t-il de vrai dans ce qu'on entend dire de leur incompatibilité? Une étude scientifique et objective de la question nous a donc paru s'imposer. L'objet de cette étude est d'apprécier la réalité et éventuellement les dimensions d'une objection qu'on oppose parfois aux principes de la liberté syndicale et de pouvoir ainsi, soit démythifier l'objection, soit envisager les moyens propres à la surmonter. Il est, en définitive, de contribuer, par une meilleure VI Avant-propos connaissance du problème, à une plus large application d'une norme sur la liberté humaine à laquelle l'OIT demeure toujours fermement attachée. Le sujet est, on le voit, d'importance et va au cœur de questions essentielles de politique sociale. Il touche, plus généralement, l'efficacité de l'action menée par la communauté internationale pour la protection des droits de l'homme, et cela à la veille de l'entrée en vigueur des Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme de 1966. Aussi sommes-nous heureux que le professeur Guy Caire, dont la compétence dans les sciences économiques et sociales est bien connue, ait accepté de s'en charger. Dans un sujet aussi controversé, et qui est traité pour la première fois de manière aussi approfondie, les lecteurs lui seront certainement, comme nous-même, reconnaissants des lumières qu'il a apportées. Il a écrit cette étude en pleine liberté quant à la méthodologie suivie et aux conclusions auxquelles il a abouti. Il n'exprime aucune doctrine officielle, encore que nous soyons disposé à souscrire à plusieurs de ses conclusions. On peut cependant fort bien concevoir que d'autres opinions puissent aussi exister. Peut-être même serait-il utile d'organiser un jour une large discussion de ce problème. A ce stade, il fallait ouvrir le débat, explorer un terrain qui n'est pas sans embûches, clarifier des problèmes qui suscitent parfois la passion, et le faire de manière sérieuse et indépendante. Nous tenons à remercier le professeur Caire d'y être parvenu. Nicolas VALTICOS, chef du Département des normes internationales du travail, Bureau international du Travail. VII TABLE DES MATIÈRES Avant-propos v Introduction 1 Objet 1. Les consensus 2. Les controverses Orientations 1. Le champ géographique 2. Le champ historique 3. Le champ méthodologique 4. Plan de l'étude 1. Le cadre de l'analyse 1 1 3' 4 5 1011 11 15: A. La liberté syndicale 15 1. Repères a) Textes b) Procédures 2. Analyse a) Eléments constitutifs b) Rapports avec le développement économique B. Le développement économique 1. Distinctions nécessaires a) La croissance b) Le développement 2. Conséquences a) Pour la théorie économique b) Pour la politique économique c) Pour la liberté syndicale 1515 17' 19 19 23 25 252527 28. 28 30' 32. IX Liberté syndicale et développement économique 2. La problématique du débat A. Le constat empirique 1. L'histoire institutionnelle a) Les textes b) L'esprit des textes 2. L'histoire statistique a) Premier test b) Second test B. L'analyse économique 1. La thèse macro-comptable a) Les arguments b) Validité des arguments 2. La thèse structuro-fonctionnelle a) Première variante b) Deuxième variante 3. Les implications politiques A. L'offre 1. Incidences sur le volume de l'offre a) Les formes de la protestation ouvrière b) La prise en charge par les instances syndicales c) Les obstacles à cette prise en charge 2. Conséquences pour la liberté syndicale a) Atteintes au droit de grève b) Efficacité des mesures de réglementation 36 38 38 40 44 44 50 54 54 55 58 61 62 65 71 73 73 74 76 77 85 86 91 B. La demande 1. Les politiques des salaires dans les pays en voie de développement a) Les objectifs b) Les moyens 2. Efficacité des politiques des salaires a) La structure des revenus b) Les mécanismes de détermination des salaires 96 97 97 102 109 109 110 C. Le processus de développement 116 1. Les objectifs a) Analyse d'histoire quantitative b) Analyse typologique c) Analyse idéologique 2. Les moyens a) Politique active de main-d'œuvre b) Politique des relations professionnelles x 35 116 117 118 123 127 128 129 Table des matières Conclusion A. Les acquis de la recherche 1. Les concepts 2. Les débats 3. Les politiques des relations professionnelles B. Le rôle des normes internationales 1. Influence juridique 2. Rôle éducatif 3. Promotion des normes internationales grâce à l'assistance technique 4. La recherche de nouvelles normes internationales Annexe: Liste des ouvrages et articles cités 137 137 137 138 140 143 143 146 149 155 159 LISTE DES TABLEAUX 1. Répartition des différents types de relations professionnelles par région 2. Principes et formes des protestations de groupe et attitudes de l'élite à leur égard 3. Combinaisons possibles des concepts de liberté syndicale et de développement 4. Grande-Bretagne: Revenu national global et par habitant, 1688-1846 . . 5. Royaume-Uni: Revenu national global et par habitant, 1800-1902 . . . 6. France: Produit matériel total et par habitant, 1701-1904 7. France: Croissance annuelle du produit matériel aux différentes étapes de l'histoire syndicale 8. Etats-Unis: Taux de croissance décennal du PNB et part de la formation du capital dans le PNB, 1834-1953 9. Etats-Unis: Taux de croissance à long terme du PNB réel, global et par habitant, 1800-1953 10. Relation entre la croissance des syndicats et la situation économique . . 11. Formes de la protestation ouvrière selon le degré de motivation des travailleurs 12. Répartition de la main-d'œuvre par secteurs d'activité 13. Espagne: Evolution des formes de manifestation du mécontentement ouvrier, 1963-1968 14. France et quelques pays d'Afrique: Répartition professionnelle en pourcentage de la main-d'œuvre salariée et indices des revenus des salariés. . 15. Répartition en pourcentage des différents types de régimes des droits de l'homme, 1946-1967 16. Répartition des régimes selon Haas et selon Cox-Jacobson, pays s u r développés, 1945-1947, 1948-1951, 1952-1955, 1956-1960 et 1961-1968 . . 17. Résumé des politiques économiques préconisées par les élites de l'industrialisation sur les options essentielles 18. Conséquences pour les travailleurs et les employeurs des politiques adoptées par les élites de l'industrialisation 19. Les syndicats et les élites de l'industrialisation 8 25 34 45 47 47 48 49 49 54 75 79 92 113 118 118 120 122 130 XI Liberté syndicale et développement économique 20. Légitimité et autorité des conventions de TOIT, 1927-1964 21. Légitimité et autorité des conventions de l'OIT pour différents types d'Etats Membres 148 149 LISTE DES FIGURES 1. 2. 3. 4. 5. XII Grande-Bretagne: Effectifs syndicaux et production par habitant, 1900-1960 France: Effectifs syndicaux et indice du PIB, 1910-1970 Etats-Unis: Effectifs syndicaux et production réelle, 1910-1965 Demande de travail et hausses de salaire Déplacement de la courbe de productivité marginale en cas de réinvestissement des profits dans l'hypothèse d'une offre illimitée de travail . . 51 52 53 63 64 INTRODUCTION Dans toute recherche, il convient de définir la problématique dans laquelle on entend se situer et la méthode de travail qu'on envisage d'adopter. Cette étude sur la liberté syndicale et le développement économique ne saurait échapper à ces règles. Aussi devra-t-on en définir successivement l'objet et les orientations. OBJET L'observation la plus banale permet de constater que, si un large accord semble au premier abord caractériser l'attitude des différents partenaires sociaux à l'égard de la nécessité de la liberté syndicale, les comportements pratiques sont plus incertains: débats et controverses ne manquent pas d'être soulevés quant à l'interprétation des rapports qu'on peut découvrir entre le principe de la liberté syndicale et les exigences du développement économique. 1. Les consensus D'une part, en effet, une enquête internationale telle que l'étude d'ensemble de l'application des conventions sur la liberté syndicale et sur le droit d'organisation et de négociation collective faite en 1973 par la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations, conformément aux articles 19, 22 et 35 de la Constitution de TOIT1, témoigne d'un large consensus quant à l'acceptation de la liberté d'organisation syndicale et de la pratique 1 BIT: Liberté syndicale et négociation collective, Conférence internationale du Travail (CIT), 58e session, 1973, rapport III, partie 4B. Voir aussi idem: La liberté syndicale: une étude internationale (Genève, 1975). 1 Liberté syndicale et développement économique de la négociation collective 1. De plus, considérée comme un droit fondamental, la liberté syndicale a souvent, dans nombre de pays, y compris parfois dans certains de ceux qui n'ont pas ratifié lesdites conventions 2, une valeur constitutionnelle. Bien plus, toute une série de pratiques semblent devoir donner un contenu concret à la formule, audacieuse à l'époque, de la Déclaration de Philadelphie suivant laquelle «la liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès soutenu » 3. En effet, le lien entre liberté syndicale et développement économique est ensuite établi par la mise en place de méca1 Quatre-vingts Etats avaient ratifié la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, alors que lors de la dernière étude d'ensemble, en 1959, ils n'étaient que trente-six à l'avoir fait. De même, durant cette période de 1959 à 1973, le nombre des Etats ayant ratifié la convention (n° 98) sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949, est passé de quarante à quatre-vingt-treize. A la fin de 1975, le nombre de ratifications était de quatre-vingt-deux et quatre-vingt-seize, respectivement, pour les conventions n os 87 et 98. 2 C'est le cas par exemple: pour la Colombie, où le droit d'association est consacré par l'art. 44 de la Constitution; pour El Salvador, avec l'art. 191 de la Constitution; pour les Etats-Unis, où les garanties prévues par la convention n° 87 sont assurées par les premier, quatrième et quatorzième amendements à la Constitution; pour Haïti, où le droit d'association est évoqué aux art. 24, alinéa 1, et 32 de la Constitution; pour l'Indonésie, où le principe de la liberté syndicale figure dans l'art. 28 de la Constitution; pour le Maroc, où le même principe figure à l'art. 9 de la Constitution du 10 mars 1972; pour la Turquie, où le droit d'association est reconnu par l'art. 46 de la Constitution; pour le Venezuela, avec l'art. 72 de la Constitution; pour le Zaïre, avec l'art. 17 de la Constitution. Dans d'autres pays, sans avoir valeur constitutionnelle, le droit d'association est reconnu, avec parfois, il est vrai, certaines restrictions, par le Code du travail: il en est ainsi en Irak (art. 159), en Malaisie (ordonnance de 1959 sur les syndicats professionnels et loi de 1967 sur les relations professionnelles), à Singapour (art. 17 de la loi sur l'emploi et art. 78 et 79 de la loi sur les relations professionnelles), en Zambie (loi de 1971 sur les relations professionnelles). Par conséquent, plusieurs pays qui, pour l'instant, n'ont pas encore ratifié les conventions n° 87 ou n° 98 donnent cependant largement effet à leurs dispositions. 8 Le rôle actif et constructif des organisations professionnelles dans le développement économique et social est reconnu par une série d'instruments et de normes internationales: la recommandation (n° 113) sur la consultation aux échelons industriel et national, 1960, préconise ainsi la consultation et la collaboration des organisations professionnelles en vue « de développer l'économie en général, ou certaines de ses branches, d'améliorer les conditions de travail et d'élever les niveaux de vie » (paragr. 4); la résolution sur la conception des méthodes démocratiques de programmation et de planification pour le développement économique et social, adoptée en 1964 par la Conférence internationale du Travail, va dans le même sens en « considérant que, dans les pays en voie de développement, une programmation et une planification économiques et sociales conformes aux conditions et exigences spécifiques de chaque pays sont essentielles à leur croissance économique et à leur progrès social rapides » et en « considérant que la réalisation des objectifs de la programmation démocratique et de la planification démocratique en matière de développement économique et de progrès social a pour condition indispensable l'établissement, conformément aux principes et objectifs de l'Organisation internationale du Travail, d'organes et de procédures efficaces pour la consultation effective des organisations libres et indépendantes d'employeurs et de travailleurs et leur participation aux fins de l'élaboration et de la mise en œuvre de tels programmes et plans »; la résolution concernant la participation sociale au processus de développement, adoptée par la neuvième Conférence des Etats américains Membres de l'OIT à Caracas en 1970, ou celle concernant la liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement social et économique, adoptée par la septième Conférence régionale asienne à Téhéran en 1971, vont aussi dans le même sens. 2 Introduction nismes de participation à la planification que, dans de nombreux pays, on peut observer à différents niveaux : ceux de la nation, du secteur, de la région, de la localité ou de l'entreprise *. Par conséquent, au premier abord, il semblerait bien que la philosophie sociale, à travers toute une série de concepts (paritarisme, concertation, consultation, participation, etc.), consacre l'idée que le développement doit faire l'objet d'un débat susceptible de déboucher sur une entente entre partenaires sociaux librement organisés. 2. Les controverses Mais, d'autre part, une observation plus attentive des réalités quotidiennes montre que l'accord, sur le plan des principes, est moins total qu'il ne le paraît et, sur celui des implications pratiques à en déduire, encore beaucoup moins ferme. Quelques exemples permettent de le montrer. D'un côté, certains théoriciens n'hésitent pas à affirmer que, pour les pays sous-développés au moins, la liberté syndicale peut constituer un obstacle au développement économique. Sans faire état pour l'instant des différents arguments que nous aurons plus loin à examiner en détail et qui sont susceptibles de venir étayer pareille affirmation, l'essentiel de la thèse défendue est qu'il existerait un conflit entre les exigences de la croissance et celles de la démocratie, en ce sens que la liberté syndicale devrait être limitée par les gouvernements des pays qui entendent promouvoir le développement économique 2. Cette contradiction devrait conduire les gouvernements des pays sous-développés à restreindre la liberté d'association et/ou la liberté de négociation, par conséquent à aménager les dispositions des conventions nos 87 et 98. D'un autre côté, sans remettre en cause les principes auxquels ils ont donné leur adhésion, les gouvernements de certains pays en voie de développement, soucieux d'éviter toute dispersion des efforts et d'aménager au mieux le processus de croissance économique, jugent devoir limiter la liberté syndicale, soit pour tenir compte des particularités propres à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle, soit encore pour éviter qu'une telle pratique ne constitue un danger trop grave pour les intérêts économiques à long terme de la nation. La liberté de créer des syndicats s'en trouve parfois restreinte et l'exercice des droits syndicaux s'en trouve limité 3. Préoccupés par des problèmes tels que la formation du capital, l'expansion de l'activité des entrepreneurs, le déve1 BIT: La participation des employeurs et des travailleurs à la planification (Genève, 1973), en particulier pp. 65-163. 2 K. de Schweinitz: « Industrialization, labor controls and democracy », Economie Development and Cultural Change (Chicago), juillet 1959, pp. 385-404. 3 BIT: L'OIT et les droits de l'homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I, partie I, rapport du Directeur général, p. 40. 3 Liberté syndicale et développement économique loppement et le contrôle du marché, la stabilisation des prix et des salaires, les gouvernements peuvent être incités, de ce fait même, à négliger quelque peu leurs obligations en matière de relations professionnelles et à méconnaître les engagements qu'ils ont souscrits à cet égard. C'est ce qui a pu conduire à observer qu'« en un sens, plus les gouvernements sont préoccupés par le développement, moins ils peuvent se permettre d'attacher une attention particulière au travail organisé » 1 . Les controverses, implicites ou explicites, qu'il est ainsi possible de recenser dans la littérature spécialisée, le fait que près d'un tiers des Etats Membres de l'OIT n'ont pas encore ratifié la convention n° 87, tout autant que les plaintes relatives à des atteintes, effectives ou prétendues, portées à l'exercice des libertés syndicales et dont la Commission d'investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale ou le Comité de la liberté syndicale de l'Organisation internationale du Travail ont pu avoir à connaître, montrent que la question des rapports entre liberté syndicale et développement économique mérite d'être étudiée de manière détaillée. Dès lors, après avoir précisé l'objet de cette étude, il convient également d'en définir les orientations. ORIENTATIONS On a pu écrire que « le dialogue tripartite ne se limite plus aux conditions de travail, à la législation du travail, aux relations entre employeurs et travailleurs. Il s'étend de plus en plus aux vastes questions de politique économique générale dont dépendent les niveaux d'emploi et de revenu 2. » C'est à ce niveau des « vastes questions de politique économique générale » que se situe précisément le problème des rapports de la liberté syndicale et du développement économique, et cela au moins pour deux raisons essentielles. D'une part, la liberté, qui est l'âme même de l'OIT, est indivisible. C'est pourquoi, à sa 54e session, en 1970, la Conférence internationale du Travail a unanimement reconnu que l'absence des libertés civiles enlève toute signification au concept des droits syndicaux et a invité fermement tous les Etats Membres à ratifier et à appliquer les pactes internationaux des Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques, d'une part, aux droits économiques, sociaux et culturels, d'autre part 3. 1 J . F. Deyrup: « Organized labor and government in underdeveloped countries: Sources of conflict », Industrial and Labor Relations Review (Ithaca, New York), oct. 1958, p. 108. 8 BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques, CIT, 58° session, 1973, rapport I, partie I, rapport du Directeur général, p. 74. 8 BIT: Les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, CIT, 54e session, 1970, rapport VII. 4 Introduction D'autre part, le développement économique, qui fut longtemps le problème central de la politique des pays les plus avancés, est devenu maintenant le problème central de la politique de tous les pays et même, depuis que l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 24 octobre 1970, la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement, le problème central de la politique mondiale. En proclamant leur volonté de « poursuivre des politiques propres à créer dans le monde un ordre économique et social plus juste et plus rationnel, dans lequel les nations tout comme les individus dans une même nation auront droit à des possibilités égales », les Etats Membres des Nations Unies ont par là même affirmé que, privée de son contenu économique et social, la liberté ne signifie rien pour la majorité des hommes. Mais si liberté et développement sont liés, sur le plan des déclarations d'intention comme sur celui des exigences de la conscience humaine, leur conciliation est malaisée à réaliser au plan des faits. Ce sont les difficultés de cette conciliation qu'il nous faut examiner. Mais cela conditionne à la fois la méthode qu'il nous faut adopter et le plan de recherche qu'il nous faudra suivre. L'enquête à conduire ne prendra en effet sa pleine signification que si elle se trouve replacée dans ses aspects multiples, dont trois au moins apparaissent essentiels. 1. Le champ géographique En premier lieu, il nous faut, du point de vue géographique, ne pas être victime d'un « provincialisme théorique » qui conduit trop souvent à ériger en norme de référence le système de relations professionnelles économiquement dominant sans doute, mais qui, quant à l'importance quantitative de la maind'œuvre qu'il concerne, demeure pour l'instant fortement minoritaire. En effet, si l'on s'efforce d'élaborer une typologie des systèmes de relations professionnelles 1 en tentant d'identifier quatre séries de problèmes (règles selon lesquelles la production et la répartition sont organisées, intégration sociale des différents groupes avec éventuellement existence de problèmes de marginalité, étendue et qualité de la participation au processus de décision en matière de relations professionnelles, légitimité des procédures de relations professionnelles), en utilisant quatre variables fondamentales (techniques de production, relations de pouvoir des parties, niveau des décisions, relations au pouvoir politique) et en tenant compte accessoirement de la qualité des relations 1 Voir R. W. Cox, J. Harrod et collaborateurs: Future industrial relations — An intérim report (Genève, Institut international d'études sociales, 1972). Voir aussi R. W. Cox: « Esquisse d'une futurologie des relations professionnelles », Bulletin de l'Institut international d'études sociales (Genève), 1971, n° 8, pp. 154 et suiv. 5 Liberté syndicale et développement économique professionnelles (paternalistes, contractuelles ou fusionnistes), on peut distinguer onze catégories: — le système de subsistance, caractéristique des économies familiales paysannes d'autoconsommation, à technologie primitive et non monétarisées, qu'on retrouve en Afrique et dans certaines parties de l'Asie et de l'Amérique latine, soit environ 8 pour cent de la force de travail mondiale ; — le système féodal à technologie également primitive, mais où les travailleurs sont dominés par une structure féodale qui leur assure protection. L'Etat n'y intervient que pour effectuer un certain prélèvement des surplus disponibles. On retrouve ce système dans les économies latifundiaires d'Amérique latine et les économies asiatiques fondées sur la culture du riz, soit 15 pour cent de la force de travail mondiale ; — le système du marché du travail primitif, qui apparaît quand les paysans, dépossédés des terres, se transforment en salariés mobiles, mais ne disposent pas d'organisations syndicales, l'Etat s'abstenant par ailleurs d'intervenir sur le marché du travail. Ce système, qu'on rencontre dans les populations urbaines marginales de nombreux pays en voie de développement, concerne 10 pour cent de la force de travail mondiale; — le système du marché du travail d'entreprise, dans lequel l'entreprise est le seul centre de décision en l'absence d'intervention de l'Etat; il concerne les petites entreprises industrielles du secteur moderne des pays en voie de développement, les établissements commerciaux et les plantations de ces mêmes pays. Les syndicats émergent; le patronat est paternaliste. Ce système couvre 7 pour cent de la force de travail mondiale; — le système corporatif d'entreprise, qui caractérise assez bien l'engagement à vie japonais, avec sécurité et couverture des coûts sociaux par l'entreprise, ainsi que le marché du travail des « cols-blancs » des entreprises américaines et européennes. Les syndicats sont des syndicats d'entreprise. Ce système concerne 5 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ; — le système bipartite, caractérisé par une main-d'œuvre spécialisée et qualifiée, mobile, par des négociations directes entre les syndicats et l'entrepreneur et par une législation étatique minimale; il se retrouve au Canada et aux Etats-Unis et couvre 3 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ; — le système tripartite, dans lequel l'intervention des pouvoirs publics se précise ; ceux-ci sont un employeur important et se préoccupent de l'influence possible des relations industrielles sur leurs objectifs de politique économique. Ce système, qu'on rencontre dans nombre de pays de l'Europe occidentale, couvre 6 pour cent de la main-d'œuvre mondiale ; 6 Introduction — le système du corporatisme d'Etat, dont l'idéologie met l'accent sur le consensus et sur des relations industrielles pacifiques; il se caractérise par des organisations ouvrières et patronales semi-autonomes sous tutelle de l'Etat, dont l'influence s'avère déterminante; 2 pour cent de la maind'œuvre mondiale relèvent de ce système; — le système mobilisateur, qu'on rencontre en Chine et dans d'autres pays en voie de développement, où il est souvent instable ; il permet à une élite politique d'enrôler massivement les couches restées à l'écart dans le pays et non assimilées au mode moderne de production et de lutter en même temps contre les risques d'«économisme » 1 des syndicats; 24 pour cent de la main-d'œuvre mondiale sont, en raison du poids énorme de la Chine, concernés par ce système ; — le système socialiste, qui est souvent l'aboutissement du système précédent. Syndicats et directions d'entreprise sont des instances complémentaires, collaborant à une politique planifiée ; — le système du travail indépendant (par exemple de type artisanal), opérant dans un contexte de technologie moderne ; il couvre 8 pour cent de la maind'œuvre mondiale. Il serait certes possible de discuter la pertinence de cette classification mais, au stade actuel de présentation des problèmes que nous aurons à envisager ici, elle nous permet du moins de caractériser l'espace géographique couvert par notre enquête. On en déduit en effet aisément que les systèmes ne disposant pas d'organisations professionnelles notables (les quatre premiers dans la liste ci-dessus) représentent approximativement 40 pour cent de la force de travail mondiale ; ceux des pays à économie développée de marché, 9 pour cent, et les systèmes socialistes, 12 pour cent; les systèmes associés avec un développement économique rudimentaire représentent 23 pour cent; avec un développement amorcé, 41 pour cent, et avec des sociétés modernes, 36 pour cent. Notre recherche porte sur les pays en voie de développement. C'est pour ceux-ci, qui sont d'ailleurs largement hétérogènes à d'autres points de vue, que notre réflexion devra être étayée par les éléments factuels les plus diversifiés afin de lui donner l'éclairage le plus général qui soit. On a donc délibérément exclu de cette étude les pays à économie développée et les pays socialistes, sauf éventuellement pour situer des points de référence ou dégager des éléments de comparaison possibles. De manière plus précise, l'espace géographique concerné est celui que délimite le rectangle en traits gras dans le tableau 1. 1 L'expression, empruntée au vocabulaire marxien, évoque le comportement des organisations professionnelles qui, se bornant à rechercher des avantages matériels pour leurs adhérents, en arrivent à oublier les tâches politiques qui découlent de la théorie de la « courroie de transmission », élaborée par Lénine. 7 Liberté syndicale et développement économique Tableau 1. PNB par habitant en dollars des E-U (aux prix de 1970) Vers 1970 1985 Pourcentage de l'industrie dans le PNB vers 1965-1970 Répartition des différents types Subsistance Féodal Marché du travail primitif Marché du travail d'entreprise 106 56 118 122 Nombre d'Etats concernés _ Afrique 100 150-180 12 71188 56% (1) 5 299 4% (6) 15 897 12% (2) 9 274 7% (4) Moyen-Orient 200 350 15 2 350 7% (6) 2 350 7% (5) 7 720 23% (1) 4 364 13% (4) Amérique latine 400 600 18 7 934 9% (6) 12 342 14% (3) 26 447 30% (1) 8 816 10% (5) Asie à croissance économique faible 150 200 15 31808 9% (3) 183 769 50% 81282 22% (2) 14136 4% (5) Asie à croissance économique forte 450 850 23 1612 2,5% (7) 19 350 30% (1) 10 965 17% (3) 8 385 13% (4) Japon 1500 4000 30 4 177 8% (4) 8 354 16% (2) Océanie 1900 3 000 27 8 0,1% 0,1' (6)' 640 8% (4) Pays socialistes 1 100 2 600 50 Amérique du Nord 3 800 5 400 27 3 587 4% (5) 33 176 37% (1) Europe occidentale 1900 4 000 35 2 821 2% (7) 12 553 8,9% (4) _ Chine 152 1,9% (5) - 141 0,1% (8) Les trois chiffres dans chaque case concernent respectivement la force de travail en milliers et en pourcentage et le rang Source: Cox, Harrod et collaborateurs, op. cit., passim. 8 Introduction de relations professionnelles par région Corporatif d'entreprise Bipartite Triparti te Corporatisme Mobilisateur d'Etat 79 26 91 28 3 842 2,9% (7) 132 0,1% (10) 6 624 5% (5) 2 350 7% (7) — 793 0,9% (10) Socialiste Travail indépendant 17 13 146 2 650 2% (8) 2 650 2% (9) 11923 9% (3) 132 479 — 2 013 6% (8) 6 042 18% (2) 671 2% (9) 5 706 17% (3) 33 566 — 88 0,1% (H) 3 526 4% (7) 10 579 12% (4) 882 1% (9) 1763 2% (8) 14 986 17% (2) 88156 7 068 2% (7) 2121 0,6% (9) 4 948 1,4% (8) 14050 4% (6) — 28 272 8% (4) 371 934 — 1935 3% (6) 322 0,5% (8) 4 515 7% (5) — — 17 415 27% (2) 64 499 — 351 797 100% Total régional de la force de travail 351 797 (1) 30 235 58% (1) 5 222 10% (3) 4177 8% (4) 5 441 68% (1) 1040 13% (2) 720 9% (3) 174 785 94% (1) 17 933 20% (3) 24120 27% (2) 2 690 3% (6) 12 695 9% (3) 9 874 7% (5) 69110 49% (1) 9 732 6,9% (6) 141 0,1% (9) 11 156 6% (2) 52 215 8 001 185 941 8 070 9% (4) 89 666 23 879 17% (2) 141 050 d'importance du système pour la région. 9 Liberté syndicale et développement économique 2. Le champ historique En second lieu, du point de vue temporel, il conviendra de ne pas se borner à l'examen des seuls problèmes d'actualité. Ceux-ci sont d'ailleurs souvent conditionnés étroitement par la conjoncture sociale des pays économiquement dominants et, même s'ils se présentent parfois en termes analogues dans les pays en voie de développement, ils n'y revêtent pas la même importance. Pour ne citer qu'un exemple, c'est peut-être le cas de la liberté syndicale dans la fonction publique \ qui ne retient autant l'attention qu'en raison de la poussée de syndicalisation toute récente et des mutations actuellement en cours dans la législation ou les conventions collectives aux Etats-Unis 2. Il nous faudra au contraire replacer ces problèmes ou aspects particuliers dans un champ historique suffisamment large pour qu'ils prennent leur signification véritable. Pour les pays en voie de développement et eu égard au problème qui nous concerne — les rapports de la liberté syndicale et du développement —, ce champ historique est celui du processus d'industrialisation, qui comporte au moins trois domaines essentiels qu'il conviendra d'explorer: la nature des élites dirigeantes, dont les stratégies auront des conséquences à la fois sur le déroulement du processus, sur les chances et les formes de la liberté syndicale ; la « réponse » des organisations ouvrières au « défi » auquel elles sont soumises et qui, par l'influence qu'elle exerce sur la « protestation » ouvrière, suscitera des tensions sociales plus ou moins fortes ; le système de règles du jeu (web of rules) qui s'établira au cours de ces confrontations sociales et qui accordera à la liberté syndicale une place et des formes différentes suivant les cas. En définitive : toutes les sociétés industrielles... engendrent des employeurs, des travailleurs industriels et des organisations syndicales. Elles élaborent aussi et définissent des arrangements entre employeurs, organisations syndicales et gouvernements qui, à leur tour, établissent, modifient et utilisent l'ensemble croissant des règles appliquées sur les lieux de travail. L'industrialisation requiert une jurisprudence industrielle sur le lieu de travail et dans la communauté de travail. En somme, toute société en voie d'industrialisation crée un système de relations industrielles. Les systèmes de ce genre présentent à la fois des ressemblances et des différences. Ils ont tous pour fonction de définir les relations de pouvoir et d'autorité entre les entrepreneurs, les organisations syndicales et les administrations gouvernementales, de contrôler ou de canaliser la protestation ouvrière, d'établir des règles précises. Des convergences peuvent aussi être trouvées dans ces règles elles-mêmes. Même lorsque les processus d'établissement de celles-ci sont différents, il n'est pas rare d'y constater une certaine similarité là où la technologie et le marché se trouvent dans des conditions analogues. Si l'uniformité résulte de la communauté des confrontations et des problèmes, la diversité 1 BIT : Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans la fonction publique, Commission paritaire de la fonction publique, re l session, Genève, 1970, rapport II. 2 Voir par exemple J. P. Goldberg : « Changing policies in public employée labor relations », Monthly Labor Review (Washington), juillet 1970, p. 514. 10 Introduction découlera, quant à elle, de différences significatives ou des chocs spécifiques qui déterminent les systèmes de relations professionnelles. Dans des sociétés différentes, ces systèmes ont pris naissance à des périodes historiques différentes, dont chacune a laissé sa marque indélébile. Ils se sont dégagés dans des degrés de sous-développement économique différents. Ils diffèrent aussi actuellement en ce qu'ils reflètent des stades et des rythmes de développement économique différents. Ils s'affrontent à des cultures préindustrielles différentes. De plus... les sociétés industrielles sont placées sous la direction d'élites différentes, qui sont loin de concevoir de façon analogue les systèmes de relations professionnelles ou les programmes et les efforts qu'implique leur instauration 1. 3. Le champ méthodologique En troisième lieu, sur le plan méthodologique, il conviendra de ne pas s'en tenir aux seuls problèmes juridiques qu'évoque l'expression de liberté syndicale ou à la seule optique économique qu'implique l'expression de développement, mais, bien au contraire, de rechercher de manière délibérée une approche interdisciplinaire n'excluant au besoin ni les considérations politiques, ni les visées idéologiques des acteurs sociaux, ni les particularités institutionnelles des pays concernés, ni même l'appréciation philosophique dans un domaine où la confrontation des systèmes de valeurs s'avère parfois déterminante. En d'autres termes, l'esprit interdisciplinaire qui doit inspirer cette enquête est celui même qui caractérise les relations professionnelles, dont on a pu dire qu'elles étaient « un carrefour où se rejoignent nombre de disciplines — l'histoire, l'économie politique, la science politique, la sociologie, la psychologie et le droit » 2. On peut, en définitive, résumer les considérations qui précèdent en disant que cette étude est spatialement déterminée par les seuls pays en voie de développement, temporellement située par les processus d'industrialisation en cours, méthodologiquement inspirée par l'approche interdisciplinaire des relations professionnelles. 4. Plan de l'étude Les problèmes ayant été ainsi cernés, il ne reste plus qu'à justifier le plan de l'étude. L'apparent consensus quant à l'acceptation du principe de la liberté d'organisation syndicale et quant à l'exigence du développement économique, d'une 1 C. Kerr, J. T. Dunlop, F. Harbison et C. A. Myers: Industrialism and industrial man (New York, Oxford University Press, 1964), pp. 192-193. 2 J. T. Dunlop : Industrial relations Systems (Southern Illinois University Press, 1970), p. 6. 11 Liberté syndicale et développement économique part, mais aussi les controverses implicites ou explicites relatives à l'exercice pratique des libertés syndicales et les différentes façons de concevoir le processus effectif du développement économique, d'autre part, montrent que les deux concepts sont loin de faire l'objet d'une acceptation unanime. Il conviendra donc, en premier lieu, d'éclairer la nature des deux vocables en présence, dans une réflexion où l'étude de leur sens doit permettre de préciser l'objet véritable du ou des débats. Qu'on estime ensuite qu'il faut limiter la liberté syndicale pour faire face aux exigences du développpement économique ou qu'on considère au contraire que non seulement liberté syndicale et développement économique ne sont pas antinomiques, mais étroitement liés, ou qu'on adopte enfin des positions plus nuancées, il paraît nécessaire, en second lieu, de déterminer la pertinence des arguments avancés en les replaçant dans les divers champs de réflexion où ils se situent. Sur la base des arguments ainsi mis au jour — arguments qui demeurent largement du domaine des conjectures et des hypothèses théoriques —, il paraît enfin indispensable d'en voir les conséquences pratiques pour une politique de relations industrielles. En effet, qu'on se place dans l'attitude d'esprit de l'approche « behaviouriste » \ qui considère qu'en dernier ressort la seule façon de régler le conflit consiste à comprendre pourquoi il a été engendré 2, en examinant les facteurs qui l'ont produit, ses formes, son insertion dans le contexte total des champs conflictuels 3, ou qu'on se situe, au contraire, dans l'optique de l'approche « institutionnelle », dite encore « oxfordienne » 4, qui considère que la tâche centrale d'une théorie des relations professionnelles est d'expliquer pourquoi des règles particulières ont été établies 5, dans les deux cas, débouchant ainsi sur des considérations plus concrètes (peut-être simplement parce que plus actuelles), il est utile, en troisième lieu, de rechercher les relations socio-économiques essentielles qui s'établissent entre le principe pro- 1 Rappelons qu'une théorie « behaviouriste » repose avant tout sur l'étude du comportement. 2 C. J. Margerison: «What do we mean by industrial relations: A behavioural science approach », British Journal of Industrial Relations (Londres), juillet 1969, pp. 273-286. a R . Williams et D. Guest: « Psychological research and industrial relations: A brief review», Occupational Psychology (Londres), 1969, n° 43, pp. 201-211. 4 Ainsi dénommée parce que centrée sur les travaux d'Allan Flanders, professeur de relations professionnelles à Oxford, qui ont fourni les bases théoriques des recommandations de la célèbre Commission Donovan, dont s'est partiellement inspirée la loi de 1971 sur les relations professionnelles de Grande-Bretagne. 6 « La tâche centrale d'une théorie des relations professionnelles est d'expliquer pourquoi des règles particulières sont établies dans des systèmes particuliers de relations professionnelles et comment et pourquoi elles changent, en réponse aux changements subis par le système » (J. T. Dunlop: Industrial relations Systems, op. cit., pp. vm-rx). 12 Introduction clamé de la liberté syndicale et l'objectif recherché du développement économique. Etablissement des concepts, étude des théories, puis des implications, tels sont donc les trois moments d'une recherche qui doit successivement préciser son cadre d'analyse, cerner les problèmes et déduire les conséquences pratiques du débat ainsi institué. 13 LE CADRE DE L'ANALYSE 1 Les expressions « liberté syndicale » et « développement économique » ne sont claires qu'en apparence. Une enquête, même hâtive, dans les travaux juridiques ou les ouvrages économiques permet de constater en effet qu'elles sont employées dans des acceptions assez différentes d'un auteur à l'autre. Il conviendra donc, tout à la fois, de recenser les définitions proposées, d'en éclairer la perspective et de voir s'il n'est pas possible, par-delà leur diversité et en fonction de l'objet même de notre enquête et du mode d'approche retenu, tels que nous les avons précisés dans notre introduction, d'en dégager quelques thèmes simples. Telle est la démarche que nous nous proposons d'adopter successivement pour la liberté syndicale et pour le développement économique. A. LA LIBERTÉ SYNDICALE 1. Repères a) Textes La liberté syndicale comporte le droit, pour les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte et sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix et de s'y affilier. A ce droit défini par l'article 2 de la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, il convient d'ajouter l'exercice d'un certain nombre de droits complémentaires concernant le libre fonctionnement des organisations ainsi constituées, l'affiliation à des organisations internationales, la protection contre la discrimination antisyndicale. Dans la mesure où les organisations syndicales ne se constituent que pour la défense et la promotion des intérêts de leurs adhérents, la liberté syndicale implique également la libre négociation, précédée ou accompagnée éventuellement du recours à la grève, ainsi que la participation des travailleurs et des employeurs à des organismes privés ou publics divers. 15 Liberté syndicale et développement économique Il est enfin bien certain que la liberté syndicale ne se conçoit guère en l'absence d'un certain nombre de libertés civiles (droit de réunion, liberté d'expression, droit à la sécurité de la personne en particulier)1. Semblable définition demeure cependant trop générale pour qu'il soit possible d'en dégager d'emblée l'ensemble des implications. Fort heureusement, outre un certain nombre de travaux juridiques doctrinaux 2, des textes d'interprétation ou des décisions à caractère quasi judiciaire sont venus en préciser les modalités concrètes d'application et, par là même, caractériser l'extension du concept de liberté syndicale. A la différence des conventions internationales du travail (qui sont des traités internationaux particuliers, adoptés à la majorité des deux tiers par la Conférence internationale du Travail en vue d'établir des normes internationales du travail, mais dont les Membres de l'OIT n'assument l'obligation formelle d'appliquer les dispositions que s'ils deviennent parties à ces conventions en les ratifiant3), les recommandations internationales — qui forment un autre groupe d'instruments internationaux adoptés à la majorité des deux tiers, ne sont pas susceptibles de ratification, mais sont communiquées à tous les Membres pour examen en vue de leur faire porter effet sous forme de loi 1 La résolution concernant les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, adoptée par la Conférence internationale du Travail en 1970, met un accent particulier sur les libertés civiles suivantes, définies par la Déclaration universelle des droits de l'homme et qui sont essentielles à l'exercice des droits syndicaux: a) le droit à la liberté et à la sûreté de la personne ainsi qu'à la protection contre les arrestations et les détentions arbitraires; b) la liberté d'opinion et d'expression et, en particulier, le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit; c) la liberté de réunion; d) le droit à un jugement équitable par un tribunal indépendant et impartial; e) le droit à la protection des biens syndicaux. 2 En particulier G. Spyropoulos: La liberté syndicale (Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1956); C. W. Jenks: The international protection of trade union freedom (Londres, Stevens Sons, 1957); The right to organise and ils limits: A comparison of policies in the United States and selected European countries (Washington, The Brookings Institution, 1950) ; E. B. Haas : Human rights and international action: The case of freedom of association (Stanford University Press, 1970). 3 Les conventions concernées sont: la convention (n° 11) sur le droit d'association (agriculture), 1921 ; la convention (n° 84) sur le droit d'association (territoires non métropolitains), 1947; la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948; la convention (n° 98) sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949; la convention (n° 135) concernant les représentants des travailleurs, 1971 ; la convention (n° 141) sur les organisations de travailleurs ruraux, 1975. On considère cependant que, du fait que le principe de la liberté syndicale, sorte de règle coutumière du droit des gens, en dehors et au-dessus des conventions (BIT: La situation syndicale au Chili — Rapport de la Commission d'investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale, 1975, p. 117, paragr. 466), est incorporé dans les textes constitutionnels de l'OIT, ce principe « doit, de ce fait, être observé par les Etats Membres en raison de leur appartenance à l'Organisation » (résolution sur la liberté syndicale et les relations professionnelles en Europe, adoptée à l'unanimité par la deuxième Conférence régionale européenne de l'OIT, en janvier 1974), et que cette conception est un des fondements de la procédure spéciale de sauvegarde de l'OIT, établie en 1950, et qui permet l'examen de plaintes même à rencontre de pays qui n'ont pas ratifié les conventions sur la liberté syndicale. 16 Le cadre de l'analyse nationale ou autrement — ont essentiellement pour objet d'orienter l'action nationale. Or un certain nombre de ces recommandations concernent, de près ou de loin, le thème de la liberté syndicale x. Il en est de même des très nombreuses résolutions adoptées dans le cadre de l'Organisation internationale du Travail2. b) Procédures La question de la liberté syndicale revêtant une importance toute particulière pour l'OIT, la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations a eu plusieurs fois à faire rapport à la Conférence internationale du Travail sur ce thème particulier, conformément aux articles 19, x Tel est le cas par exemple: de la recommandation (n° 113) sur la consultation aux échelons industriel et national, 1960, qui réitère les principes de non-discrimination, de liberté syndicale, de droit de négociation collective; de la recommandation (n° 119) sur la cessation de la relation de travail, 1963, qui dispose que l'affiliation syndicale ou la participation à des activités syndicales (en dehors des heures de travail ou avec le consentement de l'employeur durant les heures de travail) ne devraient pas constituer des motifs valables de licenciement; de la recommandation (n° 129) sur les communications dans l'entreprise, 1967, qui reconnaît l'importance et le rôle des représentants syndicaux dans l'acceptation, la promotion et l'application effective des politiques de communications; de la recommandation (n° 130) sur l'examen des réclamations, 1967, qui envisage la participation des organisations professionnelles à la mise en place et à l'emploi des procédures de réclamation et l'intervention des représentants syndicaux dans l'examen des réclamations; de la recommandation (n° 143) concernant les représentants des travailleurs, 1971, qui, y compris pour les représentants syndicaux, établit le principe d'une protection efficace contre toutes les mesures qui pourraient leur être préjudiciables, licenciements en particulier, et qui seraient motivées par leur qualité ou leurs activités de représentants des travailleurs, leur affiliation syndicale ou leur participation à des activités syndicales et préconise que, dans l'entreprise, des facilités soient accordées aux représentants des travailleurs de manière à leur permettre de remplir efficacement leurs fonctions; de la recommandation (n° 149) sur les organisations de travailleurs ruraux, 1975, qui contient de nombreuses dispositions pour favoriser le développement de ces organisations. 2 Rentrent dans cette catégorie les résolutions adoptées par la Conférence internationale du Travail et concernant l'indépendance du mouvement syndical (1952), la protection des droits syndicaux (1955), l'abrogation des lois dirigées contre les organisations syndicales de travailleurs dans les Etats Membres de l'OIT (1957), la liberté syndicale et la protection du droit syndical des délégués syndicaux à tous les échelons (1961), la liberté syndicale (1964), la participation des travailleurs dans les entreprises (1966), l'action de l'OIT dans le domaine des droits de l'homme, notamment en ce qui concerne la liberté syndicale (1968), les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles (1970). Les mêmes problèmes font l'objet de résolutions adoptées par les conférences et réunions régionales; par exemple, dans le cadre des conférences des Etats américains, les résolutions concernant la liberté d'association, la protection du droit d'organisation et de négociation collective (Mexico, 1946), les libertés syndicales (Montevideo, 1949), la liberté syndicale (Petrôpolis, 1952), la défense des droits syndicaux (La Havane, 1956), la politique sociale et le développement économique (Buenos Aires, 1961), la participation sociale au processus de développement (Caracas, 1970); ou encore, dans le cadre des conférences régionales asiennes, les résolutions concernant la liberté syndicale (Tokyo, 1968), la liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement social et économique (Téhéran, 1971); ou enfin, dans le cadre des conférences des Etats africains, la résolution sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (Lagos, 1960). Les commissions d'industrie ont eu, elles aussi et à de multiples reprises, l'occasion d'adopter des résolutions dans le même sens: Commission des transports internes (1961); Commission du fer et de l'acier (1946); Commission des industries textiles (1968); Commission du pétrole (1966); Commission de la fonction publique (1970). 17 Liberté syndicale et développement économique 22 et 35 de la Constitution de l'Organisation \ et, d'autre part, des procédures particulières de sauvegarde de la liberté syndicale ont été imaginées. Les conventions, les recommandations et les résolutions définissent un droit. Les rapports de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations étudient principalement la législation des pays et présentent un certain nombre d'observations. Mais il peut se faire que les faits s'écartent à tel point du droit qu'on en vienne à estimer qu'il y a violation des obligations acceptées. Aussi une double procédure de sauvegarde de la liberté syndicale a-t-elle été mise en place. D'un côté, créée en janvier 1950, la Commission d'investigation et de conciliation en matière de liberté syndicale, composée de neuf membres choisis en fonction de leur compétence personnelle et de leur indépendance, a pour mission d'entreprendre une enquête impartiale sur les plaintes qui lui sont soumises par le Conseil d'administration du BIT 2. D'un autre côté, établi en novembre 1951 et composé, sur une base tripartite, de neuf membres, le Comité de la liberté syndicale du Conseil d'administration a à connaître de toutes les plaintes en violation de la liberté syndicale soumises à l'OIT. Au reçu d'une plainte, celle-ci est communiquée pour observation au gouvernement intéressé, un délai étant parallèlement accordé au plaignant pour présenter éventuellement des observations complémentaires. Une fois en possession de ces éléments, le comité formule ses recommandations au Conseil d'administration3. 1 La Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations a examiné à cinq reprises, en 1953, 1956, 1957, 1959 et 1973, les rapports présentés par les gouvernements au sujet de ces instruments. Ces différents rapports, en fournissant une image de la situation des différents pays en ce qui concerne la liberté syndicale, permettent de compléter et d'actualiser l'enquête relative à la situation des syndicats dans les différents pays Membres de l'OIT, réalisée en 1956 par le Comité de l'indépendance des organisations d'employeurs et de travailleurs dit Comité McNair (le rapport de ce comité a été publié dans le Bulletin officiel du BIT, vol. XXXIX, 1956, n° 9; il est complété par deux annexes), et les enquêtes sur la situation de fait en matière de liberté syndicale dans différents pays, faites par des missions d'étude conformément à la décision prise en 1958 par le Conseil d'administration. Cette première catégorie de travaux permet d'explorer la manière dont se pose concrètement le problème de la liberté syndicale dans le monde en général et plus particulièrement pour l'espace géographique des pays en voie de développement tel que nous l'avons défini en introduction. a Ces plaintes, pour être recevables, doivent émaner soit d'organisations de travailleurs ou d'employeurs, soit des gouvernements. La commission est essentiellement un organe d'investigation mais peut examiner, avec le gouvernement intéressé, les possibilités de régler les difficultés par voie d'accord. Mais elle ne peut intervenir — à l'exception des cas visés par l'art. 26 de la Constitution de l'OIT et qui sont relatifs à l'examen des plaintes concernant des conventions ratifiées — qu'avec le consentement des gouvernements intéressés. La Commission d'investigation et de conciliation n'a jusqu'ici connu que de quatre affaires, concernant le Japon, la Grèce, le Lesotho et le Chili. Voir BIT: Bulletin officiel, vol. XLIX, n° 1, supplément spécial, janvier 1966; n° 3, supplément spécial, juillet 1966; doc. GB. 197/3/5, juin 1975; La situation syndicale au Chili, op. cit. 3 La même règle de recevabilité des plaintes mentionnée au sujet de la Commission d'investigation et de conciliation est applicable dans le cas du Comité de la liberté syndicale. Depuis sa création en 1951, le comité a eu à connaître de plus de huit cents cas. Bien que les 18 Le cadre de l'analyse En plus de ces procédures spéciales, certaines plaintes en violation des conventions sur la liberté syndicale peuvent encore être examinées par une commission d'enquête, établie par le Conseil d'administration du BIT et composée de personnalités indépendantes, lorsque ces plaintes sont présentées contre un pays qui a ratifié lesdites conventions. La procédure en question, prévue par la Constitution de l'OIT, est applicable à toutes les conventions de l'Organisation1. 2. Analyse Si les normes internationales, les enquêtes internationales 2 et les procédures juridiques mises en place pour sauvegarder la liberté syndicale permettent ainsi de préciser l'extension du concept de liberté syndicale, il reste encore à déterminer de quelle manière il convient de comprendre ce concept. L'étude de ce point se trouvera grandement facilitée par la résolution concernant les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, adoptée sans opposition par la Conférence internationale du Travail à sa 54e session (1970), texte qui invite le Conseil d'administration « à charger le Directeur général de publier et de distribuer largement sous une forme concise les décisions prises jusqu'ici par le Comité de la liberté syndicale 3 ». Sur la base de la publication qui est résultée de cette décision 4, il est ainsi possible de caractériser le contenu du concept de liberté syndicale5. a) Eléments constitutifs La liberté syndicale implique le droit, pour les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte, de constituer des organisations de leur choix et de s'y affilier. La formule « sans distinction d'aucune sorte » implique le décisions du comité soient prises compte tenu des circonstances particulières à chaque cas, le raisonnement par analogie joue un grand rôle: lorsque certaines situations présentent quelque similitude, le comité se réfère couramment à des décisions antérieures. Une certaine continuité dans les critères dont il s'inspire pour aboutir à ses conclusions engendre ainsi une sorte de jurisprudence. 1 II s'agit de plaintes qui peuvent être déposées par un Etat Membre de l'OIT ayant ratifié la convention concernée. La procédure peut aussi être engagée par le Conseil d'administration soit d'office, soit sur la plainte d'un délégué à la Conférence (voir art. 26 et suiv. de la Constitution). Jusqu'à présent, un seul cas s'est présenté en matière de liberté syndicale, concernant la Grèce (voir Bulletin officiel, vol. LIV, n° 2, supplément spécial, 1971). 2 Au rapport McNair et à ceux de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations, il convient d'ajouter les très nombreux articles publiés dans la Revue internationale du Travail, qui fournissent d'abondants renseignements sur la situation syndicale dans les différents pays. 3 Paragr. 11 du dispositif. l La liberté syndicale. Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale du Conseil d'administration du BIT (Genève, 1976). Pour la référence exacte des textes des rapports proprement dits, voir bibliographie en fin de volume. 6 G. von Potobsky : « La protection des droits syndicaux: L'œuvre accomplie en vingt ans par le Comité de la liberté syndicale », Revue internationale du Travail, janvier 1972. 19 Liberté syndicale et développement économique rejet de toute discrimination tenant au sexe, à l'occupation, à la couleur, à la race, aux croyances, à la nationalité, aux opinions politiques, etc. Les normes de l'OIT garantissent le libre choix en ce qui concerne la constitution des organisations; il découle de ce principe trois conséquences essentielles. En premier lieu, la convention n° 87 n'entend pas faire du pluralisme syndical une obligation mais exige que celui-ci demeure au moins possible; dès lors, le monopole syndical établi par la loi, qu'il se présente au niveau de l'entreprise, de la branche d'activité ou à l'échelon national, est condamnable, alors que le groupement volontaire de fait est parfaitement conciliable avec les dispositions de la convention. En second lieu, les privilèges accordés aux organisations les plus représentatives, pour être compatibles avec les dispositions de la convention, ne doivent pas aller au-delà d'une priorité en matière de représentation aux fins de négociations collectives, de consultation par les gouvernements ou de désignation de délégués auprès d'institutions internationales, et elles ne doivent pas, notamment, priver les organisations minoritaires des moyens essentiels de défense des intérêts professionnels de leurs adhérents. En troisième lieu, les diverses clauses de sécurité syndicale sont parfaitement compatibles avec les dispositions de la convention n° 87 pourvu qu'elles résultent d'un processus de négociation collective. La formation des organisations doit pouvoir se faire sans autorisation préalable. L'enregistrement des organisations professionnelles, qui est une prescription courante dans nombre de législations nationales, n'est pas en soi de nature à mettre en cause les garanties prévues par la convention n° 87, à condition qu'il s'agisse uniquement d'une formalité, que ses conditions soient précisées par la loi et ne soient pas contraires aux garanties de la convention et que le refus d'enregistrement puisse faire l'objet d'un recours judiciaire. Le fonctionnement des organisations syndicales doit pouvoir se faire librement. Cela implique tout d'abord que les organisations professionnelles soient libres d'élaborer de manière autonome leurs statuts et règlements, quitte au besoin à se guider sur des statuts types proposés par les autorités administratives, mais sans que celles-ci en imposent l'obligation. Cela requiert ensuite le droit d'élire librement1, de destituer ou de suspendre librement les dirigeants syndicaux. Sont dès lors condamnables les interventions des autorités dans 1 On trouvera dans BIT: Eligibility for trade union office (Genève, 1972) une longue étude des différentes dispositions concernant le principe énoncé sur ce point particulier par l'article 3 de la convention n° 87. Sont ainsi susceptibles de limiter le droit, pour les travailleurs ou les employeurs, d'élire librement leurs dirigeants, des réglementations légales relatives: 1) à la citoyenneté ou à la nationalité; 2) à la résidence; 3) à la race; 4) à l'affiliation politique; 5) à l'âge; 6) au sexe; 7) au niveau d'instruction; 8) au statut professionnel; 9) à la place occupée dans la hiérarchie professionnelle; 10) au fait d'occuper une fonction dans une autre organisation syndicale; 11) au fait d'avoir déjà été chargé de semblable fonction; 12) au fait d'être réélu; 13) à la perte de droits civiques ou politiques en liaison avec des fonctions syndicales; 14) aux condamnations pénales. 20 Le cadre de l'analyse les diverses phases de l'élection (approbation de la liste des candidats, présence de fonctionnaires publics lors du scrutin, approbation des résultats de celui-ci, etc.) et les dispositions prévoyant que tous les dirigeants syndicaux doivent appartenir à la profession dans laquelle le syndicat exerce son activité (ce qui, en cas de licenciement d'un dirigeant syndical, risquerait de porter atteinte à la liberté d'action de l'organisation). Les mesures de destitution, d'invalidation ou de suspension pour infraction à la loi doivent se fonder, pour être exécutoires, sur une décision de l'autorité judiciaire compétente. Le libre fonctionnement des organisations syndicales implique ensuite pour celles-ci le droit d'organiser leur gestion et leur activité et de formuler leur programme d'action, éventuellement d'entreprendre des activités politiques pour favoriser la réalisation de leurs objectifs économiques et sociaux, pourvu que ces activités ne soient pas de nature à compromettre la continuité du mouvement syndical ou ses fonctions sociales et économiques. En particulier, les mesures de contrôle de la gestion des fonds syndicaux ne doivent viser qu'à prévenir des abus et à protéger les membres du syndicat; l'indépendance financière est en effet un élément essentiel de la liberté syndicale 1. La liberté syndicale implique aussi, pour les travailleurs et les employeurs, le droit de constituer des fédérations et des confédérations et de s'affilier, si nécessaire, à des organisations internationales. Pour que ces droits ne demeurent pas lettre morte, il ne suffit pas qu'existent des normes législatives interdisant les actes de discrimination antisyndicale, il faut encore que ces dispositions s'accompagnent de procédures efficaces garantissant leur application pratique, notamment en matière de licenciement, de transfert, de rétrogradation, de mise à la retraite d'office, etc., que ces procédures soient expéditives et, pour qu'ils puissent s'acquitter de leurs fonctions en toute indépendance, que les dirigeants syndicaux soient plus particulièrement protégés, par exemple à l'aide de clauses spéciales prévoyant qu'ils ne pourront être licenciés ni pendant la durée de leur mandat, ni pendant un certain laps de temps à compter de la fin de celui-ci2. La liberté de négociation collective définie par la convention n° 98 pose un certain nombre de problèmes en ce qui concerne les relations entre les 1 Les dispositions législatives en la matière portent particulièrement sur les questions suivantes: présentation de rapports à des intervalles déterminés, contrôle officiel et renseignements à fournir à la demande des autorités, règles prescrites pour la comptabilité syndicale, approbation des budgets, de certaines opérations financières et des placements syndicaux, gestion administrative des syndicats par les autorités (voir BIT: Les autorités publiques et le droit à la protection des fonds et autres biens syndicaux (Genève, 1973)). 2 BIT: Protection des représentants des travailleurs dans l'entreprise et facilités à leur accorder, CIT, 54e session, 1970, rapport VIII (1). En 1971, la Conférence a adopté la convention (n° 135) et la recommandation (n° 143) concernant les représentants des travailleurs. 21 Liberté syndicale et développement économique parties contractantes, d'une part, et l'attitude des pouvoirs publics, de l'autre. Pour ce qui est des premières, le refus de négocier ou l'attitude intransigeante de l'une des parties lors des négociations ne sauraient être considérés comme une violation des droits syndicaux. Pour ce qui est des seconds, les prescriptions légales subordonnant l'entrée en vigueur d'une convention collective à l'autorisation préalable des autorités, comme celles qui ont pour effet de modifier les conditions de travail fixées par les conventions collectives ou d'empêcher les parties de négocier telles conditions qui leur paraîtraient souhaitables peuvent représenter autant d'atteintes au droit des intéressés de négocier collectivement. Les mesures de stabilisation en vertu desquelles il ne serait pas possible que le taux des salaires soit librement fixé par voie de négociation collective ne devraient être que des dispositions exceptionnelles, limitées dans le temps et réduites à l'indispensable. Que les parties tiennent compte volontairement, dans leurs négociations, de considérations relatives à la politique économique et à la sauvegarde de l'intérêt général est possible; qu'elles y soient contraintes risque au contraire d'être contradictoire avec la liberté de négociation collective. Sans doute, les conventions internationales adoptées par l'OIT ne mentionnent pas expressément la question de l'exercice du droit de grève. Mais ce droit, étant un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour défendre et promouvoir leurs intérêts professionnels, est le prolongement nécessaire de la liberté syndicale et de la négociation collective. Certes, l'exercice du droit de grève peut, dans certains cas (fonction publique, services essentiels), être limité pourvu qu'il existe des garanties destinées à sauvegarder les intérêts des travailleurs, par exemple sous forme de procédures de conciliation et d'arbitrage appropriées, et pourvu surtout que la définition des services essentiels ne fasse pas l'objet d'une extension injustifiée risquant de constituer une limitation importante aux possibilités d'action des organisations syndicales. Si des conditions préalables (préavis par exemple) ou des restrictions temporaires (interdiction de la grève en rupture d'accords collectifs par exemple) sont compatibles avec l'exercice du droit de grève, il n'en est pas de même des interdictions générales de la grève dans toutes les activités. Enfin, un mouvement syndical libre ne peut se développer que dans un régime garantissant les droits fondamentaux. Cela implique la possibilité, pour un syndicat, de tenir des réunions dans ses propres locaux et d'organiser éventuellement des réunions et manifestations publiques, par exemple le 1 e r mai. Cela requiert aussi la libre circulation des informations, des opinions et des idées: le contrôle des publications, leur saisie ou le retrait par voie administrative des licences peuvent constituer de graves ingérences dans les activités syndicales. Il ne devrait être procédé à l'occupation des locaux syndicaux ou à des perquisitions dans ceux-ci que sur mandat délivré par les autorités judiciaires. Lorsque des arrestations de dirigeants syndicaux ont lieu, il incombe 22 Le cadre de l'analyse aux gouvernements de prouver qu'elles n'ont rien à voir avec les activités syndicales des intéressés. De toute façon, même lorsque c'est pour des délits politiques ou des délits de droit commun que des syndicalistes sont arrêtés, ils devraient pouvoir être jugés aussi rapidement que possible par un tribunal impartial et indépendant. b) Rapports avec le développement économique L'extension et l'interprétation du concept de liberté syndicale ayant été précisées, il reste à envisager les rapports que celle-ci est susceptible d'avoir avec le développement économique, dont il nous faudra ultérieurement préciser la nature. Nous pouvons, pour cela, partir d'une idée simple couramment admise par la doctrine française 1 : la liberté syndicale comprend un aspect individuel — en ce sens qu'elle est un droit privé reconnu à chaque membre de la profession — et un aspect collectif — en ce sens qu'elle est une liberté publique. Cette dualité correspond, d'une part, à deux phases différentes de l'évolution historique: c'est ainsi qu'en 1884, en France, la liberté syndicale avait été conçue par le législateur sur le modèle d'une liberté individuelle, la loi disposant simplement que les syndicats peuvent se constituer librement, tandis que, par la suite, en particulier après la première guerre mondiale, la liberté syndicale est apparue comme devant présider aux rapports de l'organisation professionnelle et de la puissance publique et aux rapports de l'organisation syndicale et de l'entreprise. Cette dualité correspond ensuite à deux optiques, plus antagoniques que complémentaires, dans lesquelles il est possible d'envisager l'institution syndicale. En effet, les discussions qui, en France, ont précédé la législation de décembre 1968 sur la section syndicale d'entreprise 2 tout autant que l'évolution historique constatée dans d'autres pays montreraient aisément que, pour les uns, la liberté syndicale est du simple domaine de la liberté de conscience tandis que, pour d'autres, elle implique la reconnaissance de l'institution dans laquelle elle s'incarne et le droit, pour cette dernière, de participer et de négocier avec les autres parties. 1 Par exemple: G. H. Camerlynck et G. Lyon-Caen: Droit du travail (Paris, Dalloz, 6e éd., 1973), pp. 448 et suiv. 2 Voir sur ce point H. Lesire-Ogrel: Le syndicat dans l'entreprise (Paris, Editions du Seuil, 1967): « La doctrine patronale refuse le syndicat dans l'entreprise mais accepte — à maintes exceptions près — de reconnaître à chacun le droit à la liberté syndicale, sous réserve qu'elle ne se manifeste pas sur les lieux de travail... La liberté syndicale n'est plus à ce stade qu'un principe mort, une liberté muette, vidée de sa substance. Il n'y a pas de droit d'être syndiqué sans droit syndical. Il s'agit avant tout d'un droit collectif. De même que la liberté de la presse ne se réduit pas à celle d'écrire un manuscrit et de le colporter, de même la vieille liberté d'association passe par son instrument nécessaire, le syndicat, et s'apprécie à son niveau. En quoi consiste ce droit quand ses manifestations sont proscrites là où elles ont leur raison d'être? » (pp. 61-64). 23 Liberté syndicale et développement économique Si la liberté syndicale n'est conçue que comme un droit individuel, trouvant son accomplissement dans l'acte personnel d'adhésion, expression en définitive, sur le plan des situations économiques et sociales, de la liberté de pensée, cette acception n'a que peu d'interférence avec les problèmes du développement économique. En effet, sous ce premier aspect, les liens entre la liberté syndicale et le développement économique ne sont pas très différents de ceux que comportent les idéologies, mobilisatrices ou non, transformatrices ou non. Le syndicalisme est alors considéré comme une idée ou un système de valeurs dont on peut passer en revue les éléments pour les confronter avec ceux qui constituent les idéologies des élites de l'industrialisation*. Mais la liberté syndicale peut être aussi conçue comme un droit collectif, lié organiquement à la revendication de pouvoirs concernant les rapports de travail et ne valant que par les buts qu'il permet de poursuivre. Sous ce second aspect, les liens de la liberté syndicale et du développement économique changent de nature: le développement n'est plus seulement indirectement conditionné par les idéologies, mais concrètement soumis à l'influence de centres de décision économique, dont les stratégies et, partant, les objectifs et les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont très différents. Alors que, dans l'hypothèse précédente, la recherche conduisait à une comparaison des idéologies en présence, à une estimation de leur degré de compatibilité et à l'acceptation ou au rejet, par les groupes ayant la charge du développement économique, des idéologies professées par les organisations professionnelles, dans le cas présent, la liberté syndicale est considérée essentiellement sous l'angle des conflits qui peuvent résulter de la présence d'organisations professionnelles qui risquent de compromettre par leur action le processus de développement. En d'autres termes, à la liberté syndicale cas particulier de la liberté de pensée, s'oppose la liberté syndicale modalité d'intervention active d'organisations professionnelles prenant effectivement en charge la défense et la promotion des intérêts de leurs adhérents. C'est donc essentiellement sous l'angle de la protestation du groupe que le problème de la liberté syndicale peut être abordé. Le tableau 2 illustre schématiquement les questions que nous venons d'évoquer dans le cadre d'une typologie que nous aurons plusieurs fois à utiliser à titre de simple hypothèse de travail. 1 Telles qu'elles se dégagent, par exemple, des ouvrages de P. Sigmund: The idéologies of the developing countries (Londres, Praeger, 1967); Y. Bénot: Idéologies des indépendances africaines (Paris, Maspéro, 1972); L. Garruccio: L'industrializzazione tra nazionalismo e revoluzione — le idéologie politiche dei paesi in via di sviluppo (Bologne, Società Editrice II Mulino, 1969). 24 Le cadre de l'analyse Tableau 2. Principes et formes des protestations de groupe et attitudes des élites'à leur égard Elites de l'industrialisation Principe d'organisation de la protestation du groupe Formes de la protestation Attitude des élites à l'égard du groupe du conflit Classes moyennes Contrôle du travail Conscience de classe Grèves économiques Rôle positif organisées des conflits limités Grèves Incompatible et manifestations avec la société politiques paternaliste Diffuses et réduites Incompatible sauf explosions avec l'idéologie occasionnelles et l'industrialisation rapide Manifestations Incompatible pour avec le rôle de la métropole l'indépendance souvent violentes Manifestations Incompatible avec généralement l'idéal nationaliste pacifiques et le développement économique Dynastiques Intellectuels révolutionnaires Autocritique Administrateurs coloniaux Anticolonialisme Leaders nationalistes Nationalisme Source: Kerr, Dunlop, Harbison et Myers, op. cit., pp . 182-183. B. LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE Le développement économique a, de son côté, fait l'objet d'interprétations différentes. Les récents débats sur la qualité de la vie, sur les problèmes de la pollution de l'environnement, de la nature, etc., en opposant parfois un « toujours mieux » au « toujours plus » dont un Samuel Gompers pouvait, en son temps, faire l'objectif du syndicalisme aux Etats-Unis, permettent au moins de clarifier les termes du débat. 1. Distinctions nécessaires a) La croissance Les premières distinctions qui doivent s'imposer à l'esprit sont les suivantes : la croissance est sans doute nécessaire au développement, mais elle ne s'identifie pas à celui-ci. On n'a en effet pas manqué d'observer que la croissance économique, c'est-à-dire l'augmentation de la production et du revenu, constitue sans aucun doute l'objectif essentiel du développement ainsi que le critère le plus significatif pour juger des progrès accomplis par ce dernier. Il est nécessaire, et même souvent indispensable, d'assurer un taux suffisant de croissance pour pouvoir atteindre d'autres objectifs auxquels vise le développement, tels que l'accroissement 25 Liberté syndicale et développement économique du taux de formation du capital, l'instauration de l'équilibre dans les échanges, l'autonomie en matière d'alimentation, le maintien de la stabilité des prix, le relèvement du niveau de vie ou l'atténuation des disparités dans les revenus de différentes catégories sociales ou parties d'un même pays 1 . Mais si la croissance est très généralement nécessaire au développement, elle ne se confond pas avec le développement, pour plusieurs séries de raisons. D ' u n e part, l'indicateur que constitue la croissance est u n indicateur très imparfait, qui n'échappe pas à l'illusion de la matérialité, tributaire d'une appréhension monétaire et déformante des phénomènes. Parmi bien d'autres, B. de Jouvenel a bien mis en lumière cette double limitation: Il y a une illusion de la matérialité du produit. Ce que l'on appelle croissance du produit réel n'est que la croissance d'une valeur monétaire « déflatée » le mieux qu'on a pu. C'est une notion très abstraite, nullement physique; aussi est-ce une grave erreur de la dénommer «croissance en volume»: il ne s'agit nullement d'un volume physique — la croissance peut se manifester en miniaturisation des produits et en vaporisation (services) a . A la vision monétaire échappent bien des éléments: les biens gratuits fournis par la nature, les biens publics qui échappent aux évaluations de marché, etc., toutes catégories dont la destruction, préjudiciable au bien-être collectif, est parfois la contrepartie d'une croissance mesurable soutenue. Dès lors, la croissance vaut moins par ce qu'elle indique que par ce à quoi elle renvoie: La croissance économique ne peut et ne doit être vue autrement que comme l'expression abstraite de la croissance des fournitures correspondant à l'évolution du train de vie de la nation, dans sa structure et ses mœurs qui vont changeant. Et donc c'est la direction de ce changement qui doit principalement nous intéresser, et cela non pas passivement pour le prévoir, mais activement pour l'influencer 3 . D'autre part, et au moins dans certains cas, la croissance peut être contradictoire avec le développement. La croissance, au sens quantitatif de l'expansion du PNB, n'est pas synonyme de développement. Au mieux, tout ce que l'on peut dire en faveur de la croissance du PNB est qu'elle offre une présomption, mais pas davantage, que l'économie se transforme dans le sens d'une amélioration, d'un bien-être... Ainsi, les taux de croissance plus élevés peuvent être obtenus aux dépens d'une répartition plus équitable des revenus avec une réduction de l'emploi. En ce cas, la croissance et le bien-être ne vont pas de pair 4. 1 BIT: Mise en valeur des ressources humaines: Objectifs, problèmes et politiques, sixième Conférence régionale asienne, Tokyo, 1968, rapport I, rapport du Directeur général, p. 9. 2 Intervention lors des Rencontres internationales du ministère de l'Economie et des Finances: Economie et société humaine (Paris, Denoël, 1972), p. 48. 3 Ibid., p. 58. L'intervention de B. de Jouvenel s'inscrivait dans le cadre de la première des deux questions formulées par le ministre, organisateur des rencontres : « La recherche d'un taux de croissance systématiquement élevé dans les sociétés industrielles est-elle le meilleur procédé pour répondre aux besoins de toute nature de l'homme contemporain? » (ibid., p. 29). 4 El Naggar, directeur du Bureau économique et social des Nations Unies à Beyrouth, Séminaire régional sur le développement et l'environnement (Beyrouth, 1971). 26 Le cadre de l'analyse b) Le développement Sur la base de cette distinction entre croissance et développement que nous venons de dégager, il est possible de préciser quelques-unes des caractéristiques du développement. La résolution adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le 24 octobre 1970 définissant la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement peut nous y aider. Les buts et objectifs de la stratégie sont définis quantitativement pour ce qui est de la croissance économique, de l'épargne et du commerce international: le taux moyen de croissance annuelle du produit brut de l'ensemble des pays en voie de développement devrait être d'au moins 6 pour cent, et le taux moyen de croissance annuelle du produit brut par habitant de 3,5 pour cent, ce qui doublerait le revenu moyen par habitant en l'espace de vingt ans; la production agricole devrait connaître une expansion annuelle moyenne de 4 pour cent et la production industrielle une augmentation de 8 pour cent; l'accroissement devrait être annuellement de 0,5 pour cent pour le rapport de l'épargne brute au produit brut, d'un peu moins de 7 pour cent pour les importations et d'un peu plus de 7 pour cent pour les exportations. La résolution propose aussi un certain nombre d'objectifs sociaux qui, à la différence des objectifs économiques, ne sont pas définis quantitativement. Elle affirme que le développement implique un relèvement sensible du niveau de l'emploi, une répartition plus équitable des revenus et de la richesse afin de promouvoir tant la justice sociale que l'efficacité de la production, une amélioration de la sécurité du revenu, la réalisation des transformations qualitatives et structurelles qui doivent aller de pair avec la croissance économique. Plus précisément, la résolution indique que : Chaque pays en voie de développement devrait formuler ses objectifs nationaux en matière d'emploi de façon à absorber une proportion croissante de sa population active dans des activités de type moderne et à réduire de façon appréciable le chômage et le sous-emploi... Le nombre des logements devrait être augmenté et les conditions de logement améliorées, surtout pour les groupes à faible revenu, de façon à remédier aux maux qui résultent d'une croissance urbaine désordonnée et du retard des zones rurales... La pleine participation de la jeunesse au processus de développement devrait être assurée, [et] la pleine intégration des femmes dans l'effort global de développement devrait être encouragée. Ces différents objectifs « sont à la fois les résultats finals et les facteurs déterminants du développement », et « ils doivent donc être considérés comme faisant partie intégrante du même processus dynamique », car le développement doit avoir pour objectif ultime d'assurer des améliorations constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des avantages. Si on laisse se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le développement manquera son but principal. 27 Liberté syndicale et développement économique On a pu écrire * à propos de cette résolution: Que l'Assemblée générale des Nations Unies ait reconnu, à l'unanimité, que le développement est un processus complexe, impliquant beaucoup plus qu'une simple accélération de la croissance économique, vient à propos pour réfuter des théories antérieures qui voudraient que le progrès social fût plus ou moins sacrifié pendant une ou plusieurs générations afin que le développement économique se trouve accéléré par l'accroissement de l'épargne et des investissements. 2. Conséquences Cette prise en considération de la dimension qualitative du développement est en effet un phénomène récent mais, semble-t-il, maintenant bien admis autant par la théorie économique que par les responsables de la politique économique 2 . a) Pour la théorie économique En ce qui concerne la théorie économique, on peut en effet observer le changement radical qui s'est opéré au cours de la décennie écoulée. Si Arthur Lewis pouvait en 1955 caractériser son enquête, dès les premières lignes de son ouvrage, comme portant sur « la croissance de la production par habitant » 3 , précisant ensuite que l'expression «croissance du produit par habitant» est bien longue lorsqu'il faut la répéter sans cesse; aussi, le plus souvent, parlerons-nous de «croissance» ou de « produit », ou même, par souci de diversité, de « progrès » ou de « développement »; quelle que soit la formule employée, il faudra comprendre « par habitant », sauf s'il est clairement spécifié ou si le contexte laisse clairement entendre qu'il s'agit de production totale 4 . 1 BIT: La liberté par le dialogue; le développement économique par le progrès social, CIT, 56e session, 1971, rapport I (1), rapport du Directeur général, pp. 7-8. 2 II serait possible, pour le montrer, de multiplier les références. Il semble cependant préférable, pour juger du chemin parcouru, de renvoyer le lecteur à une comparaison entre deux readings parus à quelque quinze ans de distance. Entre The économies of underdevelopment, de A. N. Agarwala et S. P. Singh (Oxford University Press, 1958), et Underdevelopment and development : The Third World today, de H. Bernstein (Harmondsworth, Penguin Books, 1973), les différences n'apparaissent pas seulement dans l'étendue du champ couvert (strictement économique pour le premier, résolument socio-économique pour le second) ou dans l'approche des problèmes (essentiellement analytique pour le premier, privilégiant de plus les aspects politiques des questions pour le second), mais également dans la place faite aux références d'auteurs (auteurs occidentaux, et plus particulièrement anglo-saxons, pour le premier, très large ouverture, pour le second, aux travaux des spécialistes venus du tiers monde, tels que C. Furtado, T. dos Santos, R. Stavenhagen, F. H. Cardoso, C. V. Vaitsos). Les changements dans la terminologie, en orientant vers des préoccupations sensiblement différentes, reflètent en définitive la prise de conscience croissante de leurs propres problèmes par des pays en voie de développement. 3 Arthur Lewis: The theory of économiegrowth (Londres, Allen Unwin, Unwin University Books, 1955), p. 9. 4 Ibid., p. 10. 28 Le cadre de l'analyse Benjamin Higgins, dans un manuel classique et témoignant d'un grand talent, pouvait, quatre ans plus tard, élargir l'acception du terme et lui conférer son sens dynamique en définissant le développement comme une augmentation discernable dans le revenu total et le revenu moyen par tête,. diffusée largement parmi les groupes de production et de revenus et qui dure au moins deux générations et devient cumulative 1. Cependant, on observait encore il y a une dizaine d'années une confusion entre croissance et développement, du moins dans les milieux intellectuels anglo-saxons. En France, en effet, François Perroux proposait dans toute unesérie de travaux une distinction entre : — l'expansion, qui est l'accroissement temporaire et éventuellement réversible de quantités économiques liées notamment aux mouvements conjoncturels ; — la croissance, qui est l'augmentation, en longue période et dans des conditions de mutation des structures, de quantités significatives que l'on peut saisir à travers certains indicateurs; — le développement, qui est l'ensemble des transformations dans les structures mentales et institutionnelles permettant le soutien de la croissance ; — le progrès, qui est la signification finaliste donnée au processus de développement. Le développement présuppose généralement la croissance puisqu'il est « la combinaison des changements mentaux et sociaux d'une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global » 2 , mais il requiert aussi — ce qu'implique le concept de progrès — une idéologie économique: «le plein emploi, à l'échelle du monde, de toutes les ressources matérielles et humaines, favorisé dans le dessein de procurer à chacun les conditions matérielles, jugées nécessaires par les sciences, de son plein épanouissement » 3 . Un point de vue analogue était retenu à la même époque par Louis Joseph Lebret, pour qui, en tant qu'action, le développement n'est autre chose que le faisceau, dans une évolution coordonnée et harmonisée, des passages d'une phase moins humaine à une phase plus humaine; en tant qu'état, il en est le fruit4. 1 B . Higgins : Economie development: Principles,problems andpolicies (Londres, Constable & Co., 1959). 2 F. Perroux: «La notion de développement», Etudes, janvier 1961, reproduit dans: L'économie du XX' siècle (Paris, PUF, 1961), p. 155. 3 Ibid.,p. 163. 4 L. J. Lebret: Dynamique concrète du développement (Paris, Les éditions ouvrières, 1961),. p. 41. 29 Liberté syndicale et développement économique Cette distinction entre croissance et développement est maintenant couramment admise par la littérature économique, ainsi qu'en témoignent les publications les plus récentes. Selon D. F. Dowd 1 : La croissance est un processus quantitatif impliquant principalement l'extension d'une structure de production déjà en place, tandis que le développement suggère des changements qualitatifs, la création de nouvelles structures économiques et non économiques. Le développement est de même défini par C. K. Wilber comme les changements dans la valeur des paramètres économiques dans des conditions institutionnelles données... [et] les changements dans la valeur des paramètres économiques [qui] sont accompagnés, voire précédés de changements institutionnels 2. De même encore, pour D. Seers, le développement transcende la croissance économique pour englober des caractéristiques telles que la justice sociale en tant qu'égalité des chances, le plein emploi, les services sociaux généralement disponibles, la répartition équitable des revenus et les libertés politiques fondamentales 3. b) Pour la politique économique Cette évolution de la théorie économique concernant la définition du développement, que nous venons de retracer à grands traits, est parallèle au cheminement intellectuel suivi par les responsables de la politique économique. C'est ainsi que les Nations Unies, dans leurs premiers travaux consacrés aux pays sous-développés, s'intéressaient essentiellement à la croissance 4 telle qu'elle est définie plus haut, celle-ci pouvant être promue notamment par deux séries de mesures essentielles: l'industrialisation 6 et la réforme agraire 6 . De même, la première Décennie des Nations Unies pour le développement s'assignait comme objectif, pour l'ensemble des pays en voie de développement, la réalisation d'un taux annuel de croissance de 5 pour cent. Mais la réalisation de cet objectif économique, au niveau du tiers monde pris dans son ensemble, sinon à celui de chaque pays pris individuellement, montrait aux yeux de 1 D. F. Dowd: « Some issues of économie development and of development planning », Journal of Economie Issues (East Lansing, Michigan, Graduate School of Business Administration), vol. I, 1967, n° 3, p. 153. 2 C. K. Wilber: The Soviet model and underdeveloped countries (University of North Carolina Press, 1969), p. 8. 3 D. Seers: « The meaning of development », International Development Review (Washington), déc. 1969, pp. 2-6. 4 Nations Unies: Mesures à prendre pour le développement économique des pays insuffisamment développés (New York, numéro de vente: 1951.II.B.2). 5 Nations Unies: Méthodes et problèmes de l'industrialisation des pays sous-développés (New York, numéro de vente: 1955.II.B.1). 6 Nations Unies: La réforme agraire: Les défauts de la structure agraire qui entravent le développement économique (New York, numéro de vente: 1951.1I.B.3). 30 Le cadre de l'analyse l'observateur le moins prévenu que, dans bien des cas, le développement, entendu en ce sens économique limité, avait accru plutôt qu'atténué les inégalités et laissé subsister la pauvreté, la misère, la faim, la maladie et l'ignorance. En d'autres termes, au moment même où les pays développés découvraient que la pauvreté restait possible malgré l'expansion, voire à cause d'elle \ les pays en voie de développement étaient conduits à un diagnostic analogue en ce qui concerne la croissance dont ils avaient été à la fois les bénéficiaires et les victimes. Une révision des conceptions s'imposait. Ce changement profond dans l'attitude de la société internationale à l'égard des objectifs sociaux du développement ne s'est produit qu'après une assez longue période. L'OIT a pour sa part largement contribué à ce revirement. Son passé, pour cela, l'y prédisposait, qu'il s'agisse, pour ne rappeler que quelques étapes de son histoire, de la pensée économique et sociale d'Albert Thomas, de l'orientation des rapports de Harold Butler au cours des années trente ou des grands principes qui ont conditionné l'élaboration de la Déclaration de Philadelphie, selon laquelle : a) tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales; b) la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale. Cette mise en lumière des objectifs sociaux en tant que partie intégrante du développement est maintenant chose courante. Qu'on en juge d'après les déclarations ci-après: Kurt Waldheim, Secrétaire général des Nations Unies, le 9 août 1972: Il n'est plus possible de partir de l'hypothèse qu'un secteur moderne en expansion finira par absorber toute la population et réussira à lui assurer des normes de vie décentes; il faut au contraire s'attaquer de front à la misère, au chômage, au mauvais état de santé et au manque d'instruction 2. Rudolph A. Peterson, directeur du Programme des Nations Unies pour le développement, le 12 juin 1972: Si les avantages du progrès ne sont pas répartis en faveur des populations les moins favorisées des pays en voie de développement, la stabilité nationale et la stabilité internationale seront bientôt révolues 2. 1 Voir par exemple M. Harrington: Vautre Amérique: La pauvreté aux Etats-Unis, traduction de l'anglais (Paris, Gallimard, 1967); P. M. de la Gorce: La France pauvre (Paris, Grasset, 1965); K. Coates et R. Silburn: Poverty: The forgottenEnglishmen (Harmondsworth, Penguin Books, 1970); G. Myrdal: The challenge of world poverty: A world anti-poverty program in outline (New York, Panthéon Books, 1970). 2 Cité dans BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques, op. cit., p. 2. 31 Liberté syndicale et développement économique Robert S. McNamara, président de la Banque mondiale, le 14 avril 1972: La justice sociale n'est pas seulement un impératif mondial, mais également un impératif politique \ Manuel Pérez Guerrero, secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, le 21 juin 1972: La croissance des pays en voie de développement doit être favorisée; son taux devra être accéléré, mais il devra aussi être lié à la qualité du développement économique et social ainsi rendu possible l . On peut, par conséquent, aisément admettre, sans multiplier inutilement les relevés de citations allant toutes dans le même sens, que « le défi que l'OIT a lancé il y a une génération aux conceptions conventionnelles est devenu à son tour une conception conventionnelle » 1. Ce mode de pensée désormais dominant chez les praticiens du développement s'est exprimé avec force dans la Stratégie internationale pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement, approuvée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le 24 octobre 1970, qui affirme à son paragraphe 7: Le développement doit avoir pour objectif ultime d'assurer des améliorations •constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des avantages. Si on laisse se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le •développement manquera son but principal. c) Pour la liberté syndicale Ces considérations relativement longues sur la nature du développement et l'acception qu'il convient de donner à ce concept doivent nous permettre de préciser la nature des liens qui peuvent a priori s'établir entre liberté syndicale et développement. En effet, lorsque le développement continue à être abusivement assimilé à la croissance, laquelle est associée à l'augmentation d'un indicateur (généralement le PNB par tête) au cours du temps, le débat liberté syndicale-développement économique se trouve posé en termes particulièrement simples. Il suffit de voir, face à cet objectif d'un taux de croissance à rendre le plus élevé possible, si la liberté d'adhésion à un syndicat ou les revendications syndicales concrètes concernant les rapports de travail (qui sont en •définitive, nous l'avons vu précédemment, les deux aspects essentiels de la liberté syndicale) constituent une contrainte dont il faut tenir compte, quitte au besoin à en réduire l'impact, ou un instrument dont on peut éventuellement se servir dans le cadre de la politique économique pratiquée. Par contre, lorsque le développement est entendu dans l'acception large que nous en avons donnée, les choses changent d'aspect et deviennent beaucoup plus complexes. En effet, 1 BIT: Prospérité et mieux-être — Objectifs sociaux de la croissance et du progrès économiques, op. cit., p. 2. 32 Le cadre de l'analyse le développement, outre les modifications de structure qu'il comporte — et par conséquent les ruptures dans les correspondances entre variables, dont le choix d'un indicateur unique pour définir la croissance ne peut pas permettre de rendre compte —, implique la prise en considération d'un vecteur qualitatif et la référence aux systèmes de valeurs d'une société donnée. Sans doute n'y a-t-il pas toujours, entre croissance et développement, l'incompatibilité sousjacente aux débats du Club de Rome et au modèle du Massachusetts Institute of Technology, lesquels permettraient, à la limite, d'associer une « croissance zéro » et un véritable développement. Du moins ces travaux permettent, parmi bien d'autres, d'éviter de confondre un indicateur très imparfait (la croissance du PNB par tête) avec l'objectif visé, le développement, lequel postule la mise en œuvre d'un ensemble complexe de moyens qui sont ceux-là mêmes qu'évoque la Constitution de l'OIT: plénitude de l'emploi, élévation des niveaux de vie, emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances, possibilité pour tous d'une participation équitable aux fruits du progrès, collaboration des employeurs et des travailleurs à l'amélioration de l'organisation de la production, ainsi qu'à l'élaboration et à l'application de la politique sociale et économique, extension des mesures de sécurité sociale, protection de la vie et de la santé des travailleurs, garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel. Dans cette perspective, le débat liberté syndicale-développement économique change à nouveau de sens puisqu'il doit, dès lors, se situer dans l'optique d'une rencontre des différentes visées sociales. Nous disposons, au terme de cette analyse, des différentes pièces de notre dossier. La liberté syndicale — que nous avons recherchée tour à tour à travers les normes internationales qui la concernent, les enquêtes sur son exercice de fait dans les différents pays et les procédures juridiques mises en place pour la sauvegarder et qui en montrent les aspects concrets — nous a paru pouvoir être conçue comme une liberté individuelle ou (et) un droit collectif1. Le développement, longtemps quelque peu confondu avec la croissance économique, 1 La distinction que nous avons établie à la suite de la doctrine n'est pas toujours aussi nette dans les textes qui réglementent le droit syndical. On a pu en effet, par exemple, observer que « le droit syndical positif français est le fruit d'inspirations diverses autant que successives, souffre d'un manque d'homogénéité et a un peu l'allure d'un habit d'arlequin: les textes fondamentaux, peu modifiés, faisaient du syndicat un groupement purement privé, représentatif des intérêts de ses membres; des dispositions postérieures nombreuses ont reconnu sa vocation à parler au nom de la collectivité ouvrière ou patronale de chaque profession et à représenter par suite des intérêts plus vastes, puis ont bâti, pierre par pierre, tout un édifice de fonctions syndicales aux divers niveaux de la vie économique et sociale. De sorte qu'à la base demeure la conception d'une liberté individuelle qui trouve son accomplissement dans l'acte personnel d'adhésion, tandis que les attributions du syndicat participent dans une certaine mesure des prérogatives de puissance publique et traduisent l'aspect collectif du droit syndical, droit d'action autant que liberté d'adhésion. » (J. M. Verdier: Syndicats (Paris, Dalloz, 1966), pp. xin-xiv.) 33 Liberté syndicale et développement économique Tableau 3. Combinaisons possibles des concepts de liberté syndicale et de développement Liberté syndicale Développement économique (1) (3) Conçue comme une liberté individuelle Envisagé comme une croissance quantitative d'un indicateur (2) (4) Conçue comme un droit collectif Envisagé comme modifications qualitatives de facteurs nous estfinalementapparu, autant à travers les travaux de théorie économique qu'à travers les déclarations des responsables de la politique économique, comme comportant un aspect quantitatif, mais surtout un aspect qualitatif. Une combinatoire simple obtenue par croisement des deux concepts de liberté syndicale et de développement économique montre l'existence de quatre possibilités, que fait apparaître le tableau 3; on peut avoir en effet les combinaisons 1-3, 1-4, 2-3 et 2-4. Or, si jusqu'ici les affrontements théoriques ou les discussions politiques se sont essentiellement situés dans la perspective d'une liberté syndicale considérée comme un droit collectif, confrontée à une exigence de simple croissance économique (hypothèse 2-3), et si c'est sur ce terrain que l'analyse devra plus particulièrement se placer, il ne conviendra pas, pour autant, d'éliminer totalement les autres aspects du problème. 34 LA PROBLÉMATIQUE DU DÉBAT L'article provocant de Karl de Schweinitz auquel nous nous référions plus haut* a eu le mérite de ramasser, en une forme concise, l'essentiel de l'argumentation invoquée par nombre d'autres auteurs quand ils étudient les problèmes posés par le principe de la liberté syndicale dans les pays en voie de développement2: parce que les pays sous-développés ont aujourd'hui, à la différence de ce qui était le cas des pays actuellement développés lors de leur révolution industrielle, des organisations syndicales, leur propension à consommer s'en trouve accrue et leur accumulation de capital compromise. Sans doute, une affirmation aussi brutale soulève nombre de problèmes, par exemple, au 1 K. de Schweinitz: « Industrialization, labor controls and democracy », op. cit. Par exemple J. T. Dunlop : « The rôle of the free trade union in a less developed nation », American labor's rôle in less developed countries. Report on a conférence held at Cornell University, October 12-17, 1958; E. J. Berg: « Major issues of wage policy in Africa », dans l'ouvrage publié sous la direction de A. M. Ross: Industrial relations and économie development (Londres, Macmillan, 1966), pp. 185-208; H. A. Turner: Wage trends, wage policies and collective bargaining: The problems for underdeveloped countries (Cambridge University Press, 1965); W. Galenson: Labor in developing économies (Berkeley, University of California Press, 1962). A travers les nuances qui s'imposent d'un auteur à l'autre, les positions communes à ce courant de pensée ont été fort bien résumées par P. Fisher: « En matière de politique, John Dunlop a suggéré de ne pas avoir de syndicat, au moins pour un temps, ou d'avoir un syndicat contrôlé. Karl de Schweinitz nous laisse le choix entre permettre dans quelque mesure une syndicalisation effective (et retarder la croissance économique) ou supprimer la démocratie pour permettre par là même le développement économique maximal, et entre des méthodes permissives ou totalitaires à l'égard du syndicalisme ouvrier. Walter Galenson... parle d'un « équilibre » qui doit être recherché pour satisfaire à la fois les exigences de la planification économique et les demandes minimales des travailleurs industriels. Sturmthal suggère la nature d'un tel compromis: les leaders syndicaux devraient freiner la lutte pour l'augmentation des salaires, en accepter l'ajournement à une date ultérieure pour donner à l'économie le temps pour la poussée initiale de l'investissement... Là où la chose n'est pas possible, il caractérise le retard dans la formation du capital comme le prix à payer pour éviter une détérioration ultérieure de l'espoir de la croissance économique, engendrée par les difficultés politiques et sociales. » (« Unions in the less developed countries. A reappraisal of their économie rôle», dans l'ouvrage publié sous la direction de E. M. Kassalow: National labor movements in thepostwar world (Evanston, Northwestern University Press, 1963), pp. 104-105.) 2 35 Liberté syndicale et développement économique plan théorique, celui des structures sociales dans le développement économique1 et, au plan pratique, celui de la limitation du syndicalisme, agent perturbateur de la croissance économique 2. Sans évoquer pour l'instant ces problèmes, acceptons de nous placer momentanément sur le terrain où se situe Karl de Schweinitz. Et, puisqu'il y a dans sa thèse, d'une part, un constat empirique, d'autre part, l'amorce d'un raisonnement théorique, ce sont ces deux points qu'il convient d'examiner en détail. A. LE CONSTAT EMPIRIQUE Admettons — ce qui mériterait pourtant une discussion détaillée — les analogies postulées, dans le vocabulaire souvent hésitant utilisé par les auteurs dont nous discutons actuellement les positions, entre les phénomènes qu'évoquent des expressions aussi différentes que « révolution industrielle » 3, « accumula1 « Dans l'ordre sociologique, écrit J. Cuisenier, la question centrale semble être celle-ci: quelle doit être la structure d'une société pour que la production puisse s'y industrialiser? » (« Sous-développement, industrie, décolonisation : Perspectives et questions », Esprit, Paris, oct. 1961, p. 368). Or, force est bien de reconnaître que l'étude des structures d'accueil du progrès économique, à travers par exemple les travaux de McClelland ou de François Perroux, commence à peine à être élaborée. 2 A. Sturmthal a posé le problème: « Le syndicalisme, quoi qu'il puisse faire par ailleurs, tend à retarder, réduire ou empêcher la croissance de l'investissement. Si la croissance maximum doit être obtenue, il doit être supprimé par des méthodes totalitaires et remplacé par des organismes qui, à la place des syndicats ouvriers, seront en fait des agences d'un gouvernement préoccupé par la croissance, plutôt que des représentants des travailleurs. » (« Unions and économie development », Economie Development and Cultural Change, janv. 1960, p. 199.) 3 La révolution industrielle a souvent été identifiée à l'apparition du machinisme. C'est en ce sens que F. Engels la concevait lorsqu'il écrivait: « L'histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l'invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle qui simultanément transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l'importance dans l'histoire du monde. L'Angleterre est la terre classique de cette révolution, qui fut d'autant plus puissante qu'elle s'est faite silencieusement. C'est pourquoi l'Angleterre est la terre d'élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. » {La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Les éditions sociales, 1960, p. 5.) Marx précisera la nature des transformations résultant de la révolution industrielle: «La révolution dans l'industrie et l'agriculture a nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c'està-dire dans les moyens de communication et de transport » {Le capital, Paris, Les éditions sociales, 1949, tome 2, p. 69). Expression imagée pour caractériser les bouleversements socioéconomiques qui impressionnèrent vivement ses contemporains, la « révolution industrielle » a connu, dans la pensée économique, des avatars que rappelle Cl. Fohlen: «De ses débuts modestes dans les premières années du XIXe siècle jusqu'à nos jours, l'expression « révolution industrielle » a suivi une voie sinueuse, avec de longues éclipses et de brusques remontées. L'idée, partie des économistes témoins de leur temps, a été annexée ensuite exclusivement par les historiens, avant de redevenir la propriété indivise de tous ceux qui recherchent dans le passé l'explication du présent et dans le présent la base d'une prospective. Ce cheminement en trois temps permet de mieux comprendre l'ampleur et le contenu de cette révolution industrielle. » {Qu'est-ce que la révolution industrielle? Paris, Laffont, 1971, p. 35.) De nos jours, les historiens sont assez partagés quant à l'utilité du concept. Certains l'acceptent et 36 La problématique du débat tion primitive»1, take off2. Acceptons de considérer ces termes comme désignant simplement l'amorce d'un processus d'industrialisation 3, quitte par la suite à en examiner plus en détail la pertinence. Dans cette perspective, où s'esquisse une comparaison entre l'état, hier, des nations actuellement dével'utilisent, par exemple J. P. Rioux, qui considère la révolution industrielle comme le démarrage d'une croissance d'un type nouveau auquel correspondent des nouveautés techniques. Mais, amorce de croissance d'un capitalisme enfin débridé, la révolution industrielle accomplit le processus de formation du mode complet de production capitaliste. Elle marque une étape décisive de transition à partir d'un stade incomplet, précapitaliste, vers un stade où les caractéristiques fondamentales du capitalisme s'imposent: progrès technique continu, capitaux mobilisés en vue d'un profit, séparation plus nette entre une bourgeoisie possédant les moyens de production et les salariés (La révolution industrielle, 1780-1880, Paris, Seuil, 1971, p. 16). D'autres au contraire dénoncent l'imprécision d'un concept dont ils n'acceptent l'utilisation que parce que l'usage l'a largement consacré. C'est le cas de T. S. Ashton, pour qui « les transformations ne furent pas seulement industrielles, mais sociales et intellectuelles; d'autre part, le terme de « révolution » implique une soudaineté dans le changement qui peut difficilement caractériser une évolution économique... Mais une si longue lignée d'historiens a parlé de révolution industrielle, cette expression appartient si bien au langage familier qu'il y aurait quelque pédantisme à tenter de la remplacer » (La révolution industrielle, 1760-1830, traduction française, Paris, Pion, 1955, p. 3). 1 L'accumulation primitive est, dans la problématique marxiste, la phase de transition du féodalisme au capitalisme. Pour que surgisse ce dernier, « il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui. Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l'accumulation appelée « primitive » parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique du monde bourgeois. L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre. » (K. Marx, Le capital, Paris, Les éditions sociales, 1950, tome 3, pp. 154-155.) Marx, après avoir défini l'accumulation primitive comme une phase de transition, en précise les caractéristiques essentielles: «La spoliation des biens d'Eglise, l'aliénation frauduleuse des biens de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et même terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu» (ibid., p. 174); «la découverte des contrées aurifères et argentifères, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore » (ibid., p. 193). 2 Les définitions proposées par l'inventeur du concept, W. Rostow, ont quelque peu varié au fil de ses différents travaux. Retenons celle-ci: «a) une augmentation du taux des investissements productifs de 5 pour cent du revenu national (ou produit national net) — ou moins — à 10 pour cent; b) le développement d'un ou de plusieurs secteurs manufacturiers industriels à taux de croissance élevé; c) l'existence ou la rapide émergence d'un encadrement politique, social et institutionnel qui utilise les impulsions à l'expansion dans le secteur moderne et les effets potentiels des économies externes du décollage donnant à la croissance son caractère auto-entretenu » (« The take-off in self-sustained growth », Economie Journal, Londres, mars 1956, pp. 25-48). De manière plus concise, on peut dire que « le décollage est un terme commode pour désigner la courte phase de deux ou trois décennies au cours de laquelle les structures économiques et sociales se modifient au point que la croissance économique devienne plus ou moins automatique» (The Economist, Londres, 15 août 1959). 3 C'est ce que suggère Cl. Fohlen: « Entre les notions de « révolution industrielle », de « croissance économique » et de « développement », les liens sont évidents. La première constitue une phase, la phase critique de la seconde. C'est en quoi la notion de take off 37 Liberté syndicale et développement économique loppées et la situation, aujourd'hui, des pays en voie de développement, un examen plus attentif de l'histoire institutionnelle et de l'histoire économique des différentes nations concernées s'impose. C'est à cet examen que nous allons procéder dans les développements qui suivent. 1. L'histoire institutionnelle L'histoire institutionnelle semble au premier abord confirmer les postulats de de Schweinitz. Dans nombre des pays actuellement industrialisés, les coalitions ouvrières et patronales et, à plus forte raison, les organisations professionnelles permanentes de travailleurs et d'employeurs ont longtemps été interdites. a) Les textes En France, une première loi des 2-17 mars 1791, qui portait suppression des corporations et proclamait la liberté du travail et de l'industrie, fut bientôt suivie, le 14 juin 1791, d'une seconde, dite loi Le Chapelier, qui donne au capitalisme naissant le cadre juridique qui demeurera le sien pendant près d'un siècle. En raison de son importance fondamentale, il convient de reproduire ce texte plus souvent évoqué que véritablement connu, dans lequel les conceptions individualistes et libérales du législateur révolutionnaire s'expriment avec une particulière netteté. Article premier. — L'anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant l'une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. Article 2. — Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque ne pourront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. Article 3. — II est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d'un état ou profession, d'y faire aucune réponse, et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu'il ne leur soit donné aucune suite, ni exécution. Article 4. — Si, contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient entre eux des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n'accorder qu'à peut rendre les plus grands services à l'historien familier des problèmes qualitatifs, plus étranger aux interprétations quantitatives. Ces différences ne sont pas les seules: l'historien s'intéresse davantage au long terme, l'économiste au court terme pour découvrir les mécanismes du take off. II n'en reste pas moins que les recherches récentes des économistes ont fourni aux historiens des matériaux inédits pour l'interprétation d'un passé qui comporte encore quelque mystère. » {Op. cit., p. 68.) 38 La problématique du débat un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l'homme et de nul effet ; les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées seront cités devant le tribunal de police à 500 livres d'amende et suspendus pendant un an de l'exercice de tous droits de citoyens actifs et de l'entrée dans les assemblées primaires. Article 5. — Il est défendu à tous corps administratifs et municipaux, à peine pour leurs membres d'en répondre en leur nom propre, d'employer, admettre ou souffrir qu'on admette ceux des entrepreneurs, ouvriers ou compagnons qui provoqueraient ou signeraient lesdites délibérations ou conventions si ce n'est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour les rétracter ou désavouer. Article 6. — Si les délibérations ou convocations, affiches apposées, lettres circulaires contenaient quelque menace contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou contre ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits seront punis d'une amende de 1000 livres chacun et de trois mois de prison. Article 7. — Ceux qui useraient de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l'industrie seront poursuivis par la voie criminelle et punis selon la rigueur des lois comme perturbateurs du repos public. Article 8. — Tous attroupements composés d'artisans, ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de l'industrie et du travail, appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l'action de la police et l'exécution des jugements rendus en cette matière ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, sont tenus pour attroupements séditieux, et comme tels seront dispersés par les dépositaires de la force publique sur les réquisitions légales qui leur seront faites et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs desdits attroupements et tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence. Les principes évoqués sont particulièrement nets: « C'est aux conventions libres d'individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier », disait Le Chapelier. C'est ensuite à l'ouvrier à « maintenir la convention qu'il a faite avec celui qui l'occupe ». L'individualisme qui régit les rapports de travail semble de plus impartial, puisqu'il proscrit également coalitions patronales et coalitions ouvrières. Mais cette égalité formelle, qui dissimule des rapports économiques et sociaux de domination, n'est pas maintenue longtemps. Non seulement les chambres de commerce patronales peuvent légalement se constituer mais encore, très rapidement, toute une législation répressive voit le jour: livret ouvrier rétabli par la loi du 22 germinal an XI, qui est tout à la fois une mesure de police permettant aux autorités administratives de suivre les déplacements de travailleurs et une mesure de contrainte entre les mains des patrons puisqu'elle vise, selon les propos mêmes du rapporteur de la loi, à « garantir les ateliers de la désertion et les contrats de la violation » ; articles 1780 et 1781 du Code civil réglementant le contrat de louage et faisant dépendre le 39 Liberté syndicale et développement économique paiement du salaire de la bonne foi patronale; articles 414 à 416 du Code pénal établissant des peines différentes pour les coalitions ouvrières et patronales. L'exemple de la France fut suivi dans la plupart des pays d'Europe qui avaient adopté, en les adaptant, les dispositions du Code Napoléon sur les coalitions ouvrières et patronales. Ce fut le cas en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, dans les pays Scandinaves, en Espagne, en Italie, dans les différents Etats de la Confédération germanique. C'est ainsi, par exemple, que la réglementation prussienne de 1845 sur les métiers, dans ses articles 181 à 184, prohibait toute entente, interdisait tout groupement d'ouvriers non autorisé par la police et faisait de la rupture de contrat un délit pénalement réprimé. En Grande-Bretagne, les lois sur les coalitions (Combination Acts) de 1799 et 1800 déclaraient illégaux tous les contrats conclus entre travailleurs, ouvriers d'usines ou autres travailleurs salariés pour obtenir une augmentation des salaires, une réduction ou une modification de la durée du travail ou pour empêcher toute personne d'employer qui que ce soit dans son entreprise ou pour surveiller toute personne exploitant une fabrique, industrie ou entreprise quant à la direction ou conduite de ces dernières. Aux Etats-Unis, les tribunaux s'inspiraient de la common law anglaise, et plus particulièrement des règles relatives à la « conspiration » (criminal conspiracy doctrine). L'interdiction des organisations ouvrières se retrouvait même dans des pays qui, comme la Belgique (art. 2 de la Constitution de 1831), avaient reconnu le droit d'association ou qui, comme les Etats-Unis, la Norvège, la Suède et la GrandeBretagne, reconnaissaient traditionnellement ce même droit à toutes les catégories de personnes. b) L'esprit des textes Deux principes fondamentaux constitutifs de la vision du monde qui était celle du capitalisme à sa naissance s'opposent à la reconnaissance des intérêts de groupe. Le premier est celui de l'individualisme politique et de la négation des corps intermédiaires, dont Jean-Jacques Rousseau s'est fait l'apôtre: Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être général... Mais quand le nœud social commence à se relâcher et l'Etat à s'affaiblir, quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants; l'unanimité ne règne plus dans les voix; la volonté générale n'est plus la volonté de tous; il s'élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes 1. Le second principe est celui du libéralisme économique, selon lequel la situation économique la meilleure possible résulte du libre jeu des intérêts indivi1 40 Le contrat social (livre IV, 1). La problématique du débat duels. Bien avant Bastiat et ses harmonies économiques, Adam Smith avait dégagé ce thème en un passage célèbre : Chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette activité de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait réellement pour but d'y travailler 1. La distance peut paraître grande entre ces textes très généraux de philosophie politique ou économique et l'attitude adoptée par les pouvoirs publics à l'égard des organisations professionnelles. C'est bien pourtant sur ces deux principes que s'appuie Le Chapelier, avocat au parlement de Rennes, désigné comme rapporteur par l'Assemblée constituante en 1791, pour examiner le conflit mettant aux prises les ouvriers charpentiers parisiens et leurs patrons. Les conclusions qu'il dépose le 14 juin 1791 se souviennent du message de Rousseau: Il n'y a plus de corporation dans l'Etat. Il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. Elles tiennent compte également des conséquences économiques fâcheuses qu'engendrerait l'organisation ouvrière: Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances est de forcer les entrepreneurs de travaux, les cidevant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail, d'empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leur atelier de faire entre eux des conventions à l'amiable, de leur faire signer sur les registres l'obligation de se soumettre à la journée de travail fixée par ces assemblées et autres règlements qu'elles se permettent de faire. On emploie même la violence pour faire exécuter les règlements. Il faudra bien des années pour que cette doctrine se modifie, pour qu'un revirement juridique se produise, admettant désormais le concert, l'entente, antérieurement réputés éléments constitutifs du délit de coalition ou du délit de conspiration, admettant par là même la légitimité du refus concerté et collectif du travail et de l'embauchage, en d'autres termes, la grève et le lockout. La Grande-Bretagne abrogea dès 1824 les lois sur les coalitions, mais les coalitions ne devinrent pleinement licites qu'après la loi de 1871 sur les syndicats (Trade Union Act), qui admet que «les syndicats ne doivent pas être 1 Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (livre IV, chap. II). 41 Liberté syndicale et développement économique considérés comme des conspirations du seul fait que l'un ou plusieurs de leurs objets visent à entraver la liberté du commerce», et la loi de 1875 sur les conspirations et la protection de la propriété (Conspiracy and Protection of Property Act), qui dispose qu'« une coalition de deux personnes ou plus visant à accomplir ou faire accomplir un acte en vue de la poursuite d'un conflit industriel ne pourra donner lieu à poursuite pour conspiration, lorsque le même acte, au cas où il serait commis par une personne isolée, ne serait pas punissable comme un délit». En France, la loi du 25 mai 1864 supprimait l'ancien article 414 du Code pénal qui faisait de la coalition un délit; la Belgique suivit la même voie en 1866, la Confédération de l'Allemagne du Nord en 1869, l'Autriche-Hongrie en 1870, les Pays-Bas en 1872, l'Italie en 1890. Néanmoins, les dispositions pénales de la plupart des pays laissaient subsister le délit spécial d'atteinte à la liberté du travail et de l'industrie 1. Au terme de ce rapide survol de l'histoire institutionnelle des principaux pays aujourd'hui industrialisés, la thèse actuellement en discussion, qui veut que leur démarrage se soit fait en l'absence d'organisations professionnelles, semble avoir quelque fondement. Elle mérite cependant d'être examinée plus en détail. En premier lieu, affirmer que les phases d'industrialisation antérieures se sont déroulées à l'abri des interventions des organisations ouvrières requiert qu'on définisse la durée de la période considérée. L'accumulation primitive se situe effectivement à une période où le mode d'organisation professionnelle était celui des corporations. Pour ce qui est de la révolution industrielle, on s'accordait généralement jusqu'à la seconde guerre mondiale à la limiter en Grande-Bretagne à la période s'étendant de 1750 (invention de la machine de Watt) à 1802 (première loi sur les fabriques); depuis lors, la période a été prolongée vers l'amont — J. U. Nef la faisant remonter au XVIe siècle 2 et intégrant ainsi la période de l'accumulation primitive — et vers l'aval, jusqu'en 1830 avec T. S. Ashton3, voire jusqu'en 1850 avec Beales. La durée de la révolution industrielle est d'ailleurs variable, longue en France, plus courte au Japon et aux Etats-Unis. Dès lors, suivant la durée qu'on lui attribue, elle peut en arriver à englober le fait syndical 4. Mais c'est là un concept peutêtre trop imprécis pour être d'une utilisation courante. Celui de take ojf (décollage), de durée plus réduite dans le temps, peut être plus aisément daté, puisque 1 Loi de 1825 en Grande-Bretagne; nouveaux art. 414 et 415 du Code pénal introduits par la loi du 25 mai 1864 en France; art. 310 du Code pénal belge de 1867; art. 153 du Code industriel de 1869 de la Confédération de l'Allemagne du Nord. 2 J. U. Nef: Les fondements culturels de la civilisation industrielle (Paris, Payot, 1964). a Ashton, op. cit. 4 C'est le cas dans W. O. Henderson: La révolution industrielle, 1780-1914, traduction française (Paris, Flammarion, 1914); dans J. P. Rioux: La révolution industrielle, 1780-1880, op. cit., et dans W. O. Henderson: The industrial révolution on the continent: Germany, France, Russia, 1880-1914 (Londres, Frank Cass, 1967). 42 La problématique du débat W. Rostow nous indique que le décollage se situe en Grande-Bretagne entre 1783 et 1802, en France entre 1830 et 1860, en Belgique entre 1833 et 1860, aux Etats-Unis entre 1843 et 1860, en Allemagne entre 1850 et 1873, en Suède entre 1868 et 1890, au Japon entre 1878 et 1900, en Russie entre 1890 et 1914, au Canada entre 1896 et 1914; l'Argentine aurait amorcé son décollage en 1935, la Turquie en 1937, l'Inde en 1952, la Chine en 1952. Dès lors, la thèse d'une absence d'organisations syndicales perd singulièrement de sa portée et vaut tout au plus pour les premiers pays de la liste ci-dessus, mais non pour les derniers. En effet, aux Etats-Unis par exemple, le National Trade Union (qui implique l'idée de groupement interprofessionnel) est constitué à partir de 1830; en Allemagne, les syndicats de Hirsch et Dunker, d'inspiration libérale, et l'Union générale ouvrière des disciples de Lasalle voient le jour dès que l'interdiction des coalitions est levée (en 1861 en Saxe, en 1869 dans la Confédération de l'Allemagne du Nord); dans les pays Scandinaves, les premiers syndicats apparaissent dès 1880; en Russie, au tournant du siècle, les travailleurs sont déjà fortement organisés. Bien plus, non seulement le syndicalisme ouvrier connaît un développement de fait, mais encore la négation des intérêts de groupe, qui avait peut-être un certain fondement tant que les rapports entre travailleurs et employeur au sein d'une entreprise de petites dimensions pouvaient avoir un caractère immédiat, cède la place à une autre doctrine, qui admet la défense et la promotion des intérêts de groupe, reconnaissant d'abord la légitimité des coalitions temporaires ouvrières et patronales, et ensuite seulement la légitimité des syndicats professsionnels permanents. L'histoire institutionnelle, surtout si elle ne se limite pas à l'examen du cas habituel de la Grande-Bretagne, montre donc que les décollages se sont faits en l'absence ou en présence d'organisations syndicales, que la création de celles-ci a parfois accompagné l'industrialisation, l'a parfois précédée, mais que, pour soumis que soient ces phénomènes à des temporalités différentes, il paraît en fait difficile de ne pas relier syndicalisme et industrie, ainsi que la plupart des spécialistes du mouvement ouvrier (Commons, Cole, Perlman, Polanyi, Clapham, etc.) se sont accordés à le reconnaître. Si des relations causales unissent les deux phénomènes, on voit difficilement comment il serait aujourd'hui possible de rompre celles-ci sans faire surgir des difficultés plus considérables que celles qu'on se propose d'éviter 1. 1 On a en effet pu faire observer que « la promotion de la liberté syndicale rencontre constamment des problèmes nouveaux. Ainsi, aujourd'hui, les exigences d'efficacité peuvent créer des difficultés réelles à cet égard. Cela est vrai non seulement des pays en voie de développement, mais aussi des pays économiquement avancés où, par exemple, l'association croissante des organisations professionnelles aux décisions importantes en matière de politique économique et sociale générale demande une meilleure concentration de leurs efforts. Quelles que soient les difficultés, il importe toutefois de ne jamais oublier que les syndicats ont une fonction vitale à remplir dans la société, celle d'élargir et renforcer les régimes démocratiques. Il est d'autant plus essentiel qu'ils offrent réellement une tribune libre à tous les 43 Liberté syndicale et développement économique 2. L'histoire statistique Si l'histoire institutionnelle n'a pas la portée que d'aucuns voudraient lui attribuer, l'histoire statistique risque elle aussi de réserver d'autres surprises. La thèse discutée admet comme postulat qu'à la différence des pays sousdéveloppés d'aujourd'hui, l'accumulation du capital a été favorisée hier, dans les pays actuellement développés, par l'absence d'organisations ouvrières. C'est ce postulat qu'il s'agit de mettre à l'épreuve. Il est vrai que la chose est malaisée. En effet, alors que les travaux économétriques usuels s'interrogent sur le caractère plus ou moins significatif des variables utilisées, le problème est ici beaucoup plus celui de la possibilité de disposer de séries statistiques. Cependant, si celles-ci sont rares, si leur élaboration est souvent sujette à caution, il en existe tout de même certaines qu'on peut songer à utiliser pour la recherche qui nous préoccupe. a) Premier test Un premier test statistique consiste à se demander si les courbes de la croissance économique ont été infléchies par la reconnaissance du droit syndical. Prenons tout d'abord le cas de la Grande-Bretagne, berceau de la révolution industrielle, où les travaux des économistes de l'Ecole d'arithmétique politique (Petty, Graunt, King, Young) fournissent très tôt des séries statistiques, sans doute sommaires eu égard à nos critères actuels, mais qui, grâce aux travaux de P. Deane 1, fournissent tout de même des données utilisables que P. Bairoch n'a pas manqué de retenir 2. On peut ainsi établir deux séries de chiffres, la première concernant l'Angleterre, la seconde le Royaume-Uni. Pour l'Angleterre, les séries reconstituées par Bairoch pour la période 1688-1846 3 figurent au tableau 4. travailleurs que, dans tous les pays, les conflits d'intérêts, qu'il s'agisse de l'intérêt général, des intérêts individuels ou des intérêts de groupe, ne semblent pas près de disparaître. Si la privation des droits syndicaux engendre les solutions de violence, toutes les formes de limitation de la liberté syndicale des individus peuvent entraîner à plus ou moins longue échéance une désaffection pour le syndicalisme lui-même, ce qui ne peut être que préjudiciable aux intérêts des travailleurs et, en définitive, de la communauté dans son ensemble. » (BIT: L'OIT et les droits de V homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I, partie 1, rapport du Directeur général, pp. 41-42.) 1 P. Deane: « The implications of early national income estimâtes for the measurement of long-term économie growth in the United Kingdom », Economie Development and Cultural Change, nov. 1955; « Contemporary estimâtes of national income in the first half of the nineteenth century », Economie History Review (Welwyn Garden City, Herts, Angleterre), avril 1956; « Contemporary estimâtes of national income in the second half of the nineteenth century », ibid., avril 1957. 2 Paul Bairoch: Révolution industrielle et sous-développement (Paris, Sedes, 1963). 3 Ibid., p. 271. Les sources utilisées pour les estimations du revenu national par Deane sont: G. King (1688), A. Young (1770), Colquhoun (1812), Lowe (1822), Pebrer (1831), Spackman (1841), Smee (1846); pour les estimations démographiques, J. Brownlee, G. T. Griffith pour la période antérieure à 1801, les données des recensements pour la période postérieure; pour les prix, les indices utilisés sont ceux de E. B. Schumpeter pour la période antérieure à 1822, de P. Rousseaux pour la période postérieure à 1822. 44 La problématique du débat il t - ^ *"H T ^ C ^ m ^ 00 ^ o| <s <N I! <nmm^-T-H^-cnoo i-H i—i '-H c^: rn m m »-i i—i ^ H 00 1" Ils CD •<* 00 CD <0 Q. *•» a Mil 5 B _ h C •H saë •3*3 Pop Ang (mil 00 00 r-irir^i^^tONOOvo o o o o o o o o o o o o o o o o mrHOinfNONONOo a XI o O) "cô à 8 c o •c a % <0» x 3« 3 C CD •a 3 ce > onal ns de c x CD C 3-8 o II 0=2 §1 Rêve rants -Br tag CD COOOOCSTtiOTj^H r< <s n m m ^ (S t _ CD •o O •a W ^ N -i M N H M H «t ^ TT r- oo oo oo oo oo 45 Liberté syndicale et développement économique Les constatations qui se dégagent de ce tableau sont les suivantes: entre 1668 et 1770, le taux d'accroissement annuel moyen est de 1,2 pour cent pour le revenu total, de 0,9 pour cent pour le revenu par habitant; de 1770 à 1822, le revenu total augmente à un rythme annuel de 1,0 pour cent, mais le revenu par habitant baisse du fait d'un rythme annuel de croissance démographique de 1,05 pour cent; après 1822 et jusqu'en 1846, le revenu national croît au rythme annuel de 2,5 pour cent et le revenu par habitant de 1,1 pour cent par an. Loin de confirmer les postulats de la thèse en discussion, les données statistiques les infirmeraient plutôt puisque — à supposer d'ailleurs qu'il y ait des rapports de causalité entre présence d'organisations syndicales et rythme de croissance économique — c'est après l'abrogation des Combination Acts en 1824 que le rythme de croissance économique est le plus fort. Si l'on considère ensuite les données relatives à l'évolution du revenu national du Royaume-Uni, que retrace le tableau 5 \ des constatations analogues peuvent être faites. Les nouvelles conquêtes du droit syndical que constituent la loi sur les syndicats de 1871 et la loi sur les conspirations et la protection de la propriété de 1875 n'aboutissent pas à un ralentissement du rythme de l'expansion économique, mais coïncident au contraire avec une accélération du revenu par habitant, qui se situe à un rythme annuel de 1,4 pour cent, et une progression du revenu total de 2,2 pour cent par an dans la période de 1851-1860 à 1889-1902. Si l'on considère ensuite le second exemple historique souvent invoqué, celui de la France, les choses changent-elles? Les travaux d'histoire quantitative de J. Marczewski 2 permettent de dresser le tableau 6 3. Au XVIII e siècle (1701-1710 à 1781-1790), la production matérielle totale croît à un taux annuel de 0,65 pour cent, la production matérielle par habitant augmente à un taux annuel de 0,35 pour cent. Ces taux se retrouvent à peu de chose près durant la période révolutionnaire et celle du Premier Empire. Par la suite, la progression devient plus forte, et elle est particulièrement rapide dans la période de 1825-1834 à 1835-1844, où s'amorce le décollage. Si l'on calcule les rythmes de progression du produit matériel total et du produit matériel par habitant dans les vingt années qui ont précédé la loi de 1864 (portant suppression du délit de coalition), dans les vingt années qui suivent jusqu'à 1 Bairoch, op. cit., p. 272. Les sources utilisées par Deane sont: Pitt, Becke et Bell (1800), Colquhoun (1812), Lowe (1822), Pebrer (1831), Spackman (1841), Smee (1846), Levi (1851), Mulhall (1860, 1870, 1880 et 1889), Giffen (1902); les indices de prix utilisés sont ceux de Rousseaux. 2 J. Marczewski: « Y a-t-il eu un take offen France? », Cahiers de l'ISEA, supplément n° 111, série AD, n° 1, mars 1961 ; « Some aspects of the économie growth of France, 16601958 », Economie Development and Cultural Change, avril 1961. 3 Données démographiques tirées de Reinhard et Armengaud, Labrousse, BourgeoisPichat. Les travaux de F. Perroux: Prises de vues sur la croissance de l'économie française, 1870-1950, Income and Wealth, série V (Londres, 1955) confirmeraient l'interprétation donnée au texte. 46 La problématique du débat Tableau 5. Année Royaume-Uni: Revenu national global et par habitant, 1800-1902 Revenu national total aux prix courants (millions de livres) Population (milliers) Revenu national par habitant aux prix courants (livres) Indice des prix 1865 et 1885 = 100 Revenu national à prix constants Total (millions de livres) Par habitant (livres) 1800 297 15 745 18,9 157 189 12,0 1812 405 18 367 22,1 194 209 1822 358 21339 16,8 122 294 11,4 13,8 1831 533 24135 22,1 109 489 20,3 1841 556 26 751 20,8 119 467 17,5 1846 562 28 002 20,1 108 520 18,6 1851 588 27 393 21,5 97 606 22,1 1860 938 28 778 32,6 116 809 28,1 1870 961 31 257 30,7 113 850 27,2 1880 1156 34 623 33,4 100 1889 1285 37179 34,6 84 1156 1530 1902 1750 41 893 41,8 86 2 035 33,4 41,1 48,6 Source: Bairoch, op. cit., p..272. Tableau 6. France: 1 'roduit matériel total et par habitant, 1701- 1904 Période Produit matériel total à prix constants (millions de francs deJ905-1913) Population (millions) Produit matériel par habitant (francs) 1701-1710 2 818 20,0 141 1781-1790 4 760 26,8 178 1803-1812 5 693 29,0 196 1825-1834 7 458 32,6 229 1835-1844 9 047 34,2 264 1845-1854 1855-1864 10 405 291 12 308 35,8 37,4 1865-1874 14 052 36,1 389 1875-1884 15 360 37,7 408 1885-1894 17 037 38,3 444 1895-1904 20 377 39,0 523 329 Source: Bairoch, op. cit., p .346. l'adoption de la loi du 21 mars 1884 par laquelle s'opère le passage de la tolérance de fait à la reconnaissance légale du syndicalisme, puis dans la période qui suit l'adoption de cette loi, on obtient le tableau 7. 47 Liberté syndicale et développement économique Tableau 7. France: Croissance annuelle du produit matériel aux différentes étapes de l'histoire syndicale Période d'interdiction de la coalition Période de tolérance de fait Période de reconnaissance légale Taux annuel de croissance du produit matériel Taux annuel de croissance du produit matériel par tête 1,7 1,2 1,6 1,2 1,2 1,0 Le passage de l'interdiction à la tolérance ralentit la croissance du produit total, mais non celle du produit par habitant. La reconnaissance légale coïncide avec une augmentation du produit total, qui retrouve un rythme de croissance voisin de celui de la période d'interdiction, mais avec un ralentissement du rythme de croissance du produit par tête. Le test statistique est ainsi moins net que dans le cas britannique, mais il est difficile de soutenir qu'il confirme la thèse dont nous discutons actuellement la pertinence. Un troisième cas est celui des Etats-Unis. Les travaux de S. Kuznets \ prolongés par ceux de R. E. Gallman 2 et P. A. David 3, fournissent un matériel statistique abondant qu'on a tenté d'exploiter au tableau 8. Le premier élément qui retient l'attention est le caractère très largement cyclique de la croissance aux Etats-Unis au cours de la période qui nous intéresse, ce qui exigerait par conséquent, pour que les comparaisons soient significatives, qu'on s'intéresse à des tendances de longue période plutôt qu'à des données conjoncturelles. Sans procéder à des ajustements statistiques toujours délicats, il suffit de prendre des périodes suffisamment étendues pour éliminer, sinon le cycle, du moins les accidents de courte période. On obtient alors le tableau 9. Si on laisse de côté la dernière période, marquée par la grande dépression, on s'aperçoit que les taux de croissance à long terme sont régulièrement croissants dans le cas du produit national brut réel. Il ne semble donc pas que la création en 1868, à Baltimore, de la National Labor Union ou la constitu1 S. Kuznets: «Quantitative aspects of the économie growth of nations», Economie Development and Cultural Change, vol. 4,1956, supplément; vol. 9,1961, supplément; Capital in the American economy. lis formation andfinancing,étude du National Bureau of Economie Research (Princeton, Princeton University Press, 1961). 2 R. E. Gallman: « Gross national product in the United States 1834-1909», Output, employment and productivity in the United States after 1800, Studies in income and wealth, vol. 30 (New York, National Bureau of Economie Research, 1966), p. 324, reproduit dans l'ouvrage publié sous la direction de P. Temin: New économie history (Harmondsworth, Penguin Books, 1973), pp. 19-43. 3 P. A. David: « New light on a statistical dark âge: US real product growth before 1840 », American Economie Review, vol. 57, 1967, pp. 294-306; reproduit dans Temin, op. cit., pp. 44-60. 48 La problématique du débat Tableau 8. Etats-Unis: Taux de croissance décennal du PNB et part de la formation du capital dans le PNB, 1834-1953 Période Taux de croissance décennal 1834/43-1844/53 1839/48-1849/58 1844/53-1854/63 1849/58-1859/68 1854/63-1864/73 1859/68-1869/78 1864/73-1874/83 1869/78-1879/88 1874/83-1884/93 1879/88-1889/98 1884/93-1894/1903 1889/98-1899/1908 1894/1903-1904/13 1899/1908-1909/18 1904/13-1914/23 1909/18-1919/28 1914/23-1924/33 1919/28-1929/38 1924/33-1934/43 1929/38-1939/48 1934/43-1944/53 PNB PNB par habitant 63 70 20 25 — — — — — — — — — — 65 50 36 36 51 49 35 28 38 29 4 17 50 52 27 19 9 13 25 23 12 11 20 11 -5 9 44 33 Part de la formation du capital dans le PNB (pourcentage) 9 11 13 14 — — — 22 21 22 26 28 27 28 — — — — — — — Source: Gallman, op. cit., p. 27. Données établies à prix constants, 1860. Tableau 9. Etats-Unis: Taux de croissance à long terme du PNB réel, global et par habitant, 1800-1953 Période 1800-1835 1835-1855 1835/43-1894/1903 1894/1903-1944/53 Taux de croissance à long terme PNB réel PNB réel par habitant 4,28 4,40 4,80 3,40 1,22 1,30 1,60 1,60 Sources: David, op. cit., p. 48; Gallman, op. cit., p. 27. 49 Liberté syndicale et développement économique tion, en 1869, des Knights of Labor (dont une branche dissidente deviendra en 1886 l'AFL) aient affecté la croissance américaine ou que les encouragements gouvernementaux à la négociation collective (loi Erdman de 1898), venant apporter une première compensation à l'attitude hostile des tribunaux* utilisant l'injonction comme instrument antisyndical, aient eu une influence fâcheuse. Bien plus, si l'on considère la colonne indiquant la part du PNB destinée à la formation du capital au cours de la période examinée, elle est régulièrement croissante au cours des années, ce qui est en contradiction avec la thèse qui veut que l'apparition et le développement des organisations syndicales freinent l'accumulation du capital. b) Second test Mais ce premier test statistique, qui ne répond guère qu'à la loi du tout ou rien, demeure quelque peu grossier. En effet, l'hypothèse que nous testions était celle d'un taux de croissance plus fort en l'absence du syndicalisme ouvrier qu'en présence d'organisations ouvrières auxquelles le droit concède la liberté syndicale. Il est peut-être permis de reprendre le problème sous une forme moins abrupte en se demandant si, en prenant comme mesure de la liberté syndicale un indicateur quantitatif tel que le nombre des syndiqués, et comme indicateur de croissance le taux annuel d'augmentation du produit, on peut trouver entre les deux grandeurs une corrélation inverse justifiant la thèse en discussion, à savoir que l'étude de la révolution industrielle montrerait aux pays actuellement sous-développés qu'une économie désirant porter à son maximum son taux de croissance devrait freiner le développement des syndicats. Il se présente toutefois, en ce domaine, une difficulté statistique, à savoir l'absence de données chiffrées sur les effectifs syndicaux, parfois même longtemps après la reconnaissance de la liberté d'association, et la faible fiabilité qui caractérise parfois ces données chiffrées lorsqu'on en dispose. Mais puisqu'il s'agit davantage pour nous de discerner des tendances de fond que de calculer des coefficients de corrélation précis, nous pouvons négliger cette difficulté. Prenons le cas de la Grande-Bretagne. En utilisant sur le graphique ci-après une échelle convenable pour représenter, en ordonnées, les effectifs des trade unions d'une part, des indicateurs de croissance d'autre part 2 , au cours de la période considérée, on peut observer que, sans qu'il y ait un parallélisme absolu 1 Citons à titre d'exemple la déclaration faite en 1806 par un juge de Philadelphie: « L'entente d'ouvriers en vue d'obtenir une augmentation de leurs salaires peut être considérée d'un double point de vue: ou bien les ouvriers poursuivent leur propre avantage, ou bien ils veulent porter préjudice à ceux qui n'appartiennent pas à l'association. La loi condamne l'entente dans les deux cas. » a Les données relatives aux effectifs syndicaux sont empruntées à A. Flanders: Trade unions (Hutchinson University Library, 1968), p. 9; celles qui concernent les moyennes de la production nationale par tête en prix constants 1912-1914 proviennent de S. Pollard et D. W. C. Rosley: The wealth of Britain (Londres, Batford Ltd., 1968), p. 258. 50 La problématique du débat Figure 1. Grande-Bretagne: Effectifs syndicaux et production par habitant, 1900-1960 Production nationale par habitant Millions de syndiqués 200 175 150 125 100 1900 1910 T 1 1 r 1920 1930 1940 1950 75 1960 entre les deux courbes, la liaison entre l'évolution des grandeurs est plutôt positive, ce qui est en contradiction avec la thèse examinée. Soit ensuite le cas de la France. L'évolution en longue période des effectifs syndicaux, dégagée au prix de quelques raccords entre sources différentes 1 pour la seule CGT, montre que l'histoire du mouvement ouvrier se traduit par une série de vagues de syndicalisation (1918-1921, 1934-1938, 1944-1947, 1966) suivie de retombées, mais à un niveau néanmoins sans cesse plus élevé (pour apprécier la véritable évolution de la tendance en longue période, il conviendrait d'ajouter aux effectifs de la CGT ceux de Force ouvrière, de l'ordre de sept cent mille adhérents, et ceux de la Fédération de l'éducation nationale (FEN), de l'ordre de quatre cent mille adhérents, l'une et l'autre organisation étant issues de la scission syndicale de 1947). Là encore la corrélation est assez lâche, ce qu'expliquent fort bien les avatars du syndicalisme français, mais elle ne semble pas contredire plus que l'exemple anglais le rejet des postulats implicites de la thèse de de Schweinitz. 1 Pour la période 1913-1920, les chiffres des effectifs syndicaux sont empruntés à M. Labi: La grande division des travailleurs. Première scission de la CGT, 1914-1921 (Paris, Les éditions ouvrières, 1964), p. 246; pour la période 1921-1937, à A. Prost: La CGT à l'époque du Front populaire (Paris, Colin, 1964), p. 35; pour la période 1947-1951, à G. Lefranc: Le mouvement syndical de la libération aux événements de mai-juin 1968 (Paris, Payot, 1969); pour la période 1922-1936, les effectifs CGT-CGTU sont additionnés. Les indices de l'activité économique sont tirés de A. Sauvy: Histoire économique de la France entre les deux guerres (Paris, Fayard, 1965, p. 465, et Fayard, 1967, p. 528) et de J. J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud: Croissance française (Paris, Seuil, 1972). La guerre introduit, pour les deux séries de données, une coupure que ne connaissent par contre pas la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. On a dès lors affaire à deux séries statistiques relativement indépendantes plutôt qu'à une seule. 51 Liberté syndicale et développement économique Figure 2. France: Effectifs syndicaux et indice du PIB, 1910-1970 Indice PIB (base 100 = 1929) Millions de syndiqués 1910 T i i i r 1920 1930 1940 1950 1960 1970 Soit enfin le cas des Etats-Unis, pour lequel le parallélisme relatif des deux courbes de l'activité économique et de l'évolution des effectifs syndicaux 1 infirme une fois de plus, semble-t-il, la thèse de de Schweinitz. A vrai dire, la faiblesse de l'argumentation pouvait être décelée au caractère lâche et ultra-simplifié des liaisons postulées entre les deux variables. D'une part, la croissance dépend vraisemblablement d'un très grand nombre de facteurs parmi lesquels le degré de syndicalisation ne joue très probablement qu'un rôle réduit. D'autre part, il est beaucoup plus vraisemblable que, si liaison il y a entre les deux variables, le taux de syndicalisation est une variable induite par la croissance plutôt que l'inverse. En effet, les travaux économétriques relatifs à la croissance des effectifs syndicaux montrent que celle-ci est dépendante, quoique d'une façon lâche et décalée, de la période d'essor du cycle économique. C'est ainsi qu'au terme d'une longue étude H. B. Davis écrit: La croissance des syndicats procède par vagues qui ne sont pas étroitement synchronisées avec celles du cycle économique. Ces vagues indiquent qu'il y a une inertie 1 Les données relatives à l'activité économique sont tirées de A. C. Bolino: The development of the American economy (Colombus, Ohio, 1968), p. 564; celles qui concernent les syndicats, de G. F. Blum et H. R. North: Economies of labor relations (Homewood, R. D. Irwin, 1969), p. 68. 52 La problématique du débat Figure 3. Etats-Unis: Effectifs syndicaux et production réelle, 1910-1965 Production réelle (milliards de dollars 1957) Millions de syndiqués 15 12 9 1910 1915 1925 1935 1945 1955 1965 considérable dans le mouvement de syndicalisation. Une vague importante de croissance des effectifs, si elle n'est pas le résultat d'une guerre, sera presque toujours précédée par une accumulation de réclamations des salariés, comme c'est le cas durant une dépression majeure, tandis que l'accumulation des résistances des employeurs durant une vague de croissance des effectifs est un facteur engendrant dans une période suivante un déclin absolu ou relatifx. Les données statistiques reproduites dans le tableau 10 1 étayentle raisonnement de l'auteur et les thèses qu'il soutient. Ainsi donc, dans l'ensemble, ni l'histoire institutionnelle ni l'histoire statistique ne paraissent devoir confirmer le constat empirique qui est au point de départ du débat théorique sur les rapports entre liberté syndicale et développement économique. Serons-nous plus heureux, faisant abstraction de ces résultats, en examinant le problème au fond, c'est-à-dire en faisant appel aux ressources de l'analyse économique? 1 H. B. Davis: « The theory of union growth », Quarterly Journal of Economies, vol. 55, 1941; article reproduit dans l'ouvrage publié sous la direction de W. E. J. McCarthy: Trade unions (Harmondsworth, Penguin Books, 1972), pp. 215 et 232-233. 53 Liberté syndicale et développement économique Tableau 10. Allemagne, Angleterre, Etats-Unis, France: Relation entre la croissance des syndicats et la situation économique 1 Nombre total d'années Nombre d'années durant lesquelles les effectifs syndicaux: croissent De récession et de dépression De reprise De prospérité Total 1 49 20 61 130 décroissent fortement (plus de 3 %) légèrement (moins de 3 %) 14 16 42 72 10 2 4 16 25 2 15 42 Sur une période d'une trentaine d'années postérieure à 1890. B. L'ANALYSE ÉCONOMIQUE La théorie économique permet, par la logique qui la sous-tend, d'éviter de prendre une corrélation pour une relation causale, ce qui est le danger de la statistique, et de surestimer (ou de sous-estimer) le poids de tel événement, ce qui est le danger de l'histoire institutionnelle. Mais l'analyse économique peut, à son tour, revêtir deux aspects différents, quoique peut-être complémentaires, suivant qu'elle en reste au niveau du raisonnement macro-économique sur des quantités globales très agrégées ou bien que, se voulant plus structurelle, elle n'hésite pas à faire intervenir également des considérations sociologiques. 1. La thèse macro-comptable La thèse macro-comptable, d'inspiration keynésienne, lie formation et répartition du revenu. Les salariés, dont la propension à consommer est voisine de l'unité, sont considérés essentiellement comme des agents consommateurs, tandis que l'incitation à investir caractérise le comportement des entrepreneurs. On voit dès lors que la répartition des revenus n'est pas indifférente aux mécanismes de l'accumulation du capital. C'est bien ce qui est au cœur de la position de de Schweinitz, telle qu'elle est excellemment résumée par R. Friedman 1 : L'argument central est qu'une démocratie politique signifie un syndicalisme puissant; des syndicats puissants entraînent une redistribution du revenu national en faveur des salaires et au détriment des profits; les travailleurs ayant une propension à consommer plus élevée que celle des entrepreneurs, il s'ensuit que l'épargne décline, que la consommation s'élève et que des taux d'investissement accélérés sont rendus impossibles. 1 R. Friedman: «Industrialization, labor controls and democracy: A comment», Economie Development and Cultural Change, janv. 1960, pp. 192-196. 54 La problématique du débat A cet argument fondamental viennent s'ajouter des considérations annexes: De plus, la position actuelle du monde sous-développé est, qu'on le veuille ou non, très proche de celle de l'URSS des décennies 1920-1930 et 1930-1940 pour toute une série de raisons: 1) le coût des investissements s'est élevé; 2) le fossé entre pays développés et pays sous-développés s'est creusé, requérant un plus grand effort; 3) l'effet de démonstration a accru sa pression pour détourner des ressources rares à des fins de consommation immédiate. Tentons de préciser ces vues, en pénétrant plus avant dans les explications avancées par leur auteur et par ceux qui partagent son opinion, quitte à les critiquer ultérieurement. a) Les arguments Si l'on considère en premier lieu les trois arguments historico-économiques qui étayent la thèse centrale (que l'on examinera ensuite), on peut les commenter de la manière suivante. De Schweinitz prend tout d'abord comme donnée de fait que le coût des investissements s'est élevé ou, en termes plus précis, que le coefficient d'intensité capitalistique s'est accru. Il en résulte que disparaît, par là même, la possibilité d'apporter au mécontentement ouvrier des solutions individuelles et que la nécessité de promouvoir une croissance rapide doit nécessairement conduire à une restriction de l'exercice des libertés syndicales. En effet, s'il était, au XIX e siècle, relativement facile pour un ouvrier de s'établir à son compte lorsqu'il jugeait trop défavorable sa situation de subordonné dans une fabrique ou une manufacture, aujourd'hui en revanche la technologie moderne accroît l'importance du capital et des connaissances nécessaires, relevant les barrières que doit surmonter au départ le nouveau venu dans tel type d'industrie, et restreignant ainsi le champ de la concurrence et la possibilité d'une solution individuelle au malaise ouvrier \ De plus, l'existence de cette technologie moderne dans les pays occidentaux industrialisés met les pays actuellement sous-développés face à un dilemme qui est le suivant: S'ils adoptent les critères de l'optimum néo-classique et s'ils maximisent leur production à partir de leurs ressources naturelles actuellement disponibles, ils doivent développer leur industrie légère et utiliser des méthodes de travail à forte intensité de main-d'œuvre; or, en agissant ainsi, ils ne peuvent obtenir un taux de croissance suffisant pour leur permettre de réduire l'écart qui sépare leur économie des économies occidentales plus développées, mais s'ils essaient de franchir leur handicap technologique en adoptant pour cela les méthodes de production fortement capitalistiques de l'Occident, ils réussiront peut-être à augmenter la croissance future à partir de nouvelles ressources ainsi obtenues, mais au prix d'une contrainte exercée sur le monde ouvrier et en limitant les chances d'une participation spontanée à l'organisation de la production 2. 1 2 De Schweinitz, op. cit., p. 393. Ibid., p. 394. 55 Liberté syndicale et développement économique Pour ce qui est du fossé entre pays développés et pays sous-développés, il s'est essentiellement creusé, dans le domaine des relations professionnelles, parce que, pour des raisons bien connues, l'essor démographique a entraîné un accroissement de l'offre de travail. Lorsque l'augmentation de la population est supérieure à l'augmentation de la demande de travail, il en résulte un chômage et, partant, un mécontentement accrus, auxquels l'émigration a pu longtemps constituer un exutoire 1 aujourd'hui disparu. Quant à l'effet de démonstration, dont on sait qu'il contribue à élever la consommation dans la hiérarchie des valeurs influant sur le comportement et qu'il est accru par le passage de l'économie de subsistance à l'économie d'échange, de Schweinitz ajoute, évoquant un phénomène bien connu des historiens du mouvement syndical des pays sous-développés, qu'il se fait également sentir dans le domaine des revendications salariales. Celles-ci, qui étaient relativement limitées, eu égard aux possibilités de l'appareil de production, lorsque les pays occidentaux abordèrent la voie de l'industrialisation, ont fait qu'alors « la révolution industrielle en Grande-Bretagne fut une réponse aux préférences historiques qui se manifestaient à ce moment-là; par conséquent, les motivations de la force de travail correspondaient à ces désirs et n'étaient pas contaminées par la connaissance d'un niveau de vie supérieur qui aurait pu être atteint dans d'autres régions 2 » ; aussi, le niveau de vie pouvait-il être maintenu à un seuil assez bas 3, ce qui se révèle aujourd'hui impossible dans l'ensemble des pays du tiers monde. Si l'on considère en second lieu l'argument central de la thèse, à savoir le blocage des mécanismes du processus d'accumulation du capital, il peut être mis en lumière à deux niveaux successifs qui se recoupent étroitement, mais qu'il est possible de distinguer pour les commodités de l'analyse. D'un côté, le syndicalisme s'oppose à toute compression des salaires ou des avantages sociaux qui permettrait de dégager une épargne forcée finançant le développement économique. Si l'on considère que « tout développement économique se 1 Ainsi « on pourrait supposer que la plus grande résistance à l'industrialisation souvent invoquée chez les travailleurs anglais par rapport aux travailleurs allemands s'expliquerait en partie par la plus grande facilité, par rapport à l'Angleterre, avec laquelle l'Allemagne pouvait se débarrasser en Amérique de ses mécontents » (de Schweinitz, op. cit., p. 399). En effet, l'émigration britannique n'a commencé qu'après 1860, alors que l'industrialisation de la Grande-Bretagne était achevée, tandis que l'émigration allemande, qui ne débute qu'en 1880, atteint dès le début 117 000 départs (L. Dollot: Les migrations humaines (Paris, PUF, 1958), p. 29). 2 De Schweinitz, op. cit., p. 395. 8 De Schweinitz indique cependant (note 13, p. 395) qu'une divergence se fait jour à cet égard entre les historiens: pour les uns (Engels, J. L. et B. Hammond, Toynbee, Hobsbawm), les salaires avaient été fortement comprimés; pour les autres (Ure, Bowley et Woods, Clapham, Ashton), une augmentation des salaires peut au contraire être constatée au lendemain des guerres napoléoniennes. Quoi qu'il en soit de cette controverse, il est certain que le niveau de vie des travailleurs était très bas, ainsi que le révèlent les rapports des inspecteurs des fabriques anglais. 56 La problématique du débat fonde sur l'exploitation de la force de travail, exploitation avérée en régime de monnaie stable, déguisée en période d'inflation dite séculaire, grâce au biais de l'illusion monétaire et de l'épargne forcée » 1 , on voit aisément — puisque le développement présuppose un taux de salaire inférieur à la productivité moyenne courante, faute de quoi aucun profit n'est possible, donc aucun investissement net, donc aucun développement — que le syndicalisme bloque les possibilités de croissance, en refusant les sacrifices de la classe ouvrière, lesquels, au XIX e siècle, ont permis le développement économique occidental, et en contribuant à dissiper (par la propagande, l'agitation et l'éducation de ses adhérents) l'« illusion monétaire », soit que les syndicats réclament l'alignement des salaires sur la hausse des prix déjà intervenue, soit que, particulièrement sensibilisés aux virus inflationnistes, ils s'efforcent, par leurs revendications, de devancer les hausses des prix à venir. D'une façon plus concise, on peut écrire que l'action syndicale met en lumière l'opposition entre le welfare state et la croissance. D'un autre côté, le syndicalisme bloque également les mécanismes de la croissance en tendant à rendre la demande globale structurellement excédentaire: c'est ce que la formule «tout, tout de suite », prêtée aux pays sous-développés, traduit dans un langage plus prosaïque. Les syndicats s'efforcent en effet d'obtenir une redistribution du revenu national en faveur des salaires et au détriment des profits. Or les travailleurs ont une propension à consommer très élevée et qui se trouve encore accrue par l'effet de démonstration, suscitant des aspirations pour des biens nouveaux. L'effet de démonstration jouera d'autant plus intensément que la propagande syndicale bénéficiera d'une diffusion plus grande. La consommation globale augmentera, l'épargne diminuera, les taux d'investissement élevés nécessaires au décollage seront rendus impossibles. La réalisation de la croissance se trouvera donc bloquée. On peut ajouter en outre que cette pression syndicale sur la demande globale, autant que le renchérissement des coûts qu'elle suscite, diminue les possibilités essentielles de financement du développement dans les pays en voie de développement. Berg estime par exemple que, 1 P. Dieterlen: «La monnaie, auxiliaire du développement. Contribution à l'étude de l'inflation séculaire », Revue économique (Paris), 1958, n° 4, p. 517. L'auteur précise un peu plus loin ce que la concision de sa formule pouvait laisser dans l'ombre; il écrit en effet (pp. 524-525) : « En régime d'économie monétaire, c'est-à-dire dans tout pays évolué, la politique monétaire est vouée à l'alternative suivante: — ou bien se refuser à l'illusion monétaire, comprimer les salaires nominaux dans l'exacte mesure où l'on se propose de dégager un surplus d'investissement. Le développement est alors obtenu par ce qu'on pourrait appeler une déflation salariale et sans inflation monétaire. L'exploitation est avérée. La monnaie est stable, tenue pour saine, et reste neutre; — ou bien jouer de l'illusion monétaire, recourir à l'exploitation déguisée, laisser monter les salaires nominaux et compenser cette hausse par une expansion plus que proportionnelle du crédit, donc par une inflation plus que proportionnelle grâce à laquelle sera obtenue la compression des salaires nécessaire à l'effort de développement. » 57 Liberté syndicale et développement économique dans le contexte africain, l'obtention de hauts salaires entraîne toute une série d'effets négatifs: elle réduit les services gouvernementaux et la formation du capital; elle réduit l'emploi ou ralentit sa croissance; elle exerce une pression sur la balance des paiements et restreint l'expansion de l'agriculture par la redistribution des revenus de la paysannerie aux salariés 1 . En définitive, cette thèse anticonsommatrice, qui a de nombreux défenseurs, peut être résumée dans les termes suivants : 1) Les syndicats, s'ils veulent attirer des adhérents et les conserver, doivent trouver les moyens de satisfaire les revendications ouvrières relatives à une hausse des salaires et à une amélioration du niveau de vie (c'est-à-dire à l'exigence de plus grandes quantités de nourriture et de vêtements, de logements plus confortables, de biens de consommation nouveaux); 2) l'épargne nationale étant la principale — et, dans certains cas, la seule — source definancementde l'investissement, la propension des syndicats à accroître la consommation fait obstacle à la formation du capital; 3) les revendications syndicales relatives à un niveau de revenu réel plus élevé portant atteinte aux efforts faits pour accroître le taux d'investissement, la solution est de freiner ces revendications. Quoique l'argumentation soit généralement présentée en termes de conséquences d'une augmentation des salaires, le recours à la grève par les syndicats pose un problème similaire. D'un côté, les grèves peuvent être nécessaires pour permettre aux syndicats d'atteindre leurs objectifs; d'un autre côté, les grèves tendent à réduire la productivité et à rendre l'investissement moins intéressant pour les investisseurs étrangers 2. b) Validité des arguments Que faut-il penser de l'ensemble de cette argumentation? Laissons de côté la référence à l'Union soviétique, qui n'a pas connu les mécanismes d'accumulation du capital de ce type. Si nous considérons, en premier lieu, les trois arguments historico-économiques invoqués par l'auteur, force est de constater qu'ils sont de valeur inégale. Si le troisième, qui s'appuie sur l'effet de démonstration, semble peu contestable (car cet effet joue dans le domaine du comportement syndical, en ce qui concerne aussi bien les modes d'organisation que l'idéologie du mouvement ouvrier, lequel adopte les modes de pensée des pays dominants), il n'en va pas de même des deux premiers. En ce qui concerne le fossé qui s'est élargi entre les pays développés et les pays sous-développés en raison de l'essor démographique, il faut tout d'abord relever que la relation mécanique entre accroissement de la population et accroissement de l'offre de travail ne se manifeste pas d'une manière immédiate mais seulement à long terme. De plus, un certain cercle vicieux se constate dans la pensée de l'auteur. Si l'on peut dire avec lui 3 que « la croissance éco1 Berg: « Major issues of wage policy in Africa », op. cit., p. 201. A. Warner: Factors that foster or hamper progress in the field of labour relations in developing countries: A trends report surveying selected relevant documentation (Genève, BIT, 1970; doc. interne polycopié IR 47/1970). 3 De Schweinitz, op. cit., p. 388. a 58 La problématique du débat nomique entraîne une chute des taux de mortalité avant d'entraîner une baisse des taux de fécondité, donc un accroissement du sous-emploi potentiel en même temps qu'une augmentation de la force de travail », il est difficile de concevoir comment le phénomène peut se conjuguer avec un syndicalisme puissant faisant peser une menace sur le niveau des salaires, surtout si, ainsi que le pensent certains auteurs, l'offre de travail est parfaitement élastique 1 . Cette « armée industrielle de réserve », pour utiliser une terminologie marxiste, ne va-t-elle pas, par sa seule présence, inciter les syndicats à plus de sagesse et de modération dans leurs prétentions? Enfin, c'est sans doute en ce qui concerne l'élévation du coût des investissements que le point de vue soutenu apparaîtra à certains comme fort discutable et en tout cas comme n'apportant pas une conclusion définitive à une étude dont les résultats statistiques sont bien incertains et demeurent largement objet de controverse. Certaines données permettent en effet de penser que le capital par personne employée dans des conditions similaires est beaucoup plus faible dans des pays comme le Mexique, la Colombie, l'Inde qu'aux Etats-Unis, et on constate, à tout le moins, une bonne dose de flexibilité dans les ratios ainsi établis 2. De plus, comme le note un critique, il n'est pas prouvé que le coût par unité de production a augmenté même si l'intensité capitalistique s'est accrue 3 . C'est ainsi que Higgins pense, par exemple, qu'en Chine, en Inde, au Pakistan, aux Philippines, le ratio capital-production est faible 4 ; Adler aboutit de son côté à des conclusions similaires 5. Si nous abandonnons cette argumentation de détail pour nous intéresser à la thèse centrale de l'auteur, d'où découlent les conclusions de politique économique préjudiciables à la liberté syndicale que nous avons indiquées, là encore un point de vue différent peut être adopté. Notons tout d'abord que, dans les pays en voie de développement, les syndicats seront bien souvent 1 « Il y a, en fait, des raisons de croire — la main-d'œuvre non qualifiée constituant la plus grande partie de la force de travail en Afrique occidentale — que nous avons là un marché du travail où les suppositions du modèle classique sont au moins aussi strictement réalisées qu'elles le furent jadis en Europe: une force de travail migrante, homogène dans son manque de qualification et parfaitement transférable d'un emploi à un autre, une mobilité spatiale et professionnelle élevée, une connaissance étendue des emplois et une sensibilité remarquable aux rémunérations offertes. Sur un tel marché du travail, la quantité de travail venant s'offrir à chaque employeur, industrie, territoire, secteur (de marché ou de subsistance) ou pays (Afrique occidentale française ou Ghana) est liée d'une manière directe aux taux de salaire et aux conditions d'emploi offertes; la courbe d'offre des travailleurs est parfaitement élastique » (E. J. Berg: « French West Africa », dans l'ouvrage publié sous la direction de W. Galenson: Labor and économie development (New York, Wiley, p. 197). 2 Higgins, op. cit., p. 671. 3 Friedman, op. cit. 4 Op. cit., pp. 646-649. 6 J. H. Adler: « World économie growth: Retrospect and prospects », Review ojEconomies and Statistics, août 1956. 59 Liberté syndicale et développement économique impuissants, parce que trop faibles pour imposer une redistribution du revenu national à leur profit. Constatons que l'interdiction des syndicats n'est nullement une condition nécessaire à la croissance économique. Si l'on veut simplement dire par là que des sommes doivent être dégagées de la consommation en faveur de l'épargne, il est possible d'y parvenir au détriment d'autres couches sociales ou d'autres catégories économiques que les seuls salariés: compagnies pétrolières bénéficiaires de concessions, noblesse héréditaire, propriétaires fonciers à la consommation ostentatoire et qui expatrient les épargnes dont ils peuvent disposer ou thésaurisent inutilement des ressources rares qui pourraient être utilement investies dans l'industrie nationale. La prémisse du raisonnement de de Schweinitz est que consommation et investissement sont antagonistes, mais on peut fort bien imaginer des cas où la hausse des salaires ne serait pas suivie d'une augmentation de la consommation: par exemple, si le pouvoir économique est détenu par les intérêts agraires, soucieux de satisfaire la demande des pays étrangers en maintenant le niveau de vie des salariés au niveau de consommation incompressible, ou bien dans des cas où des hausses de salaire ne se traduiront pas par des importations de bière, de cigarettes, etc., comme le suppose le jeu de l'effet de démonstration, mais (par volonté autonome ou, plus probablement, par suite d'une sévère ponction fiscale) par des constructions d'écoles, d'hôpitaux, etc. Friedman, qui est l'auteur de ces critiques, ajoute : « Je choisis délibérément mes exemples — écoles, hôpitaux, éducation, etc. — pour indiquer que plusieurs des objectifs que les travailleurs peuvent se proposer ne relèvent pas de la consommation, mais des dépenses destinées à améliorer le « capital humain » 1 . » Même si cette question de la productivité à long terme des investissements sociaux n'était pas retenue comme une critique fondée sur l'argumentation de de Schweinitz, il n'en reste pas moins qu'au seul niveau du raisonnement analytique, on pourrait imaginer, au lieu d'un modèle mécanique et statique, une approche dynamique, infirmant les conclusions de cet auteur. On peut penser, par exemple, que la pression salariale peut être un instrument du développement : risquant de réduire les marges de profit, elle peut susciter une rationalisation d'une production souvent monopolistique et protégée par des tarifs extérieurs — à condition seulement, il est vrai, que la hausse des salaires ne puisse pas se répercuter trop facilement sur les prix et ne décourage pas les entrepreneurs 2. On voit donc qu'en définitive ce que nous reprochons aux thèses examinées consiste moins en la fausseté des conclusions auxquelles elles aboutissent que dans le fait qu'elles généralisent à l'ensemble des pays sous-développés les 1 a 60 Friedman, op. cit., p. 193. Sturmthal, op. cit. La problématique du débat résultats partiels que l'observation ou le raisonnement permettent de dégager. L'important nous semble moins, en effet, de préciser les implications du « modèle » retenu que d'en montrer les limites. S'il nous fallait, schématiquement, résumer l'essentiel de nos critiques, nous dirions que le principal défaut des thèses énoncées est de pécher par manque de méthodologie. Leur approche est mécanique et purement économique. Or nous pensons avec Myrdal 1 qu'à des relations causales de type mécanique, il convient de substituer un raisonnement faisant appel au concept de « causation circulaire » 2, qu'une approche théorique qui se restreint aux interactions des seuls « facteurs économiques » et qui, de ce fait, est étroitement liée au postulat de l'équilibre est dénuée de réalisme et devrait être remplacée par une distinction entre « facteurs significatifs » et « non significatifs », ou « plus significatifs » et « moins significatifs » 3 . A s'en tenir à la stricte logique dans laquelle le raisonnement discuté entendait se placer, on peut d'ailleurs objecter que, dans l'orthodoxie keynésienne qui lui sert de fondement, la propension à consommer et l'incitation à investir n'ont pas le caractère antagonique qui leur est prêté, puisque l'expansion par croissance de la demande effective peut s'obtenir si l'on agit sur l'une, sur l'autre ou sur les deux variables instrumentales. La transposition de la courte période pour laquelle il a été conçu à la longue période pour laquelle il est utilisé enlève d'ailleurs au modèle retenu beaucoup de sa pertinence. De plus, l'analyse économique moderne considère volontiers que les modèles ne sont opérationnels que lorsque, « déglobalisés », ils permettent la prise en compte à la fois des structures économiques et des comportements sociaux. Mais on est alors renvoyé à un type d'analyse légèrement différent. 2. La thèse structuro-fonctionnelle L'analyse nouvelle devient à la fois plus concrète et plus diversifiée. Mais elle perd alors en rigueur ce qu'elle gagne en observations empiriques ou en souplesse des recommandations positives. On peut en distinguer plusieurs. modalités. 1 G. Myrdal: Théorie économique et pays sous-développés (Paris, Présence africaine, 1959)Concept que Myrdal précise de la façon suivante: « Les variables sont à ce point solidaires dans un système de causation circulaire qu'un changement dans l'une amène les autres à se transformer de telle manière que ces changements secondaires viennent renforcer le changement primaire avec des effets tertiaires analogues sur la variable primitivement affectée: et ainsi de suite » (ibid., p. 28). 8 Ibid., p. 20. 2 6t Liberté syndicale et développement économique a) Première variante Tandis que l'analyse précédente se situait dans le cadre de la théorie keynésienne et fondait le débat sur une opposition de la consommation et de l'investissement, la problématique du nouveau mode d'approche, plus classique, met l'accent sur l'influence d'une hausse du prix du travail sur le volume de l'emploi. C'est ce qui ressort par exemple implicitement des déclarations de Tinbergen. Cet auteur commence par souligner l'importance du problème de l'emploi dans les pays en voie de développement: Aussi longtemps qu'il y aura un si grand nombre de chômeurs ou de sous-employés dans les pays en voie de développement, la réduction du chômage est plus importante que les augmentations salariales de ceux qui ont un emploi1. Ce qui pouvait sembler au premier abord une observation guidée par un souci de justice sociale est ensuite étayé par une argumentation économique sousjacente. La priorité à donner à l'emploi n'est pas une tâche aisée pour les syndicats des pays en voie de développement. Elle implique qu'ils ne doivent pas trop insister sur une augmentation des salaires tant que le taux de chômage reste élevé. Elle implique aussi la nécessité, pour les syndicats, de développer auprès de leurs membres un sentiment de solidarité avec leurs frères sans travail 2 . Implicite ou explicite, on retrouve l'argument — souvent utilisé par les économistes du travail des Etats-Unis — des dangers présentés, pour l'affectation optimale des ressources, par le monopole syndical. On peut en donner une illustration graphique simplifiée. Soit Dlt D2, D3 la demande de travail dans les activités 1, 2 et 3, avec les salaires initiaux correspondants Wlt W2 et W3 et des quantités de travail effectivement demandées aux taux de salaire courants représentées par L 1; L2 et L3. Si la pression syndicale réussit à arracher une augmentation des salaires qui fait passer les rémunérations aux nouveaux niveaux W\, W2, W3, la demande nouvelle de travail ne sera plus que L\, i-i 2 e t L, 3. L'importance de la réduction de l'emploi pour une augmentation de salaire donnée dépend, on le voit, de l'élasticité de la demande de travail de la firme. A partir d'une analyse de ce genre, L. G. Reynolds et P. Gregory ont pu ainsi estimer qu'en l'absence d'augmentation des salaires, de 1954 à 1958, l'économie portoricaine aurait connu une augmentation de l'emploi de l'ordre de vingtneuf mille postes 3. 1 Confédération internationale des syndicats libres: Le développement économique et les syndicats libres (Genève, 1972), p. 29. "Ibid., pp. 30-31. 3 L. G. Reynolds et P. Gregory: Wages, productivity and industrialization in Puerto Rico (Homewood, Illinois, Richard D. Irwin, 1965). 62 La problématique du débat Figure 4. Demande de travail et hausses de salaire L\L, C,L2 L;L 3 Du point de vue théorique, l'application de ce raisonnement aux pays en voie de développement semble souffrir d'une double insuffisance. D'une part, elle postule une parfaite mobilité de l'offre de travail, caractéristique d'une structure de marché parfaitement concurrentielle. Or l'une des caractéristiques souvent retenues pour analyser les économies sous-développées est celle du dualisme, lequel « naît, nécessairement, de l'introduction et de l'apparition d'un secteur moderne qui vient se juxtaposer à une économie traditionnelle ancienne avec laquelle il ne peut avoir, par nature, que des relations extrêmement ténues sinon inexistantes » 1. D'autre part, on postule souvent l'existence d'une offre illimitée de travail aux niveaux de salaires courants. Supposons que l'on adopte cette hypothèse de Lewis 2 (peu importe que ce soit en raison du chômage déguisé, de la main-d'œuvre féminine désireuse de trouver un emploi ou de la croissance démographique). On porte en abscisse la quantité de travail, en ordonnée sa productivité marginale. Si on suppose qu'est donné un montant de capital et si OW est le salaire courant, l'emploi sera OM, le 1 R. Bastianetto: Essai sur le démarrage des pays sous-développés (Paris, Cujas, 1968), p. 91. 2 A. Lewis: « Economie development with unlimited supplies of labour », The Manchester School of Economie and Social Studies, mai 1954. 63 Liberté syndicale et développement économique surplus du capitaliste NWP. OW est supérieur à OS (salaire de subsistance), la différence pouvant représenter par exemple le coût psychologique du transfert de la main-d'œuvre d'un secteur à un autre. Si le capitaliste réinvestit son surplus, la courbe de productivité marginale du travail est déplacée vers le haut, le surplus et l'emploi croissent. Tant que subsiste un important réservoir de main-d'œuvre dans lequel les employeurs peuvent puiser, ils peuvent aisément résister à la pression syndicale en faveur d'une hausse des salaires. Figure 5. Déplacement de la courbe de productivité marginale en cas de réinvestissement des profits dans l'hypothèse d'une offre illimitée de travail N2 N W S 0 M M, /W2 Sans doute ces modèles et la combinaison qui peut en être faite 1 sont-ils discutables et soumis à de nombreuses limitations 2. Ce n'est point ici le lieu d'en débattre. Il nous suffira de noter l'incompatibilité de leurs conclusions avec celles de la thèse établissant une liaison négative entre hausse des salaires et volume de l'emploi. Contestable sur le plan théorique, cette thèse est contestée sur le plan pratique par les acteurs sociaux concernés. On a dit que la limitation des revendications salariales aidera à résoudre le problème du chômage. Les augmentations de salaire ont été limitées en Inde, et le problème du chômage n'est néanmoins toujours pas résolu. Et ce n'est pas seulement le 1 Par exemple, dans les modèles de J. C. H. Fei et G. Ranis: Development ofthe labour surplus economy: Theory and policy (Homewood, Richard D. Irwin, 1964) ou de D. W. Jorgenson: «Surplus agricultural labour and the development of a dual economy», Oxford Economie Papers, vol. 19, nov. 1967, pp. 288-312. 2 Voir, par exemple, J. Gaude: « Emploi agricole et migrations rurales dans une économie dualiste », Revue internationale du Travail, nov. 1972, pp. 521-536. Résumé d'une étude économétrique du même auteur: Emploi agricole et migrations dans une économie dualiste (Genève, Droz, 1972). 64 La problématique du débat cas pour l'Inde. En cette fin de première Décennie pour le développement, c'est le cas pour presque tous les pays en voie de développement et pour quelques pays développés également. Il n'est pas automatiquement certain, parce que vous imposez une limitation des salaires, que vous résolvez le problème du chômage, même pas en partie1. Un autre orateur intervenant dans le même débat ajoute : Je traiterai essentiellement du projet de déclaration et de programme d'action où il est dit: «Les syndicats des pays en voie de développement doivent réaliser que, pour faire face aux sacrifices qu'impose le progrès économique et social, ils doivent faire pression auprès de leurs gouvernements respectifs en vue d'établir un mécanisme assurant une répartition équitable des revenus et qu'en outre — c'est sur ce point que je voudrais insister plus particulièrement —, en formulant leurs revendications salariales, ils doivent éviter de créer une trop grande différence entre les revenus des travailleurs qu'ils représentent et ceux de la population rurale. » C'est l'argument généralement employé par les employeurs et parfois par les gouvernements pour maintenir les salaires des travailleurs des pays en voie de développement le plus bas possible; ils disent qu'il faut penser aux 80 pour cent de la population qui vivent en zone rurale et qu'il ne faut, par conséquent, rien revendiquer. Ce qui est écrit là renforce cet argument. Il y a déjà des circonstances naturelles qui font baisser les salaires des travailleurs dans l'industrie et il ne faut donc plus fournir d'argument supplémentaire. Nous avons constaté que lorsque les salaires des travailleurs dans l'industrie augmentent, ils entraînent une certaine prospérité pour les populations rurales. Il y a toujours eu un mouvement de hausse dans le secteur rural chaque fois que les salaires des travailleurs industriels ont augmenté. C'est pourquoi nous devons abandonner ce genre d'argument qui est prétexte à diminuer encore davantage les salaires dans le secteur industrialisé. Ceux-ci devraient au contraire servir d'indice, non seulement pour les travailleurs dans les industries défavorisées, mais aussi pour la population rurale 2. b) Deuxième variante Une thèse encore plus nuancée tente de « concilier productivité en vue du développement, niveau élevé d'épargne et libre mouvement syndical » 3. On tente par là de dépolitiser les syndicats en les limitant à l'action purement revendicative : La lutte électorale, la constitution d'un gouvernement ou l'opposition à celui-ci, l'agitation et la propagande politiques doivent être considérées comme hors du champ d'activité des syndicats... Dans une économie dépendante, pour des raisons politiques, ces maux pouvaient être tolérés, mais les syndicats, dans un pays libre et démocratique qui travaille à son développement économique, ne peuvent admettre de semblables pratiques 4. 1 M. V. Kulkarni, de l'Hind Mazdoor Sabha, dans CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., p. 61. 2 M. K. Mehta, de l'Indian National Trade Union Congress, dans CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., pp. 38-39. 3 G. B. Baldwin: «Labor problems in a developing economy», Current History (Philadelphie), août 1959, p. 92. 4 A. Mehta: «Le rôle des syndicats dans les pays sous-développés», Bulletin SEDEIS, étude n° 707, 1er nov. 1958, p. 31. 65 Liberté syndicale et développement économique La liberté syndicale, fortement limitée avec la thèse de de Schweinitz, plus large déjà avec celle de Tinbergen \ semble ici presque totalement en accord avec les principes dégagés par le Comité de la liberté syndicale de l'OIT. Ceux-ci précisent en effet que les organisations syndicales devraient tenir compte, dans l'intérêt même du développement syndical, des principes énoncés dans la résolution sur l'indépendance du mouvement syndical par la Conférence internationale du Travail en 1952, à sa 35 e session 2 ; il est certes parfois difficile de distinguer ce qui est de caractère syndical et ce qui est de caractère politique, mais la distinction doit être faite partout où cela est possible 3, même si, la frontière entre ce qui est politique et ce qui est proprement syndical étant difficile à tracer, il est inévitable et même parfois normal que les organisations syndicales prennent position sur des questions ayant des aspects politiques comme sur des questions strictement économiques et sociales 4 . La liberté syndicale est donc acceptée, mais l'institution syndicale se voit assigner des fins bien précises et toutes cantonnées dans le domaine économique ; c'est ce qui ressort, par exemple, des déclarations faites au Congrès pour la liberté et la culture de Tokyo, en 1957, par A. Mehta, leader du Parti socialiste populaire indien (PSP) : Le rôle que les syndicats peuvent jouer le plus utilement est le suivant: 1) coopérer avec l'Etat ou les organismes privés pour édifier les bases du développement industriel; 2) s'imposer et respecter une limitation des salaires à tous les échelons; 3) convaincre les membres du syndicat d'abandonner les habitudes dépensières de la classe ouvrière; 4) encourager les petites économies dans toutes les classes; 5) augmenter la productivité par la propagande; 6) apaiser les différends à l'aide de l'appareil légal basé sur les principes de conciliation et/ou d'arbitrage; 7) coopérer avec l'Etat et le secteur privé pour maintenir la paix sociale pendant la période de développement; 8) aider les travailleurs mis en chômage par la rationalisation du travail en les encourageant à s'initier à une nouvelle profession dans les institutions fondées par le gouvernement 1 En effet, la première thèse est en grande partie inconciliable avec les dispositions de la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948; la seconde admet la liberté d'association, mais prévoit toutefois que la liberté de négociation pourrait souffrir de certaines limitations, dont quelques-unes d'ailleurs seraient admises par la jurisprudence du Comité de la liberté syndicale. Celui-ci considère en effet que si, au nom d'une politique de stabilisation, un gouvernement estime que le taux de salaire ne peut pas être fixé librement par la voie des négociations collectives, cette restriction ne devrait être qu'une mesure d'exception, ne devant pas excéder une période raisonnable et devant s'accompagner de garanties appropriées pour protéger le niveau de vie des travailleurs (110e rapport, cas n° 503, paragr. 46), et que des moyens peuvent être adoptés en vue d'inciter les parties aux négociations collectives à tenir compte volontairement dans leurs négociations de considérations relatives à la politique économique et sociale du gouvernement et à la sauvegarde de l'intérêt général, à condition cependant que les objectifs reconnus comme d'intérêt général aient fait l'objet d'une large consultation entre les intéressés, conformément à la recommandation (n° 113) sur la consultation aux échelons industriel et national, 1960 (85e rapport, cas n° 341, paragr. 187). 2 12 e rapport, cas n° 75, paragr. 290. 3 14 e rapport, cas n° 101, paragr. 74. 4 112 e rapport, cas n° 528, paragr. 112-115. 66 La problématique du débat ou les administrations publiques; 9) mettre en pratique l'esprit de coopération, en obtenant l'augmentation du salaire minimum; 10) pousser la classe laborieuse à participer activement à la sécurité sociale et aux caisses de prévoyance; 11) partager les profits sur une base acceptable pour tous. La part du profit accordée à la classe ouvrière doit laisser aux industriels une part suffisante pour qu'ils soient incités à réinvestir leurs profits dans leurs entreprises. La politique des syndicats, telle que nous venons de la définir, a un double résultat économique: a) elle restreint la consommation; b) elle augmente les niveaux de production \ Il serait aisé de multiplier les références à des textes de même inspiration. Des variantes, plus ou moins détaillées, des propositions de Mehta ont été présentées, par exemple, dans les pays africains; Kassalow souligne ainsi qu'il est fréquent, pour les leaders politiques de ce continent, d'affirmer que: Les gains des travailleurs urbains, et particulièrement ceux des groupes syndiqués, ne devraient pas élargir encore l'avantage important dont bénéficient déjà ceux-ci par rapport aux populations rurales... [Toutefois] savoir si cette politique visant à maintenir stable ou à réduire l'écart de revenu existant entre les travailleurs urbains ou ceux du secteur moderne, d'une part, et les travailleurs ruraux du secteur traditionnel, d'autre part, est compatible avec une politique effective de développement est une question discutable, mais c'est là une attitude dominante et qui accroît les tensions sociales en Afrique 2. Le programme d'action des syndicats 3 tel qu'il ressort des citations présentées ci-dessus est empreint d'une profonde sagesse qui, malheureusement, 1 A. Mehta, op. cit., pp. 23-24. E. M. Kassalow: « Trade unionism and the development process in the new nations: A comparative view », dans l'ouvrage publié sous la direction de S. Barkin: International labor (New York, Harper & Row, 1967), p. 72. 3 II est à noter qu'au niveau des déclarations d'intentions, les organisations d'employeurs ne sont pas oubliées, elles non plus. C'est ainsi qu'au séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, organisé à Addis-Abeba du 3 au 10 décembre 1968, certains participants ont estimé que « compte tenu des nécessités du développement, le rôle des organisations d'employeurs devrait, en plus de leurs fonctions traditionnelles, couvrir également les aspects suivants: 1) la mobilisation des talents, des qualifications et de l'expérience acquise au plan national et la formation du personnel en vue de l'accélération du développement économique et social; 2) la promotion de toutes les mesures d'entraide nationale; 3) l'encouragement des mesures destinées à améliorer tous les types de relations entre employeurs et travailleurs à tous les niveaux; 4) l'aide à la préparation, à l'exécution et à l'évaluation des plans de développement nationaux, en particulier par: a) la collecte des renseignements et données appropriés d'ordre économique et industriel; b) l'information des employeurs dans tous les secteurs de l'économie en ce qui concerne la nécessité des plans de développement nationaux, leurs objectifs, leur portée et les avantages que l'on peut en attendre; c) l'encouragement, parmi les employeurs en particulier et le monde des affaires en général, d'une réelle «conscience de l'industrialisation»; d) la meilleure utilisation possible des maigres ressources nationales en relation avec l'aide extérieure et, spécialement, le programme de coopération technique de l'OIT; e) l'assistance à apporter aux experts techniques du BIT et à ceux d'autres institutions accordant une aide dans l'accomplissement de leur mission;/,) l'aide à apporter aux autorités nationales dans l'évaluation des projets de coopération internationale; 5) l'assistance aux entrepreneurs africains et aux coopératives, particulièrement en ce qui concerne l'établissement de petites industries ». BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique (Genève, 1969; doc. OIT/OTA/AFR/ R.10), pp. 9-10. 2 67 Liberté syndicale et développement économique est loin d'être commune. L'important est en effet de se demander si « le fait, pour le personnel syndical et quelques leaders syndicaux, d'avoir tendance à considérer le mouvement ouvrier comme un instrument au service des intérêts de la nation tout entière, plutôt que comme un groupe de classe » \ correspondra au déroulement effectif des événements. On peut certes estimer que l'harmonie des intérêts se réalisera d'elle-même et que « chacune des parties a besoin de l'autre et en est clairement consciente. Le gouvernement ne désire pas s'aliéner la sympathie des travailleurs parce qu'ils représentent une force politique —- potentielle ou de fait — importante. L'aide politique étant d'une importance vitale s'ils veulent que leurs besoins soient satisfaits dans un avenir prévisible, les travailleurs ne désirent pas agir comme des adversaires du gouvernement x . » Pourtant, les faits semblent démentir cette vue optimiste. Par exemple, malgré l'appui apporté par le gouvernement au Congrès national des syndicats indiens, malgré la présence au gouvernement de leaders syndicaux 2 et malgré la pieuse déclaration d'intentions selon laquelle, « dans une économie organisée pour une production et une répartition des revenus planifiées, qui œuvre à la réalisation de la justice sociale et du bien-être des masses, les grèves et les lock-out n'ont pas de place » 3, la paix sociale est loin d'avoir régné en Inde. Au terme de cet examen, il semble possible d'avancer quelques conclusions provisoires qu'à notre avis on peut regrouper sous trois chefs. En premier lieu, nous avons jusqu'ici considéré la thèse qui voit dans le syndicalisme un obstacle au développement. Renversant les termes du débat, il semblerait souvent plus judicieux de considérer l'absence de développement comme un handicap pour l'exercice de la liberté syndicale. En effet, dans les pays sous-développés, la liberté syndicale se heurte à de nombreux obstacles : La multiplicité et la dissémination des petites entreprises, qui entraînent la dispersion de la main-d 'œuvre ; la mobilité excessive des travailleurs ; l'opposition déclarée de nombreux employeurs au renforcement des pouvoirs de négociation des salariés; la gravité du chômage et du sous-emploi, qui contraignent les salariés à céder devant l'employeur; l'analphabétisme ou le faible degré d'instruction de l'immense majorité des travailleurs, qui ignorent leurs droits, ne mesurent pas l'intérêt qu'ils ont à se grouper pour les défendre et connaissent mal les objectifs et le rôle d'un syndicat; le manque de solidarité entre les travailleurs des villes et ceux des campagnes; la 1 C . A. Myers: Laborproblems in the industrialization oflndia (Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1958), p. 180. 2 Gulzari Lai Nanda, avant de devenir ministre du Travail, fut secrétaire général de la Textile Labour Association, tandis que Khandubhai Desai, qui fut ministre du Travail, devint président de ce même syndicat. Il est à noter que ce chassé-croisé des responsabilités n'est pas propre à l'Inde mais fréquent au contraire dans nombre de pays en voie de développement. 3 « Draft outline of the first five year plan », Labour Gazette, août 1951, p. 128. 68 La problématique du débat pénurie de cadres syndicaux, etc. Dans ces pays, la liberté syndicale est souvent privée de l'un de ses ressorts fondamentaux — l'initiative des intéressés — et la situation générale se caractérise par la faiblesse du mouvement syndical et le développement insuffisant des négociations collectives K En second lieu, il semble également nécessaire de procéder à une réévaluation du rôle du syndicalisme dans les pays en voie de développement. C'est ainsi, par exemple, que les réalités de la situation économique de la plupart des pays d'Afrique ont été souvent invoquées pour justifier l'imposition de sévères restrictions aux fonctions syndicales ayant trait aux revendications salariales et pour obliger [les syndicats] à adopter des politiques dont l'application contribuera essentiellement au développement économique et social du pays, sans, pour autant, perdre de vue leurs fonctions fondamentales. Tout en insistant sur leurs fonctions de revendication salariale ou de protection des ouvriers en tant que « consommateurs », les syndicats ont toujours rejeté une limitation de leurs activités à ce seul type de fonctions. Ils ont par contre insisté sur le rôle qui leur revient dans le développement économique et social... Bien qu'il ne soit pas possible de restreindre le rôle des syndicats aux tâches impopulaires, quoique nécessaires, du renforcement de la discipline et du rendement du travail, comme il est parfois suggéré, les syndicats peuvent — à condition que leur action soit dûment étayée et reconnue et que soit également assurée leur juste participation aux résultats — contribuer à l'accroissement de la productivité2. Agents moteurs de la croissance de la productivité, et non pas freins à cette croissance, les syndicats, dans lesquels on ne voit souvent, bien à tort, qu'un élément perturbateur du marché du travail par les grèves qu'ils suscitent, peuvent aussi en être un élément régulateur. Le syndicat peut être considéré comme un agent de discipline, ainsi que l'a suggéré Lloyd Fisher. Il cherche à établir son contrôle sur les travailleurs dans leurs relations avec les autres travailleurs et avec le syndicat en tant qu'institution, et cela grâce à des règles portant, entre autres questions multiples, sur le rythme de travail, sur le moment et le caractère de l'action revendicative, sur les « performances » de ses adhérents 3. En effet, les syndicats régularisent le recrutement de la main-d'œuvre et y apportent leur aide, contribuent à forger des motivations industrielles, à susciter la discipline et à développer la formation de la maind'œuvre, apportent leur appui aux réformes visant au progrès social et économique (réformes agraires, nationalisation ou planification), donnent aux travailleurs le sens de la participation aux décisions économiques essentielles. 1 BIT: L'OIT et les droits de l'homme, CIT, 52e session, 1968, rapport I (1), rapport du Directeur général, p. 40. 2 BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., pp. 51-52. 8 Voir C. Kerr et A. Siegel: « Industrialization and the labor force: A typological framework», dans l'ouvrage publié sous la direction de L. Aronson et J. Windmuller: Labor management and économie growth: Proceedings of a conférence on human resources and labor relations in underdeveloped countries (Cornell University, 1954), p. 141. 69 Liberté syndicale et développement économique Dès lors, la politique la plus sage que les gouvernements puissent avoir à leur égard est de « les appuyer plutôt que de les contrôler ou de les supprimer » 1. En troisième lieu, il convient, par conséquent, de modifier le cadre de pensée dans lequel a longtemps été considéré le problème des relations entre liberté syndicale et développement économique : Si on admet que le développement économique comporte des objectifs sociaux, les syndicats auront toujours un rôle à y jouer. Ils constituent l'instrument dont disposent les travailleurs pour obtenir une part plus équitable des fruits de l'expansion économique et, à ce titre, rien ne peut les remplacer. Le mécontentement social est peut-être inévitable dans n'importe quelle société, et il se peut qu'il soit impossible de l'éliminer entièrement. Le vrai problème est d'empêcher qu'il n'aboutisse à une agitation ouvrière et à de graves troubles sociaux qui puissent menacer l'ordre politique ou la stabilité du gouvernement et provoquer d'énormes pertes économiques. Tant que les travailleurs auront des raisons de croire que leurs syndicats s'acquittent comme il faut de la défense et de la promotion de leurs intérêts, ils les chargeront de faire connaître leurs désirs, leurs aspirations et leurs réclamations et d'obtenir satisfaction, justice ou réparation au moyen des méthodes syndicales normales. On peut dire que les syndicats remplissent de la sorte une tâche essentielle en prévenant le danger d'une grave agitation sociale, en contribuant à un développement stable et à un « progrès soutenu »... Il est évident cependant que les gouvernements, spécialement dans les pays du tiers monde, sont vivement préoccupés par les effets qu'exercent de mauvaises relations professionnelles, des conflits du travail, des grèves et ce qu'ils considèrent comme des revendications syndicales excessives dans les négociations collectives en décourageant les investissements, en freinant la production et le rendement et, par là même, en ralentissant le rythme de la croissance économique. II semble que le vrai problème réside dans le fait que les gouvernements désirent que les syndicats jouent un rôle plus constructif dans le système de relations professionnelles, de façon que le nombre des conflits du travail et des grèves diminue, que la paix sociale gagne du terrain et qu'en général le climat des relations professionnelles soit favorable au développement. Les restrictions aux droits syndicaux sont-elles le meilleur moyen d'atteindre ces objectifs? Ne peut-on parvenir au même résultat d'une manière qui soit conforme aux principes de la liberté syndicale? S'il est souhaitable que les syndicats jouent un rôle plus constructif, qui devrait déterminer les conditions dans lesquelles ils s'acquitteront de ce rôle et quelles devraient être ces conditions 2? Plutôt que de poser dans l'absolu la question de la compatibilité ou de l'incompatibilité qui peut exister entre les prescriptions des conventions n° 87 et n° 98 et les exigences économiques auxquelles ont à faire face les pays en voie de développement, c'est à ces questions plus concrètes mais aussi plus politiques qu'il convient désormais de s'intéresser. 1 Fisher, op. cit., p. 113. BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique et social, septième Conférence régionale asienne, Téhéran, 1971, rapport III, pp. 37-38. 2 70 LES IMPLICATIONS POLITIQUES Le débat ne se situe plus désormais sur le plan des principes, pas plus d'ailleurs que sur celui des spéculations théoriques relatives aux compatibilités ou incompatibilités entre liberté syndicale et développement économique. Les deux chapitres qui précèdent nous ont, en cela, suffisamment fourni de références juridiques ou économiques pour q u ' o n essaie de comprendre comment le problème se pose concrètement dans les pays en voie de développement, car c'est là qu'il se pose avec le plus d'acuité. Déjà le Comité McNair constatait que: Dans les pays industriellement peu avancés, il semble que les organisations de travailleurs et d'employeurs ne soient pas dans une situation aussi forte vis-à-vis de leur gouvernement que dans les pays industriels les plus importants. La documentation résumée dans le présent rapport démontre que, dans un grand nombre de pays peu avancés, il existe des restrictions et des limitations qui fourniraient des possibilités de domination et de contrôle à un gouvernement désireux d'en faire usage 1 . 1 Bulletin officiel, vol. XXXIX, 1956, n° 9, paragr. 343, p. 611. Enumérant quelques-unes de ces entraves, C. W. Jenks notait que « tandis qu'il est très inhabituel qu'une autorisation préalable soit, en tant que telle, requise pour la formation des organisations d'employeurs ou de travailleurs, des dispositions relatives à l'enregistrement existent dans quelque trentecinq pays; leurs effets diffèrent largement selon que l'enregistrement est obligatoire ou facultatif, selon qu'il est discrétionnaire ou précise les conditions à remplir, selon qu'il existe ou non des procédures d'appel contre le refus d'enregistrement. Il semble qu'il y ait quelque vingt-cinq pays dans lesquels existent des restrictions à la liberté d'association pour l'ensemble ou pour certaines catégories de fonctionnaires publics, et environ vingt-deux dans lesquels l'adhésion aux organisations d'employeurs et de travailleurs est limitée aux personnes occupées dans la profession, l'activité économique ou le groupe de professions liées à celles pour lesquelles l'organisation est constituée, ces limitations étant souvent accompagnées de limitations territoriales; dans quelque onze pays, la totalité ou certains des dirigeants de l'organisation doivent être activement occupés dans l'activité ou la profession pour laquelle l'organisation est constituée. Dans environ dix-huit pays, il est interdit aux organisations de s'adonner à une activité politique quelle qu'elle soit ou à certaines activités de ce genre et de plus, dans huit pays, des limitations sont imposées à l'emploi des fonds syndicaux à des fins politiques; dans huit autres pays, les syndicats exercent leurs activités « sous la direction » du parti communiste. Des restrictions concernant la formation de fédérations ou de confédérations paraissent exister dans une vingtaine de pays. Des dispositions requérant l'autorisation préalable ou la présence d'un représentant du gouvernement à toutes les réunions 71 Liberté syndicale et développement économique Dix-sept ans plus tard, on pouvait encore relever que les gouvernements de ces pays, soucieux d'éviter toute dispersion des efforts de développement national, jugent devoir restreindre la liberté de créer des syndicats et limiter l'exercice des droits syndicaux. D'autres milieux avancent aussi que la liberté syndicale freine le développement économique et social 1 . Les formes prises par les atteintes à la liberté syndicale sont multiples: Les gouvernements, soucieux d'éviter toute dispersion des efforts de développement national, s'attachent à lutter contre la multiplication des syndicats rivaux et à réduire le nombre des conflits professionnels en prenant des mesures qui peuvent être incompatibles avec les normes de l'OIT — en restreignant la liberté de créer des organisations, en prononçant la dissolution de certains syndicats, en imposant l'obligation d'adhérer à un syndicat unique, en contrôlant le choix des dirigeants syndicaux, les dépenses ou d'autres aspects de l'activité des syndicats, en limitant le droit d'affiliation aux organisations internationales, etc. Ce sont là des problèmes réels qui doivent être examinés dans le contexte où ils se posent. Là encore, l'essentiel est de savoir dans quelle mesure de telles formules laissent vraiment aux syndicats la liberté d'exprimer l'opinion et de défendre les intérêts de leurs membres 2 . Le problème n'est donc plus de discuter de la liberté syndicale en soi ou du développement économique en soi, ou encore d'évoquer dans l'absolu leur compatibilité ou leur incompatibilité réciproque. Il se trouve, au contraire, reporté sur le plan des dérogations possibles à un principe ou des aménagements qu'il est souhaitable d'apporter aux situations de fait existantes; il se situe par conséquent au niveau des décisions politiques, que l'on éclairera 3 en examinant successivement les implications concrètes de la liberté syndicale quant à l'offre, à la demande et au processus de développement lui-même. syndicales ou à certaines d'entre elles paraissent exister dans environ vingt pays. Dans à peu près dix-huit pays, les élections syndicales sont sujettes, dans une certaine mesure, à un contrôle gouvernemental. Il semble qu'il y ait quelque vingt-cinq pays dans lesquels les organisations de travailleurs ou d'employeurs, soit à la discrétion des autorités publiques, soit en vertu de la loi, sont soumises à des contrôles financiers de différentes sortes; les mesures de surveillance ou de contrôle financier vont d'obligations relatives à la tenue des comptes à des prescriptions soumettant la gestionfinancièreet les dépenses à un contrôle gouvernemental détaillé ; des obligations qui vont au-delà de la tenue des comptes paraissent exister dans une vingtaine de pays. Le pouvoir de suspension, de dissolution ou de rejet d'enregistrement sans intervention préalable d'une instance judiciaire semble exister, à différents degrés, dans au moins vingt pays. » (The international protection of trade union freedom, Londres, Stevens & Sons, 1957, pp. 489-490.) 1 BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 3. BIT: L'OIT et les droits de Vhomme, op. cit., pp. 40-41. 3 On ne peut, par conséquent, que reprendre, dans un domaine plus restreint, car il ne concerne que la liberté syndicale, mais qui est en même temps plus large puisqu'il est, ainsi que nous l'avons précisé dans notre introduction, celui de l'ensemble des pays sous-développés, la façon de poser les problèmes que E. Côrdova a adoptée pour l'Amérique latine: « Depuis quelques années, écrit-il, on s'intéresse, en Amérique latine, aux effets que la législation du travail peut exercer sur le processus de développement. Alors qu'auparavant on ne leur prêtait guère d'attention ou qu'on les considérait comme faisant partie intégrante du prix dont il fallait payer le progrès social, on s'oriente, aujourd'hui, vers un examen plus approfondi des répercussions que les dispositions en la matière provoquent dans un sens ou dans un autre. La tendance éminemment légaliste qui avait prédominé dans la politique du travail des pays de la région commence à céder le pas devant une conception plus large 2 72 Les implications politiques A. L'OFFRE 1. Incidences sur le volume de l'offre L'incidence de la liberté syndicale sur l'offre est indéniable: une grève, manifestation de cette liberté, de même q u ' u n lock-out, réduit la production. C'est ainsi, pour ne citer q u ' u n seul exemple, q u ' e n Inde, 16 562 000 journées de travail ont été perdues en 1947 * et q u ' e n 1950, malgré l'adoption de la loi de Bombay sur les relations professionnelles, 12 806 704 journées de grève ont encore été relevées 2. Mais, d'une part, les grèves ne sont pas nécessairement dues aux organisations syndicales, puisque précisément les pays industrialisés font parfois l'expérience, à rencontre de la volonté des organisations ouvrières, de grèves « sauvages » qui peuvent perturber gravement la production 3 . D ' a u t r e part, loin que le freinage des libertés syndicales réduise l'ampleur des mouvements revendicatifs, il semblerait davantage que la proposition inverse soit vraie. On a pu, en effet, écrire que : Bien que les généralisations soient hasardeuses, il semble que les grèves varient en raison inverse de l'acceptation du syndicat en tant qu'institution par la société et, spécialement, par les classes dirigeantes. Plus fermement le mouvement ouvrier est institutionnalisé et « accepté », particulièrement dans le domaine des relations travailleurs-entreprise, plus il est probable que les grèves seront peu nombreuses 4 . prenant en considération les divers aspects économiques et sociaux que revêt l'adoption d'une norme dans ce domaine. Pendant que l'approche des côtés juridiques et sociaux du travail se modifiait ainsi, les gouvernements s'efforçaient d'adopter des stratégies visant à promouvoir un développement intégral ou équilibré. Les premières lois du travail avaient un but exclusivement social et l'optique du législateur était limitée à leurs bénéficiaires directs. L'étape suivante, en revanche, a mis en évidence les aspects économiques: on a ainsi insisté sur la réalisation de certains objectifs globaux de croissance, en soutenant parfois qu'il fallait vaincre tout obstacle qui pourrait s'y opposer. Plusieurs auteurs ont signalé à ce propos que la politique du développement en Amérique latine a tendance à adopter l'une ou l'autre de deux positions extrêmes et également dangereuses. Pour les uns, il faudrait s'attacher essentiellement à accroître les investissements et la productivité et ils excluent ou ajournent l'examen des problèmes sociaux. Les autres optent pour une théorie qui surestime et excite les aspirations populaires et qui conduit à relever systématiquement les prestations sociales, drainant les fonds que l'on devrait investir et favorisant l'inflation. Le fait est cependant qu'entre ces deux extrêmes, une thèse gagne du terrain: celle du développement équilibré, qui soutient que le désir de justice sociale est conciliable avec les exigences économiques du développement et qui met en relief les avantages que comporte l'inclusion de certains objectifs sociaux dans la planification. Cette thèse accorde une importance particulière à l'appréciation objective des conséquences que peut avoir la législation du travail. En effet, comment préconiser l'équilibre et prétendre que certaines dispositions peuvent être préjudiciables ou favorables au développement sans savoir quelles sont les répercussions des normes du travail et le rôle qu'elles peuvent jouer dans ce processus? » (« La législation du travail et le développement de l'Amérique latine: examen préliminaire», Revue internationale du Travail, nov. 1972, pp. 489-490). 1 Indian Labour Gazette, sept. 1956, p. 266. Ibid., n° 9, mars 1957, p. 753. 3 Voir G. Spitaels : Les conflits sociaux en Europe: Grèves sauvages, contestation, rajeunissement des structures (Bruges, Collège de l'Europe; Verviers, Editions Gérard & C le , 1971). i E. M. Kassalow: Trade unions and industrial relations: An international comparison (New York, Random House, 1969), p. 159. 2 73 Liberté syndicale et développement économique Enfin, les grèves, pour être la forme la plus apparente de l'insatisfaction industrielle, ne sont qu'une forme parmi bien d'autres du conflit industriel, l'instabilité, l'absentéisme de la main-d'œuvre, la grève perlée, le sabotage pouvant en être des substituts d'autant plus fréquents que les entreprises n'auront pas d'organisation syndicale. En somme, « les grèves, l'instabilité de la maind'œuvre, l'absentéisme, etc., sont en fait des variables entre lesquelles existe une relation fonctionnelle inverse » x. a) Les formes de la protestation ouvrière Dans les pays en voie de développement, le mécontentement se traduit couramment de façon individuelle sous forme d'absentéisme, d'abandon d'emploi sans préavis, de nonchalance, d'insubordination active ou passive a, plutôt que sous forme de grève. En Inde, chez les travailleurs du textile de Bombay, l'absentéisme a été le fait, en 1953-54, de 71 pour cent de la maind'œuvre 3. En Côte-d'Ivoire, un taux de rotation du personnel de 80 pour cent n'est pas rare. A Dakar, une usine textile dut recruter, en 1953, 908 personnes pour assurer 170 postes4. En fait, «une rotation de la main-d'œuvre très élevée est endémique partout où l'entreprise économique moderne se repose sur une structure sociale indigène pour procurer la sécurité au travailleur ou fait, à tout le moins, un effort insuffisant pour s'assurer la loyauté totale du travailleurs ». Dès lors, au lieu de la relation liberté syndicale -> grèves -> réduction de la production, il vaut mieux poser la séquence mécontentement ouvrier -> formes de résistance ->- diminution du produit. Mais alors, les conclusions de politique économique qui peuvent être déduites de cette séquence sont de nature différente des mesures qui conduiraient, dans une perspective de développement économique, à tenter de restreindre la liberté syndicale. L'analyse doit, en effet, tout d'abord tenter de dégager une logique des formes de mécontente1 K. A. Zachariah: Industrial relations and personnel problems. A study with particular référence to Bombay (Bombay, Asia Publishing House, 1954). 2 C. Kerr, J. T. Dunlop, F. H. Harbison, C. A. Myers: « Travail et processus économique: Vers une nouvelle conception du problème », Revue internationale du Travail, mars 1955, p. 256. 8 Myers: Laborproblems in the industrialization of India, op. cit., p. 44. 4 E. J. Berg: «French West Africa», dans Galenson: Labor and économie development, op. cit., p. 200. Pour une discussion de l'instabilité en Afrique de l'Ouest, cf. W. Elkan: « Migrant labor in Africa: An economist's approach », American Economie Review, mai 1959, pp. 188-197. 6 On retrouve là l'observation classique faite à propos des conflits sociaux de Wheatland en Californie en 1913: « La résistance des travailleurs à la politique salariale de l'employeur prend l'une des deux formes suivantes: ou bien une révolte ouverte et formelle comme la grève, ou bien l'exercice instinctif et souvent inconscient de la « grève individuelle » — quitter simplement son travail » (C. H. Parker: The casual labor and other essays (New York, Harcourt, Brace & Howe, 1920), p. 76). 74 Les implications politiques Tableau 11. Formes de la protestation ouvrière selon le degré de motivation des travailleurs Degré de motivation Formes caractéristiques de protestation Travailleurs non motivés Instabilité Absentéisme Bagarres Vol et sabotage Arrêts de travail spontanés Manifestations et grèves de harcèlement Grèves d'entreprise et d'industrie Protestations et activités politiques Procédures de réclamation, tribunaux du travail, procédures de règlement des conflits excluant fréquemment l'arrêt de travail Parti politique et alliances entre organisations Travailleurs semi-motivés Travailleurs motivés Travailleurs spécialement motivés Source: Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industriel! man, op. cit., p. 178. ment ouvrier au cours du processus d'industrialisation, essayer d'appréhender la capacité (ou l'incapacité) des organisations syndicales à prendre en charge ce mécontentement et dégager, ce faisant, les conséquences qu'on peut attendre des tentatives de limitation de la grève, voir enfin quelle politique de remplacement il est possible de suggérer. C'est cette démarche que nous nous proposons d'adopter. Les motivations industrielles des travailleurs sont un processus graduel et continu, et il en va de même des formes de la protestation ouvrière. On peut, en effet, d'une façon sans doute schématique, établir les séquences évolutives indiquées au tableau 11. Cette séquence peut cependant être infléchie dans un sens plus ou moins inquiétant pour le processus de développement en raison de la protestation ouvrière, sous l'influence d'un certain nombre de variables dont on peut formaliser le jeu comme suit: Le rythme de l'industrialisation, dont le choix constitue la décision essentielle qui s'impose à toute élite, a une influence importante sur la réponse de la main-d'œuvre industrielle émergente. Plus rapide est ce rythme, toutes choses égales d'ailleurs, et plus soudaine sera la transformation des travailleurs occupés au processus de production, plus grandes seront les conséquences qui en résulteront sur la discipline et les rythmes de travail, plus étroites les limites imposées à la consommation et plus profonds les bouleversements de la société. Plus le taux d'industrialisation est élevé — les ressources, les caractéristiques culturelles et les circonstances historiques étant comparables —, plus forte sera la protestation ouvrière latente. Plus le rythme d'industrialisation est rapide — les autres conditions étant comparables —, plus forte sera la pression exercée sur les entrepreneurs par le marché, le budget ou directement par les élites, plus fortes les tensions et les protestations qui en résulteront dans la main-d'œuvre émergente. De même, plus les méthodes appliquées pour constituer la force de travail sont contraignantes, et plus importantes les adaptations à apporter 75 Liberté syndicale et développement économique aux modes de recrutement, d'embauché, d'affectation et d'apprentissage, plus grande sera la protestation latente à chaque période. Ou encore, plus la résistance de la culture traditionnelle à l'industrialisation sera forte, et vivace la culture préindustrielle, plus fortes seront les tensions et les protestations latentes impliquées par la transformation industrielle 1. b) La prise en charge par les instances syndicales Le rôle du syndicalisme est de prendre en charge le mécontentement ouvrier. Mais cette prise en charge n'est jamais reproduction pure et simple. Le conflit de travail est nécessairement multidimensionnel quant à ses origines, ainsi que nous venons de le voir; les raisons invoquées par les agents économiques ne sont, le plus souvent, que des rationalisations justificatrices de tensions potentielles préexistantes, malaisées à appréhender. Mais ces tensions potentielles, le syndicat a pour tâche de les révéler, de les faire émerger à la conscience de la collectivité, de formuler ce qui demeure imprécis, finalement de donner à ces tensions une portée stratégique. Le conflit préexiste donc à la grève, mais la grève, dénouement conflictuel de ces tensions latentes, révèle le conflit en lui donnant sa dimension sociale. Le syndicat joue dans ce processus le rôle de révélateur, mais il est aussi agent de rupture. La rupture, qui se produit au moment où ce qui n'était que potentiel et larvé devient déclaré, résulte de trois facteurs. Tout d'abord, c'est le passage de l'individuel au collectif: ainsi que le déclarait l'exposé de la proposition socialiste présentée en 1894 par Guesde, Jaurès et Sembat à la Chambre française des députés : « Qui dit grève dit action ou inaction collective: on ne fait pas grève individuellement; la grève, c'est le refus collectif du travail. » Ensuite, les motifs de mécontentement doivent trouver une rationalité et une justification: l'arbitrage dans l'élaboration des cahiers de revendications est, dès lors, une nécessité inévitable. C'est l'intervention syndicale qui va déterminer la compatibilité des revendications et, partant, donner au mouvement revendicatif ses caractéristiques dans un processus au cours duquel « la base transmet aux différentes directions ce qu'elle pense être attendu par les dirigeants, et les dirigeants communiquent à la base ce qu'ils croient qu'elle attend d'eux » 2 . C'est dire que les syndicats sont sans doute les porte-parole authentiques des ouvriers quand ils se réfèrent au besoin de dignité et de justice sociale, de solidarité et de liberté, mais ces références renvoient à des normes sociales et surtout impliquent des termes de comparaison et de référence précis, hiérarchisés et souvent quantifiés. Il y a donc nécessairement entre les travailleurs de la base et les responsables de l'organisation syndicale tout à la fois l'adéquation et l'inadéquation, la cor- 1 Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., p. 179. M. Johan: « La CGT et le mouvement de mai », Les temps modernes, août-sept. 1968, p. 367. 2 76 Les implications politiques respondance et la différence qui existent entre un texte original et la traduction qui en est faite dans une autre langue, justifiant le célèbre aphorisme : traduttore, traditore. Enfin, il y a toute la différence entre les phénomènes que révèle la psychologie sociale et ceux que fait apparaître l'enquête sociologique, qui peut exister entre le potentiel et le déclaré : la grève devient le conflit de force ouvert. Conflit collectif, rationalisé, ouvert: cela ne s'avère en définitive possible que grâce à une prise en charge du mécontentement individuel par les instances syndicales. Ce processus général que nous venons de décrire en termes très abstraits ne se heurte-t-il pas, dans les pays en voie de développement, à certains obstacles tenant aux caractéristiques structurelles du syndicalisme? Certes, il paraît difficile, a priori, de généraliser en ce domaine en raison de la diversité dont témoignent à première vue les mouvements ouvriers des pays sous-développés. Cette diversité est, par exemple, idéologique: c'est ainsi qu'en Inde le Congrès panindien des syndicats, fondé en 1918 sous l'impulsion du Parti du Congrès, est d'inspiration gandhiste \ que la Société des amis, créée en 1912 au Japon, est à base d'humanitarisme chrétien 2 , que le syndicalisme latino-américain s'est formé à partir de noyaux de militants anarchistes ou socialistes victimes de la répression exercée contre eux en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en France à la fin du siècle dernier 3, et que le syndicalisme africain francophone a été influencé idéologiquement par les conceptions de la CGT ou celles de la CFTC 4 . A cette extrême diversité idéologique s'ajoute une non moins grande diversité dans le nombre des syndicats et des syndiqués suivant les territoires: le Congo belge ne groupait, en 1954, que 7 538 syndiqués; la Gambie, en 1955, que 1 966; l'Ouganda n'en comptait, la même année, que 1 942 5, tandis que la Jamaïque groupait, en 1955, dix-sept syndicats avec 93 285 membres 6 , et le Nigeria, en 1958, 298 syndicats avec 235 700 membres, soit 33,7 pour cent des travailleurs 7 . c) Les obstacles à cette prise en charge Pourtant, malgré cette diversité évidente, il est possible de formuler deux propositions générales concernant le syndicalisme dans les pays en voie de 1 C. A. Myers, dans Galenson: Labor and économie development, op. cit. R. A. Scalapino : « Japan », ibid. 3 J. C. Neffa: Le mouvement ouvrier latino-américain et ses stratégies en matière de participation sociale (Genève, Institut international d'études sociales, 1969; doc. IEME 4072), p. 4. * Berg: « French West Africa », op. cit. 5 BIT: Les problèmes du travail en Afrique, Etudes et documents, nouvelle série, n° 48 (Genève, 1958). "Nations Unies: Etude spéciale sur les conditions sociales dans les territoires non autonomes (New York; numéro de vente: 1958.VI.B.2), p. 80. 7 B. C. Roberts: Labor in the tropical territories of the Commonwealth (Durham Caroline du Nord, Duke University Press, 1964), p. 59. 2 77 Liberté syndicale et développement économique développement: limité en extension par la faiblesse même du secteur capitaliste, le syndicalisme pourra difficilement accomplir l'œuvre de recrutement qu'il s'assigne (difficulté quantitative); la classe ouvrière embryonnaire ne suscitera que malaisément la vocation des élites chargées de la diriger (difficulté qualitative). Le principal obstacle est sans doute la faiblesse numérique de la classe ouvrière: c'est ainsi que l'Inde, malgré l'immensité de son territoire et l'importance de sa population, ne comptait encore, en 1957, que 2,5 millions de travailleurs industriels. Si l'on y ajoute les travailleurs occupés dans les plantations, les mines, les transports, la construction et les services, la main-d'œuvre « industrielle » atteint à peine 7 millions d'individus 1 . De même, dans l'ancienne Afrique occidentale française, la même année, les salariés non agricoles ne comprenaient que 169 000 Africains et 13 000 Européens, tandis que l'emploi salarié représentait 100 600 individus dans le secteur public et 337 800 dans le secteur privé 2. Le terrain de recrutement syndical se trouve ainsi des plus réduits. De plus, la répartition par secteurs de cette main-d'œuvre ne correspond guère à des conditions optimales d'organisation: aux Antilles britanniques, une proportion de 16 à 20 pour cent de la force de travail relève du secteur des services domestiques 3 ; au Japon, jusqu'en 1920, 70 pour cent de la maind'œuvre était féminine, la tradition de l'emploi féminin depuis l'âge de treize à seize ans jusqu'au mariage, avec vie à l'usine, y subsiste d'ailleurs encore aujourd'hui; à quelques exceptions près (Hong-kong, Singapour pour l'Asie; Kenya, Congo, Rhodésie pour l'Afrique, par exemple), les pays sous-développés demeurent agricoles: c'est ainsi qu'en Afrique, pour 80 à 90 pour cent, la population vit dans des régions rurales et principalement de l'agriculture, laquelle fournit entre le tiers et les deux tiers du produit national, tandis que l'industrie n'intervient que pour moins de 10 pour cent 4 . Or le secteur des services domestiques, celui de l'agriculture et la main-d'œuvre féminine sont, on le sait, traditionnellement quelque peu réfractaires à l'organisation syndicale. Le tableau 12 met en évidence ces différences de structure, avec les conséquences faciles à discerner qu'elles peuvent avoir sur les possibilités de recrutement syndical. Ces possibilités n'existent en fait que dans quelques secteurs particuliers: l'administration ou les services publics (électricité, télécommunications, service des eaux), les transports (en particulier les chemins 1 Indian Labour Gazette, mars 1957, p. 740. Berg: « French West Afïica », op. cit., pp. 199 et suiv. 3 W. H. Knowles: «The British West Indies», dans Galenson: Labor and économie development, op. cit.; « Trade-unionism in the British West Indies », Monthly Labor Review, déc. 1956, pp. 1394-1400. 4 E. J. Berg: «Major issues of wage policy in Africa», dans l'ouvrage publié sous la direction de A. M. Ross: Industrial relations and économie development, op. cit., p. 187. 2 78 V I 00 T f M 00 0 0 ( N « CS »* * VO H •—t o\ OO ^ " 00 vo" «rT <rT m » Tf « fl CÎ 2,2 Les implications politiques «1 «-•4 » F' dans BIT 3» 3 exe vo r ^ P ^ oC v? vo" •* o «s •* — rs O <N •o 00 vo 00 ct-H C\ l F •a es T S ique di de par so m >o r- oo vo <5 S II « r-_ * Tf •* r f oo" m m <N (N O0_ r i «* oo §1 l-a •° S ,_| *o" O»n* —" ^H m" VO o" igolie et République opulation active da 00 S 5 III VO trt o «N O en 0 \ r- vo r» o r- : •o I •a O !Z o ! O î a Zs - g . 2a •o > g 3 W T3 •g -c •§ "S .2 -c t3SL.S. 3 *5 '° S< ïîl III o <3\ 2 *- 79 Liberté syndicale et développement économique de fer, les ports et docks, l'aviation), le secteur des plantations (par exemple d'hévéas en Malaisie, de canne à sucre à Trinité-et-Tobago ou à la Jamaïque), le secteur minier et pétrolier1. La main-d'œuvre employée manque généralement de qualification professionnelle. Dans l'ancienne Afrique occidentale française, les travailleurs qualifiés n'en représentaient que 18 pour cent2. Or toutes les enquêtes de sociologie industrielle s'accordent à reconnaître que les ouvriers qualifiés constituent le terrain de choix du recrutement syndical et une véritable pépinière de militants, alors que la masse des manœuvres interchangeables hésite, lorsqu'elle détient un emploi, à s'engager dans l'action syndicale par crainte d'un renvoi possible et du chômage qui s'ensuivrait. Enfin, les travailleurs industriels sont souvent occupés dans des établissements minuscules, peu propices à l'organisation syndicale. C'est ainsi qu'au Japon 42,1 pour cent des travailleurs sont employés dans des établissements occupant moins de trente personnes 2. A ces caractéristiques de nature économique viennent s'ajouter des facteurs sociaux qui renforcent les difficultés de recrutement et d'organisation syndicale. C'est tout d'abord l'absence de motivations industrielles des travailleurs, qui ne recherchent un emploi que pour un laps de temps limité en vue, par exemple, d'une constitution de dot, ou bien — l'effet d'imitation aidant —pour un achat ostentatoire, ou encore pour être en mesure de s'acquitter d'obligations fiscales. Ce phénomène a été maintes fois signalé, même dans des pays comme Singapour, où la syndicalisation est relativement élevée 3. 1 B . C. Roberts, op. cit., pp. 340-349; Kassalow: National labor movements in thepostwar world, op. cit., p. 233. Toutes les enquêtes menées à l'instigation de l'OIT viennent confirmer ces observations: J. A. Hallsworth: « La liberté syndicale et les relations professionnelles dans les pays du Proche et du Moyen-Orient », Revue internationale du Travail, vol. LXX, n os 5-6, nov.-déc. 1954; E. Daya: «La liberté d'association et les relations professionnelles dans les pays d'Asie », ibid., vol. LXXI, n os 4-5, avril-mai 1955; R. Vernengo: « La liberté d'association et les relations professionnelles dans les pays d'Amérique latine », ibid., vol. LXXIII, n08 5-6, mai-juin 1956. a Berg: « French West Africa», op. cit. On pourrait généraliser à bien des pays sousdéveloppés ce que R. Guillain écrivait en 1959 du Japon, qui a pourtant effectué son « décollage » et bénéficie d'une tradition industrielle déjà ancienne: « On compte actuellement 43 millions de travailleurs dans tout le pays. Là-dessus, nous trouvons d'abord une couche supérieure de 7 millions qui ont des salaires corrects et des avantages sociaux appréciables: ceux qui travaillent dans les entreprises de plus de dix employés. En dessous, vivent 10 millions qui reçoivent encore un salaire, mais pauvre, et travaillent dans des conditions inférieures: ce sont les travailleurs des petites entreprises. Enfin, en dessous de celles-ci ou en marge, il y a tout le reste, la masse principale, soit 26 millions de « sans salaire », dont 16 ou 17 millions sont des paysans. Cela comporte une conséquence capitale: au Japon, la classe salariée n'occupe pas une position centrale dans la vie économique et sociale. Cette position est occupée par la multitude inorganisée des travailleurs familiaux, qui baignent encore dans des traditions familiales fort peu évoluées et pas du tout occidentales. On comprend pourquoi la clientèle syndicale atteint un peu moins de 7 millions : cela correspond en gros à la couche supérieure dont j'ai parlé. Dans la zone suivante, les syndicats se heurtent à la difficulté d'organiser et d'unifier l'immense éparpillement d'une industrie familiale. Chez les sans salaire enfin, leurs possibilités sont pratiquement nulles. » (« Le Japon éclate sur lui-même », Le Monde (Paris), 10-17 nov. 1959.) a W. E. Chalmers: Crucial issues in industrial relations in Singapore (1967), p. 68. 80 Les implications politiques L'analphabétisme des travailleurs, l'ignorance de leurs droits, le manque de familiarité avec la vie industrielle sont à ranger parmi ses causes 1 . En définitive, « en dépit d'une rapide croissance syndicale, le principal obstacle à la syndicalisation demeure l'apathie des travailleurs » 2 . Le paternalisme, quant à lui, apparaît comme « une nécessaire et inévitable séquelle du développement industriel moderne » 3 , soit qu'il s'avère indispensable pour maintenir une main-d'œuvre industrielle stable, comme en Inde — où Tata a dû édifier de toutes pièces Jamshedpur, ville de 250 000 habitants 4 —, ou encore comme en Egypte, où il ne s'étend cependant pas « au-delà du portail de l'usine » 5, soit qu'il réponde à de vieilles traditions historiques comme au Japon 6 ou, plus simplement, à la volonté patronale de contrôler sinon d'influencer le comportement syndical. Un trait sur lequel on a attiré maintes fois l'attention est l'origine des cadres syndicaux, très rarement ouvrière; les dirigeants proviennent en effet ou bien d'un milieu extérieur à la profession représentée, ou d'un pays autre que la nation sous-développée dans laquelle s'exerce cette action. Dans la plupart des pays d'Asie (Inde, Indonésie, Malaisie, Pakistan, Sri Lanka), ces leaders sont fréquemment des politiciens cherchant un appui populaire et venus des professions libérales (enseignants, médecins, fonctionnaires) 7 . Le même phénomène est constaté, peut-être cependant à un degré moindre, en Afrique 8 et en Amérique latine 9 . Il présente à la fois pour les travailleurs 1 BIT: Sortie aspects of labour-management relations in Asia, série Relations professionnelles, n° 3 (Genève, 1958), p. 11; S. C. Sufrin: Unions in emerging societies: Frustration and politics (Syracuse University Press, 1964), p. 59; Ross, op. cit., p. 359. 2 W. H. Knowles: « Industrial conflict and unions », dans l'ouvrage de W. E. Moore et A. Feldman: Labor commitment and social change in developing areas (New York, Social Science Research Council, 1960), p. 305. 3 W. Galenson: Labor and économie development, op. cit., p. 5. 4 C. A. Myers: « India », ibid., p. 29. 5 F. H. Harbison: « Egypt », ibid., p. 158. 6 R. Scalapino: « Japan », ibid. 7 B. Millen: The political rôle of labor in the developing countries (Washington, The Brookings Institution, 1963), pp. 27-32; C. A. Myers: Labor problems in the industrialization of India, op. cit., pp. 76-80; E. M. Kassalow: National labor movements in thepostwar world, op. cit., pp. 236-237; N. F. Dufty: Industrial relations in India (Bombay, Allied Publishers, 1964), pp. 82-85. Ces affirmations concordantes demandent toutefois à être nuancées par la prise en considération du niveau d'observation. En effet, « on a maintes fois souligné que la direction des syndicats se trouve souvent, dans les pays asiens, aux mains de personnes étrangères à l'industrie considérée ou qui ne connaissent pas par expérience la condition du travailleur. Il y a diverses raisons à cela, mais le fait n'est généralement vrai que dans les organisations de niveau supérieur et dans les principales fédérations nationales; en effet, les responsables des syndicats d'usine sont généralement employés dans l'entreprise où fonctionne leur organisation. » (BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 7.) 8 B. C. Roberts: Labour in the tropical territories of the Commonwealth, op. cit., pp. 133134; B. Millen, op. cit., p. 28. 9 W. H. Knowles: «The British West Indies », op. cit.; H. Landsberger: «The labor élite in Latin America », dans l'ouvrage publié sous la direction de S. M. Lipset: Elites in Latin America (Londres, Oxford University Press, 1967). 81 Liberté syndicale et développement économique un inconvénient et un avantage: un avantage dans la mesure où des compétences externes s'offrent à eux, alors que les superstructures légales ou administratives mises en place par la puissance publique exigent des spécialistes compétents \ voire, plus simplement, que la langue utilisée par les autorités officielles ou les employeurs n'est accessible qu'à une minorité d'« intellectuels » 2 ; un inconvénient dans la mesure où les préoccupations des leaders risquent alors d'être différentes de celles de la base qu'ils représentent. C'est ce que soulignait, avec pertinence, le Directeur général du BIT: Les mouvements syndicaux de nombreux pays d'Asie, ainsi que de quelques pays d'Amérique latine et d'Afrique, n'auraient pas pu se développer comme ils l'ont fait sans l'aide de dirigeants de l'« extérieur » : intellectuels, politiciens, juristes et autres personnes, inspirées par des motifs divers, qui ne travaillent pas et n'ont jamais travaillé dans le secteur économique couvert par le syndicat. Le concours de ces personnes est en effet indispensable au mouvement syndical, surtout au moment de sa fondation, lorsque, en raison de l'analphabétisme très répandu parmi la classe ouvrière, les syndicats se trouvent dans l'impossibilité de trouver dans leurs propres rangs des cadres capables d'assumer les fonctions de dirigeant syndical... Cet aspect positif de l'intervention dans la vie syndicale d'éléments étrangers aux travailleurs ne doit cependant pas faire oublier le fait que, dans certains cas, les dirigeants de l'« extérieur », ayant pris la tête de syndicats à des fins politiques, portent la responsabilité de nombreuses rivalités intersyndicales néfastes, car ils sacrifient parfois les intérêts des travailleurs à ceux du parti auquel ils appartiennent. On a également dénoncé un type de dirigeant encore plus nuisible, celui qui, sans être un politicien, ne sert que ses propres fins et tire avantage de l'ignorance des travailleurs3. Les principaux inconvénients d'une situation dont le caractère n'est souvent pas perçu par les travailleurs — qui ne lui attachent guère d'importance i — sont le risque de voir émigrer ces dirigeants vers l'appareil gouvernemental 5 , le manque de contact entre dirigeants et base 6 , le cumul de responsabilités 1 Le système indien de relations professionnelles, qui accorde une importance croissante aux conseils des salaires ou aux tribunaux du travail, implique, pour le mouvement ouvrier, un large emploi de juristes : « Trade unions and politics in India », Indian Journal oflndustrial Relations, janv. 1968. Il en est de même au Pakistan. 2 Si, en Inde, les leaders syndicaux doivent être familiarisés avec la pratique de l'anglais (V. D. Kennedy: Unions, employers and government: Essays on Indian labour questions (Bombay, Manaktalas, 1966), p. 85), et s'il en est de même en Afrique anglophone (B. C. Roberts, op. cit., p. 138), dans l'Afrique francophone, c'est la pratique du français, langue administrative, qui se révèle indispensable. 8 BIT: Les relations de travail: Problèmes actuels et perspectives d'avenir, CIT, 45 e session, 1961, rapport I (1), rapport du Directeur général, pp. 104-105. 4 « Trade unions and politics in India », op. cit., p. 320. 6 P. Kilby: «Industrial relations and wage détermination: Failure of the Anglo-Saxon model », Journal of Developing Areas, juillet 1967, p. 510. 0 S. Fockstedt: Trade unions in developing countries, conférence prononcée à l'Institut international d'études sociales, Genève, le 20 juin 1966, p. 6. 82 Les implications politiques syndicales \ la recherche chez les dirigeants d'une carrière facile 2, des rivalités syndicales 3, etc. Les conséquences d'une telle situation sont trop évidentes pour qu'on s'y attarde longuement. Si les conditions de viabilité du syndicalisme sont l'existence d'une classe ouvrière suffisamment nombreuse, mais aussi des revenus suffisants, la stabilité de l'emploi, la capacité du syndicalisme de conserver un pouvoir de négociation indépendant, force est de constater que ces conditions ne sont généralement pas réalisées dans les pays en voie de développement et qu'il en résulte, au minimum, trois séries de conséquences. En premier lieu, les organisations syndicales seront souvent très faibles avec, comme formes d'organisation prédominantes, le syndicat d'entreprise ou le syndicat d'union générale; le syndicat de métier est peu fréquent en raison de l'absence de travailleurs qualifiés, tout comme le syndicat d'industrie, qui suppose des solidarités professionnelles encore assez rares. Le syndicalisme se caractérise dans plusieurs pays asiens (par exemple à Ceylan [Sri Lanka], en Indonésie, au Pakistan et aux Philippines) par une fragmentation en un grand nombre de syndicats à faibles effectifs dont la plupart sont organisés au niveau de l'usine ou de l'entreprise. La majorité de ces syndicats d'entreprise sont probablement membres de fédérations au niveau industriel, régional ou national, mais leurs liens avec ces fédérations sont en général fort lâches4. Il en est de même en Afrique 5 et en Amérique latine, où le type d'organisation dominant est le syndicat d'entreprise 6 . En second lieu, la faiblesse des organisations syndicales tient non seulement aux modes d'organisation, mais aussi aux caractéristiques des adhérents. En Afrique ou en Asie, les effectifs d'adhérents sont très fluctuants ', ce qui 1 En Inde, un dirigeant était président de dix-sept syndicats et secrétaire de deux autres, un autre avait des responsabilités dans vingt syndicats, un autre était président de trente syndicats: K. N. Subramanian: Labour-management relations in India (Bombay, Asia Publishing House, 1965), p. 513. 2 On a pu observer que si, avant l'indépendance, la direction des organisations syndicales pouvait représenter, dans de nombreux pays sous-développés, « un très large champ de dévouement avec de faibles perspectives d'en retirer des récompenses ou des rétributions sous forme de rémunération, appuis ou prestige», au contraire, après l'indépendance, «ont été grands ouverts les portails de l'opportunisme et du favoritisme » (Subramanian, op. cit., p. 514). 8 Cette rivalité, qui est pour partie la conséquence de la politisation des organisations syndicales, se rencontre particulièrement en Asie: en Inde, on compte quatre organisations, au Pakistan, sept, à Sri Lanka, sept, en Indonésie, douze. En Afrique, on comptait cinq organisations au Nigeria, mais ailleurs on observe une tendance, encouragée par les pouvoirs publics, à la constitution d'une centrale unique. 4 BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 6. 5 M. F. Neufeld: Poor countries and authoritarian rule, Cornell International and Labor Relations Report No. 6 (Ithaca, New York, 1965), pp. 142-143. • Vernengo : « La liberté d'association et les relations professionnelles dans les pays d'Amérique latine », op. cit. 'BIT: Report on the visit of a joint team of experts on labour-management relations to Pakistan and Ceylon, série Relations professionnelles, n° 10 (Genève, 1961), p. 14; Les problèmes du travail en Afrique, op. cit., chap. VII. 83 Liberté syndicale et développement économique résulte de l'absence de motivations industrielles évoquée plus haut, mais aussi d'un ensemble de facteurs culturels et sociaux dont trois essentiels : D'abord, une bonne partie de la main-d'œuvre n'est pas occupée à un emploi salarié permanent: la migration constitue un facteur essentiel de l'offre de travail et la demande a souvent un caractère saisonnier, surtout dans l'agriculture. En second lieu, l'idée que l'adhésion à un syndicat constitue un attribut essentiel de l'emploi dans le secteur moderne ne devient qu'après un laps de temps notable un principe social reconnu. De nombreux syndicats n'existent pas depuis assez longtemps pour qu'un lien étroit et constant se soit établi entre eux et les travailleurs. Une nouvelle génération, accoutumée à considérer le syndicalisme comme une nécessité vitale de la vie sociale, pourra offrir un terrain plus favorable à sa consolidation. Enfin, les rivalités entre syndicats, la corruption, l'opportunisme des cadres et les échecs enregistrés dans la poursuite des objectifs promis ont également contribué, dans certains cas, à l'instabilité des adhésions *. Il est vrai qu'il ne faudrait peut-être pas juger de l'appartenance syndicale à travers nos critères occidentaux, la distinction entre adhérents (qui paient leurs cotisations syndicales) et sympathisants (influencés par telle ou telle organisation syndicale) étant très floue dans les pays en voie de développement, où la loyauté envers l'organisation syndicale se borne souvent à voter pour les délégués d'atelier et à soutenir les mouvements de grève; c'est ce qu'observent, par exemple, B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe: « Beaucoup d'Africains se considèrent eux-mêmes comme membres d'un syndicat, même s'ils n'ont acquitté aucune cotisation depuis longtemps 1. » Quoi qu'il en soit, une conséquence de cet état de fait est la faiblesse des ressources financières des organisations syndicales, phénomène qui a été signalé en de nombreux pays d'Asie (Pakistan 2, Inde 3) ou d'Afrique (Tanzanie, Nigeria 4 ). Cette faiblesse des ressources financières engendre une sorte de cercle vicieux : La plupart des syndicats sont si pauvres qu'ils ne peuvent entretenir de permanents et une équipe de direction, ce qui, par voie de conséquence, rend d'autant plus difficile la collecte des cotisations. Les efforts pour constituer une équipe de dirigeants qualifiés ou pour mettre au point des programmes de formation d'organisations efficientes s'en trouvent par là même gênés5. Elle est aussi une incitation puissante à trouver d'autres sources de financement, même si celles-ci risquent de porter atteinte à l'indépendance syndicale: La règle générale est la dépendance financière à l'égard de sources extérieures: gouvernement, partis politiques, philanthropes, hommes d'affaires, politiciens et mouvements ouvriers étrangers ou internationaux6. 1 B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe: Les négociations collectives dans les pays d'Afrique, Cahiers de l'Institut international d'études sociales, n° 3 (Paris, Librairie sociale et économique, 1967), p. 261. 2 Sufrin, op. cit., p. 59. 8 Kennedy, op. cit., p. 95. 4 T. Yesufu: An introduction to industrial relations in Nigeria (Londres, Oxford University Press, 1962), p. 66. 6 Millen, op. cit., p. 23. 6 Ibid., p. 24. 84 Les implications politiques En troisième lieu, la politisation des organisations syndicales est souvent considérée comme un phénomène général dans les pays en voie de développement. Ce terme est susceptible de plusieurs significationsx : orientation des dirigeants syndicaux vers les discussions et l'action politiques, motivations idéologiques de ces dirigeants, recours à l'action de masse pour soutenir des revendications non économiques, amélioration du niveau de vie des adhérents subordonnée à la conquête du pouvoir politique, emploi de la propagande plutôt que de la négociation collective par des dirigeants extérieurs au milieu qu'ils représentent. Ce syndicalisme politique, qui caractérise les organisations asiennes ou africaines, est un produit du milieu dans lequel il opère 2. En effet, durant la période de conquête de l'indépendance nationale, le syndicalisme est apparu comme faisant partie du mouvement nationaliste et entretenant de ce fait des rapports étroits avec les partis politiques concernés. Après l'indépendance, toute une série de facteurs.contribuent à maintenir cette situation: la nécessité de mettre en place de nouvelles structures politiques (le syndicalisme offrant alors un contrepoids aux forces religieuses, de castes, tribales ou linguistiques), la réorientation des objectifs vers des réformes sociales, la création d'idéologies et de thèmes mobilisateurs des masses 3. Cette politisation du mouvement syndical accentue les éléments de faiblesse signalés ci-dessus en y ajoutant des rivalités intersyndicales liées à des engagements politiques. 2. Conséquences pour la liberté syndicale Par la prise en charge de la protestation ouvrière, les syndicats sont donc capables de porter atteinte à l'offre globale. Il est vrai que, dans les pays en voie de développement, ainsi que nous venons de le voir, de très nombreux obstacles s'y opposent. Il n'en reste pas moins que, soucieux du développement économique de la nation dont ils ont la charge, certains gouvernements seront tentés de limiter l'exercice de la liberté syndicale. Ils peuvent pour cela utiliser différents moyens. 1 Millen, op. cit., p. 9. Ibid., p. 53. Selon W. Galenson, « si forte est la présomption qu'un syndicalisme fortement politisé, avec une idéologie révolutionnaire, est la règle prévalant dans les pays en voie de développement que, là où ces caractéristiques font défaut, on peut en tirer la conclusion que le syndicalisme est, en fait, subordonné à l'employeur ou à l'Etat et que nous sommes alors en présence d'un syndicalisme maison ou d'un front de travail » (Labor and économie development, op. cit., p. 8). 3 En ce qui concerne les syndicats, il semble qu'antérieurement à leurs fonctions politiques dans un Etat indépendant, leur rôle soit important en tant que créateurs de mythes. Les syndicats interviennent en créant un mythe populaire concernant la liberté des membres de la société « idéale » qui doit suivre l'indépendance. Une fois l'indépendance assurée, toutefois, les fonctions des syndicats deviennent idéologiques en ce sens que leurs activités immédiates ne sont pas orientées vers les mythes et les valeurs ultimes, mais plutôt vers des opérations immédiates au jour le jour (Sufrin, op. cit., p. 46). 2 85 Liberté syndicale et développement économique a) Atteintes au droit de grève La limitation du droit de grève est le moyen le plus radical qui s'offre aux gouvernements soucieux de porter à son maximum le volume du produit national. La réglementation, en ce domaine, peut être plus ou moins contraignante, allant de l'interdiction totale à l'interdiction dans certains secteurs seulement ou, sans que la grève soit interdite, à la mise en place de procédures de caractère dilatoire. L'interdiction totale du droit de grève peut être absolue ou simplement limitée à une période déterminée. Jusqu'à une date récente, la législation espagnole relevait du premier cas 1. Une interdiction générale qui risque de constituer une limitation importante aux possibilités d'action des organisations syndicales est considérée comme incompatible avec les principes généralement admis en matière de liberté syndicale2. Ressortit au second cas l'interdiction de tout mouvement de grève — interdiction qui a pu être décidée par nombre de gouvernements — en cas de circonstances exceptionnelles: guerre, changement de gouvernement à la suite d'un coup d'Etat, état d'urgence, situation de crise nationale, etc. Cette interdiction générale, qui s'accompagne souvent de mesures de réquisition 3, constitue une grave atteinte et une restriction importante à l'un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir et défendre leurs intérêts professionnels ; aussi doit-elle être essentiellement temporaire pour demeurer en accord avec les normes internationales. Il est d'ailleurs à noter que ces mesures s'inscrivent souvent dans un contexte global qui place les organisations syndicales dans une position très délicate. Cette lutte entre centres de décision aux intérêts antinomiques trouve un écho au niveau international dans les nombreuses plaintes examinées par le Comité de la liberté syndicale et provenant d'organisations professionnelles dont les conditions de fonctionnement, l'existence même, se trouvent remises en question du jour au lendemain à la suite de coups d'Etat politiques. L'histoire de l'Amérique latine en offre de nombreux exemples: pour n'en prendre qu'un, au lendemain de la prise du pouvoir par la junte militaire, le 24 novembre 1948, le gouvernement vénézuélien suspend les garanties constitutionnelles, ferme les locaux syndicaux, met l'embargo sur les fonds syndicaux, emprisonne ou expulse les principaux chefs syndicaux et enfin dissout par voie adminis- 1 BIT: Travail et syndicats en Espagne (Genève, 1969), p. 222. Dix-septième rapport du Comité de la liberté syndicale, cas n° 73, paragr. 72; 25e rapport, cas n° 136, paragr. 177. 3 Trentième rapport, cas n° 172; 36e rapport, cas n° 192; 41 e rapport, cas n° 199; 46e rapport, cas n° 208; 56e rapport, cas n° 233; 71 e rapport, cas n° 273; 75e rapport, cas n° 353; 86e rapport, cas n° 438; 93 e rapport, cas n os 470 et 481 ; 110e rapport, cas n° 561. 2 86 Les implications politiques trative la confédération ouvrière et la plupart des fédérations et unions syndicales qui y étaient affiliées 1. Plus fréquents que les cas d'interdiction générale sont ceux où l'interdiction de la grève ne concerne que certains secteurs. Deux cas de portée différente peuvent être envisagés. Le premier est celui de la fonction publique 2 . La situation en ce domaine est extrêmement variable d'un pays à l'autre, de trois points de vue au moins. Tout d'abord, en ce qui concerne la doctrine dominante, les arguments opposés au droit de grève s'appuient sur des éléments de nature différente: juridiques (incompatibilité de la grève avec l'exercice du pouvoir souverain de l'Etat, statut de la fonction publique exigeant une allégeance au gouvernement), économiques (absence de but lucratif des activités étatiques à caractère de monopole, caractère essentiel des services publics), voire sociologiques (préjudice porté au public), tandis que l'argumentation favorable, tout en contestant chacun de ces éléments, insiste surtout sur l'exigence d'équité (égalité juridique de traitement des travailleurs, égalité économique tant du point de vue des conditions d'existence que du point de vue de la nature des tâches ; certains services privés sont en effet tout aussi essentiels à l'activité économique nationale que certains services publics tandis qu'inversement certains services publics sont beaucoup moins essentiels que certains services privés). Ce deuxième courant doctrinal gagne, semble-t-il, de plus en plus de terrain. Ensuite, en ce qui concerne l'attitude des organisations professionnelles à l'égard de la grève dans la fonction publique, un changement profond semble s'être produit au cours des dernières années. Tandis que jusqu'à une époque récente la plupart des syndicats répugnaient à demander le droit de grève, voire incluaient dans leurs statuts un engagement de non-recours à la grève, les enquêtes récentes 3 montrent l'apparition de tendances nouvelles qui se sont, par exemple, manifestées sur le plan international lors de la Conférence des syndicats de fonctionnaires asiens, qui s'est tenue à Tokyo, en octobre 1969, par l'adoption d'une résolution invitant les gouvernements à octroyer tous les droits syndicaux à l'ensemble des fonctionnaires, y compris le droit de grève. La pratique semble d'ailleurs devancer sur ce point l'évolution des idées, car le nombre des grèves de fonctionnaires au cours des dix dernières années est 1 Premier rapport du Comité de la liberté syndicale, paragr. 119-129; 6e rapport, paragr. 945-953; BIT: Liberté syndicale et conditions de travail au Venezuela, Etudes et documents, nouvelle série, n° 21 (Genève, 1950). 2 BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans la fonction publique, op. cit. 3 A. M. Ross: « Public employée unions and the right to strike », Monthly Labor Review, mars 1969; R. Blanpain: Public employée unionism in Belgium (University of Michigan, Institute of Labor and Industrial Relations, 1971). 87 Liberté syndicale et développement économique en nette progression dans tous les pays industrialisés (Canada, Etats-Unis1, France) ou sous-développés (Dahomey, Sri Lanka). Enfin, en ce qui concerne le cadre juridique dans lequel se situe la grève des fonctionnaires, quatre possibilités principales se rencontrent à cet égard : — reconnaissance expresse du droit de grève aux fonctionnaires (Côte-d'Ivoire, Dahomey, Guinée, Haute-Volta, Madagascar, Mexique, Niger, Sénégal, Togo); — absence de distinction, quant à la grève, entre le secteur public et les autres secteurs de l'économie (République-Unie du Cameroun, Ghana, Malaisie, Maurice, Mauritanie, Nigeria, Sierra Leone, Singapour, Sri Lanka) ; — silence de la législation, soit impliquant la reconnaissance tacite de la possibilité de recours à la grève (Congo, Israël, Tchad), soit, au contraire, équivalant à une interdiction tacite (Algérie, Gabon, Iran, Pakistan); — interdiction de la grève dans la fonction publique (Bolivie, Brésil, Colombie, Costa Rica, Grèce, Guatemala, Honduras, Koweït, Liban, Pérou, Philippines, République arabe syrienne, Thaïlande, Venezuela). Là encore, l'évolution traduit un renversement des attitudes concordant avec celui qu'on peut observer au niveau des doctrines ou des pratiques syndicales. L'exemple du Japon peut le montrer : dans ce pays, les syndicats de fonctionnaires ont intensifié leurs efforts pour obtenir le droit de grève surtout depuis la ratification en 1965, par la Diète japonaise, de la convention n° 87; cette question, ainsi que d'autres concernant les relations de travail dans le secteur public, est actuellement soumise à la Diète 2. Il semblerait donc, au vu de cette triple évolution, que si les dispositions de l'article 9 de la convention n° 87 (qui prévoient que la mesure dans laquelle les garanties prévues par cette convention s'appliqueront aux forces armées ou 1 Dans ce pays, entre 1958 et 1968, le nombre des grèves des agents de la fonction publique est passé de 15 à 254 par an; le nombre des participants de 1 700 à 202 000; le nombre des journées perdues de 7 500 à 2 500 000 (« Work stoppages of government employées », Monthly Labor Review, déc. 1969, p. 29). 2 Une distinction entre services essentiels et non essentiels a été établie par la Cour suprême en 1966, le nouveau critère étant que les faits de grève ne risquant pas de faire courir au public un danger grave ne devraient pas faire l'objet de poursuites pénales. Mais ce critère, adopté par plusieurs tribunaux locaux, a été remis en question par une nouvelle décision de la Cour suprême du 25 avril 1973, revenant à l'ancien principe selon lequel le fonctionnaire, serviteur de la société tout entière et bénéficiant de rémunérations raisonnables et satisfaisantes, ne devrait pas avoir le droit de faire grève, ni d'inciter à des faits de grève (K. Koshiro: Fixation des traitements dans la fonction publique gouvernementale au Japon: Evolution et perspectives, Association internationale des telations professionnelles, troisième Congrès mondial, Londres, 1973, doc. 3C-73/Sect. V/R/l). 88 Les implications politiques à la police sera déterminée par la législation nationale) conservent toute leur valeur, la distinction établie entre droit syndical et droit de grève x a, en revanche, perdu aujourd'hui une partie de sa pertinence en ce qui concerne la fonction publique proprement dite. Reste le second cas, celui des travailleurs des services considérés comme essentiels, travailleurs qui, selon les pays 2, sont regardés ou non comme des fonctionnaires. Le danger est celui d'une extension abusive de la notion de « service essentiel ». Il semble certes difficile d'en définir les limites a priori, mais, inversement, il est également difficile de laisser le soin de le faire discrétionnairement, coup par coup, à chaque gouvernement. Faute de pouvoir vraisemblablement en délimiter le champ, les positions adoptées jusqu'ici par le Comité de la liberté syndicale semblent, sinon les meilleures, du moins les plus prudentes qui soient. En ce qui concerne spécialement la mobilisation de travailleurs en cas de grève, tout en reconnaissant que l'arrêt du fonctionnement de services ou entreprises tels que les sociétés de transport, de chemins de fer, de télécommunications ou d'électricité pourrait être de nature à perturber la vie normale de la communauté, le comité considère, en effet, qu'il est difficile d'admettre que l'arrêt de tels services ou entreprises soit par définition propre à engendrer un état de crise aiguë et qu'en conséquence, lesdites mesures prises lors de conflits dans de tels services peuvent être de nature à restreindre le droit de grève des travailleurs en tant que moyen de défense de leurs intérêts professionnels et économiques 3. D'autre part, cependant, le gouvernement peut être appelé à assumer la responsabilité d'en garantir le fonctionnement et de faire appel pour cela soit aux forces armées pour remplir les fonctions qui ont été abandonnées à l'occasion du conflit du travail 4, 1 Au cours des travaux préparatoires à la convention et après que quelques gouvernements eurent exprimé certaines réserves au sujet de la reconnaissance des droits syndicaux aux fonctionnaires, les remarques suivantes avaient été faites: « Il a semblé qu'il serait inéquitable d'établir, du point de vue de la liberté syndicale, une distinction entre salariés de l'industrie privée et agents des services publics, puisque les uns et les autres doivent être en mesure d'assurer par l'organisation la défense de leurs intérêts, même si ces intérêts ne sont pas toujours de même nature. Toutefois, la reconnaissance du droit syndical des agents publics ne préjuge en rien la question du droit de grève des fonctionnaires, question qui est eentièrement hors de cause ici. » (BIT: Liberté d'association et relations industrielles, CIT, 30 session, 1947, rapport VII, p. 112.) 2 Dans les pays de tradition germanique, on distingue les fonctionnaires (Beamte) régis par statut et les travailleurs manuels couverts par les conventions collectives. Il est vrai que la distinction, autrefois tranchée, s'estompe aujourd'hui graduellement (T. Ramm: Les relations professionnelles dans le secteur public en République fédérale d'Allemagne, Association internationale des relations professionnelles, troisième Congrès mondial, Londres, 1973, doc. 3C-73/Sect. V/R/6). 3 Voir 93 e rapport du comité, cas n08 470 et 481, paragr. 274 et 275. 4 Treizième rapport, cas n° 82, paragr. 112; 30e rapport, cas n° 177, paragr. 83; 71 e rapport, cas n° 273, paragr. 73. 89 Liberté syndicale et développement économique soit aux travailleurs réquisitionnés, à condition qu'il s'agisse d'une mesure de caractère essentiellement temporaire et une fois épuisés tous les moyens de solution du conflit prévus par la loi 1 . D'une manière plus générale, le Comité de la liberté syndicale a souligné l'importance qu'il attache à ce que, lorsque les grèves sont interdites dans les services essentiels (notion qui à cet effet ne devrait pas avoir une extension abusive) ou dans la fonction publique, des garanties appropriées soient accordées pour sauvegarder les intérêts des travailleurs ainsi privés d'un moyen essentiel de défense professionnelle. Il a aussi indiqué que les restrictions devraient s'accompagner de procédures de conciliation et d'arbitrage appropriées, impartiales et rapides, aux diverses étapes desquelles les intéressés devraient pouvoir participer, et que les décisions arbitrales devraient être dans tous les cas obligatoires pour les deux parties. De tels jugements, une fois rendus, devraient être exécutés, ainsi que l'a relevé le comité, rapidement et de façon complète 2. La mise en place de procédures dilatoires peut contribuer à freiner le déclenchement des grèves. Plusieurs législations comprennent des dispositions relatives au préavis de grève 3 ou bien décident que la grève peut être interdite pendant un laps de temps déterminé, notamment lorsque la procédure de règlement du différend est en cours; d'autres formulent des exigences concernant le vote d'une grève ou son approbation préalable par les syndicats intéressés * ou bien contiennent des dispositions sur la conduite de la grève 5. De même, pour éviter les grèves, de nombreux pays en voie de développement 1 Deuxième rapport, cas n° 33, paragr. 113. Cent dixième rapport, cas n° 519, paragr. 79, et cas n° 561, paragr. 224; 112e rapport, cas n° 385, paragr. 75; 118e rapport, cas nos 589 et 594, paragr. 60, et cas n° 573, paragr. 194; 120e rapport, cas n° 604, paragr. 150. 3 En Malaisie, par exemple, la réglementation précise que nul ne pourra faire grève en violation des dispositions d'un contrat: a) sans adresser à son employeur un préavis de grève au moins six semaines avant la grève; ou b) moins de quatorze jours après la communication de ce préavis; ou c) avant la date fixée pour la grève dans le préavis (BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans la fonction publique, op. cit., p. 93). 4 Au Mexique, pour être légale, une grève doit être décidée à la majorité des deux tiers des fonctionnaires employés par le service intéressé et les syndicats doivent présenter au tribunal l'exposé de leurs revendications ainsi que le procès-verbal de la réunion au cours de laquelle la grève a été décidée (ibid., p. 94). 6 En Malaisie et à Madagascar, toute attitude entraînant des violences, une intimidation ou des brutalités visant à contraindre d'autres personnes à exécuter un acte quelconque peut conférer un caractère illégal à une grève et donner lieu à des poursuites pénales (ibid., p. 94). 2 90 Les implications politiques d'Asie 1 ou d'Afrique 2 ont adopté l'arbitrage obligatoire. Sans doute l'arbitrage n'est-il pas, en principe, inconciliable avec le principe de la liberté de négociation collective 3. Reste à savoir si cette procédure, comme les précédentes, est aussi efficace que certains peuvent l'espérer eu égard à l'objectif recherché, c'està-dire faire en sorte que l'action syndicale ne réduise pas l'offre globale. b) Efficacité des mesures de réglementation L'intervention contraignante des autorités publiques n'a peut-être pas une efficacité considérable, ainsi que plusieurs arguments permettent de le montrer. Si l'on considère tout d'abord la mesure la plus radicale qui soit, à savoir l'interdiction pure et simple de toute grève, on observe aisément que la législation espagnole dont nous avons fait état n'a pas empêché, dans ce pays, les grèves de se produire. Avant 1967, le nombre des travailleurs mêlés à un conflit n'était pas publié. Mais cette année-là, 192 135 travailleurs avaient participé à des arrêts totaux de travail, 148 379 à des arrêts partiels. Ce qui est plus intéressant encore à observer est que, la grève n'étant qu'une des multiples manifestations du mécontentement ouvrier, on observe au fil du temps une 1 La législation de plusieurs pays dispose que les autorités peuvent de leur propre chef soumettre n'importe quel différend à un tribunal d'arbitrage si les parties ne parviennent pas à un accord pendant la négociation et la conciliation. C'est le cas, notamment, en Inde, en Malaisie, à Singapour et à Sri Lanka. Au Pakistan, les pouvoirs publics peuvent soumettre un différend à l'arbitrage obligatoire si la grève dure plus de trente jours. La législation de certains pays prévoit également un arbitrage obligatoire et une interdiction de recourir à la grève dans certaines circonstances spéciales. C'est le cas en Indonésie lorsqu'un conflit peut menacer gravement les intérêts de la nation ou ceux de l'Etat; aux Philippines, si le différend entrave le fonctionnement d'une branche d'activité que le Président de la République considère comme indispensable au pays (BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique, op. cit., pp. 35-36). 2 Le Ghana et le Tanganyika, en 1958, ont généralisé le système précédemment applicable aux seuls services essentiels: grèves et lock-out n'y sont plus permis que si, après notification du différend à l'autorité compétente, un certain délai s'est écoulé sans que celle-ci ait pris les initiatives requises en vue d'un arbitrage. En Ethiopie et au Soudan, où sont par ailleurs illégales les grèves qui n'ont aucun lien avec des conflits relatifs aux conditions d'emploi, tous les différends peuvent être portés devant un tribunal ou un conseil d'arbitrage sans le consentement des parties par le ministre compétent. Si le caractère facultatif de l'arbitrage a été maintenu en Guinée, au Niger, en République centrafricaine et à Madagascar, à l'inverse la Côte-d'Ivoire, le Gabon, la Haute-Volta, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal se sont ralliés à des formules permettant de faire trancher les différends par des arbitres lorsque les pouvoirs publics estiment que grèves ou lock-out seraient préjudiciables à l'ordre public ou contraires à l'intérêt général (Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., pp. 294, 295 et 304). 3 Lors d'une conférence sur les relations professionnelles dans les pays d'Asie qui s'est tenue à Tokyo en 1967, le chef du département des relations professionnelles du BIT, J. de Givry, signalait qu'on avait eu trop tendance dans le passé à distinguer systématiquement la négociation collective basée sur la libre discussion entre parties, avec recours possible à l'arme de la grève, et le système de l'arbitrage obligatoire, en vertu duquel un arbitre ou une 91 Liberté syndicale et développement économique Tableau 13. Espagne: Evolution des formes de manifestation du mécontentement ouvrier, 1963-1968 Année Genre d'action Nombre total Pourcentage 1963 Tensions Arrêts totaux du travail Baisses de rendement Réclamations auprès du syndicat 354 241 141 111 32,0 21,9 12,8 10,0 1964 Arrêts totaux du travail Baisses de rendement Dialogues Tensions 126 73 61 57 23,8 13,8 11,5 10,8 1965 Arrêts partiels du travail Arrêts totaux du travail Baisses de rendement Tensions 82 68 46 20 34,1 28,3 19,0 8,3 1966 Arrêts totaux du travail Baisses de rendement Arrêts partiels du travail Tensions 69 39 39 18 36,1 20,4 20,4 9,4 1967 Arrêts partiels du travail Arrêts totaux du travail Tensions Baisses de rendement 273 240 19 16 48,2 42,4 3,3 2,8 1968 Arrêts du travail Baisses de rendement 222 14 — — Source: BIT: Travail et syndicats en Espagne, op. cit., p. 226. forte augmentation des formes de mécontentement révélant un caractère extrême (arrêts totaux ou partiels), ainsi que le montre le tableau 13. Si l'on considère ensuite les mesures plus atténuées auxquelles correspond l'interdiction de la grève à certaines catégories de travailleurs, on observe que cour d'arbitrage rend les décisions, et à considérer ces deux méthodes comme incompatibles. Il semble que, dans plusieurs pays en voie de développement, il y a eu une volonté de promouvoir la négociation collective, tandis que, parallèlement, sont mises en place, au moins en dernier ressort, des procédures d'arbitrage juridiques et impartiales destinées à éviter des conflits qui peuvent freiner le développement économique. De même, B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe estiment qu'« on peut dire qu'en dépit de la tendance très générale à accroître le rôle de l'Etat et à limiter le droit de grève, il reste encore dans les pays d'Afrique une assez large place pour la libre discussion et la négociation autonome des accords » (op. cit., p. 229). 92 Les implications politiques les réglementations extensives sont sans doute les plus mal respectées. C'est ainsi non seulement qu'une conception trop large de la catégorie des « fonctionnaires publics » paraît contradictoire avec les dispositions de la convention n° 98 \ que la liste des services dits « essentiels » perd toute crédibilité à vouloir être trop longue 2 et risque de placer le pays dans une position difficile sur le plan international 3, mais qu'en définitive les arrêts de travail de fonctionnaires sont fréquents dans les pays qui interdisent la grève et relativement rares dans ceux qui accordent officiellement le droit de grève 4. Il conviendrait donc de limiter strictement le recours à ces formules et d'en 1 En 1973, la Commission d'experts du BIT pour l'application des conventions et recommandations indiquait: «En ce qui concerne les fonctionnaires, auxquels s'applique sans distinction la convention n° 87, l'art. 6 de la convention n° 98 établit que la convention ne traite pas de la situation des fonctionnaires publics et ne pourra, en aucune manière, être interprétée comme portant préjudice à leurs droits ou à leur statut. La commission d'experts a estimé que, si l'on peut admettre que le concept de fonctionnaire public peut varier dans une certaine mesure selon les différents systèmes juridiques, l'exclusion du champ d'application de la convention des personnes employées par l'Etat ou dans le secteur public, mais n'agissant pas en tant qu'organes de la fonction publique — même lorsqu'on leur a conféré un statut identique à celui des fonctionnaires publics dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat—,est contraire au sens de la convention; la commission jugeait aussi que ce sens apparaît de façon plus claire encore dans le texte anglais de l'art. 6 de la convention, lequel autorise seulement l'exclusion des fonctionnaires « engaged in the administration of the State » (c'est-à-dire commis à l'administration de l'Etat). La commission ne pouvait, en effet, envisager que des catégories importantes de travailleurs qui sont employés par l'Etat puissent être exclues du bénéfice de la convention du seul fait qu'elles sont formellement assimilées aux fonctionnaires publics dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat. S'il en était ainsi, la convention pourrait être privée d'une partie importante de sa portée. Il conviendrait donc essentiellement, semblait-il à la commission, d'établir une distinction entre les fonctionnaires publics employés à des titres divers dans les ministères ou autres organismes gouvernementaux comparables — autrement dit les fonctionnaires publics dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat et les fonctionnaires d'un grade inférieur agissant en tant qu'auxiliaires des précédents —, d'une part, et les autres personnes employées par le gouvernement, par les entreprises publiques ou par des institutions publiques autonomes, d'autre part. » (BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 61.) 2 En Indonésie, par exemple, l'interdiction de recourir à la grève s'applique aux plantations, à l'industrie pétrolière, aux compagnies d'aviation. De même, lorsqu'il a eu à examiner une plainte relative à l'Inde, le Comité de la liberté syndicale a constaté que la législation établissait une liste des services gouvernementaux où figuraient des activités telles que les travaux dans les ports, les travaux de réparation des aéronefs, ainsi que tous les services des transports os et que le gouvernement avait, par ailleurs, la faculté d'élargir cette liste (118e rapport, cas n 589 et 594, paragr. 91). Au Pakistan, les syndicats protestaient contre le fait que, bien que les autorités eussent ratifié les conventions n os 87 et 98, l'ordonnance de 1959 sur les conflits industriels définissait de manière si extensive les services publics essentiels qu'elle en venait à priver finalement les syndicats du droit de grève (M. A. Raza: « Emerging trends in public labor policies and unions-Government relations in Asia and Africa », California Management Review (Berkeley), n° 9 (3), printemps 1967, p. 32). 3 Les protestations du Congrès des syndicats britanniques et de la CISL contre la politique du Tanganyika et du Kenya visant à l'élargissement de la notion de service essentiel ont abouti à un renversement de cette tendance (Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., p. 290, note 11). •BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'empioi dans la fonction publique, op. cit., p. 86. 93 Liberté syndicale et développement économique borner l'application à certaines catégories bien délimitées \ voire à certains postes bien précis 2. En ce qui concerne les mesures dilatoires, on peut supposer qu'elles ont moins pour but d'empêcher la grève que d'en discipliner les manifestations, mais si l'on considère leur efficacité économique, l'appréciation qu'on peut porter sur elles doit être nuancée. D'une part, il est certain que toutes ne sont pas aussi défavorables aux travailleurs qu'elles pourraient le paraître à première vue. En Afrique, par exemple : Tous les syndicats n'ont pas manifesté à l'égard des restrictions apportées au droit de grève l'hostilité à laquelle on aurait pu s'attendre, et cela, en partie, du fait que les sentences n'ont pas toutes été favorables aux employeurs et que les arbitres ont parfois fixé les salaires à des niveaux que les travailleurs auraient pu difficilement obtenir, étant donné le rapport des forces en présence, par le biais de négociations libres et même par le recours à la grève; qui plus est, maint syndicaliste s'est vu sans déplaisir déchargé de la responsabilité de déclencher un mouvement de grève risquant de se terminer en désastre3. De même, en Inde, là où les syndicats sont faibles, ils se persuadent aisément qu'ils ont plus de chances d'obtenir quelque résultat devant un tribunal plutôt que par l'intermédiaire de la négociation collective 4. D'une manière générale, là où les syndicats ont peu de pouvoir, ils se montrent favorables à l'arbitrage, et le pouvoir politique prend ainsi le relais du pouvoir économique insuffisant5. Il est même possible que, dans certains cas, au Pakistan par exemple, l'arbitrage obligatoire représente une seconde ligne de défense quand l'arme de la grève se révèle insuffisante6. Mais, d'autre part, l'arbitrage obligatoire peut exercer une action négative sur la promotion d'un système de relations industrielles, du fait qu'il accentue les tensions et les animosités et renforce, par des délais légaux et les charges financières qu'il implique, le climat d'antagonisme social 7 . Non seulement la solution de remplacement que représente l'arbitrage 1 A Maurice, au Mexique, au Nigeria, au Tchad, la loi interdit la grève aux forces armées et à la police; à Madagascar, en Malaisie, en Ouganda, les pompiers n'ont pas le droit de grève; au Mexique, le droit de giève est interdit à certaines catégories de membres de l'administration pénitentiaire et des services de sécurité ainsi qu'aux magistrats et au personnel chargé des communications au ministère de l'Intérieur (BIT: Liberté syndicale et procédures de participation du personnel à la détermination des conditions d'emploi dans la fonction publique, op. cit., pp. 92-93). 2 Au Mexique, la loi du 28 décembre 1963 refuse le droit de grève à un certain nombre de fonctionnaires responsables (« travailleurs de confiance »), tandis qu'à Madagascar, ce droit est refusé à tous les fonctionnaires investis d'une autorité ou de pouvoirs discrétionnaires (ibid., p. 90). 3 Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., p. 296. 4 Kennedy, op. cit., pp. 110-111. 6 Millen, op. cit., pp. 75-76. 6 M. A. Raza : « Aspects of public labour policy in Pakistan », British Journal oflndustrial Relations, juillet 1967, pp. 206-207. ' S. D. Punekar: «Aspects of State intervention in industrial relations in India: An évaluation », dans l'ouvrage publié sous la direction de Ross, op. cit., p. 37. 94 Les implications politiques par rapport à la négociation fait obstacle au développement des relations professionnelles 1 , mais encore elle risque d'entraîner l'apparition de dérivatifs au mécontentement ouvrier, dérivatifs en définitive plus coûteux que la grève 2 , et de cristalliser les oppositions à l'égard du gouvernement 3 . En définitive, s'il est aisé de comprendre les motifs qui animent les gouvernements lorsque, dans un souci de développement économique, ils tentent de limiter l'impact que peut avoir l'action syndicale sur l'offre globale 4, force est pourtant de s'interroger sur la pertinence des différentes approches du problème du travail et du syndicalisme dans les pays en voie de développement et, plus particulièrement, de celle qui sous-tend implicitement les analyses et la mise en place des procédures régulatrices que nous venons d'évoquer. Trois hypothèses différentes ont, en effet, été suggérées: selon la première (celle de Kerr, Dunlop, Harbison et Myers), le travail ne peut être considéré que comme un des éléments d'un système d'industrialisation plus vaste dans lequel la nature des élites dirigeantes joue un rôle essentiel ; la deuxième (Millen, Sufrin) envisage essentiellement le syndicalisme dans ses rapports avec les partis politiques, généralement sous forme de participation aux mouvements nationalistes avant l'indépendance, et sous forme de conflits avec les dirigeants nationalistes 1 Kennedy, op. cit., p. 110. L'expérience de l'entreprise Tata, en Inde, semble à cet égard significative: « On pense très généralement, étant donné l'état actuel des relations professionnelles, que la libre négociation collective serait nécessairement caractérisée par des grèves importantes et des conflits avant que ne parvienne à s'établir un système de relations évolué. Certains ayant affirmé qu'une économie sous-développée ne peut pas payer le prix d'un tel climat industriel, on en a rapidement déduit que l'arbitrage obligatoire était préférable. Il nous faut cependant considérer le revers de la médaille. L'histoire de Tata, en révélant chez les travailleurs la volonté et la capacité de faire grève, même à rencontre de l'opposition ferme de l'autorité formelle de la loi et du gouvernement, a démontré une fois de plus qu'il peut y avoir des conflits industriels plus importants dans un système d'arbitrage obligatoire, même si les journées perdues pour fait de grève ne sont pas une mesure complète des « pertes » découlant des grèves chez Tata. Nous devrions connaître quelles « pertes » pour l'économie résultent de la déception et du mécontentement des travailleurs. Nous devrions considérer la valeur de catharsis de la protestation.» (S. Kannappan: «The Tata steel strike: Some dilemmas of industrial relations in a developing economy », Journal ofPoliticalEconomy, oct. 1959, p. 505.) 3 L'intervention de l'Etat dans Je conflit du travail peut faire rejaillir sur lui toutes les hostilités qui caractérisent la vie industrielle. De plus, dans le contexte d'un mouvement ouvrier divisé, l'arbitrage obligatoire peut accentuer le sentiment que le gouvernement favorise un groupe au détriment d'un autre (ibid., pp. 505-506). 4 « Les gouvernements des pays en voie de développement, où d'importants conflits collectifs, tels que des grèves, peuvent constituer des dangers particulièrement graves pour l'économie, tendent à intervenir lorsque les tentatives de négociation et de conciliation échouent. Ils y sont également fortement poussés par la crainte de voir de tels conflits exploités à des fins politiques. Leur intervention s'explique, en outre, par la nécessité dans laquelle ils sont de protéger l'intérêt public et par l'extension du rôle économique de l'Etat en tant que principal employeur. On avance souvent une autre raison encore, à savoir que les conflits qui atteignent de vastes proportions peuvent compromettre l'œuvre de planification du développement. Les conflits collectifs, en raison de leurs incidences sur l'économie et du grand nombre de travailleurs en cause, sont de nature à attirer fortement l'attention du public. » (BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, op. cit.) 2 95 Liberté syndicale et développement économique après l'indépendance; la troisième (de Schweinitz, Mehta) considère les syndicats dans les grèves qu'ils suscitent, les demandes de salaires qu'ils présentent, leur contribution à la discipline industrielle. Une autre approche 1 possible juge que les syndicats régularisent le conflit 2 en lui donnant une forme explicite et en tenant compte des intérêts à long terme de leurs adhérents et que, ce faisant, ils contiennent les tensions inévitables de l'industrialisation; s'il n'en est pas ainsi, c'est faute, pour la partie adverse, de reconnaître la légitimité de leur position ou par manque de forums disponibles pour le dialogue. Si l'on retient cette dernière hypothèse pour l'objet qui nous concerne, il est possible, semble-t-il, d'en tirer d'importantes conclusions: Un arsenal juridique répressif plus étendu ne nous semble pas permettre une limitation de l'exercice du droit de grève: celui-ci est si fondamental qu'il ne peut s'agir de réprimer, de nier, mais bien plutôt de le réévaluer, de renforcer sa signification. Loin de sanctionner l'exercice du droit constitutionnel de grève, il faut repenser •ce droit, trouver sa véritable place dans les relations industrielles modernes, sachant •que celles-ci ont besoin que ce droit, plus que tout autre, s'exerce (il est un moyen d'expression — et ces moyens sont de plus en plus rares). Le mal ne vient pas du droit •de grève, il vient, et cela est peut-être plus grave, plus profond, d'un mal qui atteint l'ensemble des relations de travail et qui devrait amener chacun à rechercher, parfois loin du donné, du possible, le modèle des relations industrielles de demain: il n'est plus alors d'attitude descriptive possible3. B. LA DEMANDE On n'a pas manqué d'observer que dans les pays en cours de création, le gouvernement est le substitut politique du marché économique, du fait qu'il établit les mécanismes de détermination des salaires et des horaires et qu'il fonde ses décisions sur des critères différents de ceux qui guident le fonctionnement des marchés économiques du monde occidental... [aussi] la négociation collective joue-t-elle un rôle plus faible dans les nouvelles sociétés que dans les anciennes, mais la politique joue un rôle plus grand, même là où les pouvoirs des nouveaux gouvernements sont limités4. Cette intervention gouvernementale dans le domaine des salaires est certes due à la faiblesse des organisations syndicales et, en ce sens, elle est un succédané 1 R. H. Bâtes: « Approaches to the study of unions and development », Industrial Relations (Berkeley), oct. 1970, pp. 365-378. 2 R. Dahrendorf, qui propose ce concept de régulation du conflit, indique que trois conditions doivent être remplies pour que la régulation soit effective: il faut que les parties en cause reconnaissent la nécessité et la réalité de la situation conflictuelle et, par là, la légitimité de la cause adverse; il faut que les groupes d'intérêts soient effectivement organisés; il faut «nfin que les parties aux conflits sociaux se mettent d'accord sur un certain nombre de règles de jeu qui fournissent le cadre de leurs relations (R. Dahrendorf: Classes et conflits de classes dans la société industrielle, traduction française, Paris, Mouton, 1972, pp. 227-228). "J.-C. Jardinier: «La partie «obligatoire» de la convention collective», Droit social (Paris), avril 1971, p. 264. 4 Sufrin, op. cit., pp. 29-30. 96 Les implications politiques des mécanismes défaillants du marché du travail; mais elle est, bien plus encore semble-t-il, le résultat d'une volonté délibérée qui entend ne pas être prisonnière des mécanismes du marché mais, dans une perspective de croissance, entend au contraire se substituer à eux. Aussi convient-il de voir successivement les manifestations de ces politiques des salaires avant de tenter d'en apprécier l'efficacité, eu égard aux buts qu'elles s'assignent. 1. Les politiques des salaires dans les pays en voie de développement Dans un très grand nombre de pays du tiers monde, les salaires sont sujets à une régulation gouvernementale, ainsi que n'ont pas manqué de le relever de nombreux observateurs x. Si le phénomène présente une caractéristique aussi générale, il convient de comprendre quelles en sont les raisons, mais aussi par quels procédés cette politique des salaires est mise en œuvre. a) Les objectifs On a relevé que le système des salaires a trois fonctions essentielles 2 : — assurer une répartition optimale du revenu entre salaires, profits et ressources gouvernementales; — aider à accroître la productivité du travail; — encourager la réallocation du travail vers les secteurs de l'économie où la demande de travail augmente, secteurs qui sont généralement ceux à forte productivité. C'est dire que les salaires ont un rôle essentiel à jouer dans une politique de développement. Mais les salaires, parce qu'ils sont des revenus, ne peuvent pas être considérés indépendamment des autres catégories de rémunération des facteurs; formation des revenus et répartition des revenus se trouvent ainsi liées par les exigences de la justice sociale. Ce qu'écrivaient les experts convoqués par le Conseil d'administration du BIT pour examiner, en septembre-octobre 1967, la question de la fixation du salaire minimum et les problèmes connexes en ce qui concerne les pays en voie de développement garde donc toute sa pertinence: Dans ces pays, en raison de l'étendue de la pauvreté, le besoin le plus prioritaire est le développement économique. La masse de la population active ne peut espérer obtenir des emplois bien rémunérés avant que des niveaux plus élevés de dévelop1 Millen, op. cit., p. 76; Turner, op. cit., p. 47; N. N. Franklin: « Minimum wage fixing and économie development », dans l'ouvrage publié sous la direction de A. D. Smith: Wage policy issues in économie development (Londres, Macmillan, 1969). 2 A. C. Reynolds: « Objectives of wage policy in developing countries », dans l'ouvrage de Smith, op. cit. 97 Liberté syndicale et développement économique pement économique aient été atteints. D'un autre côté, une évolution vers une répartition plus égale accompagne normalement le développement économique et il y a de bonnes raisons de croire que, en l'absence de tels changements, le développement revêtirait peu de signification pour le travailleur et serait tôt ou tard entravé. De ce qui précède, il ressort que, dans les pays en voie de développement, la législation sur le salaire minimum doit être considérée comme un élément d'un ensemble de mesures faisant partie de la stratégie de la lutte contre la pauvreté, son objectif majeur. Ces mesures peuvent être ramenées à deux groupes destinés tous deux à atteindre cet objectif fondamental: les mesures pour accélérer le développement et les mesures pour modifier la distribution du revenu K Or, si le premier objectif est constamment présent dans les politiques de salaires mises en œuvre dans les pays en voie de développement, le second ne l'est, le plus souvent, que sous une forme très particulière. L'un des objectifs d'une politique des revenus dans les pays en voie de développement est donc de cerner le rôle des salaires dans le développement économique. Cette question a déjà été en partie examinée lorsque nous avons, plus haut, discuté les arguments de de Schweinitz. On peut la formuler en disant qu'en définitive: Les syndicats et leurs dirigeants ont à choisir ou à dégager un compromis entre les intérêts à court terme des travailleurs, c'est-à-dire une augmentation des salaires qui permettra l'accroissement de la consommation, et leurs intérêts à long terme, c'est-à-dire l'accumulation du capital qui permettra, par exemple, le développement des plans de formation professionnelle... Les syndicats ont à considérer que la politique des salaires a un effet sur la consommation, les prix, les investissements et aussi sur l'attitude des travailleurs envers la croissance économique et l'édification de la nation2. ou encore en disant que : D'une part, les syndicats ne sauraient longtemps rester sourds aux demandes des travailleurs désireux d'acquérir les biens de consommation qui leur font cruellement défaut et de vivre mieux, sans risquer de s'aliéner la confiance de leurs membres. De l'autre, la situation économique est si précaire dans la plupart des pays en voie de développement qu'elle exige, semble-t-il, que les syndicats mettent une sourdine aux revendications axées sur l'accroissement immédiat de la rémunération. Que leur faudra-t-il donc faire en pareille occurrence3? Dans ce souci d'établir, d'une façon ou d'une autre, « un équilibre qui satisfasse à la fois aux exigences des planificateurs de l'économie et aux revendications minimales des travailleurs de l'industrie » 4, plusieurs arguments sont •BIT: Salaires minima et développement économique, Etudes et documents, nouvelle série, n° 72 (Genève, 1969), p. 160. 2 BIT, Séminaire asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement, New Delhi, 30 sept.-ll oct. 1968, doc. WED/S.9/D2: Workingpaper, pp. 3-4. 3 BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., pp. 66-67. 1 Galenson: Labor and économie development, op. cit., p. 14. 98 Les implications politiques invoqués en faveur d'une limitation des salaires. On estime, par exemple, que des hauts salaires ont quatre effets négatifs sur le développement économique x : — ils réduisent les services gouvernementaux et l'accumulation du capital de caractère public par la pression qu'ils exercent sur le Trésor dans des pays où le gouvernement est souvent le principal employeur, distribuant comme en Afrique entre 25 et 60 pour cent des rémunérations salariales ; — ils réduisent l'emploi ou ralentissent sa croissance pour quatre raisons : le travail non qualifié devenant plus cher, les employeurs tentent d'en économiser l'usage ; la modification des prix relatifs favorise l'emploi des machines ; quelques entreprises, ne pouvant payer des salaires élevés, sont contraintes de cesser leur activité, et d'autres qui auraient pu se créer, notamment dans l'agriculture, ne le feront pas; — ils accroissent la pression exercée sur la balance des paiements en suscitant des importations accrues ou, en raison de la hausse des prix nationaux qui en résulte, en réduisant les exportations; — ils empêchent l'expansion de l'agriculture en opérant une redistribution du revenu en faveur des salariés et au détriment de la paysannerie, en raison à la fois de l'accroissement de la fiscalité qu'ils suscitent et de la modification des prix relatifs qu'ils entraînent. Les conclusions qui découlent de ce genre d'analyse sont évidentes: il convient de limiter la progression des salaires si l'on entend favoriser le développement économique des nations du tiers monde. On ajoute parfois à cette argumentation que, tandis que dans les pays développés les salaires réels ont augmenté approximativement en proportion des productivités nationales moyennes, dans les pays en voie de développement leur croissance s'est faite à un rythme plus rapide que celle du produit national réel par tête, ce qui implique, par exemple, que « la presque totalité des bénéfices du développement économique durant les années cinquante a peut-être bien été transférée en Afrique aux salariés » 2 et que, aggravant les écarts ville-campagne, ces augmentations de salaire précipitent l'exode rural 3. On considère en effet, mais parfois à tort, que les augmentations de salaire obtenues par les travailleurs syndiqués du secteur moderne (qui, dans les pays en voie de développement, est très souvent aussi le secteur urbain) induisent indirectement des distorsions économiques par les effets d'attraction (pull) qu'ils exercent sur le système économique, d'où des migrations rurales qui 1 Berg: « Major issues of wage policy in Africa », op. cit., pp. 200-205. Turner, op. cit., p. 14. 3 Kilby, op. cit., p. 500. a 99 Liberté syndicale et développement économique accentuent le déséquilibre existant entre villes et campagnes et un chômage urbain considérable. Si cette thèse a pour elle une apparence logique, puisqu'elle est par exemple à la base du célèbre modèle imaginé par A. Lewis 1 et repris p a r G. Ranis et J. C. H . F e i 2 , elle n'est peut-être pas très fondée en fait, les migrations en question résultant bien plus d ' u n effet de répulsion (push) des campagnes. En effet, dans les nations du tiers m o n d e : L'explosion urbaine s'explique dans une bien moindre mesure par l'attrait des possibilités d'emploi et des conditions de vie. La plupart des villes, en effet, ne possèdent pas une assise industrielle qui leur permette d'offrir assez d'emplois pour absorber la main-d'œuvre venue des zones rurales. Elles ne possèdent pas davantage les ressources nécessaires en matière de logement, de services, d'équipement, d'administration et de sécurité sociale. Si la population y afflue, quand bien même elle n'y trouve pas grand-chose, c'est qu'elle fuit les campagnes. Une économie rurale généralement primitive, une structure sociale archaïque, un système foncier profondément inéquitable, telles sont, avec la pression qu'exerce sur les terres, dans de nombreux pays, une population en rapide accroissement, les causes profondes du mal 3 . Si la première justification d'une politique des salaires se trouve ainsi résider, p o u r les pays en voie de développement, dans les exigences du développement économique, une seconde justification réside dans les exigences de la justice sociale. C'est, en effet, une vue souvent partagée p a r les dirigeants politiques des pays du tiers monde, notamment en Afrique, que « les gains des travailleurs urbains, et particulièrement ceux des groupes syndiqués, ne devraient pas élargir encore l'avantage important dont bénéficient déjà ceux-ci par rapport aux populations rurales » 4 . 1 Lewis: « Economie development with unlimited supplies of labour », op. cit. Fei et Ranis: Development of the labour surplus economy: Theory and policy, op. cit. 3 BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social, op. cit., p. 18. 4 Kassalow: « Trade unionism and the development process in the new nations: A comparative view », op. cit., p. 72. Il est vrai que ce même auteur ajoute: « Savoir si cette politique visant à maintenir stable ou à réduire l'écart de revenu entre les travailleurs urbains ou ceux du secteur moderne, d'une part, et les travailleurs ruraux du secteur traditionnel, d'autre part, est compatible avec une politique effective de développement est une question discutable, mais c'est là une attitude dominante et qui accroît les tensions sociales en Afrique. » De même le document de travail préparé par le BIT pour le séminaire d'Addis-Abeba, en décembre 1968, indiquait: « Il n'est pas rare d'entendre affirmer que les salariés africains des villes forment une « minorité privilégiée » au regard de la masse des salariés ruraux et des petits cultivateurs qui gagnent peu et manquent de tant de commodités, mais souvent on omet de prendre en considération la cherté de la vie dans les zones urbaines et les plus grandes facilités qu'ont les campagnards de se procurer les aliments de base nécessaires. Aussi les syndicats sont-ils vivement pressés de ne pas faire trop large usage de leur droit de demander des augmentations de salaire — fussent-elles jugées fondées — en échange de l'octroi d'autres droits, par exemple d'une garantie de participer, sur une base tripartite, à l'établissement de la politique économique et sociale. Pourtant, l'expérience montre qu'il ne suffit pas que les syndicats fassent preuve de retenue en matière de salaires, ni même qu'ils appuient les mesures prises par l'Etat pour atténuer les tensions et les crises provoquées par l'insatisfaction des militants mécontents du niveau de leur rémunération. Pour que les syndiqués comprennent et acceptent la modération de leur organisation dans ce domaine, il faudra peut-être non seulement un effort d'éducation de longue haleine, mais aussi une amélioration manifeste du niveau de vie 2 100 Les implications politiques En se servant parfois de quelques données statistiques \ mais en se basant plus souvent sur une argumentation seulement qualitative, on soutient que l'objectif primordial d'une politique des salaires dans les pays en voie de développement doit être d'assurer un partage plus équitable des fruits de la croissance. On ajoute parfois: plusieurs de ces problèmes sont difficiles à traiter, car les « nantis » savent s'exprimer, sont relativement puissants et souvent assez bien organisés pour présenter énergiquement leurs arguments. Trop souvent, ils obtiennent davantage encore, tandis que les « mal lotis » obtiennent moins. Le salarié qui travaille dans l'économie monétaire du Kenya a de la chance. Touchant un salaire, il est affilié à une caisse de prévoyance et dispose d'un centre sanitaire dans le voisinage; son syndicat peut se constituer et faire connaître ses opinions. En revanche, les « mal lotis » ne sont pas d'ordinaire bien organisés et doivent compter sur l'Etat ou sur les partis politiques pour défendre leurs intérêts. Par exemple, des salaires élevés dans les régions urbaines sont une chose excellente pour les travailleurs qui ont un emploi, mais le gouvernement ne doit pas oublier que le chômeur doit, pour ses achats, payer les mêmes prix que ceux qui ont la chance d'avoir un emploi. Même, parfois, les relèvements de salaire dans les entreprises marginales peuvent obliger les entreprises à licencier des travailleurs, ou les inciter à se mécaniser au détriment de ceux qui cherchent de l'embauche2. Que l'on invoque comme argument le développement économique ou la justice sociale, c'est un fait que de nombreux plans de pays en voie de développement contiennent des dispositions relatives à une politique des prix et des salaires. C'est le cas par exemple, en Asie, de l'Afghanistan, qui entend « surveiller constamment le niveau des salaires et des prix pour maintenir entre eux un équilibre satisfaisant », de l'Inde, pour qui « le problème essentiel posé par une politique des prix doit être d'éviter la spirale qu'engendre l'interaction des prix, des coûts et des revenus monétaires », de la République de Corée, pour qui « le maintien de la stabilité des prix contribuera à faire en sorte que les salaires réels reflètent la productivité croissante du travail », du Pakistan, pour qui, « au nom de la justice économique, le gouvernement doit intervenir par une politique des salaires industriels » en établissant des salaires minima et grâce à certains avantages matériels acquis par l'action syndicale: services sociaux et prestations marginales telles que congés payés, logement, fourniture de vivres ou de repas ou encore organisation de services sanitaires de divers types. » (Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., p. 67.) 1 Kilby, op. cit., p. 500, donne par exemple le tableau suivant pour le Nigeria: PNB par habitant Salaires réels urbains 1953 1965 Lagos Ibadan Enugu Kaduna 100 146 100 185 100 164 100 159 100 117 2 T. J. M'boya: « Des politiques des revenus pour les pays en voie de développement? », Bulletin de l'Institut international d'études sociales, n° 3, nov. 1967, p. 67. 101 Liberté syndicale et développement économique en mettant en œuvre une politique des revenus fondée sur la croissance de la productivité notamment 1 . Certes, poser la question des relations entre l'action syndicale et le développement économique en considérant la croissance des revenus salariaux comme freinant l'accumulation du capital aboutit à donner une importance exagérée à une relation causale dont nous avons vu, au surplus, qu'elle pouvait être fort discutable. En revanche, si l'action syndicale aboutit à une répartition plus égalitaire des revenus, loin d'être un mal, cela peut être un bien. En effet, ainsi qu'on n'a pas manqué de le souligner: Vouloir répartir plus équitablement ce qui fait l'agrément de l'existence est tout d'abord, et surtout, une question de justice sociale, mais l'aspect économique de la question est loin d'être négligeable. Dans la mesure où l'élévation du revenu des couches défavorisées de la population peut améliorer la capacité humaine de production — donc la productivité —, élargir les marchés nationaux et modifier dans un sens favorable la structure de la demande, elle apporte une précieuse contribution à la modernisation de l'économie. Les distorsions de la répartition du revenu font, en effet, obstacle au développement. C'est, sans doute, la croissance économique qui permet l'élévation des revenus, et la sacrifier à d'autres considérations serait aller contre nos propres intérêts; mais une politique qui, axée exclusivement sur la croissance économique, ne se préoccuperait pas de répartir plus équitablement les fruits de celle-ci et de protéger les groupes les plus vulnérables et les moins favorisés de la société ne contribuerait pas non plus à plein au processus de développement2. b) Les moyens Les moyens par lesquels cette répartition plus égalitaire des revenus peut se réaliser sont nombreux. Ce peut être, tout d'abord, la fixation d'un plancher au-dessous duquel, quelles que soient les particularités du marché du travail, les rémunérations du travail ne sauraient tomber. C'est là l'inspiration des législations sur les salaires minima, dont la convention (n° 26) et la recommandation (n° 30) sur les méthodes de fixation des salaires minima, 1928, la convention (n° 99) et la recommandation (n° 89) sur les méthodes de fixation des salaires minima (agriculture), 1951, la convention (n° 131) et la recommandation (n° 135) sur la fixation des salaires minima, 1970, ont contribué à définir les modalités. Une politique des salaires minima vise généralement quatre objectifs 3 : 1 BIT, Séminaire asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement, New Delhi, 30 sept.-ll oct. 1968: doc. WED/S.9/D3: The contents ofaplan, pp. 29-35. 2 BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social, op. cit., p. 10. Ces mêmes conceptions ont été exprimées avec force dans la Stratégie internationale du développement approuvée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le 24 octobre 1970 et qui indique entre autres que « le développement doit avoir pour objectif ultime d'assurer des améliorations constantes du bien-être de chacun et d'apporter à tous des avantages. Si on laisse se perpétuer des privilèges indus, des extrêmes de richesse et d'injustice sociale, le développement manquera son but principal » (paragr. 7). 8 BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 5-9. 102 Les implications politiques — supprimer l'exploitation de la main-d'œuvre que représentent, en raison du pouvoir de négociation relativement faible de la main-d'œuvre non organisée, des salaires très bas et de mauvaises conditions d'emploi, un critère relatif pouvant être constitué par la comparaison des salaires payés à des groupes de travailleurs accomplissant des tâches analogues ; — exercer une pression tendant à relever le niveau général des salaires 1 ; — supprimer la concurrence déloyale en établissant, pour les entrepreneurs, une norme de comportement minimale ; — assurer une croissance rapide et une répartition équitable du revenu national, compte tenu cependant des autres objectifs de la politique de développement économique, dont certains peuvent être contradictoires avec le présent objectif. Les effets à attendre d'une telle politique sont complexes. D'une part, toute mesure visant à rapprocher de la moyenne les salaires qui lui sont inférieurs tend à élever non seulement le niveau moyen, mais aussi le niveau médian, étant donné les résistances qui se manifestent dès qu'il s'agit de réduire les écarts entre rémunérations 2, de telle sorte que l'évolution des salaires minima 1 Ce qui correspondait, sans doute, à l'inspiration directrice de la législation argentine de 1964 sur le salaire minimum. Voir A. R. Campafiô : « La loi sur le salaire minimum dans la République argentine », Revue internationale du Travail, sept. 1966. 2 La dynamique de ce processus, qui n'est pas propre aux seuls pays en voie de développement, a été fort bien explicitée par Y. Gaillard et G. Thuillier, dans un texte que, malgré sa longueur, nous ne pouvons faire mieux que de reproduire: « Le rite de la contestation est identique. On affirme hautement un postulat: l'infériorité. On justifie cette dernière par le choix des termes de comparaison et des secteurs professionnels rapprochés du sien. Alors intervient la tactique: parle-t-on d'éléments monétaires, on fait le silence sur les primes et avantages annexes (charbon dans le statut des mineurs, électricité à prix réduit pour les agents de l'Electricité de France, voyage annuel gratuit pour ceux d'Air France...). Parle-t-on des facteurs sociaux esquissés ci-dessus, on s'attache exclusivement au déroulement des carrières et au problème des promotions, en négligeant par exemple la sécurité d'emploi. L'expérience de ces confrontations a enseigné tout un corps de règles coutumières, connues des initiés; on insiste sur les catégories les plus défavorisées, à quelque niveau que ce soit, même quand leur existence est théorique (le fonctionnaire à l'indice 100); on négocie confidentiellement une prime particulière qui par contamination et « fuites » s'étend de proche en proche; enfin et surtout on crée des « échelles intermédiaires » et des catégories « hors classes » ou « exceptionnelles », ou encore on obtient des intégrations massives de catégories entières... En longue période, on constaterait une sorte de progression sinusoïdale: la négociation insistant tantôt sur les bas échelons — auxquels on accorde des avantages non hiérarchisés — puis, devant le « resserrement de l'éventail », l'« écrasement de la hiérarchie », on intègre ces avantages dans la grille indiciaire. Tantôt on ouvre la hiérarchie vers le haut en créant — pour les « meilleurs » — de nouvelles catégories qui provoquent par la suite un mouvement général de promotion. On remarquera que, dans ce balancement, viennent au premier rang, tantôt les éléments monétaires, tantôt les éléments non monétaires (valeur professionnelle, perspectives de carrière, voire l'occasion d'une réorganisation du ministère ou d'une réforme administrative). Dans le secteur privé, les méthodes sont, dans le fond, identiques à celles du secteur public, mais revêtent une très grande diversité en raison de la complexité des structures profession- 103 Liberté syndicale et développement économique tendra à suivre d'assez près celle des rémunérations effectives. La relation sera d'autant plus étroite que seront nombreux les travailleurs payés aux taux minima, ce qui semble être le cas dans beaucoup de pays en voie de développement et, notamment, dans la plupart des pays d'Afrique. D'autre part, si la fixation de salaires minima peut, en accroissant les coûts de production, contribuer à une hausse des prix, elle peut aussi entraîner des améliorations de productivité qui peuvent, en tout ou en partie, en compenser les effets sur les coûts de production, ces améliorations de productivité pouvant être dues à une amélioration de la capacité physique des travailleurs1 ou à une plus grande ardeur au travail2. Mais ces effets positifs peuvent être contrebalancés par des effets négatifs sur la capacité et les mobiles d'autres groupes de la population, les travailleurs perdant leur emploi, les collectivités paysannes subissant un prélèvement fiscal accru, etc. Quant aux effets sur l'emploi, il conviendrait de prendre en considération « un si grand nombre de variables et de variantes possibles dans des cas particuliers [que] les combinaisons et les permutations que comporte l'adaptation peuvent paraître presque sans limite » s. nelles: le nivellement des avantages s'effectue souvent d'un atelier à l'autre dans une même usine, d'un établissement à l'autre à l'intérieur d'une même société; les conventions collectives souvent ne font que régulariser et généraliser des pratiques plus ou moins occultes, que la pénurie de main-d'œuvre par exemple ou la représentativité d'un syndicat avaient suscitées. Les syndicats attaquent tantôt les entreprises en expansion qui peuvent le mieux supporter l'avantage revendiqué, tantôt, à l'intérieur d'une branche, l'élément le plus faible qui ne saurait résister à la grève. Or, les conventions collectives et les accords d'entreprise, fruits de ces deux types de négociations, contiennent des clauses qui ne concernent pas seulement les salaires, mais le contexte du revenu: avancement, facilités de formation et de promotion — et même les bourses pour les enfants —, le principal élément toutefois, lié étroitement au salaire, étant la classification professionnelle. C'est grâce à elle, en effet, que s'opèrent les augmentations occultes de revenu: surqualification, glissements de catégories, créations d'échelons intermédiaires, etc. » (« Pour une approche psychologique de la politique des revenus », Droit social, avril 1965, p. 219.) 1 Les hypothèses sous-jacentes sont: « 1) que la condition physique défectueuse des salariés soit due essentiellement à une alimentation et à des conditions de vie inadaptées à l'emploi salarié; 2) que l'accroissement des revenus salariaux soit dépensé en amélioration de l'alimentation et autres postes budgétaires qui affectent directement la capacité physique de production; 3) que la meilleure santé physique accroisse l'effort et l'efficience de l'individu, entraînant par là une production plus grande par travailleur » (Berg: « Major issues of wage policy in Africa », op. cit., p. 190); l'auteur estime cependant qu'il y a peu de chances pour que ces conditions soient réunies dans les pays sous-développés et que, de toute façon, il existe d'autres moyens d'améliorer l'état sanitaire que la politique des salaires. Voir, dans le même sens, BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 32-33. 2 Des accroissements très sensibles de productivité semblent avoir suivi la fixation de salaires minima à Porto Rico, à Maurice, en Tanzanie (BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., p. 36). 3 R. A. Lester: « Economie adjustments to change in wage differentials », dans G. W. Taylor et F. C. Pierson: New concepts in wage détermination (New York, McGraw Hill, 1957), p. 220. Tout au plus peut-on avancer qu'« il n'y aura parfois guère ou pas de répercussions fâcheuses sur l'emploi, mais il y a lieu normalement, sauf si trois séries de conditions sont remplies, de s'attendre à certains effets négatifs. Voici ces conditions: a) il faut que les augmentations accroissent, dans une mesure au moins égale à leur montant, la productivité marginale d'un groupe de travailleurs d'une importance numérique donnée; b) il faut qu'il n'y ait pas de concurrence entre employeurs pour s'assurer les services des travailleurs, le 104 Les implications politiques Toujours est-il qu'un grand nombre de pays utilisent la méthode de fixation de salaires minima x. Les pays d'Asie ou d'Afrique s'inspirant du modèle britannique ont recours à des bureaux régionaux ou nationaux des salaires, dont les recommandations, sans être obligatoires, sont cependant très largement suivies par les partenaires sociaux. Dans les pays s'inspirant du modèle français, en Afrique équatoriale surtout, il y a éventuellement consultation préalable d'une commission paritaire, selon une procédure légale s'accompagnant parfois de la médiation et de l'arbitrage obligatoire 2. Un second moyen permettant d'orienter l'évolution des salaires réside dans l'influence indirecte que les gouvernements exercent sur le niveau général des salaires en raison de la prépondérance bien connue de l'emploi public dans beaucoup de pays en voie de développement. De plus, de nombreuses entreprises prenant exemple sur le gouvernement en matière de politique des salaires, les décisions gouvernementales ont, par là même, une influence considérable sur le niveau des rémunérations dans le secteur privé 3. Un troisième moyen par lequel peut se manifester une politique des salaires dans les pays en voie de développement consiste à orienter la pratique des négociations collectives. Les systèmes de relations industrielles des pays sousdéveloppés tendent, sous cet angle particulier, à être par conséquent soumis à des contraintes gouvernementales plus sévères que dans les pays industrialisés 4. niveau des salaires étant inférieur à celui qu'ils atteindraient dans le cas contraire; c) il faut qu'il y ait, de façon générale, une capacité excédentaire qui pourrait être utilisée grâce à une augmentation de la demande cumulée, et que la situation soit telle que le versement de salaires plus élevés se traduise par un accroissement de cette demande et non seulement par un transfert de pouvoir d'achat de tel groupe à tel autre. Dans l'ensemble, il est exceptionnel que ces conditions soient réunies dans les pays en voie de développement. » (BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 148-149.) 1 L'influence ainsi exercée sur le niveau des salaires est considérable : « Ceux à qui incombe l'élaboration des politiques générales n'ont pas tout à fait tort de supposer que, dans les conditions qui régnent dans les pays en voie de développement, l'accroissement des salaires minima a une influence profonde sur les salaires payés » (Franklin, op. cit., p. 341). Par exemple, « en Afrique, à la différence des régions plus avancées, la politique des salaires minima intéresse directement la majorité des salariés. Ces salaires sont des taux « effectifs », supérieurs dans la plupart des cas aux taux pratiqués. Ils déterminent les ressources de 50 pour cent ou davantage de la force de travail non qualifiée et payée aux minima fixés. C'est aussi le taux clé dans la structure des salaires; quand les salaires minima changent, la structure entière des salaires tend à se mouvoir avec eux.»(Berg: «Major issues of wage policy in Africa», op. cit., p. 186.) 2 Turner, op. cit., pp. 46-47. 8 Millen, op. cit., p. 76; A. D. Smith: « A conspectus of wage trends in developing countries », dans Wage policy issues in économie development, op. cit. 1 Le Directeur général du BIT pouvait ainsi dire que « les gouvernements, en poursuivant leur politique de croissance accélérée, ne peuvent pas se limiter à une position d'observateur impartial dans le processus de négociation collective, mais sont conduits à prendre un intérêt direct dans quelques-unes des questions qui, jusqu'ici, relevaient exclusivement de la négociation collective entre employeurs et travailleurs. Ce faisant, les gouvernements ont introduit dans le processus de négociation le concept d'intérêt commun, public ou national, qu'il est considéré comme de leur responsabilité de définir et qui intervient à côté des intérêts particuliers représentés par les organisations d'employeurs et de travailleurs. » (The rôle of management and trade unions in the years ahead, conférence prononcée par David A. Morse devant l'Industrial Welfare Society, Londres, 21 avril 1964.) 105 Liberté syndicale et développement économique Sans doute le problème de la négociation collective dans les pays en voie de développement est-il l'un des plus discutés qui soient, et cela pour au moins trois raisons essentielles. D'abord, il est certain que ses formes sont très diverses, allant de la négociation sur un sujet déterminé entre des groupes de travailleurs non syndiqués et leurs employeurs, jusqu'aux systèmes formels de négociation avec participation des syndicats \ Ensuite, la situation varie d'un pays à l'autre. C'est ainsi qu'au Pakistan la négociation collective est peu répandue 2, tandis qu'aux Philippines l'ancienne loi sur les relations industrielles favorisait, pour des raisons économiques, politiques et idéologiques, et parfois même à rencontre du désir des syndicats les plus faibles, le passage d'un système d'arbitrage obligatoire à un système de négociation collective imité du système des Etats-Unis 3. Aussi les jugements qui ont pu être émis sur l'évolution des négociations collectives au cours des années récentes varient-ils, de ce fait, d'un auteur à l'autre. Tandis que, lors du séminaire régional asien de 1965, on pouvait affirmer que, dans la période d'après-guerre, « la négociation collective a progressé dans presque tous les pays d'Asie » 4 , H. A. Turner estime, au contraire, que dans les pays en voie de développement, « la négociation collective, au moins au sens où l'entendent les syndicats du Royaume-Uni ou des Etats-Unis, n'a guère progressé » 5. Enfin, plus important encore, nombre de voix se font entendre pour mettre publiquement en doute l'utilité et l'efficacité du système de la négociation collective dans les pays en voie de développement. On considère en effet que, 'BIT: Institutional aspects of labour-management relations inside undertakings in Asia, série Relations professionnelles, n° 26 (Genève, 1966), p. 104. De même, pour B. C. Roberts et L. Greyfié de Bellecombe, « le processus qui aboutit à la conclusion d'une convention collective peut revêtir des formes très diverses, allant de la libre négociation entre syndicats et employeurs à l'élaboration par un organisme gouvernemental; il peut réserver aux intéressés le maximum de latitude pour la recherche des bases d'un accord ou prendre place dans l'ensemble des mécanismes administratifs conçus pour assurer la mise en œuvre de la politique économique et sociale. Les formes extrêmes sont faciles à identifier, mais il est plus malaisé de déterminer exactement le point à partir duquel la négociation collective proprement dite disparaît pour faire place à un processus administratif. » (op. cit., p. 277.) 2 BIT: Report on the visit of a joint team of experts on labour-management relations to Pakistan and Ceylon, op. cit., p. 12. 3 D. Wurfel : « Trade union development and labor relations policy in the Philippines », Industrial and Labor Relations Review, juillet 1959. 4 BIT: Institutional aspects of labour-management relations inside undertakings in Asia, op. cit., p. 104. 6 L'auteur estime que, pour qu'il y ait véritablement négociation collective, il faut que soient réunies les conditions suivantes — lesquelles font le plus souvent défaut dans les pays en voie de développement: une force de travail stabilisée et structurée, un syndicalisme ayant des leaders compétents et qui s'identifient avec les travailleurs qu'ils représentent, un mouvement syndical se proposant de conquérir des avantages économiques et graduels plutôt que d'obtenir des transformations socio-politiques générales de la société dans laquelle il se situe, des syndicats qui ne soient pas divisés pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou tribales empêchant une collaboration en vue d'objectifs limités, l'absence d'accoutumance à un recours à la législation pour régler les conditions de travail, un Etat qui ne soit pas l'employeur dominant, l'absence d'un surplus massif de main-d'œuvre (Turner, op. cit., pp. 34-35). 106 Les implications politiques sur le plan des structures économiques, le libre marché est faible dans ces pays, qui sont au contraire davantage orientés vers le secteur public, et que, sur le plan idéologique, la paix sociale et l'harmonie des relations industrielles sont des conditions préalables indispensables du développement économique. Dès lors, on a pu considérer qu'en Inde, par exemple, chercher à introduire le système de négociation collective du Royaume-Uni ou des Etats-Unis est une opération dénuée de sens et qu'une politique plus satisfaisante consisterait à établir: 1) une politique cohérente des salaires servant de guide aux tribunaux ou cours du travail arbitrant les conflits industriels et fixant des taux de salaire; 2) des tribunaux permanents d'arbitrage et de salaires, plutôt que des groupes ad hoc chargés d'élaborer un corps cohérent de principes et de procédures; 3) des mécanismes pour l'exécution légale des décisions des tribunaux, qu'elles soient applicables aux entreprises publiques ou privées. C'est, par conséquent, du modèle australien qu'il conviendrait de s'inspirer 1 . Des considérations analogues valent pour le Nigeria a. De façon plus générale, on affirme souvent que l'impulsion donnée à la négociation collective comme méthode de fixation des conditions d'emploi des travailleurs d'Afrique a constitué une grave erreur de la part des gouvernements britannique et français d'alors. L'OIT et certaines organisations syndicales, telles que la Confédération internationale des syndicats libres et les centrales syndicales des Etats-Unis d'Amérique, de Grande-Bretagne et de Scandinavie, sont sévèrement critiquées pour persister dans cette erreur. Le fait que nombre de pays d'Afrique, depuis leur accession à l'indépendance, ont imposé à la négociation collective une réglementation administrative plus poussée est cité comme preuve que le système classique de relations professionnelles est inapproprié à la situation existant dans ces pays. Le premier argument que l'on invoque à l'encontre de ce système repose sur l'affirmation qu'en Afrique les syndicats sont trop faibles pour négocier efficacement et qu'il est socialement inopportun de laisser la fixation des conditions d'emploi à des employeurs tout-puissants et, par conséquent, impitoyables. Le deuxième argument qu'on avance parfois simultanément, bien qu'il contredise le premier, est que la négociation collective aboutira à faire bénéficier les travailleurs organisés d'avantages inéquitables qui engendreront l'inflation, nuiront à la stabilité de l'économie et réduiront son taux de croissance3. Cet état d'esprit, très répandu, explique que la législation d'un nombre croissant de pays impose des restrictions à la liberté de négociation collective. Ce peut être en spécifiant les problèmes sur lesquels la négociation ne saurait porter: c'est ainsi qu'en Malaisie (règlement fondamental de 1969 sur les relations professionnelles) ou à Singapour (loi modificatrice de 1968 sur les relations professionnelles), aucun syndicat ne peut présenter, en vue d'une convention collective, des propositions relatives à certaines questions telles que les promotions, les transferts au sein de l'entreprise, le recrutement, les licen1 Dufty, op. cit., pp. 159-161. Kilby, op. cit. 3 Roberts et Greyfié de Bellecombe, op. cit., p. 231. 2 107 Liberté syndicale et développement économique ciements dans le cadre d'une réduction des effectifs, les congédiements ou les réintégrations et l'affectation à un travail déterminé. Au Japon, sont exclues du champ des négociations collectives dans les entreprises publiques les questions qui touchent à la gestion et à l'exploitation des entreprises. En Tunisie, il ne peut être négocié de conventions collectives sur les salaires (art. 51 du Code du travail). A Cuba, l'administration exclut du champ des négociations collectives les questions de salaires, de durée du travail, de congés et de conditions de travail en général1. Une autre restriction apportée à la liberté de négociation collective consiste à interdire que les conventions collectives contiennent des clauses plus favorables que celles de la législation applicable: c'est le cas, en matière de conditions d'emploi, en Malaisie et à Singapour pour les entreprises pilotes, cette disposition ayant été adoptée dans le cadre d'une politique nationale tendant à encourager l'investissement de nouveaux capitaux; c'est le cas au Brésil, où les salaires prévus dans les conventions collectives ne peuvent dépasser les barèmes officiels 2. De même, l'obligation peut être imposée d'une approbation des conventions collectives avant leur entrée en vigueur, cette approbation étant refusée si l'autorité compétente estime que ces conventions nuisent à l'économie ou ne sont pas conformes aux directives officielles en matière de salaires ou de conditions d'emploi: de telles dispositions existent dans de nombreux pays (Espagne, Kenya, République arabe libyenne, Singapour, République arabe syrienne, Tanzanie, Tchad) 3. Enfin, on peut encore suspendre l'application d'une convention ou de certaines de ses dispositions ou bien les déclarer non applicables. 1 Des dispositions de ce genre ont été condamnées à de multiples reprises par le Comité de la liberté syndicale du BIT, qui considère que le droit de négocier librement avec les employeurs au sujet des conditions de travail constitue un élément essentiel de la liberté syndidicale et que les syndicats doivent avoir le droit de chercher à améliorer les conditions de vie et de travail de ceux qu'ils représentent, les autorités publiques devant s'abstenir de toute intervention de nature eà limiter ce droit ou à en entraver e l'exercice légal (44e rapport, cas n° e202, paragr. 137; 65 rapport, cas n° 266, paragr. 65; 67 rapport, cas n° 303, paragr. 291; 75 rapport, cas n° 341, paragr. 78;e 85e rapport, cas n08 300, 311 et 321, paragr. 152; 116e rapport, cas n° 551, paragr. 106; 118 rapport, cas n° 559, paragr. 120). 2 Le Comité de la liberté syndicale considère qu'une législation aux termes de laquelle le ministère du Travail a la faculté de fixer des normes relatives aux salaires, aux horaires de travail, aux périodes de repos et de congé et aux conditions de travail, les conventions collectives devant s'en tenir à ces normes, n'est pas en harmonie avec l'art. 4 de la convention n° 98 (116e rapport, cas n° 551, paragr. 109). 8 Le Comité de la liberté syndicale estime qu'une disposition législative qui pourrait être appliquée de manière à remplacer les conditions prévues dans les conventions collectives ou à empêcher à l'avenir les travailleurs de négocier telles conditions qui leur apparaîtraient souhaitables porterait atteinte au droit des personnes intéressées de négocier collectivement par l'intermédiaire de leurs syndicats (15e rapport, cas n° 602, paragr. 185). 108 Les implications politiques 2. Efficacité des politiques des salaires Après avoir situé les objectifs que visent les pouvoirs publics lorsqu'ils tentent de régulariser la demande globale, puis examiné les principaux moyens dont ils disposent à cette fin, il convient de s'interroger sur l'efficacité de telles politiques en examinant successivement les questions de structure des revenus dans les pays en voie de développement et de mécanismes de détermination des salaires. a) La structure des revenus Sans doute l'influence perturbatrice d'une hausse des rémunérations n'estelle pas nécessairement liée à l'importance de celles-ci dans la formation du revenu national. Toutefois, la faiblesse des effectifs salariés dans toute une série de pays en voie de développement conduit à se poser un certain nombre de questions. Un simple regard sur la structure de l'emploi salarié en Afrique montre, par exemple, qu'aux alentours de 1960, sur une main-d'œuvre totale représentant environ 40 pour cent de la population, on comptait en moyenne 20 pour cent de salariés, la proportion variant d'environ 6 pour cent en Afrique occidentale à 15 pour cent en Afrique orientale et en Afrique centrale, pour atteindre 33 pour cent en Afrique du Nord \ On peut donc se demander jusqu'à quel point des hausses de salaire raisonnables, qui sont par ailleurs susceptibles de stimuler l'accroissement de la productivité, peuvent exercer une influence notable sur la consommation totale, d'autant que, bien souvent, les augmentations obtenues ont davantage pour objet de rétablir le pouvoir d'achat rogné par l'inflation plutôt que d'accroître les salaires réels. Quand on passe de la considération des effectifs à l'estimation des revenus, celle-ci se heurte à des difficultés conceptuelles et statistiques: il n'y a pas un seul concept de revenu mais plusieurs; les informations disponibles sont pauvres et insuffisantes concernant quelques pays d'Asie (Inde, Malaisie, Philippines, Sri Lanka), du Moyen-Orient (Liban), d'Amérique centrale ou latine (Porto Rico, El Salvador, Mexique, Colombie), et on est d'ailleurs moins en présence d'enquêtes systématiques et coordonnées que d'estimations ou de jugements. Sous ces réserves, on peut cependant dégager quelques grandes tendances 2. Les pays sous-développés se caractérisent: a) par une profonde inégalité de répartition des revenus disponibles, marquée par l'absence ou la faible importance des groupes intermédiaires; b) par un pourcentage des revenus perçus 1 K. C. Doctor et H. Gallis: « Ampleur et caractéristiques de l'emploi salarié en Afrique: Quelques estimations statistiques », Revue internationale du Travail, vol. 93, n° 2, fév. 1966, pp. 161-188. 2 E. Gannage: « La répartition des revenus dans les pays sous-développés », Rapports et débats du colloque organisé par l'Association internationale des sciences économiques: Le partage du revenu national (Paris, Cujas, 1971), pp. 325-347. 109 Liberté syndicale et développement économique par les familles les plus riches largement plus élevé que dans les pays développés 1 . Ces phénomènes sont d'autant plus accentués que le pays est plus sousdéveloppé. Une étude de Kuznets portant sur quarante et un pays montre en effet une forte corrélation entre l'importance de la force de travail dans le secteur agricole et le taux de concentration des revenus, qui est de 10 pour cent pour les pays industrialisés (où la main-d'œuvre agricole varie entre 10 et 25 pour cent) et de 35 pour cent pour les pays sous-développés (où la maind'œuvre agricole atteint de 60 à 75 pour cent) 2 . Le revenu prédominant est le revenu de la propriété, qu'il s'agisse de propriété foncière ou de propriété mobilière, diffusée par la société anonyme. Si l'on considère, en outre, que les entrepreneurs eux-mêmes représentent une fraction non négligeable de la force de travail et que la part de leurs revenus qui rentre dans la catégorie du travail n'est pas comprise dans le revenu de la propriété 3, on peut aisément conclure que « l'importance grandissante de la part des salaires et des traitements agira dans le sens d'une plus grande égalisation des revenus » 4. b) Les mécanismes de détermination des salaires U n e grande prudence s'impose quand on entend pratiquer une politique des salaires: Sur les effets des augmentations de salaire, beaucoup a été dit, avec assurance pour ne pas dire avec dogmatisme; il s'agit la plupart du temps de propositions théoriques basées sur la construction de modèles simplifiés de ce qui se passe dans le monde réel. Le danger d'appliquer au monde réel des conclusions tirées de modèles théoriques simplifiés, et particulièrement de se servir de ces conclusions pour conseiller les responsables politiques, est pourtant bien connu. Premièrement, le modèle peut 1 Les pourcentages du revenu national perçus par les familles les plus riches s'établissent ainsi (Gannage, op. cit., p. 341): Pays sous-développés 10% 5% du haut de l'échelle des revenus Pays développés 10% 5% du haut de l'échelle des revenus Inde (1950) Ceylan (1952/53) Liban (1950) Mexique (1957) El Salvador (1946) Porto Rico (1953) 43,0 40,6 — 46,7 43,6 32,9 Etats-Unis (1950) Grande-Bretagne (1951-52) RFA (1950) Danemark (1950) Pays-Bas (1950) 30,3 20,4 30,2 34,6 30,7 35,0 20,9 23,6 20,1 24,6 33,4 31 31,5 37 35,5 23,4 2 S. Kuznets: « Quantitative aspects of the économie growth of nations: Distribution of income by size », Economie Development and Cultural Change, vol. XI, 1963, n° 2. 8 H . T. Oshima: «A note on income distribution in developed and underdeveloped countries », Economie Journal, mars 1956. 4 E. Gannage: «La répartition des revenus dans les pays sous-développés», op. cit., p. 339. 110 Les implications politiques être si éloigné du monde réel que ce qu'il montre peut ne jeter qu'une très faible lumière sur ce qui se produit dans le monde réel. Par exemple, un modèle reposant sur un marché du travail concurrentiel peut difficilement expliquer les raisons de la rigidité des salaires dans de nombreuses situations du monde réel, ou bien un modèle peut exclure certaines relations qui peuvent être importantes dans le monde réel, telles que les effets de salaires élevés sur l'efficience des employeurs et des travailleurs. Deuxièmement, même si le modèle est suffisamment proche de la réalité pour pouvoir l'éclairer, il peut seulement nous indiquer une orientation, mais non l'ampleur des effets auxquels on peut s'attendre... L'important en politique économique n'est pas d'être à même de décrire les effets de salaires élevés en termes généraux; l'objet de l'enquête doit être d'identifier — et cela en termes « opérationnels » — les circonstances dans lesquelles on peut s'attendre à voir se manifester des effets particuliers et de savoir l'importance qu'ils peuvent prendre. De nombreux gouvernements souhaitent que les salaires puissent s'élever aussi rapidement que les circonstances économiques de leur pays le permettent, mais ils craignent les effets d'une hausse « excessive » des salaires. Les pays recherchant un développement économique rapide et une répartition équitable des fruits de celui-ci doivent pouvoir déterminer aussi correctement que possible la dimension des hausses de salaire permises, savoir jusqu'à quel point à ne pas dépasser les salaires peuvent augmenter, compte tenu des objectifs de la politique économique et sociale et des moyens et ressources disponibles pour les atteindre 1. Si l'on tient compte de ces remarques, qui sont à la fois un constat et une recommandation, trois ordres de considérations s'imposent. En premier lieu, il convient de tenir compte des particularités des structures des pays en voie de développement. On a évoqué très souvent leur caractère dualiste en opposant économie traditionnelle et économie moderne, économie de subsistance et économie de marché, etc. Ces distinctions ont sans doute leur utilité, mais, pour notre propos, la distinction qui nous paraît la plus utile est celle qui concerne entreprises nationales et entreprises multinationales. Les secondes sont des centres de décision autonomes. On a, par conséquent, et suivant l'expression de C. Kerr, une « balkanisation » des marchés du travail avec des marchés « internes » 2 aux normes et comportements différents. Les salaires pratiqués par les firmes multinationales (entreprises pétrolières du Moyen-Orient et d'Amérique latine, entreprises minières de Zambie, entreprises de bauxite à la Jamaïque, etc.), dont la productivité est généralement bien supérieure à la moyenne, tendent à dépasser largement ceux des autres branches d'activité. Il en est de même pour les suppléments sociaux 3 et, d'une manière 1 2 Franklin, op. cit., pp. 342-343. Le concept, dû à Doerlinger, synthétise le système complexe d'équilibre qui s'établit entre structures professionnelles, règles administratives instituant des modèles et réseaux de mouvements internes, procédures de recrutement, location, formation, indemnisation de la main-d'œuvre, conditions particulières de travail, etc. 3 Au Mexique, ces suppléments (primes, allocations, assurances sociales et paiements divers en nature) majorent le salaire de 15 pour cent dans le cas des sociétés mexicaines et de plus de 25 pour cent dans celui des sociétés étrangères (W. P. Strassman: Technological change and économie development: The manufacturing expérience of Mexico and Porto Rico (Ithaca, New York, Cornell University Press, 1968), p. 134. 111 Liberté syndicale et développement économique générale, pour les conditions de travail. Il en résulte un problème redoutable pour la mise en œuvre d'une politique nationale des salaires : Jointe à ces disparités entre le personnel des industries à haute rémunération et les autres travailleurs, la disparité ordinaire qui existe entre une minorité de salariés urbains et une majorité rurale de petits paysans a rendu plus aigu encore un dilemme fondamental qui, s'il dépasse le cadre des sociétés multinationales, y trouve souvent son expression: comment concilier le principe de la participation des travailleurs aux gains de l'industrie qui les emploie avec les objectifs sociaux plus généraux qui sont de réduire les grossières inégalités de revenu et de niveau de vie, d'élargir les chances d'emploi et, d'une façon générale, de faire profiter la population entière du développement des ressources productives nationales *? Si l'existence des entreprises multinationales est un premier phénomène de structure dont il convient de tenir compte, les particularités internes du marché du travail sont un deuxième élément à considérer. Celui-ci se caractérise par deux traits liés : une structure professionnelle déséquilibrée par rapport à celle que l'on rencontre dans les pays industrialisés; des disparités de revenus plus considérables entre les niveaux hiérarchiques. Le tableau 14 ci-après, bien que portant sur une période vieille de quelque quinze années, illustre bien ce double phénomène 2. Il montre aussi que la politique des salaires peut difficilement remplacer une politique de formation professionnelle si l'on souhaite réduire des écarts aussi considérables. En second lieu, éclairé sans doute par les phénomènes structurels que nous venons d'évoquer, le problème des moyens doit être également examiné. Deux remarques semblent à cet égard pouvoir être formulées. D'une part, la désarticulation économique fera que les moyens d'action dont peut disposer la puissance publique n'auront qu'une efficacité limitée. En particulier, les effets d'entraînement pouvant être attendus du secteur public sur le secteur privé seront limités; l'expérience de Sri Lanka est, à cet égard, riche d'enseignements dans la mesure où elle a pu être étudiée sur une période relativement longue d'une vingtaine d'années (1948-1968). Les principales conclusions qui peuvent en être dégagées sont les suivantes 3 : — le gouvernement n'exerce quelque action que sur les industries caractérisées par la présence de facteurs (salaires, négociations collectives, politiques patronales pendantes à l'égard des forces du marché). Bien que le le principal employeur, il n'a pu influer sur les prix 1 entreprises ou les « institutionnels » relativement indégouvernement soit et les salaires des BIT: Les entreprises multinationales et la politique sociale (Genève, 1973), p. 178. C. Morrisson: La répartition des revenus dans les pays du tiers monde (Paris, Cujas, 1968), pp. 68 et 71. 3 BIT: Governmentpay policies in Ceylon (Genève, 1971), pp. 65-67. 2 112 Les implications politiques 8 O O 8 2 0 VO O vo CS 0 >o «r> R m 0 o\ CM 0 CS 0 00 O) «s § «s VO ^H ^H VO os <n VO »n Os CS O VO Os cT oC vo —1 cen îut Cadr os os 3 ^H vo VO Tf z* vo o\ «"> cs «1 <s vo VO os" no 00 0 «r» «ri vo o\ o\ o\ OS Os vs m os os 8 OS • « > V c a •K a -à co Z u a S ô a •0 K U abon: Africa Europ > •c 'O 3 3 u es V 3 ss • * - • •—• 'ger a. 01 •* OS C<1 cs r- r~ <r> u-i os os CS & •c> 00 0 ~H cs cs ongo O -* cs r- r- VO VO aute-V o ~l r» Africain Europée •5 ro "n ON cs f» s ? u 3 Os négal: Africa Europ « I sec ar •S • *« 00 Os sec (po « %s O I 113 Liberté syndicale et développement économique centaines de milliers de personnes employées dans les petits établissements, pour lesquels les influences du marché ont au contraire été déterminantes; — les facteurs « institutionnels » n'ont été qu'une condition nécessaire mais non suffisante: dans les plantations de thé, d'hévéas, de cocotiers, les facteurs économiques ont imposé des limites étroites à l'action gouvernementale; — l'influence gouvernementale a été le plus forte là où les facteurs « institutionnels » étaient importants et où l'environnement économique n'imposait pas de limitations étroites à la détermination des salaires (entreprises d'engineeiing travaillant pour le marché national, entreprises d'exportation de thé et de caoutchouc, où l'environnement économique, en raison de la faible part des salaires dans la structure des coûts, permettait une fixation des salaires largement discrétionnaire); — l'influence gouvernementale a été faible dans les périodes où le secteur public pratiquait une politique restrictive. Durant cette phase (1958-1967), les activités commerciales et bancaires n'ont pas hésité à octroyer des augmentations de salaire; — même quand la politique gouvernementale a été le plus forte, elle n'a jamais influencé au maximum que 20 pour cent de la population active employée en dehors de la fonction publique et de l'agriculture. D'autre paît, à supposer que cette politique des salaires puisse être efficace, reste encore à trouver une combinaison satisfaisante entre les quatre critères qui ont généralement été retenus pour une politique des salaires *: — Le critère des besoins des travailleurs, invoqué par de nombreux pays (le Mexique en 1941, l'Uruguay en 1953, l'Inde en 1957), pose de redoutables problèmes, puisqu'il faut définir le salaire de subsistance pour un individu, décider à combien de personnes doit servir ce salaire, savoir si, en définitive, les problèmes de la pauvreté doivent être résolus au moyen de la seule politique des salaires. — Le critère de la capacité de paiement, auquel se réfèrent de nombreux pays (Argentine, Chili, Colombie, Costa Rica, République dominicaine, Mexique), est une notion fuyante et difficile à définir. Si on a le choix entre son évaluation à l'échelon de la branche ou à celui de l'ensemble de l'économie, la seconde solution semble préférable dans la mesure où elle se justifie pour des motifs à la fois d'équité et de rendement économique. — Le critère des niveaux de vie relatifs est mentionné, par exemple, dans la recommandation (n° 30) sur les méthodes de fixation des salaires minima, 1 114 BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., pp. 66-89. Les implications politiques 1928, ou dans la recommandation (n° 89) sur les méthodes de fixation des salaires minima (agriculture), 1951. Son emploi exige que l'on prenne parti sur les écarts qui sont utiles à maintenir, dans une perspective d'industrialisation, entre les salaires industriels et le revenu agricole 1 . — Le critère du développement économique implique que les salaires ne puissent être fixés sans qu'il soit tenu compte du contexte social et économique général, y compris le volume du chômage, l'importance de la population rurale et les rapports existant entre revenus ruraux et salaires urbains et ruraux. En raison de l'importance du développement économique d'un pays, pour ses salariés autant que pour les autres catégories, le processus de détermination du salaire doit prendre en considération le propre rôle des salaires dans la création de marchés pour la production de masse de biens de consommation, de même que l'impact probable des variations de salaire sur le volume de l'emploi. Tout cela doit être, de plus, considéré dans le cadre de la stratégie de développement établie par le gouvernement2. En troisième lieu, la politique des salaires doit tenir compte des comportements des sujets économiques qu'elle concerne. A cet égard, deux phénomènes doivent retenir l'attention. Le premier est celui des élites responsables de l'industrialisation, lesquelles ont, en matière de rémunération, un certain nombre de préférences en ce qui concerne par exemple la part à attribuer aux paiements en nature, la ventilation entre les différents éléments de la rémunération (salaires de base, parts fixe et variable du revenu direct, composantes diverses du revenu indirect), les différenciations en fonction de la qualification professionnelle ou du statut socio-professionnel, voire les méthodes de paiement des salaires (salaires au temps ou aux pièces) 3 . Le second est celui des réactions que peut susciter, auprès des organisations syndicales, la mise en œuvre d'une politique des salaires : S'il est malaisé pour un syndicat de pratiquer une politique de limitation des augmentations de salaire dans les Etats industrialisés, en raison des pressions exercées à la 1 Sans proposer un pourcentage quelconque, H. A. Turner pense qu'on devrait prévoir une certaine marge en faveur des salariés « pour compenser la réduction du temps libre qu'entraîne l'emploi à plein temps et afin d'inciter le cultivateur à abandonner son mode traditionnel d'existence » (Turner, op. cit., p. 57). A. Lewis estime, pour sa part, que « les salaires urbains dépasseront toujours le revenu agricole, en partie parce que le coût de la vie est plus élevé dans les villes, en partie parce qu'un secteur en croissance rapide doit offrir des gains réels supérieurs pour attirer la main-d'œuvre, en partie parce que, pour travailler huit heures par jour pendant cinq ou six jours par semaine toute l'année, il faut manger plus que pour travailler pendant une campagne agricole, et en partie parce qu'il est moins agréable de travailler en ville huit heures par jour tous les jours, en contrepartie d'un salaire, que de travailler dans sa propre ferme, et que cela exige donc une rémunération supérieure. Le salaire d'équilibre pour les manœuvres dépasse donc normalement d'environ 50 pour cent le revenu agricole moyen. » {Development planning: The essentials of économie policy (Londres, George Allen & Unwin, 1966), p. 92.) a BIT: Salaires minima et développement économique, op. cit., p. 171. 3 Voir à cet égard le tableau très riche d'enseignements établi par Kerr, Dunlop, Harbison et Myers, op. cit., pp. 216-217. 115 Liberté syndicale et développement économique base, et s'il y faut réellement beaucoup de doigté de la part de ses dirigeants, cela n'est-il pas plus vrai encore dans les régions en voie de développement où le syndicalisme n'a pas d'aussi solides assises et où la pénurie de statistiques sûres, la faiblesse des structures administratives et le manque presque complet de moyens efficaces pour agir sur les prix et les revenus rendent difficiles l'élaboration etx l'exécution d'une politique en la matière et la condamnent à des résultats incertains ? Mais si la participation des organisations professionnelles aux décisions de politique économique a un rôle positif à jouer quant au succès même de cette politique, l'attitude la plus sage qu'il convient d'adopter à l'égard des organisations syndicales n'est-elle pas, dès lors, de « les appuyer plutôt que de les contrôler ou de les supprimer » 2? C. LE PROCESSUS DE DÉVELOPPEMENT L'incidence de l'action syndicale sur le processus de développement doit dès lors être envisagée indépendamment des considérations d'offre ou de demande évoquées ci-dessus. Les organisations syndicales reflètent sans doute les intérêts de leurs mandants, mais ces intérêts sont multiples et doivent être harmonisés ; de plus, elles ont leurs préférences propres, en ce qui concerne tant le type de société à promouvoir que les moyens permettant d'y parvenir. C'est dire que le processus de développement ne sera pas le même suivant qu'il se réalisera en accord ou en opposition avec les visées des organisations syndicales, en ce qui concerne les objectifs ou les moyens employés. 1. Les objectifs Les objectifs explicites des organisations syndicales apparaissent parfois, au-delà des nuances qui séparent les différentes organisations professionnelles, en contradiction avec ceux dont se réclame le pouvoir politique, comme en témoigne la floraison des « contre-plans » venant s'opposer aux plans officiels de développement. La liberté syndicale n'est plus alors vécue comme une gêne ou comme une contrainte, mais comme un nécessaire affrontement d'idées et comme la nécessité de transiger entre visées non nécessairement compatibles. Ainsi se trouve posé le problème plus général de la compatibilité des valeurs traditionnellement rattachées à la liberté syndicale et de la façon dont la plupart des gouvernements des pays en voie de développement envisagent la place et le rôle du syndicalisme dans un processus de développement. Cette question peut être considérée à plusieurs niveaux. 1 BIT: Rapport du séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique, op. cit., p. 66. 2 Fisher, op. cit., p. 113. 116 Les implications politiques a) Analyse d'histoire quantitative On peut, tout d'abord, du point de vue des évolutions historiques en cours, se demander si la conception occidentale des droits de l'homme dont relève la liberté syndicale — conception qui implique la limitation des pouvoirs de l'Etat, afin d'assurer le maximum de liberté individuelle, et la reconnaissance de droits collectifs dans une société pluraliste qui concilie industrialisme, capitalisme et démocratie — n'est pas destinée à être submergée par une conception différente, celle qui prévaut souvent dans les pays tardivement développés où l'accent est mis sur des droits collectifs renforçant les pouvoirs de l'Etat pour faciliter la modernisation. C'est là un dilemme que nous avions entrevu dans la première partie de cette recherche, en présentant sommairement les positions des différentes élites industrialisantes, et que nous examinerons ici de façon plus approfondie. En prenant pour base de discussion un schéma de classification dont on peut discuter la pertinence, mais qui présente néanmoins l'avantage de révéler les évolutions tendancielles, on constate en effet que si, depuis 1950, on assiste sur la scène internationale à un déclin des régimes oligarchiques traditionnels, à un léger effacement des régimes de conciliation, par contre les régimes de mobilisation ou autoritaires occupent une place croissante, ainsi que le montre le tableau 15 1 . Or un rapide calcul à partir des tables de classification utilisées par l'auteur 2 sur la base d'un matériel empirique (monographies, ouvrages de référence, 1 Voir E. B. Haas: Humait rights and international action: The case offreedom of association (Stanford University Press, 1970), p. 13. L'auteur justifie aux pp. 38-40 les catégories retenues. Un régime de conciliation repose sur des valeurs essentiellement instrumentales, la structure de l'autorité y est pyramidale, le gouvernement exerce une faible coercition, les normes étant sanctionnées par la loi et la coutume; la participation et l'intégration des individus sont relativement bien assurées; la répartition des ressources est effectuée par les mécanismes du marché ou grâce à une large consultation des entreprises et les différents groupes sont représentés dans les structures du pouvoir. Le régime de mobilisation est l'exact opposé du précédent : la structure autoritaire y est hiérarchique, un seul parti est à la source des normes et des mécanismes d'intégration fournissant les symboles de l'identité nationale; le recrutement des élites repose sur la loyauté à l'égard du parti; le plan règle l'affectation des ressources et les groupes sont manipulés dans une perspective de modernisation rapide. Les régimes autoritaires sont une forme atténuée de la catégorie précédente: un «monarque présidentiel » tend à être la source des normes nouvelles et progressives de modernisation, utilisant parti et bureaucratie à des fins d'intégration; les valeurs instrumentales prédominent et il est fait un usage modéré de la coercition; la répartition des ressources est opérée par des entreprises privées ou mixtes; les groupes sont encore manipulés. Une oligarchie modernisatrice est dirigée par une junte militaire ou civile; les structures autoritaires sont hiérarchiques, mais moins rigoureuses et efficaces que dans le régime précédent; les valeurs sont, dans la pratique, de caractère instrumental; les normes, rigides en principe, sont en fait souples; le pouvoir est instable et évolue facilement vers les régimes autoritaires ou de modernisation. Une oligarchie traditionnelle, où le peuple vit en unités tribales ou villageoises, repose sur des liens à la fois familiaux et de position. L'autocratie de modernisation est un régime dans lequel un chef traditionnel tente d'adapter les normes traditionnelles et les mécanismes d'intégration coutumiers aux exigences de la modernisation économique et sociale. 2 Les fabulations dont il s'agit se trouvent rassemblées dans l'annexe méthodologique de l'ouvrage, pp. 137 et suiv. 117 Liberté syndicale et développement économique Tableau 15. Répartition en pourcentage des différents types de régimes des droits de l'homme, 1946-1967 Année Nombre d'Etats Membres des Nations Unies Régimes de conciliation Régimes de mobilisation Oligarchies Oligarchies Autocraties Régimes tradide moder- de moder- autoritaires tionnelles nisation nisation 1946 1950 1953 1958 1967 53 60 61 82 120 43 50 46 43 37 11 13 13 19 18 34 25 19 10 5 4 5 8 6 5 6 5 7 15 10 2 2 7 7 25 Source: E. B. Haas: Human rlghts and international action:The case offreedom of association (Stanford University Press, 1970), p. 13. Tableau 16. Régime 1 c M A AM OT OM NC NI Répartition des régimes selon Haas et selon Cox-Jacobson, pays sousdéveloppés, 1945-1947, 1948-1951,1952-1955,1956-1960 et 1961 -1968 1945-1947 1948-1951 1952-1955 1956-1960 Haas Haas CoxJacobson Haas Haas CoxJacobson Haas 1961-1968 CoxJacobson 11 2 3 2 21 — 19 2 3 6 17 2 4 1 25 — — — 16 2 6 7 13 6 21 4 20 10 8 6 3 6 19 — — — 21 8 27 12 9 5 1 3 4 35 — — — 67 51 42 49 26 31 1 1 C = régime de conciliation, M = régime de mobilisation, A = régime autoritaire, AM = autocratie de modernisation, OT = oligarchie traditionnelle, OM = oligarchie de modernisation, NC = non classifiable, NI = non indépendant. Note. — Décompte établi en éliminant les pays qui, dans la classification de Haas, relèvent de la catégorie socialiste quant aux institutions économiques et les pays qui, dans les classifications de Haas et Cox-Jacobson, sont considérés, du point de vue du développement économique, comme en croissance, développés ou hautement développés (quelles que soient les objections qu'on puisse faire par ailleurs au sujet du classement proposé). Source: Haas, op. cit., pp. 141-155. consultations d'experts, etc.) montre que les pays en voie de développement constituent la plus grande partie des régimes dits « de modernisation », « de mobilisation» ou «autoritaires», comme l'indique le tableau 16. Il serait certes toujours possible de contester la pertinence du rattachement de tel ou tel pays à telle ou telle catégorie — et la comparaison avec la classification établie par deux autres chercheurs, R. W. Cox et H. K. Jacobson \ en témoigne, ainsi qu'on peut le voir dans le tableau —, mais seule nous intéresse ici la tendance générale. 1 R. W. Cox et H. K. Jacobson: « Decision-making in international organizations: An intérim report» (Paper delivered at the 65th annual meeting of the American Political Science Association, New York, 1969) (doc. polycopié). 118 Les implications politiques Qui plus est, si la nature du régime caractérise déjà son attitude à l'égard des droits individuels et collectifs, ceux-ci ne sont pas considérés de la même façon suivant les types de problèmes concernés. L'analyse des votes émis à l'Assemblée générale des Nations Unies, en comité ou en session plénière, et concernant les droits de l'homme permet de jeter quelque lumière sur ce problème en montrant les oppositions qui existaient à cet égard entre pays occidentaux et pays en voie de développement 1 . b) Analyse typologique On peut ensuite aborder le même problème de la compatibilité des valeurs traditionnellement rattachées à la liberté syndicale et de la place assignée au syndicalisme dans un processus de développement par les gouvernements concernés sous un autre angle, relevant moins de l'analyse quantitative de l'histoire, comme chez E. B. Haas, que de la logique socio-économique des constructions typologiques, ce qui est le mode d'approche du problème de C. Kerr, J. T. Dunlop, F. Harbison et C. A. Myers. Dans ce type d'analyse: Toute interprétation générale du processus d'industrialisation et de ses relations avec les travailleurs et les entrepreneurs doit apporter une réponse aux groupes de questions ci-après: 1. L'industrialisation a-t-elle une logique interne? Quelles sont les tendances inhérentes au processus d'industrialisation et quelles conséquences doivent-elles nécessairement avoir sur les entrepreneurs, les travailleurs et les gouvernements? 2. Quels sont les dirigeants qui élaborent la stratégie et dirigent le processus d'industrialisation? Quelles sont les conséquences de chaque stratégie du point de vue des relations entre employeurs, travailleurs et gouvernement? Quelles sont les origines et les tendances évolutives de ces groupes? 3. Quels sont les facteurs culturels préexistants et les contraintes économiques qui caractérisent de manière particulière le processus d'industrialisation de chaque nation? Quels sont les principaux problèmes qui se posent à un pays cherchant à s'industrialiser et comment la solution apportée à ces problèmes influence-t-elle les relations entre travailleurs, employeurs et gouvernement? 4. Quel est le rôle des dirigeants d'entreprise dans les sociétés en cours d'industrialisation? Quelles sont les conséquences des différentes politiques et des différentes philosophies de la gestion sur le développement économique et le système de relations industrielles? D'où proviennent et comment sont formés les dirigeants d'entreprise? 5. Comment la main-d'œuvre industrielle est-elle recrutée, formée et motivée au cours du processus d'industrialisation? 6. Quelles sont les conséquences globales du processus d'industrialisation en ce qui concerne les travailleurs? Comment les travailleurs y réagissent-ils? Qui les organise? Y a-t-il, au fil du temps, quelque système général de réaction ouvrière qui émerge? 7. Dans quels types d'institutions les travailleurs sont-ils organisés et quelles sont les interrelations majeures qui s'établissent, dans le processus d'industrialisation 1 Haas, op. cit., p. 18. Là encore, moins que le détail de l'analyse nous intéresse la tendance générale qui se dégage. En somme, nous faisons nôtre l'aphorisme de A. Lewis : « se fonder sur des données chiffrées plutôt que sur des conjectures, même si les données chiffrées reposent à leur tour sur des conjectures ». 119 Liberté syndicale et développement éco 120 Les i m p l i c a t i o n s p o l i t i q u e s l> CM C 3 «; £ eo G "^ es O 10 g O o cS'« . o o. £ <o 3 •a G « CD « « «0 C CO <0 ~ CA — —'X> to c o - g u -ca >a »•§ C -0 T3 C §« S! 2 8 3 M 8 - 2 g^)g « o co . G ^ 3 S.2iËG — •g u ë . 2 c Ë<5 S ~^ H ^2 G i ï * ; d rt ^ .3 err* •O G G O o 51 a c « .2 a * T3 * J - 3S ca g _ cd o Ë „_. 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Est-ce que les sociétés en voie d'industrialisation, quels que soient leurs origines et leurs dirigeants, tendent à se ressembler davantage, ou bien conservent-elles les différences de leur période préindustrielle ou font-elles apparaître de nouvelles diversités*? Sans doute cette façon d'envisager les choses est-elle un mélange de structuro-fonctionnalisme et de théorie du changement social, privilégiant fortement la variable technologique, sous-estimant la problématique de classes 2 inhérente à l'idéologie marxiste, et inspiré en définitive par une théorie discutable de la convergence des systèmes. Du moins a-t-elle le mérite de poser clairement les problèmes et les questions qui nous préoccupent, en dégageant les options essentielles de politique économique (présentées schématiquement au tableau 17) qu'impliquent les différentes stratégies retenues ainsi que les positions qu'elles déterminent chez les travailleurs et les employeurs et d'où risquent précisément de surgir les conflits sociaux. Ceux-ci peuvent en effet provenir d'un rythme trop rapide d'industrialisation, générateur de tensions sociales nombreuses, d'une limitation des revenus et d'une épargne forcée destinées à assurer le financement des investissements et s'avérant trop contraignantes, des priorités du développement, qui peuvent impliquer un sacrifice trop brusque ou trop prolongé de la consommation, ou, plus simplement, des méthodes de politique économique mises en œuvre (le tableau 18 indique les modalités de différents ordres de mesures). Les conflits peuvent en effet porter tout aussi bien sur les objectifs que sur les moyens d'une politique de développement: sur les objectifs, puisque, suivant un mot célèbre, il faut toujours choisir entre le beurre et les canons (ou plus précisément quelles proportions il convient d'assigner aux uns et à l'autre), et sur les moyens, puisque la formation du capital peut être financée par des voies multiples (épargne intérieure dégagée à partir d'un revenu fixe ou croissant, soit grâce à une réduction volontaire de la consommation, soit grâce à une modification de la répartition des revenus en faveur des couches sociales naturellement épargnantes, soit par la voie fiscale, soit par l'inflation, qui peut restreindre la consommation de certains groupes sociaux, soit par une réduction des importations, soit encore par la voie des transferts internationaux de capitaux). c) Analyse idéologique Le problème dont nous débattons actuellement — à savoir la compatibilité de la liberté syndicale et du développement économique en tant que systèmes de valeurs dont on se réclame de part et d'autre en définissant des objectifs 1 Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., pp. 11-12. Qui, conduisant à concevoir la société non seulement en termes de prises de décision, mais aussi en termes de structures de pouvoir, fait par exemple de l'industrialisation un objectif de politique économique essentiel, comme le remarque T. Burnis: Industrial man (Harmondsworth, Penguin Books, 1969), p. 17. 2 123 Liberté syndicale et développement économique de politique économique — peut être abordé d'un troisième point de vue. Il ne suffit pas, en effet, de se demander, comme nous l'avons fait avec E. B. Haas, si les transformations historiques que subissent les régimes politiques des pays en voie de développement leur facilitent plus ou moins, au fil du temps, l'acceptation de la liberté syndicale et des droits civils et politiques qui s'y rattachent; il ne suffit pas non plus de confronter dans l'abstrait les stratégies de développement prêtées aux différents types d'élites industrielles avec celles qui impliquent l'exercice de la liberté syndicale, pour localiser les sources possibles de conflits sociaux liés à l'industrialisation dans un processus de développement; il faut encore voir au niveau des idéologies syndicales concrètes leur degré de compatibilité avec le mode de développement retenu. Sans doute, le concept d'idéologie est-il malaisé à cerner. Gurvitch ne distinguait-il pas naguère au moins quatorze acceptions possibles de ce terme? Une simplification peut-être un peu abusive nous permettra cependant de dégager trois conceptions privilégiées. L'idéologie est d'abord un ensemble de représentations, une « conception du monde qui se manifeste dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective » 1 , la manière dont s'organise la totalité du discours de la société sur elle-même. Elle est ensuite une force de mobilisation des énergies et, comme telle, substitut possible de la contrainte; par là même, elle trouve une finalité dans l'action sur laquelle elle débouche. Enfin, elle peut enlever toute transparence à la réalité, constituer un « déguisement plus ou moins conscient de la nature réelle d'une situation » 2 ; apologétique et source de mystification pour elle-même, utilisée souvent pour maintenir et justifier les structures existantes, elle s'apparente, dans cette perspective, à la fausse conscience. Ces trois significations, qui apparaissent toutes utiles, peuvent finalement se rassembler dans une définition synthétique, l'idéologie étant alors entendue comme « système — possédant sa logique et sa rigueur propres — de représentations (images, mythes, idées ou concepts suivant le cas), doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée » 3. Or un système social est composé de sous-ensembles — par exemple celui des forces politiques, celui des forces économiques, celui des forces sociales — ayant chacun sa propre idéologie, à la fois différente et complémentaire de celle des autres sous-ensembles. Pour ce qui est des acteurs opérant au sein du sous-système des relations industrielles, l'idéologie les concernant peut être caractérisée comme un ensemble d'idées ou de croyances communément acceptées par les acteurs et qui aident à lier ou à intégrer le système en tant qu'entité. L'idéologie du système de 1 A. Gramsci: Œuvres choisies (Paris, Les éditions sociales, 1959), p. 47. K. Mannheim: Ideology and utopia: An introduction to the sociology of knowledge (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1954), p. 49. 8 L. Althusser: Pour Marx (Paris, Maspero, 1966), p. 238. 2 124 Les implications politiques relations industrielles est un corps d'idées communes qui définit le rôle et la place de chaque acteur et qui définit les idées qu'a chaque acteur en ce qui concerne la place et la fonction des autres dans le système. L'idéologie ou la philosophie d'un système stable implique conformité ou compatibilité entre ces vues et le reste du système 1. Une acception de l'idéologie ayant été proposée, on peut dès lors en voir quelques manifestations possibles dans la pensée politique dominante des pays en voie de développement, caractérisée sans doute par un nationalisme de modernisation, mais susceptible de prendre une grande variété de formes: le consciencisme de Nkrumah, la démocratie de base d'Ayoub Khan, la démocratie guidée de Sukarno, la société communautaire de Frei, Yujamaa de Nyerere, l'aprisme de Haya de la Torre, la démocratie coopérative de Nasser, la communocratie de Touré, pour n'évoquer que quelques exemples fournis par l'histoire 2 et sans même vouloir faire appel aux innombrables « modèles » qui, aujourd'hui, sont invoqués comme voies originales au Brésil, au Pérou, aux Philippines ou à Singapour. Par-delà leur diversité, ces idéologies présentent cependant quelques traits communs. Elles postulent toutes plus ou moins une certaine fusion des consciences, caractéristique de la communauté par opposition à la société. L'idéologie sélectionne ainsi les ressemblances et masque les différences, aboutissant parfois, comme dans nombre de pays africains, à nier la différenciation en classes. On arrive ainsi aisément à une série d'identifications rapides: un peuple - une nation - un parti - un chef. L'idéologie privilégie, par là même, certaines références, postule et organise des loyautés, la loyauté à l'égard de la nation étant exclusive des loyautés à l'égard d'autres sous-groupes (profession, classe ou ethnie) et le système éducatif étant conçu comme devant favoriser cette loyauté par la préférence qu'il accorde à l'histoire nationale, à la culture nationale. Le discours idéologique se clôt sur le chef, en qui s'incarne l'esprit du peuple et en la personne duquel se rencontrent et interfèrent les trois aspects de l'idéologie que nous avons distingués plus haut: la structuration des représentations, la finalisation des conduites, mais aussi le processus d'« opacification » et d'inversion du réel. Mais si les idéologies qui s'élaborent masquent les différences pour privilégier les similitudes, celles-ci s'orientent, suivant les continents, dans un petit nombre de directions privilégiées. En Afrique, l'idéologie intègre trois lignes de force essentielles. La première, celle de la négritude, a un fondement essentiellement culturel. La négritude, qui se définit objectivement comme l'ensemble des valeurs constitutives d'une civilisation et subjectivement comme volonté de féconder, d'actualiser, de vivre et d'assumer ces valeurs, a des composantes multiples ; c'est à la fois une philosophie fondée sur la force vitale, une certaine idée de l'homme selon laquelle 1 2 Dunlop: Industrial relations Systems, op. cit., pp. 16-17. Voir Sigmund, op. cit. 125 Liberté syndicale et développement économique la création est toujours à faire, une certaine idée de l'art, enfin; ces diverses composantes trouvent finalement leur synthèse dans un humanisme 1. La deuxième ligne de force, le panafricanisme 2, a une coloration plus politique ; si l'exploitation du thème de l'indépendance et l'accent mis sur l'unité africaine en sont les aspects les plus souvent invoqués, le titre même de l'ouvrage de George Padmore, Panafricanism or communisme3, qui en fut l'un des principaux théoriciens, en révèle un autre aspect qui a pris, au fil du temps, de plus en plus d'importance: le refus du communisme est d'abord un rejet de la croyance en la supériorité blanche, avant d'être étayé par une argumentation socioéconomique basée sur une négation de la division de l'Afrique noire en classes sociales. La troisième ligne de force, celle du socialisme africain, débouche sur l'économie et tente d'offrir aux intellectuels influencés par la pensée marxiste une théorie qui puisse remplacer celle-ci : ne pouvant s'appuyer sur des structures collectivistes archaïques en voie de disparition, pas plus que sur le capitalisme occidental, ce socialisme, plus proche d'Atatûrk que de Marx — et qui, si le mot n'avait aussi mauvaise presse, pourrait être dit socialisme nationaliste 4 —, s'efforce de trouver dans un communalisme une voie spécifiquement africaine. Les conséquences en résultant pour le syndicalisme n'ont nulle part mieux été précisées que dans un document élaboré par un ancien syndicaliste pour le Conseil des ministres du Kenya 6 : La première responsabilité des syndicats est de susciter une force de travail disciplinée, qualifiée et responsable. Le bien-être de la nation et celui des travailleurs dépend beaucoup plus d'un travail acharné et productif que de grèves et d'arrêts de travail. Les syndicats doivent s'intéresser aux programmes de formation, aux programmes d'apprentissage, à la discipline du travail et à la productivité. De plus, les syndicats, avec l'aide des gouvernements, doivent jouer un rôle actif dans l'organisation des coopératives de consommation, la recherche de l'épargne en vue du développement, la promotion de coopératives de logement, la création de coopératives de production, et en rendant les travailleurs soucieux de leur contribution au développement de la nation. Les grèves réduisent la production nationale, les salaires des travailleurs, les profits des entreprises et les rentréesfiscalesdu gouvernement. Des salaires supérieurs à ceux autorisés par la productivité accroissent le chômage, encouragent le remplacement du travail par le capital et conduisent à des faillites. Pour éviter ces menaces qui pèsent sur le développement, la législation doit instaurer l'arbitrage obligatoire pour les principaux problèmes non résolus par le processus de négociation collective ordinaire. Une législation spéciale peut être nécessaire dans les activités les plus sensibles et le gouvernement doit éviter la paralysie économique qui pourrait résulter d'arrêts de travail dans ces domaines. 1 L. Senghor: « Deux textes sur la négritude », Cahiers ivoiriens de recherche économique et sociale, n° 3. 8 Ph. Decraene: Le panafricanisme (Paris, PUF, 1959); Y. Bénot: Idéologies des indépendances africaines (Paris, Maspero, 1972). 3 G. Padmore: Panafricanism or communism? (New York, Doubleday, 1971). 4 Sigmund, op. cit., p. 17. 6 Cité dans Sigmund, op. cit., pp. 277-278; voir aussi M'boya, op. cit. 126 Les implications politiques En Amérique latine, où les conflits idéologiques reflètent souvent ceux de l'Europe, le complexe idéologique dominant s'organise sur deux thèmes essentiels: l'anti-impérialisme, qui en constitue l'aspect externe, le populisme, qui en est l'aspect interne. Le premier s'explique aisément par l'intégration de l'Amérique latine au système économique occidental, du fait de l'exportation de produits primaires d'abord, et ensuite du fait d'une industrialisation fondée sur le remplacement des importations par la production locale. La dépendance économique a donc toujours été vivement ressentie, et elle a fourni à un Prebisch, qui a fortement influencé la réflexion économique latino-américaine, le contexte qui est à la base de son explication de la détérioration des termes de l'échange. Lorsque, à la suite de la crise de 1929 et de la seconde guerre mondiale, les liens de dépendance se transforment, surgit le populisme dont Vargas au Brésil, Perôn en Argentine sont les figures de proue. Comme dans le bonapartisme, la bourgeoisie industrielle s'appuie alors sur les masses populaires pour affermir son pouvoir à l'encontre des propriétaires latifundiaifes en se servant d'un appareil d'Etat hypertrophié. Schématiquement, les thèmes idéologiques essentiels du populisme sont les suivants : la nation est au-dessus des classes, l'industrialisation s'identifie au développement, le peuple est nécessairement bénéficiaire de la croissance et de la redistribution limitée des revenus qui l'accompagne. Dans ce contexte idéologique, si le syndicalisme peut être utilisé comme masse de manœuvre dans la lutte parfois conduite contre les entreprises multinationales, il est par contre limité dans ses ambitions et ses moyens d'action lorsqu'il risque de porter atteinte aux exigences de l'industrialisation. Ainsi, aux trois niveaux successifs auxquels nous avons conduit cette analyse — celui des attitudes adoptées aux Nations Unies lors des votes émis sur les droits fondamentaux de l'homme dont relève la liberté syndicale, celui des différentes façons dont les élites de l'industrialisation envisagent le processus de développement, celui enfin des préférences idéologiques qui se manifestent dans les pays du tiers monde —, nous avons vu se dégager une conception de la liberté syndicale plus contraignante que celle qu'a élaborée l'Organisation internationale du Travail. Les objectifs gouvernementaux ne sont pas nécessairement incompatibles avec ceux de la liberté d'association formellement acceptée mais, en cas de conflit, ceux-ci tendent à être regardés comme moins importants que ceux-là et risquent, par là même, d'être quelque peu sacrifiés au profit des premiers. 2. Les moyens L'étude des rapports entre liberté syndicale et développement économique ne peut toutefois pas s'en tenir au seul plan des principes et des objectifs qui 127 Liberté syndicale et développement économique définissent les stratégies : il lui faut aussi prendre en considération les méthodes et les moyens auxquels font appel les tactiques. Dans cette nouvelle perspective, l'analyse peut aussi opter pour plusieurs éclairages complémentaires. Si le développement économique passe par l'accumulation du capital, il implique aussi la mobilisation de la main-d'œuvre. Lors de la révolution industrielle d'hier, la transformation des orfèvres de Lombard Street de simples trésoriers en banquiers assurant la prospérité de la City de Londres a été indissolublement liée à l'afflux dans les fabriques des petits propriétaires chassés des campagnes par les Enclosure Acts, et, de nos jours, un phénomène analogue se produit dans les pays désireux de s'industrialiser. Il convient donc de voir tout d'abord quelles peuvent être les différentes manières dont peut s'opérer cette mobilisation de la main-d'œuvre suivant le type de développement adopté. Mais parce qu'il existe des organisations syndicales dont il convient de tenir compte, les règles du jeu constitutives de tout système de relations industrielles pourront, à leur tour, être en partie conditionnées par les caractéristiques de la voie d'industrialisation retenue. Dans ce qui apparaît en définitive comme une dialectique des stratégies et des tactiques de l'industrialisation, c'est donc un deuxième type de problèmes à considérer. a) Politique active de main-d'œuvre Lors de tout processus d'industrialisation, il faut engager des travailleurs, les motiver, leur assurer une certaine mobilité professionnelle et la sécurité de l'emploi, leur garantir des emplois effectifs. Mais, à l'égard de ces exigences communes, les pratiques nationales pourront largement différer, qu'il s'agisse de recrutement (par relations familiales ou tribales, par les institutions du marché du travail ou par des processus directs d'affectation), de motivations (financières ou idéologiques, individuelles ou sociales), d'avancement (apprentissage sur le tas ou formation par la voie scolaire, promotion en fonction de la qualification ou de l'ancienneté), d'institutions de sécurité sociale (régimes d'entreprise gérés ou non paritairement, systèmes formels de sécurité sociale administrés par l'Etat et contrôlés ou non par les syndicats), ou d'attitudes à l'égard du chômage et de mécanismes institutionnels destinés éventuellement à y remédier x. On se rendra compte, en considérant le tableau 19, qu'en définitive « ce qu'un gouvernement tente de faire dans le domaine de la réglementation du travail est le résultat des forces sociales telles qu'elles résultent de la structure spécifique des différentes sociétés » 2. Mais, selon la place faite au syndicalisme 1 Sur ces différents points, voir notamment Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: Industrialism and industrial man, op. cit., pp. 140-166. 2 Baldwin, op. cit., p. 9. 128 Les implications politiques comme institution sociale et le rôle qui lui est dévolu dans ce qui constitue, en définitive, une politique active de main-d'œuvre, les conflits ou, au contraire, la collaboration prendront plus ou moins d'extension. Les élites actives qui ont utilisé les groupements ouvriers comme levain du nationalisme et comme instrument de l'indépendance nationale s'efforceront-elles de cantonner le syndicalisme dans un champ étroit, permettant d'obtenir sa neutralité bienveillante à défaut d'une collaboration plus étendue, ou bien, reconnaissant que la croissance ne peut s'effectuer « contre les hommes », mais qu'elle doit s'effectuer « pour les hommes », feront-elles au syndicalisme une place de choix dans la société en cours d'édification? La question n'est pas sans importance du point de vue strictement économique, car selon la réponse qu'on lui apportera, l'accumulation du capital sera plus ou moins forte et, par conséquent, le décollage plus ou moins rapide. b) Politique des relations professionnelles Dans l'ensemble des orientations tactiques qui se dégagent des décisions des élites de l'industrialisation, outre la politique active de la main-d'œuvre dont nous venons de définir les caractéristiques principales et qui intéresse au premier chef l'économiste, deux autres présentent une importance essentielle parce qu'elles concernent: l'une, les structures de l'organisation syndicale et, partant, la conception de la liberté syndicale qui découle de la convention n° 87 ; l'autre, les règles qui régiront les rapports de travail et donc le problème même de la négociation collective tel que le pose la convention n° 98. Dans le premier cas, on peut tenter de cerner les problèmes à travers les idéologies des organisations ouvrières, leurs fonctions, l'étendue de la concurrence existant entre organisations rivales, leurs structures, l'origine de leurs ressources et celle de leurs dirigeants, tous aspects que rassemble le tableau 19, eu égard aux différents types d'industrialisation liés à la nature des élites qui en ont la direction. Il est aisé d'en déduire un certain nombre de conséquences quant à la liberté syndicale. Soit des élites dynastiques et des organisations syndicales, organes de classes révolutionnaires ; les conflits de valeurs en résultant peuvent être particulièrement graves et, dans ce cas, il est très probable qu'un certain nombre de freins seront mis à l'exercice du droit syndical: contrôle sévère de la constitution des organisations professionnelles, limitation des affiliations internationales, contrôle de la gestion interne et des ressources des syndicats, condamnation des actions de caractère « politique », etc., la contrepartie de ces restrictions pouvant être éventuellement une politique d'inspiration largement paternaliste. D'une manière plus générale, la préoccupation de concilier des visées dont nous avons vu qu'elles pouvaient être divergentes risque de conduire les 129 Liberté syndicale et développement économique .S«s„8. 3- ca c o •^3 fl i . c Ë ts cS = C 3 T3 S X 8S tion Ileurs. 8 "-* 3 — tS .tS -J ^ .— (S " 1 es+3 js a o o '« « 8 § . 2 . 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Si les pays où les droits syndicaux ne sont pas reconnus, par exemple l'Afghanistan, sont rares, plus nombreux sont par contre ceux où le droit de constituer des syndicats est encore refusé à certaines catégories de travailleurs comme les fonctionnaires (Bolivie, Brésil, République dominicaine, El Salvador, Jordanie, Libéria, Nicaragua, Turquie) ou certains secteurs seulement de la fonction publique. Si la loi reconnaît généralement le droit d'organisation aux travailleurs agricoles, certaines de ses dispositions peuvent venir renforcer les obstacles de nature économique ou sociale que rencontrent ces travailleurs (manque d'instruction, instabilité de l'emploi, éloignement des agglomérations, opposition des propriétaires fonciers). C'est le cas lorsque sont imposées des exigences portant sur la dimension de l'exploitation agricole (plus de dix travailleurs permanents dans des pays comme la République dominicaine ou le Honduras), lorsque la législation interdit aux syndicats industriels toute activité au nom des travailleurs agricoles, ou lorsque des différences existent dans l'application des textes selon les catégories de travailleurs (comme c'était le cas en Angola et au Mozambique). La limitation peut résulter aussi de distinctions fondées sur la race (apartheid en Afrique du Sud), la nationalité (Colombie, Honduras, Jordanie, République arabe libyenne), les appartenances politiques (Philippines, Turquie). Un moyen différent consiste à subordonner la création d'un syndicat à l'accomplissement de certaines formalités. Celles-ci peuvent être obligatoires, l'enregistrement étant une condition préalable au fonctionnement de l'organisation (Argentine, Brésil, République-Unie du Cameroun, Chypre, Costa Rica, Equateur, Espagne, Ethiopie, Ghana, Grèce, Guatemala, Jamaïque, Kenya, République arabe libyenne, Malaisie, Malawi, Mexique, Nigeria, Sierra Leone, Singapour, Tanzanie, Venezuela, Zaïre). S'il est vrai qu'il ne s'agit plus là, le plus souvent, que d'une simple formalité, il peut encore arriver que la loi confère aux autorités compétentes des pouvoirs plus discrétionnaires, ce qui peut être incompatible avec le principe de la liberté syndicale 1. Dans d'autres cas, cette formalité est facultative mais confère aux syndicats des avantages importants, tels qu'immunités spéciales, exonérations fiscales, droit de déclencher le mécanisme de règlement des conflits ou droit d'être reconnu comme unique agent de négociation pour une catégorie donnée de travailleurs; il en est ainsi, par exemple, en Inde, au Pakistan, aux Philippines. Les dispositions que nous venons d'évoquer ont trait à la constitution des organisations syndicales; d'autres concernent le fonctionnement de celles-ci. Si l'article 3 de la convention n° 87 reconnaît le droit d'élaborer statuts et règle1 132 Voir 4 e rapport du Comité de la liberté syndicale, cas n° 20, paragr. 110. Les implications politiques ments administratifs, les gouvernements peuvent méconnaître cette liberté lorsqu'ils rédigent eux-mêmes les statuts de l'organisation ouvrière centrale du pays (Kenya, Tanzanie), ou lorsqu'ils exigent que les statuts contiennent une déclaration selon laquelle l'organisation agira en qualité d'instrument de collaboration avec les pouvoirs publics et d'autres organismes, dans le sens de la solidarité sociale et d'une subordination des intérêts économiques et professionnels à l'intérêt de l'Etat (Brésil). De même, on a vu que, dans les pays en voie de développement, les dirigeants syndicaux étaient souvent étrangers à la profession qu'ils représentent, ce qui est un puissant facteur de politisation de l'organisation professionnelle. Pour parer à cette éventualité, de nombreux gouvernements ont introduit des dispositions selon lesquelles les responsables syndicaux doivent exercer la profession représentée (Cuba, Equateur, Pérou) ou y avoir compté, à une période ou une autre, un minimum de service (Argentine, Brésil, Colombie, République arabe libyenne, Malaisie, République arabe syrienne, Zambie). L'ingérence des pouvoirs publics dans l'élection peut être encore plus marquée, soit que le résultat des élections doive être approuvé par le ministère du Travail (Brésil), soit que les autorités refusent de reconnaître un organe exécutif élu lors d'un congrès syndical, soit encore que le Président du pays nomme le secrétaire général de la confédération ouvrière (Kenya) 1 . Pour éviter que le syndicalisme ne suscite des adversaires politiques aux élites en place, l'éligibilité peut être interdite aux personnes exerçant des activités dans tel ou tel parti ou mouvement politique ou dans un parti dont l'idéologie est considérée comme incompatible avec les intérêts de la nation (Brésil), ou aux personnes condamnées pour délits contre-révolutionnaires (Cuba); inversement, dans certains cas, les responsables syndicaux doivent être membres d'un parti politique (Egypte). Dans certains pays (par exemple le Libéria), les syndicats n'ont pas le droit de fournir une contribution financière à un parti politique ou à des personnes qui briguent un poste politique, ou n'ont pas le droit de prendre paît à une politique de parti (Brésil, Colombie, Costa Rica, El Salvador, Equateur, Guatemala) ou à n'importe quelle activité politique (Madagascar, Paraguay, Somalie, Tchad). Les différentes dispositions dont nous venons de faire état traduisent une certaine méfiance à l'égard des organisations syndicales. On retrouve ainsi un phénomène qui a été bien mis en lumière pour l'Amérique latine : Pour ce qui est de la réglementation des organisations de travailleurs, il est indiscutable, en effet, que la législation a commencé par les considérer comme des instruments de protestation, à surveiller dès leur constitution. En général, on s'est plutôt préoccupé de contrôler l'existence des syndicats que de stimuler le dévelop1 On pourra illustrer ces multiples interventions du pouvoir dans la vie interne de l'organisation syndicale par l'ouvrage de F. Weiss: Doctrine et action syndicales en Algérie (Paris, Cujas, 1970). 133 Liberté syndicale et développement économique pement d'organisations solides, stables et indépendantes. Certains pays ont interdit la formation de syndicats dans des secteurs déterminés (l'agriculture et la fonction publique, par exemple), refusé de reconnaître l'existence de confédérations nationales ou essayé de promouvoir le développement de certaines organisations, telles que les syndicats d'entreprise. Ces restrictions ont empêché l'expansion complète du syndicalisme ou provoqué l'affaiblissement de certaines organisations. Bien que le mouvement syndical soit relativement puissant dans quelques pays, il y a lieu de rappeler que, dans la majorité des Etats de la région, la proportion des travailleurs syndiqués est encore inférieure à 15 pour cent de la main-d'œuvre susceptible d'être organisée. En outre, la rigidité des dispositions législatives a été en partie la cause de la création d'organisations de facto, qui ont acquis parfois une telle importance qu'elles ont fini par constituer un monde syndical à part. Dans quel sens ces caractéristiques de la législation sur les syndicats ont-elles pu avoir des effets sur le développement? En principe, on peut dire qu'elles ont surtout été préjudiciables au développement social ou, plus exactement, à l'établissement d'un équilibre adéquat entre développement économique et développement social. En effet, il est possible que l'absence d'organisations syndicales dans quelques secteurs ou de syndicats représentatifs dans d'autres ait entravé la diffusion des aspirations et des revendications ou gêné la défense des intérêts professionnels. Mais on peut affirmer également que, dans une certaine mesure, cette situation a freiné le développement économique car la liberté syndicale est une des conditions nécessaires à la participation active du peuple au processus de développement; or on considère aujourd'hui que cette participation est indispensable. De surcroît, le fait que certaines organisations ne sont pas reconnues ou que le syndicalisme n'est pas assez développé a pu donner lieu à une recrudescence de divers phénomènes de désorganisation qu'il était impossible d'endiguer par les moyens légaux et qui ont perturbé le processus de production. A cela s'ajoute que, par suite de l'évolution limitée du syndicalisme, les institutions sociales n'ont guère été à même d'aider à l'exécution de certaines tâches de nature à contribuer au développement, comme l'adaptation des travailleurs à la vie dans l'industrie 1. Il est vrai que le législateur a parfois adopté des attitudes moins restrictives et s'est au contraire efforcé de susciter l'apparition d'organisations syndicales utiles au développement économique. Pour lutter contre la dispersion des organisations, il a parfois interdit l'existence de plus d'une organisation pour tous les travailleurs dans une entreprise ou un organisme donné (Colombie, Honduras, Panama) ou, sans interdire expressément l'existence de plus d'une organisation pour une catégorie donnée de travailleurs, conféré au préposé à l'enregistrement une certaine latitude pour refuser l'enregistrement d'un syndicat lorsqu'il en existe déjà un autre (Malaisie, Singapour, îles Salomon britanniques et Seychelles). Dans un nombre croissant de pays (Congo, Cuba, Egypte, Koweït, République arabe libyenne, Soudan, République arabe syrienne, Tanzanie, Zambie), la législation impose, à tous les niveaux, un système syndical unique, et cette disposition va de pair avec la retenue obligatoire des cotisations à la source 2. Cela pose un problème redoutable puisque 1 Côrdova, op. cit., pp. 515-516. E. Côrdova: « La retenue des cotisations syndicales à la source », Revue internationale du Travail, mai 1969, pp. 523-552. 2 134 Les implications politiques la convention n° 87, sans récuser le monopole syndical, ne l'admet que sur une base volontaire. Si, après avoir considéré, dans la perspective du développement économique, la place faite aux partenaires sociaux, on considère maintenant la question des règles du jeu — question fort vaste qui englobe à la fois la nature des agents concernés (organisations syndicales et patronales, institutions étatiques), le caractère plus ou moins large du système légal ou conventionnel tel qu'il s'applique aux différents niveaux (entreprise, branche ou système productif dans son ensemble), les procédures mises en place pour le règlement des conflits (conciliation, arbitrage ou dispositions autoritaires) —, plusieurs observations peuvent être formulées. En ce qui concerne tout d'abord les conflits, on peut observer que: Le droit de grève est assorti de limitations dans bien des pays, mais la portée et la rigueur de ces restrictions peuvent varier dans une mesure considérable, allant de l'interdiction temporaire et de l'interdiction pour certaines catégories de travailleurs seulement à l'interdiction de caractère général applicable à l'ensemble des travailleurs. L'interdiction générale des grèves peut résulter de dispositions spécifiques des textes législatifs, mais aussi, dans la pratique, de l'effet cumulatif des dispositions concernant le mécanisme officiel de règlement des conflits du travail, selon lequel les différends sont soumis à des procédures obligatoires de conciliation et d'arbitrage aboutissant à une sentence ou à une décisionfinalequi a force obligatoire pour les parties intéressées. Il peut en être de même si, faute d'accord entre les parties, les conflits peuvent être réglés par voie d'arbitrage ou de décision obligatoire selon ce que décident les pouvoirs publics. L'effet des restrictions peut également être considérable lorsque la procédure à suivre pour déclencher une grève est si lourde que, dans la pratique, une grève licite devient presque impossible; leur effet s'accentue si les travailleurs n'ont pas encore été en mesure de créer des organisations puissantes et expérimentées 1. Pour ce qui est de la négociation collective, plusieurs méthodes sont possibles pour l'encourager: — l'établissement d'une procédure de reconnaissance ou d'homologation des syndicats en tant qu'agents économiques, sous la forme par exemple de l'organisation la plus représentative (Costa Rica, Honduras, Mexique, Pakistan, Philippines, Singapour, Trinité-et-Tobago, Turquie); — le recours à des sanctions en cas de refus de négocier de la part des employeurs, sous forme par exemple de procédures spéciales d'astreinte (Argentine, Japon, Philippines); — la création d'organismes de conciliation encourageant les parties à négocier (République-Unie du Cameroun, République centrafricaine, Colombie, Côte-d'Ivoire, Dahomey, Guinée, Madagascar, Niger, Nigeria, Pérou, Sénégal, Tchad, Tunisie, Venezuela, Zaïre); 1 BIT: Liberté syndicale et négociation collective, op. cit., p. 45. 135 Liberté syndicale et développement économique — la création de commissions ou de conseils paritaires de négociation collective, dont les accords seront éventuellement étendus à l'ensemble d'une branche d'activité (République centrafricaine, Côte-d'Ivoire, Dahomey, Gabon, Guinée, Mali, Maroc, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie). Mais, inversement, la législation d'un nombre croissant de pays impose des restrictions à la négociation collective, soit en excluant certaines questions du champ de la négociation (Malaisie, Singapour), soit en soumettant la convention ou certaines de ses clauses à l'agrément préalable de l'administration ou des tribunaux du travail (Kenya, Singapour, Tanzanie), soit encore en conférant aux autorités la possibilité de déclarer une convention ou certaines de ses parties nulles et non avenues (Cuba). On voit ainsi s'esquisser toute une dialectique des rapports entre le système de relations professionnelles et le développement économique et social. Ce dernier exerce une influence sur les pratiques sociales. En effet: Il semble que dans les cas où les gouvernements limitent les négociations collectives et le droit de grève, ils cherchent souvent en réalité à faire jouer aux syndicats un rôle plus constructif dans les relations professionnelles — à leur faire adopter une attitude plus coopérative en ce qui concerne le programme de développement du gouvernement et sa politique d'encouragement aux investissements — ainsi qu'à réduire le nombre de grèves et à promouvoir la paix du travail. Il existe toutefois d'autres méthodes — et qui n'impliquent pas de restriction à l'exercice des droits syndicaux — pour encourager les syndicats comme les organisations d'employeurs à prendre part, de façon plus constructive, aux relations professionnelles. Ces méthodes comprennent évidemment les programmes d'éducation et de formation, mais ce qui paraît essentiel est la mise au point d'une politique de relations professionnelles constructives, spécifiquement axée sur les objectifs et les besoins du développement national et visant particulièrement à établir des relations et une collaboration constructives entre les employeurs et les travailleurs et leurs organisations1. C'est dire qu'inversement, l'état d'évolution des pratiques suivies dans le domaine social conditionne les chances d'une politique de développement économique et social authentique. En définitive, la conciliation des exigences du développement avec celles d'une acceptation pleine et entière des principes de la liberté syndicale passe par la voie de la participation: Une réelle participation des organisations professionnelles à la planification dépendra de choix politiques clairs de la part des pouvoirs publics, d'un certain consensus social sur les fins poursuivies — ou du moins de l'absence d'un antagonisme majeur — et d'une volonté gouvernementale bien déterminée d'associer ces organisations à la définition et à la réalisation de la politique de développement économique et social2. 1 BIT: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 68. 2 BIT: La participation des employeurs et des travailleurs à la planification (Genève, 1973), p. 241. 136 CONCLUSION « En quoi contribuons-nous à la liberté individuelle? En quoi contribuonsnous à la croissance économique? En quoi, finalement, contribuons-nous à l'effort de synthèse sans lequel aucune de ces ambitions ne saurait être complètement et durablement réalisée? » x Ce sont, en définitive, ces interrogations fondamentales qui ont servi de fil directeur à notre recherche, dont il nous faut maintenant résumer les points essentiels et évoquer les prolongements possibles. A. LES ACQUIS DE LA RECHERCHE 1. Les concepts La première partie de cette enquête nous a permis d'explorer tout d'abord le caractère « large, positif et dynamique » (C. W. Jenks) de la liberté syndicale. A travers les conventions nos 87 et 98, qui la concernent plus particulièrement (et qui, lorsqu'elles sont ratifiées, engagent les Etats), à travers les recommandations, qui exercent une influence certaine dans la pratique, même si elles ne lient pas les Etats, mais à travers aussi les résolutions, les conclusions ou les rapports de la Conférence internationale du Travail, des commissions d'experts, des conférences régionales ou spéciales, des organismes réunissant les porteparole de certaines branches ou de certaines catégories de travailleurs, textes qui viennent, à bien des égards, compléter les normes internationales, nous avons vu progressivement s'esquisser les différentes composantes de la liberté syndicale en tant que droit fondamental. Mais les enquêtes générales (Comité 1 BIT: La liberté par le dialogue, le développement économique par le progrès social, op. cit., p. 2. 137 Liberté syndicale et développement économique McNair) ou portant particulièrement sur tel ou tel pays1, tout autant que les rapports de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations, nous montrent les limites rencontrées par ce droit, plus spécialement dans les pays en voie de développement. Enfin, les différentes plaintes dont a eu à connaître le Comité de la liberté syndicale nous ont montré les difficultés pratiques de faire respecter ce droit et les multiples procédés par lesquels un droit, même reconnu, voire constitutionnellement consacré, pouvait être violé. Au terme de ce premier examen de la question, deux grandes acceptions du concept de liberté syndicale nous ont paru devoir plus particulièrement retenir l'attention dans une perspective où il s'agissait d'examiner les rapports de cette liberté et du développement économique. La liberté syndicale peut être entendue, d'une part comme une liberté individuelle, d'autre part comme un droit collectif. Dans cette même partie de la recherche, nous avons ensuite tenté de préciser la nature du concept de développement économique. Une série de distinctions nous ont semblé utiles à établir. Sans doute, la croissance est-elle nécessaire au développement, mais elle ne s'identifie pas à lui, elle peut tout au plus en être un indicateur très imparfait puisque, dans des cas extrêmes, la croissance peut même être contradictoire avec un développement authentique. Le développement implique en effet, à côté d'objectifs économiques qui peuvent être définis quantitativement, des objectifs sociaux pour lesquels les procédés de mesure, lorsqu'ils existent, sont plus imprécis. De cette distinction découle une série de conséquences que la théorie économique, au cours des années récentes, s'est efforcée de prendre en considération, que les responsables de la politique économique ont su intégrer dans leur approche des problèmes — l'OIT ayant d'ailleurs largement contribué pour sa part à cette évolution — et qui, finalement, conditionnent le type d'analyse des rapports de la liberté syndicale et du développement auquel on est amené à procéder. En effet, si les discussions ont été essentiellement conduites dans la perspective d'une liberté syndicale, droit collectif confronté à une exigence de simple croissance économique, il existe en fait bien d'autres aspects du problème qui, pour être secondaires, ne doivent cependant pas être négligés. 2. Les débats La deuxième partie de cette recherche nous a conduits à discuter, longuement et d'une façon détaillée, une thèse souvent adoptée par nombre de spécialistes et qui voudrait que la liberté syndicale, dans les pays actuellement en voie 1 Par exemple, le Japon (Bulletin officiel, vol. LIX, 1971, n° 2, supplément spécial) ou l'Espagne (ibid., vol. LU, 1969, n° 4, deuxième supplément spécial). 138 Conclusion de développement, soit un obstacle à l'accumulation du capital et, accessoirement, une source d'injustices sociales. Parce que le raisonnement par analogie (qui est souvent employé dans les sciences humaines, malgré les dangers qu'il présente x ) est à la base de la thèse discutée, il nous a été nécessaire de faire une incursion historique dans le passé en examinant l'histoire institutionnelle et l'histoire statistique des premières sociétés touchées par la révolution industrielle. Les textes interdisant toute coalition ouvrière autant que l'esprit des principes de la science politique et de l'économie politique naissantes étaient hostiles, cela est certain, à la liberté syndicale telle que nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire en tant que liberté d'association et liberté de négociation, mais cela est déjà beaucoup moins exact pour les sociétés actuellement développées qui ont effectué leur décollage plus tardivement, à la fin du XIX e siècle ou au début du XX e siècle. C'est là une preuve que l'antinomie entre liberté syndicale et développement économique est moins absolue qu'on a pu le prétendre parfois. Le recours à des données statistiques nous a ensuite permis de procéder successivement à deux tests: le premier nous montrant que les rythmes de croissance, loin d'être infléchis par la reconnaissance de la liberté syndicale, comme le suppose implicitement la thèse discutée, en ont été au contraire généralement favorisés, le second nous montrant que, sans qu'il y ait un parallélisme absolu entre la courbe des effectifs syndicaux et celle d'un indicateur de croissance, la corrélation entre l'évolution des deux grandeurs était plutôt positive, ce qui est à son tour contradictoire avec la thèse discutée. Délaissant les analogies historiques qui se sont révélées équivoques — et qui ne pouvaient en fait être autres, car le sous-développement d'aujourd'hui n'est pas une reproduction de l'absence de développement d'hier —, nous avons été ensuite conduits à examiner la thèse en discussion quant au fond. Après avoir présenté les arguments annexes (le coût des investissements s'est élevé, le fossé s'est creusé, l'effet de démonstration a accru sa pression), puis l'argument central (blocage des mécanismes de l'accumulation du capital du fait de la pression syndicale), nous avons discuté de leur pertinence, montrant qu'aucun d'eux ne semblait pouvoir emporter notre conviction. Il en va de même des argumentations qui prétendent limiter la liberté syndicale non pas au nom des exigences de l'accumulation du capital, mais au nom de celles de la justice sociale et de la priorité à accorder au plein emploi, comme des thèses 1 Gaston Berger indiquait déjà que « nous avons tendance à trop nous retourner vers le passé et à utiliser trois méthodes de raisonnement faciles, mais dangereuses: le précédent, l'analogie, l'extrapolation... L'analogie, c'est cette paresse de l'intelligence qui croit pouvoir nous dispenser de l'analyse. Elle consiste à regarder les choses en gros et à transporter telles quelles les solutions d'hier dans le monde d'aujourd'hui. Précieuse pour suggérer des hypothèses, elle est néfaste quand elle prétend proposer des solutions. » (Conférence à l'Association des cadres dirigeants de l'industrie pour le progrès économique et social, rapporté par P. Massé : Le choix des investissements (Paris, Dunod, 1964), pp. 50-51.) 139 Liberté syndicale et développement économique plus nuancées qui, tout en voulant maintenir un mouvement syndical libre, entendent limiter l'action de celui-ci à un domaine purement économique plus orienté d'ailleurs vers la recherche de la productivité, la discipline au travail et l'effort productif des travailleurs que vers la défense des intérêts de ces derniers. Au terme de cet examen, plutôt que d'évoquer le syndicalisme comme un obstacle au développement, il semblerait plus judicieux de considérer l'absence de développement comme un handicap pour l'exercice de la liberté syndicale. Il semblerait aussi nécessaire de réévaluer le rôle du syndicalisme dans les pays en voie de développement en le considérant non seulement comme un élément frein, mais aussi — tout au moins dans certaines circonstances à préciser — comme un éventuel agent moteur de la croissance a. Il convient, par conséquent, de modifier la problématique: plutôt que d'aborder dans l'absolu la question des rapports entre liberté syndicale et développement économique, il se révèle indispensable d'examiner pragmatiquement les problèmes posés dans le cadre concret des politiques de relations professionnelles, car, en dernière analyse, « il ne suffit pas que la transition soit réussie du point de vue strictement économique, il faut encore qu'elle soit acceptable du point de vue sociopolitique » 2. 3. Les politiques des relations professionnelles Dans une troisième partie, qui se situe au niveau des décisions politiques, notre recherche a porté successivement sur les implications concrètes de la liberté syndicale du point de vue de l'offre et de la demande globales et quant au processus de développement lui-même. L'incidence de la présence d'organisations syndicales sur le volume de l'offre n'est généralement envisagée qu'à travers le phénomène perturbateur de la grève. Or celle-ci s'inscrit sur une échelle continue de tensions sociales; c'est dire que la protestation ouvrière peut prendre de multiples formes dont nous avons tenté de préciser les aspects essentiels, lesquels sont sans doute évolutifs au fil du processus d'industrialisation, ainsi que le suggèrent Kerr, 1 « Certains gouvernements ont de plus en plus tendance à restreindre les activités syndicales parce qu'ils croient ou déclarent croire que le libre exercice des droits syndicaux constitue un obstacle au progrès économique. C'est naturellement faux. Il est bien évident que les syndicats, à condition de pouvoir contribuer pleinement aux efforts de développement sur une base volontaire, peuvent être l'institution sociale la plus importante en vue de promouvoir la participation des masses, alors que des travailleurs non organisés, analphabètes et mal informés ne sont guère en mesure de contribuer au développement de leur pays. » (CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., p. 24.) Dans le même sens, cf. G. C. Lodge: « Labor's rôle in newly developing countries », Foreign Affairs, juillet 1959, pp. 660-672. 2 Kerr, Dunlop, Harbison et Myers: «Travail et processus économique: Vers une nouvelle conception du problème », op. cit., p. 258. 140 Conclusion Dunlop, Harbison et Myers 1 . Le rôle du syndicalisme est de prendre en charge le mécontentement ouvrier en lui donnant sa dimension sociale, c'est-à-dire en en faisant un processus collectif, déclaré et rationalisé. Pourtant, dans cette tâche qui est la sienne, le syndicalisme se heurte dans les pays en voie de développement à toute une série d'obstacles : la faiblesse numérique de la classe ouvrière, la répartition sectorielle de celle-ci, sa qualification professionnelle insuffisante, l'absence de motivations industrielles chez les travailleurs, le paternalisme des employeurs, le caractère « extérieur » de nombreux dirigeants syndicaux. Cependant, soucieux du développement économique de leur nation, certains responsables politiques ont été tentés de limiter l'exercice de la grève à l'aide de différentes techniques (interdiction totale ou limitée à une certaine période et ne concernant au besoin que certaines catégories, ou bien simplement mise en place de procédures dilatoires destinées à freiner le développement des grèves). On peut toutefois se demander si ces différents moyens sont bien efficaces eu égard à l'objectif recherché et si la grève ne remplit pas en définitive une fonction régulatrice du conflit2. Lorsque les gouvernements prennent en considération l'influence que l'action syndicale a des chances d'exercer sur la demande globale, ils sont fortement tentés de se servir de la politique des salaires pour contrôler l'évolution de cette part essentielle des coûts de production. Les objectifs que, ce faisant, ils visent peuvent être de contrôler le processus de croissance économique et, éventuellement, de réaliser une plus grande justice sociale. Pour y parvenir, ils disposent d'un grand nombre de moyens dont trois, en raison de leur importance, ont retenu plus particulièrement notre attention, car les gouver- 1 D'autres séquences sont sans doute possibles. S. Perlman, dans sa théorie du mouvement ouvrier, suggérait par exemple un processus en deux étapes. Dans la première, celle d'un mouvement ouvrier immature, l'accent est mis sur les objectifs à long terme — l'action révolutionnaire ou tout au moins la lutte pour des réformes sociales —, l'action politique est fréquente, la négociation collective est subordonnée aux autres moyens tels que législations ou changements révolutionnaires destinés à améliorer la condition du travail. Dans la seconde, celle d'un mouvement ouvrier arrivé à sa pleine maturité, les objectifs à long terme sont négligés, l'action politique est tenue en suspicion, l'accent est mis sur la négociation collective, l'ordre social existant est accepté. Les processus historiques doivent logiquement conduire de la première à la seconde forme prise par la protestation ouvrière. Il existe, on le voit, une dialectique de la convergence, mais reposant sur d'autres bases que celles retenues par Kerr, Dunlop, Harbison et Myers. 2 « Par régulation, on entend des modes de contrôle du conflit qui s'attachent plus à ses manifestations concrètes qu'à ses causes et qui sous-tendent l'existence continue d'antagonismes d'intérêts et de groupes d'intérêts » (R. Dahrendorf : Classes et conflits de classes dans la société industrielle, traduction française, Paris, Mouton, 1972, p. 227). On a pu, par exemple, observer que, si l'attitude qui consiste à envisager la suppression de toutes les grèves ne repose sur aucune démonstration empirique ou théorique que les grèves ont pu avoir des effets économiques fâcheux, la prohibition de la grève peut avoir en fait comme conséquence de ralentir le processus d'adaptation aux changements nécessaires en supprimant l'exutoire aux légitimes revendications des travailleurs. Voir Roberts: Labour in the tropical territories oj the Commonwealth, op. cit., pp. 323-324. 141 Liberté syndicale et développement économique nements peuvent exercer une influence considérable sur les salaires en raison de trois considérations essentielles: 1) ils sont eux-mêmes d'importants employeurs; 2) dans quelques pays, les procédures étatiques d'arbitrage ont une large incidence sur les salaires; 3) ils assument très fréquemment une certaine responsabilité du fait qu'ils instituent des systèmes de salaires minima. L'efficacité des politiques des salaires dans les pays en voie de développement demeure cependant controversée, d'une part parce que, par définition, elles ne concernent qu'un élément du revenu national dont l'importance est sensiblement plus faible que dans les pays industrialisés, en raison de la structure des revenus, d'autre part parce que l'absence d'intégration économique, le rôle des entreprises multinationales, la difficulté de concilier les quatre critères pouvant servir de fondement à une politique des salaires (besoins des travailleurs, capacité de paiement, niveaux de vie relatifs, exigences du développement) et, enfin, les comportements des sujets économiques (élites de l'industrialisation et organisations professionnelles) en rendent les résultats très incertains. Prenant enfin le développement en tant que processus dans toute sa complexité, nous avons tenté de dégager les affrontements d'idées et de visées entre autorités publiques responsables du développement économique et organisations professionnelles soucieuses de préserver la liberté syndicale. Cette recherche nous a menés du plan des objectifs à celui des moyens. Du point de vue des objectifs, trois types d'approche ont été successivement adoptés. Utilisant les techniques d'histoire quantitative, nous avons tout d'abord pu suivre les attitudes des gouvernements sur la scène internationale à propos des votes émis à l'Assemblée générale des Nations Unies ou à l'OIT en matière de droits syndicaux et de libertés civiles et politiques. Employant ensuite une typologie reposant sur la distinction des différentes élites responsables de l'industrialisation, nous avons recensé, eu égard aux conséquences qu'elles pouvaient avoir pour les organisations professionnelles, les principales décisions de politique économique par lesquelles s'incarnent les stratégies du développement. Procédant enfin à un survol des principales idéologies qui caractérisent les pays du tiers monde, nous avons essayé de montrer les conséquences qui en résultent pour les organisations syndicales, aussi bien quant à la place qui leur est faite dans les sociétés en train de s'édifier que quant au rôle qui leur est assigné. Du point de vue des moyens mis en œuvre dans une politique de développement, le premier phénomène qui ait retenu notre attention a été celui des différentes façons dont peut s'effectuer la mobilisation de la main-d'œuvre dans un processus de développement, avec des incidences plus ou moins contraignantes pour les organisations professionnelles et pour la liberté syndicale. Cela nous a ensuite entraînés à voir, dans le cadre plus large des politiques de relations professionnelles, d'une part, l'attitude des pouvoirs publics à l'égard de l'image qu'ils se font des organisations syndicales et, par là même, 142 Conclusion de la liberté ou, au contraire, de la contrainte qui en résulte pour celles-ci, et, d'autre part, la nature des règles du jeu qui se trouvent admises ou imposées. Au-delà des nuances que révèlent les situations concrètes se dégage en définitive l'exigence d'une participation au développement économique et social. Mais, pour que les organisations syndicales puissent remplir pleinement le rôle qui, à cet égard, leur revient, l'élimination des restrictions légales aux droits syndicaux apparaît comme une condition nécessaire. Non seulement ces restrictions constituent un obstacle à la confiance et à la compréhension entre syndicats et gouvernement, mais encore elles gênent la mobilisation des forces potentielles que recèlent les organisations professionnelles malgré la faiblesse de leurs effectifs, la médiocrité de leurs ressourcesfinancièreset les insuffisances institutionnelles dont elles souffrent. Mais, dans la mesure où la constitution de véritables organisations représentatives est une tâche souhaitable que les pouvoirs publics et l'Organisation internationale du Travail peuvent s'imposer, encore convient-il d'en préciser les modalités sous l'angle à la fois des principes à respecter et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. B. LE RÔLE DES NORMES INTERNATIONALES Ayant rappelé les principaux acquis de cette recherche, nous voudrions maintenant, à la lumière de ceux-ci, essayer de préciser le rôle que les normes internationales en matière de liberté syndicale sont susceptibles de jouer, quitte ensuite à formuler quelques propositions constructives. Cet examen peut se dérouler en trois temps. On évaluera tout d'abord rinfluencei.uridi.aue qu'elles ontjExeirçée; on appréciera ensuite l'action éducative qui a été la leur dans la constitution d^unejnoralité socio-éconpjaiLaueJjiternationale: on recherchera enfin comment, dans le cadre de l'assistance technique procurée par l'OIT aux, pays en voie de développement, la promotion de la liberté syndicale peut se réaliser1. " "* -----_, 1. Influence juridique En tant que norme juridique, une convention internationale doit remplir un certain nombre de conditions si l'on veut qu'elle assure la promotion d'un ordre universel de valeurs 2: le droit qu'on entend lui faire protéger doit 1 On retrouve ainsi les trois domaines traditionnels d'activité de l'OIT: « A la création de l'OIT, en 1919, l'adoption de normes internationales était considérée comme le principal, sinon l'unique moyen d'action de l'Organisation pour atteindre ses objectifs. Depuis, et surtout au cours des vingt dernières années, les méthodes de l'Organisation se sont considérablement diversifiées, faisant notamment une large place à la coopération technique et à l'éducation. » (N. Valticos: « Cinquante années d'activité normative de l'Organisation internationale du Travail », Revue internationale du Travail, sept. 1969, p. 219.) 2 Haas, op. cit., pp. 20-23. 143 Liberté syndicale et développement économique refléter les anticipations largement partagées des acteurs sociaux, gouvernementaux ou non, sans qu'il soit nécessaire cependant que ces anticipations soient identiques d'un acteur à l'autre; ce droit doit être général, de manière à pouvoir donner naissance à un instrument que l'on puisse adapter à des contextes économiques et sociaux variés; il doit cependant être suffisamment spécifique pour permettre l'examen et l'évaluation rationnelle des faits qui en constituent une violation; il doit être suffisamment important pour que ses caractéristiques puissent être dégagées indépendamment du contexte politique ou social dans lequel il se situe ; il doit, enfin, être protégé par des mécanismes procéduraux adéquats. La liberté syndicale remplit toutes ces conditions. En effet, il s'agit d'un droit qui reflète largement les anticipations des acteurs sociaux puisque les deux conventions pertinentes ont été adoptées à de très larges majorités (127 voix sans opposition, avec 11 abstentions, pour la convention n° 87; 115 voix contre 10, avec 25 abstentions, pour la convention n° 98) et sont, à l'heure actuelle, parmi les plus ratifiées. Ce droit est suffisamment général pour s'appliquer à des contextes économiques et sociaux variés, ainsi qu'en témoigne la ratification des conventions pertinentes par des pays à développement économique aussi différent que la France ou la Haute-Volta, à régimes politiques aussi opposés que ceux de l'URSS ou de la Belgique, à traditions juridiques aussi dissemblables que celles du Nigeria ou du Sénégal. Ce droit est cependant suffisamment spécifique pour permettre l'élaboration d'un véritable corpus jurisprudentiel *. Il est suffisamment important pour recevoir dans nombre de pays une consécration constitutionnelle. Il est enfin, nous l'avons vu, protégé par un dispositif juridique spécifique original et efficace. On comprend dès lors qu'en tant qu'instrument juridique son influence ait été considérable 2. Cela ne veut point dire cependant que cette influence soit très facile à mesurer 3. Pour des normes non ratifiées, cette influence peut s'exercer par la procédure de soumission aux autorités nationales compétentes, qui donne aux parlements nationaux une première possibilité de tenir compte des normes internationales lors de l'élaboration de la politique et de la législation du travail; elle peut aussi se manifester par l'obligation de faire rapport, qui fait apparaître de nouvelles possibilités d'adapter plus étroitement la législation nationale aux normes considérées. Les recommandations jouent à peu près le même rôle, car, comme les conventions non ratifiées, elles ne créent pas d'obligations mais servent essentiellement de guide à l'action nationale. Ce 1 BIT: La liberté syndicale: Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale (Genève, 1976). 2 Plusieurs articles de la Revue internationale du Travail ont été consacrés à l'influence des conventions internationales du travail sur les législations nationales. On en trouvera l'énumération dans la bibliographie en fin de volume. 3 Voir E. A. Landy: «L'influence des normes internationales du travail: Possibilités et bilan », Revue internationale du Travail, juin 1970. 144 Conclusion sont, cependant, les normes ratifiées qui, en raison de leur statut juridique et des procédures de contrôle, exercent l'influence la plus sensible, contraignant le pays considéré à modifier sa législation ou sa pratique nationales 1. Compte tenu du contrôle particulièrement strict qui s'exerce en matière de liberté syndicale en raison des procédures originales mises en place à cet effet, il peut être tentant d'essayer de mesurer statistiquement l'influence exercée par ce m o y e n 2 . Malheureusement, en l'absence actuelle d ' u n système permettant de suivre les effets donnés aux recommandations du Comité de la liberté syndicale, les chiffres et, par conséquent, les conclusions auxquelles on aboutirait manqueraient ainsi de fondement scientifique sérieux. De toute façon, l'appréciation à porter sur l'efficacité des procédures juridiques doit situer celles-ci dans u n contexte d'ensemble relativement large. On a p u observer, en effet, que : L'évolution dynamique des procédures de contrôle a abouti à un élargissement à deux points de vue: d'une part, la portée du contrôle s'est étendue, puisque celui-ci ne vise pas seulement à évaluer l'exécution des obligations découlant de la ratification des conventions, mais aussi à promouvoir plus généralement l'application des normes, indépendamment des obligations formelles assumées à leur égard; d'autre part, les méthodes du contrôle se sont diversifiées afin de répondre à la variété des situations et des besoins. Cette diversification n'a cependant pas abouti à une dispersion. C'est qu'en effet les diverses procédures établies ont un caractère complémentaire, soit qu'elles se prolongent, les unes prenant le relais des autres, soit qu'elles s'appuient mutuellement. En outre, malgré les particularités propres à chacune d'elles, ces procédures ont certaines caractéristiques essentielles communes qui donnent à l'ensemble une unité plus profonde: c'est, en premier lieu, le fait que ces diverses procédures ont été entourées de garanties (telles que le recours à des personnalités indépendantes et 1 Ainsi, la ratification des conventions n os 87 et 98 par le Costa Rica en 1960 impliquait une modification du Code du travail destinée à supprimer la possibilité de dissoudre des syndicats par voie administrative et à autoriser l'affiliation des fédérations et confédérations syndicales aux organisations internationales d'employeurs et de travailleurs. De même, on a pu observer que « la ratification de la convention n° 87 par le Japon a entraîné, sans contestation possible, des changements considérables au sein des syndicats de fonctionnaires et dans les relations de ces derniers avec le gouvernement, considéré comme employeur » (A. H. Cook: « The ILO and Japanese politics; II : Gain or loss for labor? », Industrial andLabor Relations Review, vol. XXII, n° 3, avril 1969, p. 398). De même, en 1967, la commission d'experts a pu noter qu'au Niger une loi récente excluait expressément les syndicats du champ d'application d'une ordonnance antérieure qui permettait leur dissolution par décret, contrairement à la convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948. Voir Rapport de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations (RCE), CIT, 51e session, 1967, rapport III (IV), p. 100; la question avait été soulevée pour la première fois en 1962. Pour citer quelques cas plus récents, la commission d'experts a, par exemple, noté en 1975 les développements suivants: à la Barbade, adoption de dispositions visant à protéger les travailleurs contre des actes de discrimination antisyndicale dans l'emploi ; en Grèce, abrogation de diverses dispositions restrictives concernant notamment l'élection de dirigeants syndicaux, la constitution de fédérations et confédérations et la libre négociation collective; en Haute-Volta, modification des dispositions interdisant toute grève; en Equateur, adoption de dispositions interdisant à l'employeur de s'ingérer dans les activités syndicales ou de violer le droit au libre développement de ces activités, et enjoignant aux autorités administratives de veiller à empêcher de tels actes d'ingérence (RCE, 1975, pp. 107, 110, 111, 113, 136 et 138). 2 Ainsi que l'a fait Haas, op. cit., pp. 77 et 83. 145 Liberté syndicale et développement économique à des méthodes quasi judiciaires) permettant d'aboutir à une appréciation objective et impartiale des questions examinées et d'obtenir ainsi le degré de confiance générale qui est une condition indispensable de l'efficacité de tout contrôle international. C'est, en deuxième lieu, la participation au contrôle, à des stades appropriés, des organisations d'employeurs et de travailleurs, source utile d'informations, mais aussi important facteur de vigueur du contrôle. C'est, en troisième lieu, le fait que toutes ces procédures sont fondées sur un travail de recherche méticuleux et approfondi, destiné à assurer l'exactitude du contrôle. C'est, en quatrième lieu, la combinaison du degré de discrétion qu'exigent tant l'examen juridictionnel que la conciliation avec la publicité nécessaire à l'action de la Conférence et, plus généralement, à l'information de l'opinion publique1. Avec cette dernière remarque, nous voyons comment il est nécessaire de dépasser le cadre strictement juridique de l'examen du problème de la promotion de la liberté syndicale pour examiner l'influence pédagogique plus diffuse qui peut s'exercer en ce domaine sur la scène internationale. 2. Rôle éducatif En effet, au-delà de son aspect strictement juridique, le contrôle international de l'application des normes joue un rôle éducatif certain, favorisant par la diffusion des idéaux que proclament les nombreux textes internationaux une évolution de l'opinion publique et des pratiques gouvernementales. Les constitutions, déclarations, chartes, conventions, recommandations, résolutions adoptées au fil des années par les organisations internationales, dont l'expression la plus haute réside dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans les deux pactes des Nations Unies relatifs, l'un aux droits économiques, sociaux et culturels, l'autre aux droits civils et politiques, donnent un relief particulier aux activités de l'OIT. En effet, étant donné le nombre et l'importance des droits reconnus dans le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, l'Organisation internationale du Travail est l'un des principaux agents d'exécution des dispositions de cet instrument, sa tâche étant d'ailleurs facilitée par son expérience, ses normes, sa structure, les pouvoirs prévus par sa Constitution et ses procédures, qui assurent à la protection de ces droits une garantie qu'on trouve difficilement dans d'autres organisations internationales 2, où les procédures vont rarement au-delà de l'information sur la suite donnée. 1 Valticos: « Cinquante années d'activité normative de l'Organisation internationale du Travail », op. cit., p. 257. 2 On n'a pas manqué, en effet, d'observer que: « Dans l'ensemble, il existe des différences considérables entre les mesures de mise en œuvre prévues dans les pactes et les procédures de contrôle applicables aux normes internationales du travail. C'est ainsi que les pactes n'établissent pas de procédures de contrôle aussi détaillées et variées que celles qui ont été instituées pour les conventions et les recommandations de l'OIT. Même la procédure de plainte prévue dans le pacte relatif aux droits civils et politiques, qui établit un système de contrôle plus développé que le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, diffère de celle de 146 Conclusion Tandis que les rapports sur les conventions ratifiées sont un moyen de vérification de l'application des normes internationales, les rapports sur les conventions non ratifiées ou ceux du Comité de la liberté syndicale sont un puissant moyen de pression s'exerçant sur les pays en faveur d'un ralliement aux règles de la morale internationale. Les recommandations du comité ont, en effet, une valeur pratique plus grande qu'une condamnation formelle : par ces recommandations, plusieurs pays ont été invités à réviser leur législation pour la mettre en harmonie avec les engagements internationaux souscrits ou, plus généralement, avec les principes en matière de liberté syndicale. Il est vrai cependant que la réceptivité des nations aux critiques internationales est fortement dépendante des conditions politiques générales. On peut s'efforcer de quantifier ces influences en utilisant un critère de légitimité et un critère d'autorité \ La légitimité implique que les nations exigent des normes internationales, les invoquent et s'y soumettent volontairement; l'autorité, que l'organisation internationale puisse contraindre une nation à respecter ses obligations. L'échelle de conformité 2 mesure la fréquence l'OIT. D'une part, en effet, les plaintes ne peuvent émaner que d'Etats parties au pacte ayant reconnu, pour ce qui les concerne, la compétence du Comité des droits de l'homme, alors que, en vertu de la Constitution de l'OIT, la procédure de plainte peut être engagée par un Etat Membre contre un autre (lorsque tous deux ont ratifié une même convention), par tout délégué à la Conférence ou par le Conseil d'administration agissant de sa propre initiative; d'autre part, les plaintes ne peuvent être renvoyées à la Commission de conciliation ad hoc qu'avec l'assentiment préalable des Etats parties intéressés, tandis que, selon la procédure de l'OIT, le renvoi d'une plainte à une commission d'enquête relève de la seule décision du Conseil d'administration et implique une obligation de coopérer avec la commission. » (L'OIT et les droits de l'homme, op. cit., p. 23.) On trouvera une présentation intéressante du problème ici discuté dans Haas, op. cit., qui, dans un tableau synoptique (tableau 1, pp. 6-7), compare les systèmes de protection mis en place pour une série de droits: protection contre le génocide, Code international du travail, protection de la liberté d'association, des droits civils et politiques, contre la discrimination en matière d'éducation, dans le domaine racial, contre l'intolérance religieuse. 1 Haas, op. cit. Les hypothèses que l'auteur s'efforce de tester sont les suivantes: 1) les conventions internationales du travail concernant les droits de l'homme bénéficient d'une plus grande autorité et d'une plus grande légitimité que d'autres types de conventions internationales du travail ; 2) les conventions internationales du travail ont plus de légitimité et d'autorité dans les régimes de conciliation avec institutions économiques mixtes et économies développées; elles ont moins de légitimité et d'autorité dans les régimes totalitaires et autoritaires avec institutions capitalistes ou socialistes et économies sous-développées. Ces conventions bénéficient d'une autorité et d'une légitimité croissantes lorsque les régimes de conciliation se combinent avec des économies en croissance; 3) les conventions internationales concernant les droits de l'homme manifestent une tendance très forte vers une légitimité et une autorité hautes ou basses, dans toutes les catégories de nations, lorsqu'on les compare aux autres conventions; 4) avec le temps, l'attention des organisations syndicales ouvrières plaignantes se concentrera de moins en moins sur des thèmes ayant des implications politiques mondiales et se portera au contraire sur des thèmes immédiats concernant des droits de l'homme au niveau national (p. 31). C'est pour tenter de confirmer ou d'infirmer ces thèses que sont effectués les calculs indiqués dans le texte de l'ouvrage. 2 Selon E. A. Landy: The effectiveness of international supervision: Thirty years of ILO expérience (Londres, Stevens & Sons, 1966), pp. 68-69, 217, 255. 147 Liberté syndicale et développement économique Tableau 20. Légitimité et autorité des conventions de l'OIT, 1927-1964 Toutes conventions (100) Conventions sur les droits de l'homme (7) Acceptation Conformité Application 0,26 0,70 0,42 0,61 0,73 0,22 (ou la fidélité) avec laquelle les nations intègrent dans leur législation les normes internationales qu'elles ont ratifiées, sous la forme du rapport: observations critiques ratifications réelles Le rapport de mise en application mesure la fréquence avec laquelle les nations améliorent leur législation à la suite des observations de l'organisation internationale; il prend la forme: améliorations totales + 0,5 (améliorations partielles) observations critiques Ces deux tests concernent le principe d'autorité. Le principe de légitimité est mesuré par un score d'acceptation donné par le rapport: ratifications réelles ratifications possibles Lorsque, comme le fait Haas, on étudie toutes les conventions de l'OIT élaborées de 1927 à 1964, il est possible de dresser le tableau 20. Dans l'ensemble, les normes concernant les droits de l'homme ont une légitimité plus grande que les conventions techniques du travail, mais elles ne sont pas dotées de plus d'autorité. Si, au lieu de dresser un constat général, on l'établit en fonction d'une typologie dont nous avons précisé les principes de base dans la troisième partie de cette recherche, les résultats sont ceux qui figurent au tableau 21. On peut se rallier aux conclusions de l'auteur: Un examen plus attentif de l'attitude des différents types de régimes et d'économies révèle que les textes sur les droits de l'homme ne bénéficient pas d'une légitimité exceptionnelle parmi les régimes de conciliation et les régimes autoritaires, mais sont généralement ratifiés par les régimes de mobilisation. Le développement économique ne montre pas une corrélation forte avec l'acceptation des normes sur les droits de l'homme; les pays socialistes trouvent ces normes plus dignes d'intérêt que ne le font les pays capitalistes ou les pays à institutions mixtes. En ce qui concerne l'autorité, l'image est cependant différente. Ainsi qu'on pouvait le prévoir, c'est pour les régimes de conciliation à économie développée ou en voie de développement et à institutions économiques mixtes que les normes relatives aux droits de l'homme ont le plus d'au148 Conclusion Tableau 2 1 . Légitimité et autorité des conventions de l'OIT pour différents types d'Etats Membres Type d'Etat Membre Conciliation Mobilisation Autoritaire Autocratie de modernisation Capitaliste Mixte Socialiste Sous-développé En voie de développement Développé 1 Nombre de pays 28 8 14 0 42 5 5 69 6 0 Toutes conventions 1927-1964 Nombre de pays Conventions sur les droits de l'homme 1948-1964 AccepConfor- Application tation mité Acceptation Conformité Application 0,32 0,21 0,19 0,75 0,84 0,84 0,53 0,20 1 0,40 36 16 15 0,63 0,76 0,61 0,82 0,72 0,66 0,32 0,18 0,07 5 42 32 12 69 0,54 0,55 0,67 0,80 0,59 0,92 0,72 0,84 0,64 0,75 0,50 2 0,25 0,27 0,14 4 0,21 8 5 0,57 0,69 0,92 0,90 0,502 0,17 » 0,16 0,43 0,25 0,19 0,75 0,61 0,90 0,70 0,31 0,45 3 0,25 x 0,34 0,35 0,77 0,59 3 — — — a Trois pays seulement, Deux pays seulement. Source: Haas, op. cit., tableau 5, p .50 ' Cinq pays. * Huit pays. torité et c'est pour les régimes de mobilisation à économie socialiste qu'elles en ont le moins, et elles ne présentent que peu d'intérêt pour les régimes autoritaires, les institutions capitalistes et les économies sous-développéesl. Un enseignement semble se dégager de ce constat, eu égard au problème qui est le nôtre. Le sous-développement n'est pas inconciliable au niveau des principes avec la liberté syndicale, puisque les normes sont généralement acceptées et ratifiées (principe de légitimité). Il est par contre certain que leur application pratique pose parfois des difficultés, ainsi que nous l'avons vu dans la troisième partie de cette recherche, affaiblissant par là même le principe d'autorité (particulièrement en ce qui concerne les résultats en matière d'application). Il importe dès lors, pour ces pays, de réconcilier principe de légitimité et principe d'autorité en contribuant à améliorer la liberté syndicale par la voie de la persuasion plutôt que par la voie de la coercition, en infléchissant de l'intérieur les pratiques nationales plutôt qu'en tendant à imposer de l'extérieur des pratiques estimées plus satisfaisantes. 3. Promotion des normes internationales grâce à l'assistance technique Dès lors, si le contrôle juridique exercé en matière de liberté syndicale a pu jouer le rôle important que nous venons d'évoquer, si l'éducation des partenaires sociaux et la moralisation des relations professionnelles se développent 1 Haas, op. cit., pp. 54-55. 149 Liberté syndicale et développement économique progressivement grâce au moyen de pression que représentent les rapports sur les conventions, ratifiées ou non, ou les différentes enquêtes internationales, la promotion de la liberté syndicale passe également par une troisième voie : celle de l'assistance technique: L'assistance technique et les activités promotionnelles semblent destinées à jouer un rôle important et croissant dans le développement futur de l'action internationale pour la promotion et la protection de la liberté d'association. Certaines des procédures que nous avons examinées, et en particulier la vérification des pouvoirs, les procédures formelles de réclamation et de plainte et, dans une large mesure, l'examen des plaintes en violation de la liberté syndicale, représentent la pathologie plutôt que l'exercice normal et sain de l'action internationale pour la protection de la liberté d'association. Le problème fondamental est celui d'affermir les forces qui œuvrent en vue d'une liberté d'association pleine et entière, de la reconnaissance des organisations professionnelles les unes par les autres, de la négociation collective et de la collaboration des organisations et de l'Etat en vue de la recherche du bien commun. Machiavel, malgré toute sa subtilité, n'avait qu'une vue à court terme quand il déclarait qu'il vaut mieux être craint qu'aimé. L'emploi occasionnel du contentieux et des méthodes coercitives est inévitable dans le gouvernement de larges masses, et les procédures qui sont du domaine du contentieux et de la coercition, au moins morale, ont un rôle essentiel à jouer dans la promotion et la protection internationales de la liberté d'association. Mais la seule base sur laquelle l'Organisation internationale du Travail puisse fonder sa force et exercer une influence effective en faveur de la liberté d'association est la valeur de la contribution qu'elle peut apporter aux existences des citoyens des Etats Membres et la loyauté à son égard que sa contribution à leurs existences suscite. C'est pour cette raison que l'assistance technique et les activités promotionnelles de l'Organisation internationale du Travail relatives à la liberté d'association et aux relations professionnelles ont une telle importance \ En effet, si l'histoire a consacré l'échec de certaines expériences de développement économique et social menées dans une optique essentiellement technocratique, ne tenant pas compte de la contribution que les organisations professionnelles peuvent apporter à cet effort, la liberté syndicale est une valeur non seulement à préserver, mais bien plus encore un instrument à promouvoir. De ce fait, très logiquement, les projets de coopération technique sont appelés à prendre de l'extension 2. La promotion de la liberté syndicale ne saurait se faire d'elle-même; elle ne résulte pas automatiquement de la croissance ou du développement économiques, mais doit être, au contraire, l'objet d'une politique consciente et réfléchie. Avec son expérience en ce domaine, l'OIT peut apporter à cet effort une contribution décisive. Sans doute : 1 Jenks: The international protection oftrade union freedom, op. cit., pp. 499-500. « Ces programmes, que l'on ne rattache pas directement d'ordinaire à l'action en faveur des droits de l'homme, en sont, cependant, des éléments essentiels, cela pour deux raisons. En premier lieu, les droits économiques, sociaux et culturels, qui sont ceux que concernent principalement ces programmes, concourent, lorsqu'ils sont effectivement garantis, à la réalisation des aspirations fondamentales à la liberté et à l'égalité, parfois d'une manière décisive... En second lieu, les droits économiques et sociaux ont leur valeur propre qui, inversement, ne peut se réaliser sans la promotion des libertés et des droits fondamentaux. La liberté syndicale trouve ainsi sa justification essentielle dans la défense d'intérêts économiques et sociaux. » (BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., pp. 6-7.) 2 150 Conclusion Le BIT n'est plus maître du contenu des projets, sur lesquels les gouvernements se prononcent en dernier ressort. En définitive, ce sont les employeurs et les travailleurs qui doivent rechercher, de concert avec les autorités, une participation plus active aux décisions officielles1. Toutefois, son aide technique peut être fort utile. On peut évoquer, à titre d'exemples, quelques domaines où son intervention peut paraître plus particulièrement utile à la promotion de la liberté syndicale. En premier lieu, parce qu'il semble souvent nécessaire dans les pays en voie de développement de renforcer les ministères du Travail en vue de mieux leur faire accomplir les tâches qui leur reviennent dans le développement économique et social, d'une part, et dans la défense des libertés syndicales, d'autre part, le développement de l'aide technique de l'OIT semble en ce domaine nécessaire, du fait qu'elle permet aux services du travail d'identifier les facteurs sociaux dont il faut tenir compte dans la politique économique, de rassembler et d'analyser les renseignements et les données concernant les questions sociales et les questions relevant du travail et d'accorder une attention accrue à l'établissement de relations constructives entre les organisations d'employeurs et de travailleurs 2. L'administration du travail pourra alors jouer son rôle à la fois préventif, exécutif et parfois juridictionnel dans la promotion, la sauvegarde et la défense des droits économiques et sociaux, la portée de son action étant particulièrement étendue lorsque d'autres mécanismes à même finalité sociale, tels que les procédures de négociation collective, ne jouent pas un rôle suffisant. En second lieu, on a maintes fois insisté sur la faiblesse du syndicalisme dans les pays en voie de développement. Nous en avons vu précédemment les manifestations et les origines. Mais, si des organisations professionnelles fortes apparaissent comme un des instruments du développement économique et social, l'assistance technique qui peut leur être apportée n'en présente que plus d'utilité. Les autorités coloniales hier 3 , les mouvements ouvriers ou 1 BIT: L'OIT et la coopération technique, C1T, 51 e session, 1967, rapport VIII (I), pp. 48 et 61-62. 2 BIT : Report on the Asian round table on labour administration and development planning, Manille, septembre 1969, doc. ILO/OTA/AFE/R.17 (Genève, 1970). 3 Par exemple, la loi sur le développement des colonies (Colonial Development Act) de 1929, qui légalisa le syndicalisme dans les territoires coloniaux britanniques, encouragea en même temps le développement du syndicalisme (J. I. Roper: Labour problems in West Africa (Harmondsworth, Penguin Books, 1958), pp. 48-57) et, en 1938, des conseillers du travail furent spécialement nommés pour aider à la formation du syndicalisme, liant les facilités accordées au développement de celui-ci à l'octroi d'aides financières aux territoires concernés. De même, en France, un décret du Front populaire de 1937 reconnut le syndicalisme dans les pays coloniaux et la politique réformiste d'après la seconde guerre mondiale, qui culmina, en 1952, dans le Code du travail pour les territoires d'outre-mer, incita au développement du syndicalisme (Neufeld, op. cit., p. 116). Dans les territoires relevant de la Belgique, la législation autorisant le syndicalisme et établissant un système complexe de conseils et comités à participation syndicale date de 1946 (C. A. Orr: « Trade unionism in colonial Africa », Journal of Modem African Affairs (Londres), mai 1966, pp. 75-76). 151 Liberté syndicale et développement économique patronaux des métropoles à la même époque \ les internationales syndicales actuellement 2 apportent une aide aux syndicats des pays sous-développés. La contribution de l'OIT en ce domaine pourrait également être appréciable, peut-être plus particulièrement en ce qui concerne l'un des secteurs les plus négligés, à savoir la formation d'associations agricoles représentant les agriculteurs indépendants et les fermiers. C'est dire que la suggestion faite à la 7 e session de la Commission permanente agricole d'envoyer de brèves missions dans les pays désireux d'encourager la création d'organisations agricoles ou d'accroître l'efficacité de celles qui existent déjà mériterait d'être retenue. La création, à la base, d'associations de paysans — à titre d'interlocutrices de la coopérative — et celle, au sommet, de fédérations bien structurées et en rapport étroit avec les pouvoirs publics permettraient dans maints pays de former ce tissu de relations sans lequel le développement reste l'effort de noyaux isolés. Sans cela, en croyant établir des pôles de développement, on ne parviendra qu'à créer des poches de développement repliées sur elles-mêmes et vite résorbées dans le milieu traditionnels. Il convient d'ailleurs de signaler que l'OIT a récemment fait en ce domaine un pas important en vue du développement des organisations de travailleurs agricoles en adoptant, en 1975, la convention (n° 141) et la recommandation (n° 149) concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans le développement économique et social. La recommandation contient en particulier des dispositions concrètes sur les mesures que les gouvernements devraient prendre dans le cadre d'une politique de promotion desdites organisations, mesures qui peuvent être législatives, administratives, d'information publique, d'enseignement, de formation professionnelle ainsi que d'assistance financière et matérielle. 1 La participation des organisations ouvrières françaises ou britanniques à l'édification du syndicalisme africain a été maintes fois décrite (Berg: «French West Africa», op. cit.; J. Meynaud: Le syndicalisme africain: Evolution et perspectives (Paris, Payot, 1963); A. November: L'évolution du mouvement syndical en Afrique noire (La Haye, Mouton, 1965)). 2 L'aide apportée par la FSM ou la CISL est à peine moins connue (A. Zack : Labor training in developing countries (New York, Praeger, 1964). Ces interventions ont pu parfois nuire à l'indépendance des syndicats naissants, mais on ne saurait non plus nier qu'elles ont aussi été une aide précieuse: « Si on laisse de côté les questions liées aux transferts d'idéologies, on ne saurait contester que l'un des très importants résultats de l'assistance technique externe est le renforcement des mouvements ouvriers dans les pays en voie de développement. L'Est et l'Ouest ont contribué au factionnalisme, à la création de syndicats rivaux, à des luttes intestines et à la corruption des leaders qui émergent. Mais, par contre, l'apport de nouvelles qualifications peut contribuer à renforcer les syndicats. De la sorte, les programmes d'assistance peuvent aussi contribuer au maintien et au développement du pluralisme dans les pays en voie de développement. » (H. K. Jacobson : Ventures inpolicy shaping: External assistance to labour movements in developing countries, Association internationale de science politique, table ronde de Grenoble, 14-18 septembre 1965, p. 13.) 3 X . Flores: Les organisations agricoles et le développement, Etudes et documents, nouvelle série, n° 77 (Genève, BIT, 1970), p. 584. 152 Conclusion En troisième lieu, si l'on souhaite voir apparaître un syndicalisme « responsable » parce que soucieux du développement, de préférence aux mesures de contrainte qui — nous l'avons vu — risquent fort d'être inopérantes, c'est un effort d'éducation ouvrière qui s'impose. Les ressources financières insuffisantes dont disposent à cet effet les organisations professionnelles ont conduit souvent les gouvernements à adopter une politique d'encouragement et d'assistance aux syndicats dans leurs programmes de formation et d'éducation: les programmes d'éducation des travailleurs en Inde ou les programmes appliqués par le Centre asien d'éducation ouvrière de l'Université des Philippines ne sont que des exemples parmi bien d'autres possibles des efforts accomplis en ce domaine dans les pays en voie de développement 1 . Il est vrai que parfois, a-t-on pu observer : Il peut être nécessaire de réorienter les programmes en fonction des objectifs et exigences du développement et d'y insister davantage sur une meilleure compréhension des problèmes sociaux et du travail que posent le développement industriel et la croissance économique, ainsi que sur les moyens d'établir des relations constructives et d'assurer la coopération entre employeurs et travailleurs et entre leurs organisations2. Les formes qu'a prises et que peut prendre en ce domaine le programme de coopération technique de l'OIT sont nombreuses: aide, conseils et assistance aux programmes d'éducation ouvrière (autonomes ou à participation gouvernementale), aide à la création de services syndicaux de recherche, aide aux programmes de formation destinés aux responsables de la gestion du personnel, octroi de bourses d'études à des responsables d'organisations d'employeurs ou de travailleurs, organisation de cycles d'études régionaux 3 , etc. Il ne faut pas oublier cependant que l'éducation ouvrière n'atteint guère la grande masse des travailleurs inorganisés et, surtout, des travailleurs ruraux, si tant est qu'elle l'atteigne. Il y a là une importante lacune à combler. Ces propositions ne sont pas de nature limitative. C'est ainsi, par exemple, qu'un autre moyen important de contribuer au développement des organisations syndicales et de leurs activités est le système des contacts directs, en 1 BIT: Directory of labour relations institutes (Genève, 1973); idem: Labour relations institutes: Structure andfunctions (Genève, 1973). 2 Idem: Liberté d'association pour les organisations de travailleurs et d'employeurs et leur rôle dans le développement économique et social, op. cit., p. 63. 3 Un cycle d'études régional asien sur le rôle des syndicats dans la planification du développement s'est tenu à New Delhi en septembre-octobre 1968; une table ronde sur l'administration du travail et la planification du développement a été organisée par l'OIT à Manille en septembre 1969; une autre table ronde sur le rôle des organisations d'employeurs dans les pays asiens a eu lieu à Tokyo en décembre 1970; un séminaire africain sur le rôle des syndicats dans la planification du développement a eu lieu à Dakar en novembre-décembre 1966; un séminaire sur le rôle des organisations de travailleurs et d'employeurs dans le développement économique et social en Afrique s'est tenu à Addis-Abeba en décembre 1968; des séminaires sur le rôle des syndicats dans la planification et le développement ont eu lieu en Amérique latine, à Santiago, à Tegucigalpa, à Managua, à San José, etc. 153 Liberté syndicale et développement économique vertu duquel un représentant du Directeur général du BIT peut examiner, avec les représentants d'un gouvernement qui a demandé ou accepté ces contacts, la manière de trouver une solution aux problèmes que poserait l'application des conventions, y compris celles qui concernent la liberté syndicale. Ce système comporte également des contacts avec les organisations de travailleurs et d'employeurs, qui permettent de tenir celles-ci informées des sujets en discussion et d'obtenir leur point de vue en la matière. Pour ce qui est spécifiquement de la question de la libre négociation collective et du développement économique, de tels contacts directs ont eu lieu récemment avec le gouvernement de Singapour en raison des observations formulées par la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations à propos de la législation limitant la négociation collective dans le cas d'entreprises nouvellement établies dans le pays. De même encore, l'OIT a estimé qu'il convenait de développer ses activités d'information vis-à-vis de certains groupes de personnes qui peuvent contribuer grandement, de par leurs fonctions, à la diffusion des principes de la liberté syndicale ou sont appelées à intervenir dans l'application de la législation nationale pertinente. Il s'agit, en particulier, de professeurs spécialisés dans les questions du travail, de juges et de fonctionnaires de l'administration du travail. Un premier colloque se tiendra prochainement en Amérique latine avec la participation de personnes appartenant à ces catégories, ainsi que de représentants des employeurs et des travailleurs. Son objet est de familiariser ces personnes avec les principes et les normes de l'OIT en la matière et de discuter les problèmes de leur application dans la région. Si nous avons aussi longuement insisté, à travers ces quelques exemples, sur le rôle de l'assistance technique en tant que complément à l'élaboration de normes internationales et à l'éducation des nations et des organisations professionnelles, c'est parce qu'il y a, entre ces différentes tâches, une dialectique certaine : Les activités pratiques ne peuvent se dissocier des activités normatives. D'une part, elles doivent pouvoir s'appuyer sur les principes énoncés dans les conventions ou les recommandations, tout en favorisant l'application effective de ces principes; d'autre part, elles doivent être pour les travaux normatifs une source d'inspiration et d'orientation, eu égard aux conditions particulières que connaissent les pays selon leur degré d'avancement économique et social et leur régime politique général. S'il semble possible, dans certains cas, de conjuguer ces deux grands moyens d'action de l'OIT de manière fructueuse, on ne peut pas dire que l'on y soit toujours parfaitement parvenu. Il serait utile, à cet égard, que les conférences régionales et les réunions techniques examinent les difficultés auxquelles l'application des normes donne lieu dans la pratique et indiquent comment les activités de coopération technique peuvent le mieux contribuer à les écarter x. 1 154 BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., p. 24. Conclusion Cette dernière remarque nous indique qu'il reste peut-être, à propos de la liberté syndicale dans ses rapports avec le développement, à se poser la question que, s'interrogeant sur la mission générale de l'OIT, le Directeur général formulait dans les termes suivants: Il semble que nous devions nous demander si l'OIT a su maintenir un juste équilibre entre, d'une part, le désir de faire progresser la cause des droits et des libertés de l'homme en adoptant des dispositions aussi proches que possible de l'idéal à atteindre et, d'autre part, le souci de fixer des normes qui ne soient pas trop élevées afin d'obtenir le maximum d'adhésions des Etats — en un mot, si elle a su résoudre le problème fondamental, c'est-à-dire formuler des normes minima qui puissent néanmoins avoir un effet stimulant et conduire à de nouveaux progrès. L'OIT a-t-elle su notamment faire en sorte que le souci de réalisme et la volonté de souplesse n'aillent pas à l'encontre de son objectif primordial, qui est d'élever les normes sociales dans tous les pays? Certains trouvent bien modestes les résultats obtenus et voient davantage, dans la souplesse des normes, la marque de l'ambiguïté que celle du réalisme1. 4. La recherche de nouvelles normes internationales Il est certain qu'il serait utile d'étudier de nouvelles mesures destinées à assurer un respect plus complet des droits syndicaux au sens le plus large du terme. C'est ainsi que, dans sa résolution concernant les droits syndicaux et leurs relations avec les libertés civiles, adoptée en 1970, la Conférence internationale du Travail indiquait qu'une attention particulière devait être portée aux questions suivantes: droit des syndicats à exercer leurs activités au sein des entreprises et autres lieux de travail; droit des syndicats à négocier les salaires et toutes les autres conditions de travail; droit de participation des syndicats dans les entreprises et dans l'économie générale; droit de grève; droit de participer pleinement aux activités syndicales nationales et internationales; droit à l'inviolabilité des locaux syndicaux ainsi que de la correspondance et des conversations téléphoniques; droit à la protection des fonds et biens syndicaux contre les interventions des autorités publiques; droit des syndicats à accéder aux moyens de communication de masse; droit à la protection contre toute discrimination en matière d'affiliation et d'activité syndicales; droit d'accéder à des procédures de conciliation et d'arbitrage volontaire; droit à l'éducation ouvrière et au perfectionnement. Dans ce vaste programme d'activités nouvelles, établi en 1970 et auquel la convention (n° 135) et la recommandation (n° 143) concernant les représentants des travailleurs, 1971, ont donné un début d'application, certains thèmes conservent une urgence plus particulière. C'est le cas de l'exercice de la grève qui, pour l'instant, ne fait encore l'objet d'aucune convention ou d'aucune recommandation. Certes, la résolution con1 BIT: VOIT et les droits de l'homme, op. cit., pp. 15-16. 155 Liberté syndicale et développement économique cernant l'abrogation des lois dirigées contre les organisations syndicales de travailleurs dans les Etats Membres de l'OIT, adoptée en 1957 par la Conférence, demandait l'adoption de « lois assurant l'exercice effectif et sans restriction des droits syndicaux par les travailleurs, y compris le droit de grève ». Certes également, la résolution sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, adoptée à la première Conférence régionale africaine, à Lagos, en 1960, demandait que soit reconnu « le droit de tous les travailleurs de se déclarer en grève pour la défense de leurs intérêts économiques et sociaux, après avoir épuisé toutes les procédures de conciliation prévues à cet effet par la législation ou, à défaut, par la pratique en vigueur dans le pays intéressé ». Il serait cependant souhaitable, pour que des garanties effectives de liberté d'association débouchent sur des possibilités d'action pratique, que le droit de grève, reconnu par le pacte international relatif aux droits économiques, soit consacré par une norme internationale. La jurisprudence des organes de contrôle de l'OIT sur les droits syndicaux, qui définit les limites et les conditions dans lesquelles des restrictions peuvent raisonnablement être apportées au droit de grève (procédures à suivre avant de lancer un appel à la grève, restriction au droit de grève pour certains services essentiels, garanties à prévoir en contrepartie de ces restrictions, etc.), fournit pour cela une base de réflexion suffisante. Le droit des syndicats à exercer leurs activités au sein des entreprises et autres lieux de travail est un second thème qui mériterait une réflexion attentive. Trois raisons au moins conduisent à préconiser la reconnaissance de la présence syndicale sur les lieux de travail. La première est une raison juridique: un aménagement s'impose à l'égard de textes qui, proclamant la liberté syndicale, n'en ont pas organisé les modalités (affichage, collecte des cotisations, diffusion de la presse syndicale, réunions syndicales). La seconde est d'ordre économique : les conditions économiques modernes rendent plus nécessaire la présence syndicale sur les lieux de travail, car la concentration, l'urbanisation, le travail en équipes successives, etc., font souvent de l'entreprise le seul lieu de rencontre des travailleurs. La troisième raison est d'ordre sociologique : la section syndicale d'entreprise est le seul moyen d'assurer la synthèse entre les différents niveaux de l'action ouvrière, et donc sa cohérence. C'est dans l'entreprise que sont vécus au jour le jour les rapports de travail, que sont perçues les oppositions d'intérêts: c'est donc par là que passe la défense des intérêts professionnels. Un troisième thème essentiel, lié d'ailleurs aux précédents, est celui des procédures de règlement des conflits. Les tribunaux judiciaires ou les instances de conciliation et d'arbitrage jouent, certes, d'ores et déjà un rôle des plus utiles. Il semblerait cependant nécessaire de définir, en vue peut-être de l'adoption de normes internationales, les principes sur lesquels devraient reposer les 156 Conclusion procédures administratives et judiciaires, les mécanismes de contrôle et de conciliation, les moyens de recours, de pétition ou d'expression, les garanties de participation et de représentation, etc. L'adoption, en tout ou en partie, du programme de travail ainsi esquissé répondrait sans doute alors aux vœux des organisations syndicales, qui souhaitent voir « se renforcer les institutions capables de contribuer à l'adoption de politiques de relations du travail constructives et de normes de travail appropriées » \ 1 CISL: Le développement économique et les syndicats libres, op. cit., p. 23. 157 ANNEXE: LISTE DES OUVRAGES ET ARTICLES CITÉS 1. PUBLICATIONS DU BIT A. Etudes diverses Les autorités publiques et le droit à la protection des fonds et autres biens syndicaux (1973). 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Vol. XLVIII (1965), n° 2 S. Vol. XLVIII (1965), n° 3 SU. Vol. XLIX (1966), n» 1 S. Vol. XLIX (1966), n° 2 S. Vol. XLIX (1966), n° 3 SU. Vol. L (1967), n° 1 S. Vol. L (1967), n° 2 S. Vol. L (1967), n° 3 SU. Vol. LI (1968), n° 1 S. Annexe 102-103 104-106 107-108 109-110 111-112 113-116 117-119 120-122 123-125 126-133 134-138 Vol. LI (1968), n° 2 S. Vol. LI (1968), n° 4 S. Vol. LU (1969), n° 1 S. Vol. LU (1969), n° 2 S. Vol. LU (1969), n° 4 S. Vol. LUI (1970), n° 2 S. Vol. LUI (1970), n° 4 S. Vol. LIV (1971), n° 2 S. Vol. LIV (1971), n° 4. Vol. LV (1972), S. Vol. LVI (1973), S. Les rapports suivants n'ont fait pour l'instant l'objet que d'une publication comme documents du Conseil d'administration. 2. AUTRES PUBLICATIONS Adler, J. H.: «World économie growth: Retrospect and prospects», Review of Economies and Statistics, août 1956. Agarwala, A. N., et Singh, S. P.: The économies of underdevelopment (Oxford University Press, 1958). Althusser, ~L.:Pour Marx (Paris, Maspéro, 1966). 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