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Ils visitent par petits groupes des «tradi-thé-
rapeutes», des féticheurs et des centres de
santé. Régulièrement ils se réunissent et dis-
cutent de leurs expériences respectives et
tentent d’en faire une synthèse écrite. Une
partie plus officielle sera consacrée à la visite
du prêtre Dagbohounon, le «pape vaudou»
et à la rencontre avec le roi d’Abomey Ago-
liagbo. Autres expériences inoubliables: la
visite de Ganvié, la Venise africaine avec le
repas chez les pêcheurs sur pilotis, le marché
Danktopa qui fournit les matières premières
aux féticheurs, la route des esclaves de Oui-
dah et son soleil de plomb, la soirée théâtrale
de prévention du SIDA … etc.
Qu’est-ce qu’un médecin généraliste
suisse peut découvrir par cette double im-
mersion, Winkelried lâché parmi les français
au cœur du pays vaudou?
1. L’image de Winkelried est venue à mon
esprit lorsque je me suis offert comme
sujet de démonstration à un féticheur
du marché Danktopa, sous les regards
de mes confrères français et des guides
africains. Le Suisse, seul, éloigné de la
mère-patrie et de ses grigris (Tarmed et
Swisspep) n’a plus que son courage à of-
frir comme au temps du mercenariat.
Vieil atavisme séculaire: mais pourquoi
donc chez moi, dans mon pays, suis-je
si peu courageux?
2. Pourquoi avais-je oublié la jubilation en-
fantine des questions? Pourquoi le roi
a-t-il un cache-nez? Comment le pape
se déplace-t-il? Pourquoi après avoir
égorgé un poulet faut-il le jeter par des-
sus l’épaule? Pourquoi la déesse Ma-
miouatta aime-t-elle le talc? Pourquoi le
guérisseur est-il si serein, comment
trouve-t-il la force de travailler, est-il
parfois fatigué …? Pourquoi certaines
réponses m’enchantent et pas d’autres?
Le thérapeute est souvent fatigué mais
son père qui lui a enseigné l’art médical
lui apparaît alors en rêve et l’inspire.
Pourquoi mon maître est-il absent quand
je suis fatigué? Sortir de l’évidence c’est
retrouver les questions.
3. J’ai aimé le confrère qui disait qu’en
voyage il ne s’intéressait qu’à lui-même.
L’enquête de terrain est «une expérience
double: des autres et de soi-même» [1].
On y découvre tout aussi bien notre
propre subjectivité et comment l’obser-
vateur n’est pas un homme invisible
Ceux qui ont participé au congrès 2000 de la
SSMG ont déjà eu l’occasion d’entendre par-
ler de la SFTG et de ses activités dans le do-
maine de l’éthique au quotidien (conférence
du Dr F. Baumann) et de l’informatisation
du dossier médical (séminaire du Dr P.
Ouvrard). Le Dr Ouvrard était l’organisateur
du séminaire d’anthropologie au Bénin. Les
lecteurs intéressés iront sur le site Internet de
la SFTG: www.sftg.net et découvriront que
cette association possède un département
sciences humaines et sociales où figure un
groupe anthropologie et médecine. On y lira:
«par son approche stratégique et culturelle
l’anthropologie aide à mieux cerner les lo-
giques en jeu dans la relation médecin – pa-
tient, mais aide également à comprendre la
place du médecin généraliste dans le système
de santé et au sein de la société.» L’objectif
d’un tel voyage n’est pas de faire de nous des
anthropologues mais plutôt de nous aider à
mieux comprendre notre rôle de médecins
généralistes par l’immersion dans une culture
très différente de la nôtre en y étudiant les
représentations de la maladie.
Un mot tout d’abord sur le cadre et la
méthode. Une trentaine d’hommes et de
femmes, pour la plupart médecins généra-
listes, s’embarquent pour un vol Bruxelles–
Cotonou, encadrés par une anthropologue
française, dont le terrain de prédilection est
le Bénin, et par un psycho-sociologue d’ori-
gine béninoise. Ils prennent leurs quartiers
dans un centre catholique qui leur servira de
campement, de lieu de ravitaillement, de
séminaire ou conférences et d’espace de
«débriefing». Ils sont répartis par groupes de
trois dans des familles d’accueil, de catégo-
ries sociales et de religions différentes avec
lesquelles se créent des liens et des échanges.
Formation continue
Primary
Care PrimaryCare 2001;1:78–79
Se former par l’anthropologie
Compte-rendu du séminaire d’étude d’anthropologie médicale au
Bénin, organisé par la SFTG (Société de Formation Thérapeutique
du Généraliste) et l’OAI (Organisation Afrique Identité) du 27
octobre au 5 novembre 2000 à Cotonou sur le thème «Représenta-
tion de la maladie dans la famille et le système vaudou ainsi que
leur implication dans la démarche diagnostique et thérapeutique»
Daniel Widmer
Dr méd. Daniel Widmer
2, av. Juste-Olivier
CH-1006 Lausanne
79
Vol. 0 No0/2000 1.9.2000 Primary
Care
Formation continue
7. Il y a beaucoup de maladies. Les mala-
dies simples dont s’occupe notre méde-
cine scientifique et les maladies com-
plexes qui relèvent d’un tabou non res-
pecté, d’une faute commise par un an-
cêtre [4], d’un sort jeté par un sorcier,
ce catalyseur de la colère d’autrui. La
psychanalyse nous parle surtout de notre
propre colère et de ses effets dévasta-
teurs sur nous-mêmes, de notre culpabi-
lité et si peu de la circulation de la haine
entre les hommes. La religion est là-bas
le régulateur de ces rapports humains
difficiles que le droit règle chez nous. Là-
bas la religion et la médecine sont
proches alors que chez nous nos pra-
tiques se juridisent. Est-ce mieux? Une
cérémonie vaudoue qui dure une jour-
née, des poulets sacrifiés pour guérir des
symptômes chroniques ou un syndrome
somatoforme multiple qui finit au tribu-
nal des assurances? Le droit est sans
doute moins inquiétant pour nous.
8. Il y a enfin le retour d’Afrique immorta-
lisé par le cinéma suisse. Cette impres-
sion d’être ailleurs encore quand on écrit
un article inachevé pour le journal des
généralistes. Au moins je ne suis pas le
seul, puisque mon médecin cantonal,
l’excellent Dr Martin qui revient du
Népal me semble aussi bouleversé que
moi [5].
Références
1 Copans J. L’enquête ethnologique de terrain. Nathan
University 1999.
2 Kilani M. Introduction à l’Anthropologie, Lausanne:
Payot; 1992.
3 Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les
sciences du comportement. Paris: Aubier; 1980.
4 Nathan T, Hounkpatin L. La guérison yoruba.
Paris: Jacob; 1998.
5 Martin J. Réussir aussi le métissage au plan
économique. 24 Heures, 30.11.2000.
mais choisit son angle de vue. On peut
reprendre à son compte la phrase de
Montaigne: «Je ne dis les autres sinon
pour d’autant plus me dire.» [2]
4. On découvre la peur. Vous visitez un
sorcier à qui vous n’avez rien demandé
et qui vous assène: «Toi, tu es très ma-
lade.» C’est sans doute aussi désagréable
que la prise de pouvoir d’un prévento-
logue sur un corps qui se croit sain.
Dorénavant je laisserai toujours le pa-
tient demander ce qu’il veut … Quand
le sorcier revient le soir suivant vous
dire que le travail n’est pas terminé, vous
ressentez comme une intolérable mise
sous influence. Cela n’arrive-t-il jamais
chez nous? Ne sommes-nous jamais
sorciers?
5. Comment résister à la peur? [3] Trouver
des ancrages chez nos semblables; évo-
quer Pierre Dac et la logique circulaire
du fakir Rabindranath Duval fait sans
doute du bien et l’humour est salvateur
le lendemain, mais que faire quand sur
le moment le seul confident de son
trouble est une prêtresse vaudoue dans
une nuit obscure éclairée par une lampe
à pétrole? Je lui ai raconté mon histoire
de méchant sorcier à qui j’avais laissé
quelques francs pour avoir la paix. Sa
réponse fait encore mon délice: «Il a eu
à manger ce soir mais mangera-t-il de-
main?» Il y a donc partout de l’authen-
tique et de l’inauthentique. Paroles
d’adieux énigmatiques de la prêtresse:
«Tu ne risques rien, je t’ai fait quelque
chose qui te rendra fort …»
6. Le lendemain j’ai affronté mon sorcier
venu à la nuit tombée derrière un arbre
me surprendre pour «achever son tra-
vail»: «Je suis venu pour comprendre
comment tu travaillais et je ne t’ai pas
demandé si j’étais malade. Je n’ai pas
protesté pour ne pas te fâcher mais main-
tenant que je t’ai donné de l’argent,
laisse-moi. Moi aussi j’ai des ancêtres qui
me protègeront et finiront le travail.» Il
m’a remercié de ma franchise. Depuis
lors, je n’ai plus honte de mes racines,
mais quelles sont-elles? Sans doute le
Traité de la Tolérance de Voltaire, acheté
le lendemain dans la librairie de Coto-
nou. C’était un achat compulsif, car il
était déjà dans ma bibliothèque en
Suisse …
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