Primary Care Formation continue PrimaryCare 2001;1:78–79 Se former par l’anthropologie Compte-rendu du séminaire d’étude d’anthropologie médicale au Bénin, organisé par la SFTG (Société de Formation Thérapeutique du Généraliste) et l’OAI (Organisation Afrique Identité) du 27 octobre au 5 novembre 2000 à Cotonou sur le thème «Représentation de la maladie dans la famille et le système vaudou ainsi que leur implication dans la démarche diagnostique et thérapeutique» Daniel Widmer 78 Dr méd. Daniel Widmer 2, av. Juste-Olivier CH-1006 Lausanne Ceux qui ont participé au congrès 2000 de la SSMG ont déjà eu l’occasion d’entendre parler de la SFTG et de ses activités dans le domaine de l’éthique au quotidien (conférence du Dr F. Baumann) et de l’informatisation du dossier médical (séminaire du Dr P. Ouvrard). Le Dr Ouvrard était l’organisateur du séminaire d’anthropologie au Bénin. Les lecteurs intéressés iront sur le site Internet de la SFTG: www.sftg.net et découvriront que cette association possède un département sciences humaines et sociales où figure un groupe anthropologie et médecine. On y lira: «par son approche stratégique et culturelle l’anthropologie aide à mieux cerner les logiques en jeu dans la relation médecin – patient, mais aide également à comprendre la place du médecin généraliste dans le système de santé et au sein de la société.» L’objectif d’un tel voyage n’est pas de faire de nous des anthropologues mais plutôt de nous aider à mieux comprendre notre rôle de médecins généralistes par l’immersion dans une culture très différente de la nôtre en y étudiant les représentations de la maladie. Un mot tout d’abord sur le cadre et la méthode. Une trentaine d’hommes et de femmes, pour la plupart médecins généralistes, s’embarquent pour un vol Bruxelles– Cotonou, encadrés par une anthropologue française, dont le terrain de prédilection est le Bénin, et par un psycho-sociologue d’origine béninoise. Ils prennent leurs quartiers dans un centre catholique qui leur servira de campement, de lieu de ravitaillement, de séminaire ou conférences et d’espace de «débriefing». Ils sont répartis par groupes de trois dans des familles d’accueil, de catégories sociales et de religions différentes avec lesquelles se créent des liens et des échanges. Ils visitent par petits groupes des «tradi-thérapeutes», des féticheurs et des centres de santé. Régulièrement ils se réunissent et discutent de leurs expériences respectives et tentent d’en faire une synthèse écrite. Une partie plus officielle sera consacrée à la visite du prêtre Dagbohounon, le «pape vaudou» et à la rencontre avec le roi d’Abomey Agoliagbo. Autres expériences inoubliables: la visite de Ganvié, la Venise africaine avec le repas chez les pêcheurs sur pilotis, le marché Danktopa qui fournit les matières premières aux féticheurs, la route des esclaves de Ouidah et son soleil de plomb, la soirée théâtrale de prévention du SIDA … etc. Qu’est-ce qu’un médecin généraliste suisse peut découvrir par cette double immersion, Winkelried lâché parmi les français au cœur du pays vaudou? 1. L’image de Winkelried est venue à mon esprit lorsque je me suis offert comme sujet de démonstration à un féticheur du marché Danktopa, sous les regards de mes confrères français et des guides africains. Le Suisse, seul, éloigné de la mère-patrie et de ses grigris (Tarmed et Swisspep) n’a plus que son courage à offrir comme au temps du mercenariat. Vieil atavisme séculaire: mais pourquoi donc chez moi, dans mon pays, suis-je si peu courageux? 2. Pourquoi avais-je oublié la jubilation enfantine des questions? Pourquoi le roi a-t-il un cache-nez? Comment le pape se déplace-t-il? Pourquoi après avoir égorgé un poulet faut-il le jeter par dessus l’épaule? Pourquoi la déesse Mamiouatta aime-t-elle le talc? Pourquoi le guérisseur est-il si serein, comment trouve-t-il la force de travailler, est-il parfois fatigué …? Pourquoi certaines réponses m’enchantent et pas d’autres? Le thérapeute est souvent fatigué mais son père qui lui a enseigné l’art médical lui apparaît alors en rêve et l’inspire. Pourquoi mon maître est-il absent quand je suis fatigué? Sortir de l’évidence c’est retrouver les questions. 3. J’ai aimé le confrère qui disait qu’en voyage il ne s’intéressait qu’à lui-même. L’enquête de terrain est «une expérience double: des autres et de soi-même» [1]. On y découvre tout aussi bien notre propre subjectivité et comment l’observateur n’est pas un homme invisible Formation continue 4. 5. 6. mais choisit son angle de vue. On peut reprendre à son compte la phrase de Montaigne: «Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me dire.» [2] On découvre la peur. Vous visitez un sorcier à qui vous n’avez rien demandé et qui vous assène: «Toi, tu es très malade.» C’est sans doute aussi désagréable que la prise de pouvoir d’un préventologue sur un corps qui se croit sain. Dorénavant je laisserai toujours le patient demander ce qu’il veut … Quand le sorcier revient le soir suivant vous dire que le travail n’est pas terminé, vous ressentez comme une intolérable mise sous influence. Cela n’arrive-t-il jamais chez nous? Ne sommes-nous jamais sorciers? Comment résister à la peur? [3] Trouver des ancrages chez nos semblables; évoquer Pierre Dac et la logique circulaire du fakir Rabindranath Duval fait sans doute du bien et l’humour est salvateur le lendemain, mais que faire quand sur le moment le seul confident de son trouble est une prêtresse vaudoue dans une nuit obscure éclairée par une lampe à pétrole? Je lui ai raconté mon histoire de méchant sorcier à qui j’avais laissé quelques francs pour avoir la paix. Sa réponse fait encore mon délice: «Il a eu à manger ce soir mais mangera-t-il demain?» Il y a donc partout de l’authentique et de l’inauthentique. Paroles d’adieux énigmatiques de la prêtresse: «Tu ne risques rien, je t’ai fait quelque chose qui te rendra fort …» Le lendemain j’ai affronté mon sorcier venu à la nuit tombée derrière un arbre me surprendre pour «achever son travail»: «Je suis venu pour comprendre comment tu travaillais et je ne t’ai pas demandé si j’étais malade. Je n’ai pas protesté pour ne pas te fâcher mais maintenant que je t’ai donné de l’argent, laisse-moi. Moi aussi j’ai des ancêtres qui me protègeront et finiront le travail.» Il m’a remercié de ma franchise. Depuis lors, je n’ai plus honte de mes racines, mais quelles sont-elles? Sans doute le Traité de la Tolérance de Voltaire, acheté le lendemain dans la librairie de Cotonou. C’était un achat compulsif, car il était déjà dans ma bibliothèque en Suisse … Vol. 0 No 0/2000 1.9.2000 7. 8. Primary Care Il y a beaucoup de maladies. Les maladies simples dont s’occupe notre médecine scientifique et les maladies complexes qui relèvent d’un tabou non respecté, d’une faute commise par un ancêtre [4], d’un sort jeté par un sorcier, ce catalyseur de la colère d’autrui. La psychanalyse nous parle surtout de notre propre colère et de ses effets dévastateurs sur nous-mêmes, de notre culpabilité et si peu de la circulation de la haine entre les hommes. La religion est là-bas le régulateur de ces rapports humains difficiles que le droit règle chez nous. Làbas la religion et la médecine sont proches alors que chez nous nos pratiques se juridisent. Est-ce mieux? Une cérémonie vaudoue qui dure une journée, des poulets sacrifiés pour guérir des symptômes chroniques ou un syndrome somatoforme multiple qui finit au tribunal des assurances? Le droit est sans doute moins inquiétant pour nous. Il y a enfin le retour d’Afrique immortalisé par le cinéma suisse. Cette impression d’être ailleurs encore quand on écrit un article inachevé pour le journal des généralistes. Au moins je ne suis pas le seul, puisque mon médecin cantonal, l’excellent Dr Martin qui revient du Népal me semble aussi bouleversé que moi [5]. Références 1 Copans J. L’enquête ethnologique de terrain. Nathan University 1999. 2 Kilani M. Introduction à l’Anthropologie, Lausanne: Payot; 1992. 3 Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Aubier; 1980. 4 Nathan T, Hounkpatin L. La guérison yoruba. Paris: Jacob; 1998. 5 Martin J. Réussir aussi le métissage au plan économique. 24 Heures, 30.11.2000. 79