Ecrits SFTG
Or, quand il y a
prescription
en DCI,
cela conduit
dans 90% des cas
à la délivrance
d’un médicament
en générique
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Anthropologie et représentation du médicament : DCI et placebo
Dans les sociétés traditionnellement étudiées
par les ethnologues, la notion de personne dif-
fère de celle à laquelle nous sommes habitués, et
l’administration d’un remède, quelle que soit sa
forme, ne se conçoit pas séparée du traitement
rituel qui l’accompagne.
Lorsque dans son cabinet un médecin rédige une
ordonnance, il prescrit des médicaments, « re-
mèdes selon raison », mais il fait plus : par l’acte
de prescrire, par la façon dont il va présenter et
expliquer son ordonnance, il va y ajouter ce que
Levi-Strauss a appelé l’efficacité symbolique.
L’homme est un être de relations et de symboles
au sens de « équivalents significatifs du signifié,
relevant d’un autre ordre de réalité que ce der-
nier»; au-delà de l’effet biologique du médica-
ment, il y a la représentation qu’en a le malade.
Avec la prescription en DCI, c’est la représenta-
tion du médicament qui est bousculée.
Lorsque Patrick Ouvrard m’a demandé de par-
ticiper à l’atelier « Anthropologie et représen-
tation du médicament : DCI et placebo », j’ai
envisagé la question sous deux angles : le mé-
dicament comme « objet technique » et l’acte
de prescrire, analysé comme rituel, introduisant
ainsi l’effet placebo. Il se trouve que le débat,
très riche, a porté exclusivement sur l’acte de
prescrire et sur l’effet placebo, ce qui montre
que c’est là que se situe le questionnement des
médecins.
Je résumerai d’abord quelques éléments d’an-
thropologie des représentations du médicament,
puis j’apporterai un éclairage anthropologique
sur l’acte de prescrire.
1. Qu’est-ce que la DCI a bousculé dans
la représentation du médicament ?
Un médicament est un objet qui
« entre dans le champ économique »,
présenté dans un emballage, recon-
naissable par son nom, sa couleur, sa
galénique. Les études portant sur ces
caractéristiques intéressent au premier
chef les laboratoires et semblent relever
plus du marketing que de la médecine.
Cependant, nous ne saurions nous con-
tenter de renvoyer les caractéristiques
matérielles des médicaments au mar-
keting, car ce sont des objets saturés
de sens, supports d’élaborations sym-
boliques, et si nous réfléchissons sur
ce que la prescription en DCI a changé
dans les représentations du médica-
ment, ce sera d’abord en référence aux
aspects visibles.
Quand le pharmacien exécute l’or-
donnance en DCI, il vend les molé-
cules dont il dispose, c’est-à-dire que
la marque et l’aspect du médicament
peuvent varier. Le patient connaît
donc une perturbation quant à la sym-
bolique qui entoure la forme extérieu-
re. Interrogé sur les difficultés induites
par la prescription en DCI, le pharma-
cien de mon quartier affirme qu’elle ne
pose pas de problème, car le médecin
a fait le travail en amont, mais qu’en
revanche, les clients sont encore réti-
cents devant les génériques considérés
comme des « ersatz » . Or, quand il
y a prescription en DCI, cela conduit
dans 90% des cas à la délivrance d’un
médicament en générique .
Le plus grand changement concerne
le nom : jusqu’ici, les médicaments
étaient désignés par leur « nom de
fantaisie », cette formulation consti-
tue à elle seule tout un programme.
Certains médicaments familiers sont
désignés noms communs, précédés
de l’adjectif possessif «Ai-je pris
mon lexomil® ?» ; la DCI introduit
une distance, dira-t-on aussi fami-
lièrement « Ai-je pris mon bromaze-
pan ? ». Il y a du symbole dans le
mot : le nom du médicament solli-
cite la force de l’imaginaire, et les
laboratoires le savent. Si d’un côté il
peut être fâcheux pour le patient de
ne pas retrouver ses habitudes, ses
repères, d’un autre côté en revanche,
le nom de la molécule, incompréhen-
sible pour la plupart des utilisateurs
se trouve enveloppé de mystère et de
science. Comme dans les glossolalies,
ces langues secrètes des chamans et
officiants de certains cultes animis-
tes, c’est précisément parce qu’on ne
comprend rien que c’est efficace. Il
se pourrait que, désigné ce nom sa-
vant, le médicament cesse d’être un
produit de consommation courante
pour retrouver sa spécificité dans la
gamme des produits industriels.
La couleur également intervient
dans la charge symbolique. Il n’est
qu’à voir sur Internet le nombre
de sites traitant de la symbolique
des couleurs pour être persuadé de
l’intérêt que suscite cette dernière.
M. Akrich relate l’expérience sui-
vante : on administre respectivement
à trois groupes de patients souffrant
d’hypertension des gélules blanches,
des comprimés, des gélules rouges.
Les gélules rouges ont donné de
meilleurs résultats, les patients ont
affirmé que le dosage était plus fort
dans les gélules rouges. Ce résultat
peut aussi être interprété par le fait
que le rouge est la couleur du sang,
par la loi de similarité, le sembla-
ble agit sur le semblable, mais voilà
que nous entrons dans le système
de la magie. Dans la même logique,
Laplantine donne des exemples de
traitements d’homéopathie populai-
re : on soigne les affections hépati-
ques par la grande gentiane jaune, les
maladies des yeux par le bleuet pour
les yeux clairs, par le plantain pour
les personnes qui ont l’iris foncé.
La galénique aussi sollicite l’ima-
ginaire : pourquoi certains mala-
des croient-ils une injection plus
efficace que l’absorption du même
produit par voie buccale? La galéni-
que est en outre considérée comme
un facteur clef de l’observance.
M. Akrich fait référence à un sondage
IFOP effectué en 1991 : 37% des pa-
tients affirmaient demander une for-
me galénique précise à leur médecin.
Ce type d’enquête construit des équi-
valences entre des catégories de pa-
tients et des formes de médicaments.
Tout changement dans la galénique
risque donc d’agir sur la force sym-
bolique, et par là, sur l’effet placebo.
Avec la prescription en DCI, le rôle
du médecin pour faire adhérer le pa-
tient à son traitement se trouve ampli-
fié. A cette composante à l’évidence
rationnelle de son acte, le médecin va
ajouter de l’efficacité symbolique au
médicament.