Aperçus de philosophie du sens appliquée à la connaissance du langage Dans un deuxième temps, je voudrais, comme je l’ai déjà annoncé, faire opérer mon point de vue de philosophie du sens du côté de la connaissance du langage. Cela est évidemment justifié, en dehors des motifs qui ont déjà été donnés, par le simple fait “massif” que le sens est facilement pris pour le sens linguistique, égalisé et superposé à lui, comme nous le mentionnions dès l’introduction, pour y voir une difficulté pour notre entreprise. Mais il faut bien voir que, dans cette section, nous ne parlerons pas directement du langage comme nous avons, en substance, directement parlé des mathématiques dans celle qui précède. Le thème sur lequel nous nous penchons est plutôt celui des théories d’obédience langagière du sens. Nous voulons regarder ce que ceux qui s’attachent à théoriser le langage viennent à dire sur le sens. Tous les discours que nous examinons s’opposent donc, en tant que théories du sens, à la compréhension du sens développée au chapitre précédent, puisque, se présentant comme théories, ils s’efforcent de cerner le sens, de dire ce qu’il est, et qui plus est, au sein d’une démarche d’objectivation de la chose linguistique en général. Mais cette différence nous intéresse, cela nous paraît une excellente façon de tester le point de vue de la philosophie du sens que de rechercher si les théories du sens rejoignent notre compréhension du sens et si la philosophie du sens inspirée par cette compréhension aurait quelque chose à demander à ces théorisations, s’il y a une intersection ou une collaboration pensable entre les recherches théoriques sur le langage et le sens et notre volonté philosophique. Quelques précisions encore sur l’organisation de la section qui commence ici. Premièrement, nous en avons déjà assez dit pour que notre lecteur comprenne que cette section sera éminemment épistémologique, puisqu’elle consistera principalement en le commentaire de certaines approches se voulant scientifiques de la chose linguistique. Mais deuxièmement, nous souhaitons expliquer aussi le choix des théorisations commentées. On aurait pu s’attendre à ce que nous ne retenions que des propositions s’inscrivant dans le cadre de ce qui s’appelle aujourd’hui “sciences du langage”. La théorisation du linguistique n’est-elle pas l’affaire disciplinaire et professionnelle de ces sciences et d’elles seules ? Nous avons aussi voulu commenter une prise de position relativement récente d’un philosophe analytique particulièrement éminent, Michael Dummett, sur la question du sens. Il se trouve en effet que la philosophie analytique, en conséquence de la décision de se réaliser comme philosophie du langage d’une part, comme philosophie exacte d’autre part, vit dans l’élément de la théorisation du langage tout autant que les sciences du langage, même si elle ne théorise le langage que d’une manière que le linguiste peut juger étroite. Notre bref passage en revue est donc plus complet et plus représentatif, plus pertinent vis-à-vis de la volonté de confrontation de la compréhension du sens et de la théorie du sens qui est la nôtre, du fait de notre admission d’un exemple analytique de théorisation. Reste à dire deux mots sur le choix des approches proprement linguistiques : nous avons décidé d’évoquer les travaux de Saussure, Chomsky, Langacker et Rastier. Saussure et Chomsky nous paraissent représenter exemplairement deux conceptions de la théorisation du langage : pour Saussure, cette théorisation ne prétend pas être une reconstruction rationnelle universelle exhaustive du processus signifiant, donnant lieu à des prédictions, ni ne se commet avec un outil de formalisation, logique ou mathématique ; pour Chomsky au contraire, le projet d’une théorie scientifique du langage implique l’adoption d’une telle forme et de tels moyens. Rastier représente à mes yeux un héritier récent du point de vue saussurien, alors que Langacker, en dépit de l’écart critique considérable par lui apporté, est un élève de Chomsky, en telle sorte que son travail au moins à première vue s’inscrit dans la continuité programmatique de la percée chomskienne, du point de vue de l’opposition que je viens de mettre en place. J’avais évidemment à coeur de prendre en considération ces deux optiques, qui me paraissent fondamentales, et de les suivre l’une et l’autre dans ce qu’elles avaient pu inspirer de fort et de récent. L’idée dummettienne d’une “théorie du sens” Je m’inspire ici essentiellement de l’article « What is a Theory of Meaning ? » de Michael Dummett. Un premier regard jeté sur le contenu de cet article peut nous donner le sentiment que Dummett envisage le sens, à notre instar, du côté ou dans la perspective du hors être. En effet, pour commencer, il interroge la notion de théorie du sens plutôt que le sens luimême, ainsi que le titre de l’article le met en évidence. On pourrait croire que c’est en sachant suffisamment de chose sur ce qu’est le sens que nous pouvons conclure sur la façon dont une théorie doit s’en ordonner ou s’en disposer. Selon la démarche de Dummett, les choses vont plutôt dans l’ordre inverse : ce qui peut être connu du sens, dit pertinemment à son sujet, dérivera de ce que nous avons acquis au sujet d’une théorie du sens. Comme si le sens n’était pas directement une entité interrogeable ou déterminable, et qu’il fallait passer par lla locution théorie du sens, au sein duquel la nominalité du sens était une fois pour toutes piégée. Mais dire cela, n’est-ce pas dire la fausse substantivité du sens, c’est-à-dire, d’une certaine manière, le ranger hors être ? Deuxièmement, Dummett dit qu’une théorie du sens est une théorie complète de la façon dont le langage fonctionne comme langage. Ou encore que la théorie rend compte de la façon dont un locuteur communique au moyen du langage, fait au moyen du langage tout ce qui peut être fait avec lui. Cette détermination de ce qu’est une théorie du sens paraît adhérer massivement à une conception de type “wittgensteinien”, selon laquelle le sens est l’emploi. Mais si le sens – d’un mot, d’une phrase, d’une expression – sont égalisés avec leur rôle dans la dynamique tooutjous ouverte de l’échange verbale, alors à nouveau, à certains égards, le sens échappe à l’être, ou du moins à son acception la plus courante et canonique : il se retrouve plutôt du côté du devenir, réfutant toute positivité ontologique, ou même plus précisément du côté de l’action, qui ajoute à la négativité du devenir la contingence de l’option irréversible. Troisièmement, Dummett nous fait savoir qu’une théorie du sens n’est pas autre chose qu’une théorie de la compréhension : il faut rendre compte de ce que sait celui qui « sait” le langage, c’est-à-dire en comprend les expressions. Mais de la sorte, Dummett semble avoir confessé que l’attestation du sens s’opère au pôle destinataire, ce qui paraît l’entraîner dans la direction de la prise en vue de l’adresse et de l’inflexion dé-ontologique de la problématique du sens. Pourtant, si nous essayons d’extraire les résultats de son étude, nous constatons que la conception du sens qu’on peut attribuer à Dummett reste principalement tributaire de ce que j’ai appelé la conception intentionnelle. Dummett, en effet, nous décrit en fin de compte une théorie du sens comme constituée de trois couches ou strates : il y a une théorie de la référence, une théorie du sens-de-référence et une théorie de la force. Mon choix de l’expression « sens-de-référence » est un pis aller, il correspond à une tentative de traduire le mot anglais sense, qui veut dire sens au même titre que meaning, mot utilisé pour couvrir de façon globale le registre du sens par Dummett. Comme sense est utilisé pour traduire le Sinn du Sinn und Bedeutung frégéen, et comme Sinn signifie bien dans ce contexte le sens en tant que présentation du référent, j’ai cru possible de traduire sense par sens-de-référence. Je ne crois pas, cela dit, que le fond de la discussion que je mène ici dépende de cette option de traduction. Détaillons plutôt les trois couches. La théorie de la référence est une théorie qui « détermine de façon récursive l’application à chaque phrase de la notion qui est prise comme centrale dans la théorie du sens considérée ». Usuellement, cette notion est simplement la vérité : la théorie de la référence devient donc la théorie qui explique comment la vérité d’une phrase dépend en quelque sorte de la vérité ou de la participation à la vérité de ses constituants. La couche théorie de la référence de la théorie du sens correspond donc en première approximation à la définition dominante en philosophie analytique du sens par l’ensemble des conditions de vérité. En première approximation seulement, parce que Dummett envisage de retenir comme notion fondamentale la vérifiabilité plutôt que la vérité, ou mieux, la falsifiabilité : cette orientation exprime la sensibilité particulière qui est la sienne à la critique intuitionniste de la logique et des mathématiques, il lui est donc naturel de chercher à construire une conception du sens analogue à la conception standard mais liée à la logique de Heyting plutôt qu’à la logique classique, et faisant droit aux vues brouweriennes sur le rapport entre vérité et vérification. La théorie du sens-de-référence spécifie pour Dummett « ce qui est impliqué dans l’attribution à un locuteur du savoir de la théorie de la référence ». La définition de cette couche redouble dangereusement celle qui a été donnée de ce qu’est une théorie du sens en général, —2— décrite, rappelons-le, comme théorie de ce que sait celui qui sait le langage, ou de la compréhension du langage. D’après ce que je comprends, la théorie du sens-de-référence consiste finalement en deux aperçus : le premier consiste à dire que, tout simplement, la théorie de la référence permet de réduire la compréhension de la référence d’une phrase complexe à la compréhension de la référence de phrases atomiques, en tant qu’elle explicite les règles qui font dériver la première de la seconde. Mais pour rendre compte du “savoir de la référence”, nous devons aussi rendre compte de la compréhension de la référence des phrases atomiques, pour laquelle la théorie de la référence ne nous est par définition d’aucun secours. La réponse proposée par Dummett est que nous comprenons une phrase atomique dans son sens-deréférence lorsque nous savons reconnaître cette phrase comme un rapport d’observation, du moins s’il s’agit d’une phrase vraie, bien entendu. Il semble bien que la théorie du sens-deréférence accepte, ici, la présupposition d’une prise sur le monde du sujet parlant, qui rend raison de sa compréhension quant à la notion qui compte (la vérité, la vérifiablité ou la falisfiabilité) des phrases élémentaires. La théorie de la force explique, selon Dummett, comment un sujet, récupérant une phrase dont le sens a été explicité en termes des deux premières couches, en dérive l’emploi qui constitue en dernière analyse son véritable sens, son « meaning » au sens de la « theory of meaning ». Typiquement, dans le cas où la théorie de la référence est la théorie classique en termes de vérité, la théorie de la force nous expliquera l’emploi de la phrase « Gonfle le pneu de la bicyclette ! (1) » de la manière suivante : supposant explicitées les conditions de vérité, vérification ou falsification de la phrase « Le pneu de la bicyclette est gonflé (2) », on dira qu’une phrase impérative comme (1) s’emploie lorsque l’on souhaite que la phrase (2) (le noyau propositionnel de l’ordre) soit vraie (vérifiée, non falsifiée ou falsifiable), et qu’elle motive à la réception l’acte de rendre la phrase noyau propositionnel vraie (vérifiée, non falsifiée ou falsifiable). Il faut imaginer que cette sorte de compte rendu de la règle d’usage des phrases se prolonge à toutes les valeurs illocutionnaires, toutes celles d’Austin, par exemple : on peut reconstruire le scénario de leur emploi à partir de leurs noyaux propositionnels par des gloses pragmatiques de la même eau. Il n’est pas difficile de voir que la théorie du sens, divisée en les trois strates que prévoit Dummett, est complètement commandée par une analyse de la “visée vraie” du monde par le langage. La prise en considération des critères concurrents de la vérifiabilité ou de la falsifiabilité, si intéressante soit-elle sur le plan théorique en raison de l’inspiration intuitionniste de la démarche, ne nous fait visiblement pas sortir de cette problématique de la vérité, elle la module seulement sous un rapport épistémologique, au nom d’une réflexion sur ce qui peut être établi dans l’ordre de la vérité. La théorie du sens de référence est obligée de présupposer un ancrage intentionnel du langage, de poser que certaines phrases peuvent fonctionner comme rapports d’observation et être reconnues évidemment comme le pouvant, ce qui correspond exactement à ce que nous avons appeler une “prise sur le monde” : elle fonde donc notre possession du sens en tant que sens-de-référence dans ce que j’appellerai une possession de flèche, en me référant à ce que j’ai exposé de la conception intentionnelle du sens. Enfin la théorie de la force fixe le programme d’une déduction complète de l’emploi des phrases à partir de l’enseignement quant à la référence donné par les deux premières strates, ce qui élimine évidemment le renvoi à un hors-être du sens que je décelai de manière sans doute trop optimiste plus haut. Ce que le point de vue de philosophie du sens qui est le nôtre gagne dans cet examen, cela dit, c’est le repérage des deux “lieux théoriques” où la jonction avec un point de vue autre apparaît comme possible bien que cette partie ne soit pas jouée par Dummett. D’abord, il est clair que l’hypothèse que nous savons que certaines phrases ont la capacité d’être des rapports d’observation est une hypothèse phénoménologique sur le langage : elle équivaut à la postulation que, dans le langage, est déposée une présentation du monde transparente pour nous ; ce n’est pas seulement que le langage en sa structure prédicative simple (les phrases atomiques sont des prédications simples, sans quantification) révèle le monde, c’est qu’il le révèle pour nous, il le révèle dans des conditions et sous une forme qui se réfléchit en nous. De telles remarques font le pont entre une approche analytique du sens et les élaborations husserliennes ou heideggeriennes sur la question. Mais ce n’est pas ce qui nous concerne le plus ici. Il nous importe plutôt de voir “par où” une perspective sur le sens fondée sur l’adresse et renvoyant le sens au hors être pourrait —3— s’introduire. Nous l’avons en fait déjà vu, et dit d’emblée : c’est de la conception du sens comme emploi, et de la mise au premier plan de la situation de compréhension du destinataire, que peut venir une telle orientation. Dès que, en particulier, les scénarios de la force sont envisagés réellement en termes de la situation de l’adresse, de ses enjeux et ses normes, les analyses réductionnistes qu’envisage Dummett apparaissent comme impossibles. Le sens de l’ordre n’est pas du tout restitué par la glose pragmatique envisagée de « Gonfle le pneu de la bicyclette ! (1) ». L’ordre de gonfler la bicyclette peut évidemment être donné alors qu’elle est déjà gonflée, ou sans que le destinateur souhaite la voir gonflée. De plus, la transition de l’êtrenon-vrai (vérifiable, etc.) de l’être-gonflé de la bicyclette à son être-vrai (vérifiable, etc.) peut s’accomplir de beaucoup d’autres façons que par la voie de l’ordre. Ce qui se passe de particulier lorsqu’un tel ordre est donné, et surtout ce qui est, je dirais, éprouvé lorsqu’un tel ordre est reçu, et qui est exactement son sens d’ordre, ne se laisse pas saisir et décrire au moyen des coordonnées des « valeurs » attribuées par la théorie de la référence (auxquelles, en l’espèce, la théorie du sens-de-référence ne semble rien ajouter de pertinent). La compréhension de l’ordre comme ordre comporte « au moins » la compréhension de l’institution illocutionnaire (de ce que le destinateur a prétendu instituer un monde légal dans lequel son ordre était exécutoire pour son destinataire, dans lequel ce dernier ne peut qu’obéir ou désobéir, par choix ou par négligence, perd toute possibilité d’agir d’une façon qui ne se laisse pas qualifier en termes de l’ordre). Or, le contenu de cette institution illocutionnaire, dont je viens d’esquisser une description, n’a, disons, pas beaucoup à voir avec la vérité ou la vérifiabilité de la phrase noyau. Selon nous, on le sait, la compréhension de l’institution illocutionnaire est elle même toujours incomplète, insuffisamment profonde, si elle n’est pas d’abord compréhension du nœud du sens et de la demande, du hors-être, de l’adresse. Je m’en tiendrai donc à ce constat de relative étrangeté, qui nous donne une première idée de la façon don’t nous pouvons en tant que “philosophes du sens” recevoir une tentative de théorisation objectivante du sens, tentative malgré tout ambiguë parce qu’elle est philosophique et semble au premier abord reconnaître quelque chose de la “transcendance dus sens” J’en viens donc maintenant aux suggestions des « sciences du langage ». Langue, signe et valeur chez Saussure ££Je ne ferai d’ailleurs rien d’autre qu’une sorte de compte rendu de lecture des deux premières parties du Cours de linguistique générale, inspiré par ma question. Tout d’abord, il faut faire une sorte d’observation concessive liminaire : Saussure s’interroge essentiellement, dans son traité, sur les conditions de l’instauration d’une science du langage. Sa question est donc « Quels peuvent être l’objet, la méthode d’une science du langage ? » et non pas « Qu’en est-il du sens ? » (s’agît-il seulement du sens linguistique). Nous n’avons donc pas, à l’attaque de son ouvrage, un accès immédiat à sa conception du sens. Pourtant, bien sûr, la décision transcendantale concernant la science du langage ne peut que concerner la pensée possible du sens linguistique au moins. On pourrait donc essayer de traduire par avance les vues de Saussure concernant la langue, primitivement élu comme ce dont s’occupe la linguistique (plutôt que du langage). Saussure oppose la langue au langage comme le système à son exploitation active. Une connaissance du langage se doit d’être une connaissance de l’activité langagière, et, comme telle, elle se dilue dans de nombreuses spécialités théoriques non linguistiques, telles l’acoustique et la psychologie. A l’idée d’une connaissance du langage s'oppose donc celle d’une connaissance de la langue, qui est connaissance du système, de la convention dont l’activité de langage est constamment tributaire. Ce niveau du système ou de la convention est ce dont Saussure, tout au long du livre, nous propose le jeu d’échec comme métaphore éclairante. Saussure s’interroge aussi sur le « lieu » où pourrait résider la langue comme système dans l’arc de la communication (l’arc que décrit le message, de sa conception mentale à sa réception mentale, en passant par son codage interne, sa phonation, son transfert acoustique, son audition et son décodage à nouveau interne). Il « trouve » en quelque sorte la langue à la fois du côté de la partie psychique de la réception, c’est-à-dire le décodage interne, au titre que ce moment n’est pas compromis avec l’activité multiforme et libre de la parole comme celui du codage de départ, en sorte qu’on peut le tenir pour plus proche du système, et du côté de la « faculté d’association et de combinaison » qui préside à l’assemblage du discours en langue (qui pourtant, de prime abord, paraît compromise avec la parole, l’activité de langage). —4— Ces façons de déterminer la langue comme enjeu de la linguistique concernent déjà, pour notre point de vue de philosophie du sens, la pensée possible du sens linguistique, bien entendu. Le choix de négliger l’activité de langage correspond en partie, je dirais, à une compréhension de cela que l’événement n’est pas la notion directrice pour le sens. Que l’alternative à une orientation sur l’activité de langage soit la prise en considération du système, de la convention, correspondrait, dans ma perspective, à un rattachement du sens à son devenir de complexité dans le champ d’une intersubjectivité. C’est aussi ce rattachement qu’exprimerait, d’ailleurs, l’élection de la « faculté d’association et de combinaison » comme lieu de la langue : cette faculté est ce qui, intervenant à chaque tour de la communication, désigne celle-ci comme prise dans un devenir et une norme collective de la complexité. La dissymétrie introduite, dans sa volonté de localiser la langue, en faveur du pôle du destinataire par Saussure s’accorde aussi avec la conception de l’intrigue fondamentale du sens que nous avons voulu défendre. Mais il faut plutôt examiner comment le propos de Saussure rejoint explicitement la préoccupation d’une théorie du sens, comment sa linguistique s'infléchit en sémantique, ou du moins pose des contraintes pour une sémantique. Cela se produit d’abord avec le deuxième temps de sa détermination de l’objet de la linguistique, où celui-ci est plutôt donné comme le signe. Le signe, on le sait, est défini par Saussure comme l’indéchirable unité d’un concept et d’une image acoustique, ce qui se trouve ensuite reformulé comme unité d’un signifié (le concept) et d’un signifiant (l’image acoustique), terminologie plus flottante et philosophique qui devait faire les beaux jours de notre structuralisme. Le signe, en tant qu’unité du signifiant et du signifié, apparaît clairement comme le vecteur du sens, il contient donc, dans la façon dont il est déterminé, une théorie minimale du sens. Cette théorie, en substance, se présente comme équivalente à celle de la première recherche logique de Husserl : le sens se caractérise comme un dépassement de l’intention perceptive visant le support matériel de la signification vers une intention de signification, visant l’objectivité catégorielle idéale de la signification (appelée ensuite à être remplie par un contenu perceptif, fourni par un acte perceptif venant alimenter l’acte de signification). Pourtant, d’après les exemples de Saussure, il n’est pas clair que le signifié (le concept) se distingue absolument du référent (du dénoté) : ou plutôt, ce qu’il appelle le signifié arbre est-il une « notion » d’arbre, ou une image schématique d’arbre perçu ? Le but de Saussure ne semble pas être de procéder à une telle distinction. La tentative de comprendre cette étape de son cours comme pronunciamento concernant le sens linguistique avorte donc. Il faut en venir, pour cette raison, au point de son écrit où Saussure rencontre vraiment notre question du sens. Et ce point se situe, il me semble qu’il n’y a pas de doute là dessus, dans la discussion par Saussure du rapport entre valeur et signification. En principe, Saussure n’interroge pas la notion de valeur en vue de la question du sens, sa préoccupation est de caractériser les unités fondamentales auxquelles peut et doit s’adresser le linguiste, de comprendre de quelle identité, quelle réalité il doit s’attendre à traiter. Or c’est la valeur qui, pour Saussure, indique au linguiste ce qui est pour lui une identité, une réalité à décrire et comprendre. N’est un réel linguistique identifiable et distinguable comme tel que ce qui s’annonce comme valeur. Saussure « voit » en quelque sorte la valeur au croisement de deux perspectives. L’une est la perspective morphodynamique, assumée avant la lettre même si elle n’est naturellement pas nommée. Une valeur est le membre d’un réseau discret émergeant du continuum amorphe de la pensée. Les contenus de pensée, pas seulement les contenus actuels mais aussi les contenus virtuels, forment un continuum qui nous dépasse par l’infinité de ses nuances, et dont nous ne saisissons pas même les dimensions. Le signifiant, de même, se détache sur le fond d’une variabilité physique continue du son. La jonction entre ces deux continuums a priori dénués de rapport s’effectue par la genèse résonante même du système des signes, chaque unité d’un concept et d’une image acoustique réalisant le prélèvement et la discrétisation d’une unité au sein des deux continuums de base. Mais cette émergence ne saurait être individuelle, une unité de pensée ne tient que par et dans sa séparation distinctive à l’égard des autres, ainsi qu’il en va aussi pour les unités du signifiant, les images acoustiques correspondantes. La « valeur » est donc, d’un côté, ce lien entre deux continua, dépendant du phénomène général d’équilibration du système linguistique, et s'incarnant comme une forme (comme un réseau de vagues à la surface de l’eau mise au contact de l’air, selon la comparaison proposée par Saussure). Mais la seconde perspective concerne plutôt le rapport entre dénotation et signification. Saussure aborde le problème en nous faisant remarquer qu’entre la valeur, entité résultant de —5— l’ensemble des oppositions d’un signe avec les autres signes, liée donc au « plan » de coexistence des signes, et la signification, dont la notion désigne le passage, au sein de chaque signe, de son signifiant à son signifié, l’hétérogénéité est a priori totale. Mais au fil de son argumentation et de ses prises d’exemples, il retourne en fin de compte cette position en son exact inverse : tout bien réfléchi, la signification n’est pas autre chose que la valeur. Dans cet itinéraire, Saussure passe en particulier par l’exemple du « paradigme » de la peur, où interviennent en français les expressions craindre, redouter, et avoir peur de : selon ce qu’il affirme, la suppression d’une de ces expressions entraînerait la récupération de sa signification actuelle par les expressions subsistantes (peut-être via un partage). De cet exemple il ressort bien que la « transaction » entre les signes se jouant au niveau de la valeur – en laquelle consiste la détermination de la valeur comme telle – commande à leur signification, détermine la « pensée » pour laquelle ils sont reçus. Donc la valeur n’est pas seulement l’élément d’un réseau de valeurs se précipitant au contact des continua sonores et noétiques, elle est aussi ce qui, à travers le réseau auquel elle donne lieu, préside à la conversion, au passage qui sont l’opération propre de la signification. Nul doute que ce concept riche et subtil de la valeur ne contienne le maître-enseignement de la pensée saussurienne sur le sens. Cet enseignement paraît pouvoir se ramener à deux thèses fortes. L’une, celle qui lie la valeur à un réseau émergeant au contact entre deux continua, se rattache à la conception du sens comme forme, évoquée par nous au début du chapitre précédent, et à laquelle l’orientation « morphodynamique » a depuis donné ses lettres de noblesse. Dans divers écrits, d’ailleurs, Jean Petitot n’a pas manqué de rappeler la légitimation a posteriori que son point de vue recevait des conceptions structuralistes historiques, du moins si on les saisissait avant leur dénaturation formaliste (à ces conceptions, d’une autre manière, les théories morphodynamiques apportent la corroboration d’une démarche de type modélisant). L’autre, qui, analyse la signification comme conversion ou passage procédant de la confrontation horizontale des signes, qui attribue au contraste intra-systémique des signes toute la genèse de leur intentionnalité, en quelque sorte, se laisserait rattacher, quoique de manière un peu lâche, à la conception phénoménologique du sens comme flèche, déjà souvent nommée. A deux restrictions ou différences près : 1) d’une part, la flèche du sens, dans le contexte saussurien, va au concept signifié plutôt qu’à l’objet dénoté, bien qu’une certaine hésitation puisse se lire à ce sujet, surtout au début du traitement de cette question dans le Cours de linguistique générale ; 2) d’autre part, la flèche est « précédée » par des « arêtes de confrontation » dans le plan de coexistence des signes, comme si les signes avaient de l’intentionnalité mutuelle avant d’en avoir une envers leur signifié. Examinée purement à la lumière de la phénoménologie, cette conception du sens intrigue, elle paraît dans une certaine mesure exprimer de la part de Saussure la volonté de se tenir à égale distance des diverses disciplines constituées pour fonder une approche sui generis autonome et novatrice du sens, une approche strictement linguistique (et pas psychologique, physico-mathématique ou philosophique). Mais si on la considère en ayant à l’esprit la compréhension du sens proposée au chapitre précédent, on observera que, jusqu’à un certain point, la conception saussurienne ne fait pas autre chose que subordonner l’intrigue fondamentale du sens à son devenir de complexité. Le jeu global des oppositions entre signes, en effet, appartient visiblement à cette complexité, l’impossibilité « herméneutique » de résoudre l’équation du sens à partir de données fixes y est rapportée à l’articulation systématique d’ensemble de la langue, c’est à tire non seulement à une incomplétude, à des codéterminations, mais aussi à un enchevêtrement complexe, marqué par le « grand nombre ». La leçon saussurienne paraît donc être que l’intentionnalité du sens, au moins, ne précède pas son devenir de complexité, ni en fait ni en droit. Mais notre approche aurait quelque chose à rétorquer : pour elle, en effet, l’intrigue fondamentale n’est pas intentionnelle mais « éthique », en sorte qu’elle peut être tenue néanmoins pour préalable selon un certain droit philosophique. Non pas à tout point de vue néanmoins, puisque nous reconnaissons nous-même que l’enveloppement du sens est celui d’un texte, d’une solidarité, d’une grammaire à ériger, d’une théorie : par conséquent, quelque chose d’apparenté à la complexité, et même à son devenir (une grammaire étant comme l’anticipation de textes à produire selon ses techniques de complexité) s’insère dans un moment de l’intrigue fondamentale. —6— Saussure est communément regardé comme l’initiateur de la linguistique contemporaine, mais il est aussi le représentant archétypique d’une conception de la linguistique qui en refuse l’inféodation aux procédures physico-mathématiques de l’objectivation. Si, avec Saussure, l’objectif de la science du langage est de répertorier les « rapports » dont se tisse la « toile de la valeur », cet inventaire ne semble pas, pour des raisons d’essence, pouvoir être établi avec des moyens de science exacte. Bien que Saussure se taise à ce sujet, il requiert plutôt, de toute évidence, une approche interprétative (pour commencer, une écoute sensible et prudente des emplois). Grammaire et sens : Chomsky Après Saussure, en revanche, le nom de Marvin Chomsky représente par excellence l’option symétrique et concurrente : celle d’établir la science du langage comme une discipline suivant les standards de l’exactitude, ayant ses formalismes, ses prédictions, ses modes de contrôle et de vérification. Il nous intéresse donc éminemment de savoir comment la linguistique générativiste (j’entends par là la théorie d’origine, proposée par Chomsky il y a bien longtemps1) comprend le sens. D’abord, il faut rappeler le contexte, qui est celui de la définition de la science du langage comme recherche des grammaires présidant à la production des phrases acceptables des divers idiomes. En même temps qu’il assigne un tel but à la linguistique, on le sait, Chomsky « invente » en quelque sorte la notion de grammaire formelle : une grammaire formelle est spécifiée par un certain nombre de règles de réécriture jouant sur des assemblages de symboles terminaux et non-terminaux, dont la donnée, collectivement, équivaut à une clause récursive et détermine un ensemble de phrases comme les constructions loisibles dans le cadre de cette clause. L’horizon donné aux recherches dans le domaine des sciences du langage est donc la stipulation des grammaires formelles adaptées à l’anglais, l’italien le français, etc. Il y a loin entre cette conception de la linguistique et celle que revendiquait Saussure : au simple projet d’une vaste nomenclature des rapports du système de la valeur, c’est-à-dire d’une description aussi complète que possible des variations associatives et syntagmatiques de la signification, Chomsky substitue le projet plus ambitieux de la « mise au point » d’automates formels embrassant de leur capacité constructive l’infinie diversité des productions phrastiques. De l’un à l’autre des objectifs, il y a la différence de l’a priori et de l’a posteriori, mais aussi celle d’une saisie structurale totale, prédictive et d’une description fidèle, nécessairement au fur et à mesure, de la dispersion des effets. Cela dit, où peut-on lire, dans cette conception de la linguistique, une vue du sens, une théorie de ce en quoi il réside ? Dans un premier temps, nulle part. L’intention de Chomsky semble même explicitement de remplacer les notions de sémantique par celle d’acceptabilité, et de ramener cette dernière aux faits distributionnels : la linguistique ne sera concernée que par le verdict lapidaire « oui ou non » de la compétence en face d’un assemblage, et par les propriétés de la chaîne syntaxique susceptibles d’être mises en corrélation et en recouvrement avec ce verdict. Il nous enseigne même ouvertement que les prétendues données sémantiques ne sont aucunement explicatives de l’acceptabilité, exemples à l’appui. Pourtant, au bout du compte, son approche n’élimine le sémantique comme point d’appui de la théorisation que pour en proposer à son tour une conception. Pour expliquer la cohérence de son programme de recherche des multiples grammaires, en effet, Chomsky est amené à nous présenter les diverses grammaires particulières comme des spécifications d’une unique grammaire universelle, et à nous soumettre ce que l’on a pu appeler son hypothèse cognitive : l’être humain est doué d’une faculté de langage innée qui coïncide avec la détention organique d’une machine implantée réalisant la grammaire universelle. Les phrases des langues particulières doivent être imaginées produites dans un second temps à partir d’une production originaire de ce « module du langage » aux règles de réécriture universelles, suivant de nouvelles règles propres à l’idiome dans lequel doit en fin de compte être lâchée une phrase de surface. Comme on l’a beaucoup remarqué, cette hypothèse est en substance équivalente à celle du « langage de la pensée » que formulera Fodor cherchant à énoncer les buts et les méthodes convenant aux sciences cognitives, à ceci près que, pour Fodor et les computationnalistes, c’est une formule de la logique des prédicats rédigée en termes de 1. Structures syntaxiques est le texte sur lequel je m’appuie. —7— constantes individuelles et relationnelles incarnant une sorte de lexique universel qu’un arbre générativiste organisant la « constituance » d’une phrase qui se verrait engendrée par le « mentalais ». En tout cas, dès lors qu’une telle hypothèse a été formulée, la tentation est forte d’égaler la « structure profonde », c’est-à-dire la production de la grammaire universelle « sous » et « avant » toute convention linguistique particulière à un sens, que l’on suppose alors commun aux divers habillages ou remodelages dans les divers idiomes de cette structure prioritaire : cette structure profonde ne s’identifie-t-elle pas à ce qui se conserve dans les traductions ? Comme j’ai pu le faire remarquer ailleurs, cette conception du sens est assez proche d’une de celles que l’on trouve chez Husserl, selon laquelle le sens n’est pas autre chose que la forme « en formation » – c’est-à-dire envisagée en liaison avec l’activité qui l’amène – du contenu de signification, forme qui est pour lui l’organisation catégorielle de la phrase, et qu’on peut à mon avis à la fois comprendre comme une forme de constituance à la Chomsky et comme une forme logique à la Fodor (avec peut-être, néanmoins, un léger avantage de plausibilité à cette seconde lecture). Quels commentaires pouvons-nous apporter à la conception du sens que nous avons ainsi décelée dans la démarche générativiste ? Nous pouvons d’abord l’évaluer par rapport aux possibilités discutées au chapitre précédent. La conception générativiste, pour commencer, suit la voie de l’identification du sens à une forme. La « structure profonde », en effet, est une arborescence supposée avoir une réalité psychologique, elle est donc en partie récupérable par le « modèle de Thom-Zeeman », dont nous avons rendu compte dans ses grandes lignes. Dans son ouvrage de référence Morphogenèses du sens, Jean Petitot explique en général, en remontant à Tesnière si mon souvenir est correct, que les grammaires casuelles s’efforçant de rendre compte du sens en termes d’une forme hiérarchique – dont l’arbre chomskien est un exemple – peuvent être envisagées comme des versions « discrètes » de la théorie radicalement localiste inspirée par le modèle de Thom-Zeeman : il suffit en substance de considérer que le sens « existe » d’abord comme véritable forme géométrique appartenant à un substrat continu, mais se laisse ensuite projeter sur l’appareil discret de la langue pour se réduire alors, par exemple, à un arbre. Il n’en va pas aussi simplement que je viens de le dire, en raison du rôle apparemment joué dans la théorie chomskienne par les actes de réécriture, mais disons néanmoins que l’hypothèse selon laquelle le sens serait saisissable comme arborescence « pré-linguistique » (imputable au module linguistique inné largement inconscient) est à certains égards une hypothèse qui attribue un caractère morphologique au sens, qui en propose la contemplation sous les espèces d’une forme discrète. La limite de ce rattachement, nous l’avons déjà laissé entendre, réside dans ceci que l’arbre n’est pas seulement morphologique, il est aussi formel, au sens contemporain de l’adjectif : il « procède » de l’application successive d’un certain nombre de règles de réécriture fixées à l’avance. Vu sous cet angle, le sens paraît se rattacher plutôt à un faire (formel) qu’à une forme. Il se rattache, pour être absolument explicite, à cette grande catégorie de l’action que le vingtième siècle a mis en vedette, et dont nous avons déjà abondamment parlé dans la première partie de ce chapitre : la construction. Nous avions même par avance fait état de la convergence avec l’interprétation chomskienne de l’activité de langage, afin de mettre en relief la valeur de figure ou de thématique transversale dans la culture de la notion de construction. Le rapprochement que nous avons opéré avec Husserl va d’ailleurs dans le sens de cette seconde façon d’appréhender la conception chomskienne : la forme des phrases qui se transmet comme leur signification, pour Husserl, ne se transmet effectivement que si elle n’est pas forme résultante, figée, mais « forme en formation », manifestant la « productité originaire » du sens1. La transmission du sens est suspendue à la réactivation de cette forme : cela semble indiquer que le sens lui-même réside non dans cette forme mais dans l’agir qui la produit, agir que nous sommes en droit, pour ce que je comprends, d’identifier a posteriori comme un agir formel du type construction. La conception chomskienne du sens emprunte donc à deux orientations dont nous nous sommes séparés au chapitre précédent : celle qui cherche l’essence du sens dans la forme, et celle qui veut le renvoyer fondamentalement à l’événement (puisqu’aussi bien l’agir est une 1. Ref. L’origine de la géométrie. —8— espèce de l’événement). Ces orientations, nous les avions emblématisées par Thom et Deleuze, et nous les avions redécrites comme visions du sens en termes de l’espace et en termes du temps, respectivement. La décision de référer plutôt le sens à l’adresse était alors justifiée par la reconnaissance du caractère a-temporel et a-spatial de la signification comme telle. Chomsky, de fait, ne semble accorder aucun rôle, dans ses analyses, à la dimension de l’adresse. Ce qui en reste, tout au plus, est la notion d’acceptabilité et le recours de la théorisation à l’autorité de la compétence. En effet, les arborescences qui épinglent le sens sont les arborescences retraçant la formation d’énoncés acceptables, et la compétence en est la ratio cognoscendi : il est donc reconnu que notre accès incontournable au sens est la réception de celui-ci comme tel, son acceptation compétente, en ce point réside une sorte de présupposition opératoire de la théorie. Toute l’intention de cette dernière, cela dit, est de n’attribuer à l’acceptation du sens qu’un rôle empirique, de ne l’envisager jamais que comme ce par quoi nous est donné l’objet à reconstruire : au bout du compte, si la théorie a réussi, nous disposons d’un critère qui supplée à celui de l’acceptation compétente (dont Chomsky remarque d’ailleurs qu’il pourra la prolonger normativement dans le cas où elle est indécise). Conceptualisations et diagrammes : Langacker Après Chomsky, certains de ses « disciples », après avoir travaillé dans le cadre générativiste (qui a lui-même connu entre temps des remaniements dont nous ne parlons pas ici), ont développé au cours des années quatre-vingt une nouvelle orientation linguistique, généralement baptisée orientation de la linguistique cognitive. Les premiers noms célèbres de ce courant furent ceux de Lakoff, Talmy et Langacker. En fait, une histoire plus juste et plus complète de la chose devrait faire état, ici, de prédécesseurs européens comme Guillaume et Culioli, selon ce j’ai cru apprendre en lisant ici et là. De plus, la linguistique cognitive a connu des développements sans doute importants depuis les œuvres de ces pionniers. Je m’en tiendrai ici, néanmoins, à une restitution très globale et fort pauvre de ces premiers auteurs, parmi lesquels, de plus, je privilégierai sans conteste Langacker (ce qui, je crois, possède quelque légitimité, il est tout de même l’auteur de la systématisation la plus marquante avec les deux volumes de sa Foundations of Cognitive Grammar). Le projet de la linguistique cognitive, telle que Langacker l’entend, est de procéder à la description psychologique complète de la « conceptualisation » impliquée dans l’usage du langage. Il est donc supposé que l’emploi des mots, la profération des chaînes verbales, n’est que la face sensible, extérieurement saisissable, d’un processus interne de la pensée, que la science du langage doit décrire. Langacker ajoute que nous avons un accès introspectif à ce processus, et qu’un compte rendu collectivement validé en est possible. De prime abord, sa linguistique semble reprendre à son compte un programme apparenté au premier programme phénoménologique : il s'agit de « restituer » les configurations et processus du vécu en amont des expressions linguistiques. Elle reprend à vrai dire aussi les conceptions gestaltistes, puisque il est aussi posé que l’événement psychique de base est la mise en exergue d’une figure par rapport à un fond. Cet événement élémentaire survient lui-même à deux niveaux, le niveau véritablement basique et les niveaux supérieurs adhérents à la chose sémantique. Au niveau basique, se produit ce que Langacker appelle un scanning : le sujet « enregistre » une donnée comme décalée, décrochée, différente par rapport à une autre, il conceptualise quelque chose de la forme A>B où B est un terme de référence pour l’évaluation de A, est le standard pour la cible A, fonctionne comme « fond » pour un A traité comme « figure ». Langacker montre même comment la perception d’une petite tâche noire sur un fond blanc peut s’expliquer en termes de chaînes de scanning : si je considère des enchaînements d’actes perceptifs comparant le chromatisme en un lieu du cadre et un lieu très voisin, la majorité de ces enchaînements s’amorcera dans le blanc et tombera sur l’enregistrement de la première différence en arrivant dans le noir ; en sorte que la « figure » de la tâche noire se laisse définir comme le lieu statistiquement dominant de l’achèvement des séries de scanning à la recherche d’une différence. Au niveau sémantique, la structure figure-fond intervient de la manière suivante : lorsque je conceptualise une main (ce que Langacker appelle effectuer une prédication), je pense en fait la main sur fond du bras, je ne puis me la représenter, en somme, que comme saillante par rapport à ce qui est son arrière-plan naturel, le bras. Que le terme prédication soit utilisé pour la pensée d’un contenu même si celui-ci est apparemment monadique n’a donc pas de quoi surprendre : la —9— machine mentale ne conçoit rien sur un mode réellement monadique, elle profile toujours une figure sur un fond. On peut encore ajouter, pour évoquer cette nouvelle linguistique, que sa volonté d'exhiber la réalité psychologique derrière les expressions linguistiques s'adresse à un continuum présupposé. Les exemples du scanning élémentaire sont des exemples perceptifs paraissant impliquer la continuité de l’espace et du temps. Dans les cas sémantiques plus abstraits, Langacker fait le choix de figurer les prédications par des diagrammes où ce qui est conceptualisé comme figure apparaît symbolisé comme région sur le fond spatial du diagramme, le domaine que présuppose la prédication considérée. Cette manière de symboliser affirmer qu’il y a toujours un continuum de sens servant de « fond » à toute conceptualisation, dont l’espace serait le prototype et pourrait donc servir à la symbolisation. Par cette référence de sa théorie linguistique à un continu sous-jacent, Langacker se rapproche à nouveau de la phénoménologie husserlienne et de la psychologie gestaltiste. Il manque néanmoins à notre esquisse de compte rendu un élément idéologique important. Le « cognitif » de linguistique cognitive signifie la volonté d'un rattachement à l’entreprise « cognitive » contemporaine, que Langacker envisage résolument comme un entreprise réductionniste : les opérations du scanning et du profilage de contenus sémantiques comme figures sont supposées être des opérations effectives, des routines psychologiques virtuellement à la portée de l’expérimentation, ou, mieux, d’une re-description neurophysiologique. En aucune manière le continuum des vécus ou les valeurs de la saillance gestaltiste ne sont ici invoqués comme des caractéristiques de la façon dont le sens nous apparaît, mais plutôt comme des aspects objectifs de notre fonctionnement psychologique. Du moins c’est ainsi que Langacker présente lui-même sa démarche, au début du premier volume de ses Foundations of Cognitive Grammar. Il se trouve, cela dit, que cette présentation, pour qui a lu l’ensemble de l’ouvrage, apparaît au bout du compte comme un alibi, comme une dette payée (sans doute de bonne grâce, inconsciemment) à un environnement intellectuel positiviste. Les analyses du langage proposées par Langacker n’ont en fait rien de réductionniste, ne consistent jamais en la reconstitution d’un sous-sol d’opérations psychologiques pré-linguistiques, en la détection de routines de teneur neurophysiologique : elles se situent tout au contraire résolument dans l’élément du sens. Langacker se propose à vrai dire de faire l’inventaire de ce qu’il appelle des units, c’est-à-dire des routines de la conceptualisation, des conceptualisations typiques dont une habitude est acquise, et qui sont à ce titre disponibles. Cet inventaire est seulement supposé organisé, ce qui signifie en l’occurrence que la grammaire cognitive décrit en général quelles units apparaissent comme des instanciations de quelles autres units : c’est de cette façon que la notion de loi est présente à la linguistique cognitive de Langacker, pas comme prescription a priori de formation, qui s’appliquerait sans limite pour donner (« prédire ») à chaque fois un résultat acceptable, mais comme schème de conceptualisation, dont une particularisation donne une conceptualisation plus déterminée, moins générale. Tout contenu de signification est disponible dans la grammaire comme schème selon Langacker : à la limite, le contenu jaune est stocké comme une conceptualisation flottante et en attente de détermination sous laquelle vient se ranger la conceptualisation absolument singulière qu’appelle la rencontre par moi du jaune d’un objet perçu. Mu par une réminiscence aristotéliciano-kantienne, Langacker appelle catégorisation ce rapport de subsomption suivant lequel le réseau des units de la grammaire s’organise. Ce passage du modèle de la règle prédictive à celui du schème signale en fait un revirement extrêmement profond par rapport au précédent chomskien, revirement relativement auquel Langacker s’explique très clairement. Langacker ne croit pas que nous puissions disposer a priori d’universels dont le champ d’instanciation soit clairement délimité, et dont le jeu puisse nous faire accéder à une mise en forme constructive des faits de significations. C’est sa manière de récuser le projet des « grammaires générales formelles » qui a été celui de Chomsky mais aussi celui de Montague. Les universaux, nous ne les possédons que sous la forme de ces conceptualisations schématiques « catégorisant » de fait les conceptualisations moins schématiques. L’universalité apparaît donc comme un rapport, ayant ses degrés et son histoire, organisant de fait la grammaire, c’est-à-dire la structure stockée des units, et pas comme une forme logique a priori fixant à chaque fois un champ maîtrisable d’instanciations. Comme je l’ai écrit ailleurs, Langacker se fait une conception du rapport de l’universel et du particulier qui se rattache plutôt à celle de la tradition herméneutique : pour celle-ci, en substance, il y a une — 10 — double relation d’antériorité contradictoire, ne donnant pas lieu à une résolution spéculative, entre universel et particulier, puisque, d’un côté, l’universel anticipe des particuliers qui tombent sous-lui, il est lié à ce qu’on peut appeler un « projet de l’essence », et, de l’autre, le particulier juge les universels qui l’ont appelé, les corrige ou les révoque éventuellement, appelle lui-même un meilleur ou un autre universel. Les descriptions effectives de Langacker, consacrées au groupe nominal, au groupe verbal, aux effets habituellement dits pragmatiques, ou, dans le début de la di-logie, simplement au nom et au verbe, consistent systématiquement en la proposition de diagrammes retraçant la conceptualisation sous-jacente au fragment de langage analysé. Ces diagrammes « présentent » sur un mode topologique, ou si l’on veut topologico-dynamique, les conceptualisations en cause, qui apparaissent comme la mise en relief de certains thèmes ou certaines relations sur fond d’un certain domaine, une durée de synthèse étant ou non impliquée. J’ai commenté ailleurs, par exemple, la manière dont Langacker rend ainsi compte du sémantisme du verbe être, de son participe étant et de la nominalisation l’étant de ce dernier. Justement, ma dernière phrase nous convoque devant le problème que nous devons nous poser. J’étais en droit de dire que les diagrammes de Langacker nous révélaient le sens des mots, parce que cet auteur semble bien nous dire que le sens s’égale à la conceptualisation sousjacente, que les diagrammes figurent. La grammaire cognitive est une sémantique, elle est même directement une sémantique, dont il est seulement affirmé qu’elle correspond à une réalité psychologique : le sens est un contenu de pensée réellement agi par la psychè chaque fois qu’elle reçoit ou plutôt vit ce sens. Comment rapporter cette conception du sens à la problématique et aux distinctions de notre philosophie du sens ? On doit sans doute dire d’abord que le sens, pour Langacker, n’est pas intentionnel : il s’affirme ainsi comme en rupture avec les deux grandes traditions philosophiques du vingtième siècle, dont nous avons vu qu’elles avaient en partage la « lecture » du sens comme résidant en la flèche de but le référent, la chose visée (la différence entre elles procédant de l’estimation de la relation temporelle entre la visée et ses pôles). Un diagramme ne récapitule pas un mode d’accès à une chose ou même à un contenu. Il est plutôt un schème qu’instancie une visée particulière. Le sens se situerait donc au niveau d’une généralité qui se dit des actes de visée, le sens correspondrait, en quelque sorte, à une activité interne de généralisation et de jugement, opérant au niveau psycho-sémantique, et susceptible de prendre en charge sur le mode de la catégorisation l’ensemble des événements psycho-sémantiques possibles, comme par exemple les perceptions (mais aussi les imaginations). Le langage apparaît ainsi comme un immense réservoir de jugements : les units sont en principe des contenus, mais ces contenus sont baptisés prédications et sont appréhendés, via leur interprétation gestaltiste les rattachant au fond qui leur convient, comme déjà en un sens judicatifs, s’il est vrai que toute délivrance de sens, même nominale, délivre un monde. La sémantique cognitive apparaît donc, à certains égards, comme « hyper-kantienne », du moins s’il est permis de considérer comme kantien le fait d’interpréter tout sens comme jugement, comme déclaration discursive de synthèse et de généralité. La différence avec la sémantique analytique des conditions de vérité, qui après tout subordonne aussi tout effet de sens à l’incorporation des expressions à des jugements (dont la prétention à la vérité peut être évaluée, consiste en ceci que la notion de jugement se voit élargie, tout contenu est pris comme déjà jugement à sa manière, au niveau topologicodynamique où la diagrammatisation se place. Elle se redouble de ceci que la sémantique cognitive est résolument « fictionnaliste » : il lui suffit que les contenus soient représentés, elle n’exige pas que des présentations perceptives les appuient. Il y a, sans doute, des conditions de représentation, qu’énumère la diagrammatique, inventorie la grammaire, mais le sens n’est pas suspendu à des conditions de vérité, c’est-à-dire toujours, forcément, à une strate empiriste. Par son côté topologico-dynamique, la sémantique cognitive se rattache aussi à l’interprétation du sens comme forme : les conceptualisations tramant le sens sont représentées comme des formes, ou du moins des principes de formes, se dégageant sur le fond d’espaces qui ne sont pas de vrais espaces (des espaces sémantiques, relativement auxquels néanmoins un certain langage topologique est supposé toujours valide ; par exemple, la notion de région bornée d’un domaine est supposée pertinente dans le cadre de tout domaine sémantique). La sémantique cognitive de Langacker rejoint donc les grandes idées du modèle de Thom-Zeeman, Jean Petitot ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a vu dans ces travaux post-chomskiens des — 11 — possibles alliés de la grande orientation morpho-dynamique qu’il s’efforce de construire, afin d’inviter les recherches cognitives à la suivre. On pourrait d’ailleurs faire ce commentaire que, déjà, René Thom, dans ses articles séminaux sur la connexion entre topologie et signification, réagissait à la proposition chomskienne, dont il reprenait la volonté de saisir la généralité du sens, suggérant seulement de la situer ailleurs que dans le formel de l’arborescence. Enfin, la sémantique cognitive, cela fut déjà dit, se rapproche sur certains points de la conception herméneutique du sens. Le caractère méthodologiquement non prédictif de ses théorisations, la conception implicite du rapport entre l’universel et le particulier qui va avec en témoignent déjà. Mais on peut ajouter que, dans son ouvrage, Langacker met souvent en avant la singularité de chaque situation d’énonciation (qui est aussi situation de conceptualisation) ; qu’il entend intégrer à ses analyses cette dimension de la conceptualisation qui est indexée sur les conditions mêmes de l’événement qu’elle est, de manière sui-référentielle, afin de constituer la « pragmatique » en branche de la grammaire cognitive, en canton de la sémantique, la délivrant de son statut hétérogène. Il semble donc, en résumé, que Langacker propose une sémantique capable de, ou du moins prête en principe à reconnaître le caractère contextuel de la signification, mis en vedette dans la tradition herméneutique. Faut-il dire que, par ce biais, l’approche de Langacker rencontrerait en partie une conception du sens insistant sur la réception, et au-delà l’adresse, la demande ? J’en doute. Toute la relativisation du sens à des situations (d’énonciation, de conceptualisation) n’est chez lui que relativisation à la richesse d’un mode du sens et à la diversité illimitée des nuances de l’être-là historique singulier peut-être, en même temps qu’elle est une reconnaissance de la réflexivité de la conceptualisation, qui s’indexe sur ses propres conditions, modifiant le résultat de l’opération qu’elle est. Mais ce relativisme, cet encyclopédisme, ce fictionnalisme, ce pragmatisme sont toujours les attributs d’une conception du sens qui le place du côté de l’événement : la réalité psychologique du sens, affirmé par la théorie, donne cette réalité comme celle de la conceptualisation, c’est-à-dire prend le psychique lui-même comme événement et comme action, pas comme chose ou état. Il ne semble donc guère possible de trouver une complicité entre Langacker et notre philosophie a-ontologique du sens, centrée sur le hors-être de l’adresse. Mais peut-il y avoir une telle complicité, entre une théorie sémantique et notre approche du sens, ou cette dernière congédie-t-elle par principe toute démarche « scientifique », comme on peut estimer qu’il va de soi s’il est vrai que la science est nécessairement science de l’étant et respectueuse de l’étant, en son être qu’elle s’attache aussi à dire ? La sémantique interprétative de François Rastier Nous aurons à réfléchir un peu plus sur cette question plus loin, mais il est souhaitable d’envisager encore une théorie linguistique, la plus propice, peut-être, au nouage de la complicité dont nous interrogeons la possibilité : celle de François Rastier. Sans doute ne faudrait-il pas, d’ailleurs, pour commencer, la baptiser une théorie : nous évoquons ici de nombreux travaux, publiés depuis 1987 au moins avec Sémantique interprétative (en négligeant des œuvres plus anciennes antérieures à la cristallisation de ce qu’on peut appeler l’orientation la plus propre de François Rastier), travaux dont nous n’entendons pas postuler qu’ils auraient une cohérence dogmatique. Néanmoins, nous pensons qu’ils expriment, de façon sans doute variée, en explorant plusieurs possibilités de présentation, et en intervenant à des niveaux eux-mêmes variables (celui de la théorie linguistique, celui du commentaire littéraire, ou celui de l’essai anthropologique par exemple), une même sensibilité, correspondant à une manière d’entendre le sens. Essayons, donc, de caractériser brièvement cette sensibilité nouvelle au fait linguistique. Par un côté, François Rastier ne fait pas autre chose que réactiver l’enseignement saussurien, selon lequel le sens est valeur : tout effet de sens « dépend » de l’établissement d’un certain contraste, d’un ensemble d’oppositions du signe porteur de cet effet avec d’autres signes co-présents. Il commence donc sa « sémantique », dans son ouvrage de 1987, en nous invitant à comprendre le rapport entre sèmes et sémèmes. Un sémème est le contenu de signification d’un mot, en substance (ou mieux, sans doute, d’un signifiant porteur de signifié minimal). Ce contenu ne peut pas être explicité comme la somme algébrique d’un certain nombres de signifiés de base, de briques sémantiques, ainsi que l’a prétendu la sémantique componentielle, allant jusqu’à proposer des listes de ces significations primitives. On reconnaît, en effet, que — 12 — l’ensemble des acceptations possibles d’un mot dans les divers contextes imaginables autorise la déclinaison d’une multiplicité indominable de significations. Mais la science du langage n’est pas pour autant enfermée dans un silence effrayé : un sémème possède en quelque sorte un contexte privilégié au sein du système sémantique de la langue, quelque chose d’apparenté au paradigme jakobsonien, et que Rastier appelle le taxème. Le taxème se compose d’un ensemble fini de sémèmes, que Rastier suppose en interdéfinition sémantique avec le sémème de départ. Ainsi, le sémème couteau appelle un taxème « ustensiles de repas » où figureront aussi cueillère et fourchette, pour le moins. Un mot de la langue, un léxème, n’appelle pas un unique taxème, il arrivera qu’il appartienne virtuellement à plusieurs petits espaces contrastifs (par exemple couteau me semble pouvoir aussi être inséré dans un taxèmes d’armes blanches, avec épée et fleuret). Mais il n’incarne pas le même sémème lorsqu’il est intégré à tel taxème plutôt que tel autre : ce qui doit être pris en considération pour comprendre la structure de base de la signification lexicale, c’est le sémème dans son taxème. L’hypothèse naturelle est que le sémème se charge alors d’exactement tous les traits de significations nécessaire au rôle distinctif qui lui est dévolu dans le taxème. Par exemple, dans le taxème des mobiliers d’appartement, chaise porte le contenu « sans accoudoir » en raison de son contraste avec fauteuil, membre du même taxème. Si chaque opposition à un autre membre du taxème révèle ainsi un sème, le sémème dans son taxème est supposé valoir pour l’ensemble des sèmes que lui occasionne ce taxème. La relation entre sémèmes et sèmes est à vrai dire circulaire, un sémème s’analyse en un répertoire de sèmes comme s’il en était la concaténation additive, du type de ce qu’imaginait la sémantique componentielle, mais en même temps un sème se définit comme ce que révèle l’opposition de deux sémèmes dans un taxème. Ce cercle, à mon avis, demande à être compris comme un cercle herméneutique. Lorsque j’emploie un mot de la langue, je le fais toujours au sein d’un mouvement de sens qui a sa trajectoire, et qui ouvre le mot à un taxème dont il reçoit son acception. Les taxèmes sont en quelque sorte les consignations, au sein du système sémantique de la langue, de projets de sens qui sont réveillés par la syntagmation vivante, et donnent ainsi lieu à une véritable détermination en contexte du sens, à des sémèmes authentiques : l’ensemble des sèmes auxquels un sémème va se réduire identifie le projet sémantique s’actualisant en contexte comme ce sémème singulier. Le but de cette fastidieuse explication conceptuelle était de mettre en évidence le déplacement que fait subir Rastier aux notions saussuriennes ou plus généralement structuralistes dont il part, vers une problématique interprétative. Dès son ouvrage de 1987, mais de plus en plus au fur et à mesure qu’il écrit, il rapporte sa démarche à ce qu’il appellera – à partir de 1997 je dirais – paradigme rhétorico-herméneutique. L’idée de base, cette fois, est que les valeurs sémantiques sont ce qu’elles sont en raison et sous l’effet d’une double modulation dont elles sont perpétuellement tributaires, une modulation rhéorique à l’émission et une modulation interprétative à la réception. Les énonciateurs rattachent leurs énoncés à des tropes ou figures, renvoyant aux multiples strates historiques, sociales et conventionnelles chargeant leur situation d’énonciation : le sens en tant qu’émis est toujours le résultat corrigé d’une stratégie rhétorique bien plus que le contenu prédéterminé d’un symbole. Les destinataires, de même, renversent par avance toute littéralité du sens, composant plutôt ce qu’ils comprennent comme ce qu’ils interprètent, et qu’ils obtiennent en faisant interférer les conditions de leur situation de réception avec le texte. François Rastier dit qu’en matière de sémantique, l’interprétation est compulsive, elle anime les signifiants comme leur inextinguible vie, au lieu d’être confinée dans des moments spécifiques d’évaluation, où l’on sort de l’aveugle manipulation syntaxique, comme il en va pour les formules mathématiques. Notre activité interprétative, donc, fait le sens dans les textes. Comment procède-t-elle ? Une grande orientation de la sémantique interprétative de François Rastier est de dire qu’elle aperçoit des solidarités sémantiques dans les textes reçus, des effets de résonance d’un mot à l’autre, comme des lignes harmoniques se tramant le long du déroulement temporelsyntagmatique, et donnant lieu à une voix de la polyphonie : des isotopies, dit-il, envisageant sous ce nom ce que construit la récurrence d’un sème affectant plusieurs sémèmes d’une phrase ou plus généralement d’un texte. Ainsi, la phrase « La gare part en riant à la recherche du voyageur » présente une isotopie voyage à laquelle se rattachent les sémèmes gare, part et voyageur. Vis-à-vis d’un texte, notre sensibilité interprétative est susceptible d’apercevoir ainsi, en général, plusieurs solidarités de ce type, plusieurs isotopies, qu’elle sera d’ailleurs amenée, en général, à faire valoir dans un ordre non quelconque, à organiser dans une hiérarchie non — 13 — prescrite à l’avance. D’où l’idée de parcours interprétatif, qui est parcours de la révélation hiérarchisée et sérialisée des isotopies auxquelles le sens du texte est soumis. La signification est déclarée, en profondeur, tributaire de cette activité très particulière qui la fait procéder de la donnée textuelle, et qui est l’activité interprétative. La relative contingence de cette activité nous interdit d’égaler la signification à un corrélat logicoalgébrique de la distribution des léxèmes. D’ailleurs, les parcours interprétatifs, pour dire les choses mieux que je ne l’ai fait jusqu’ici, déterminent pour commencer quel matériel textuel est à proprement parler proposé, fixent ce qui est mot, phrase, et décident à quels horizons de signification du type taxème, domaine ou dimension subordonner l’individuation des sémèmes. La perspective de Rastier est donc résolument anti-distributionnelle, elle s’oppose en cela radicalement au point de vue d’objectivation qui était celui de Chomsky, et qui voulait en tout cas faire du sens une fonction de la distribution d’unités linguistiques d'emblée identifiées. Les parcours interprétatifs commandant à la figure prise par le sens, je l’ai dit, ne sont pas univoquement prescrits selon Rastier, mais on peut néanmoins établir, à ses yeux, une sorte de graphe des parcours possibles, du moins des parcours qui se veulent interprétations intrinsèques, réécriture du sens des textes reprenant ce sens (et s’il s’oppose ici aux excès interprétatifs d’une certaine critique littéraire déconstructionniste ou simplement structuralistedébridée). Il faut d’ailleurs dire un mot de l’application de la sémantique interprétative de François Rastier aux textes. Dans un écrit de 1989, Sens et textualité, il propose des outils d’analyse, c’est-à-dire d’interprétation bien sûr, des documents linguistiques du type texte, et s’adresse d’ailleurs de façon privilégiée aux textes littéraires, au poème Zone d’Apollinaire ou à un chapitre de Zola par exemple. Il suggère en fait de tenter de décrire et comprendre toute la fictionnalité que déploie un texte, l’ensemble des acteurs qu’il fait comparaître, et qui subsument en général plusieurs identités nommées, ou l’ensemble des relations temporelles qu’il instaure par sa narration, etc. Tout ce qui est ainsi relevé comme « contenu de fictionnalité » au niveau du texte s’incarne dans des « molécules sémiques », c’est-à-dire des sommes de sèmes hors contexte, non synthétisées dans un sémème. Le sens proprement textuel semble donc avoir la forme lexicale, même si c’est celle de lexèmes virtuels, non proférables. Rastier prolonge aussi Saussure dans un privilège évident accordé au lexical sur le syntaxique (dont il traite pourtant parfois depuis son point de vue lexical, ainsi le passage sur les antilogies et les tautologies dans Sémantique interprétative). Les isotopies, d’ailleurs, portent toujours des noms lexicaux, c’est un sémème qui est chargé de dire le sème commun de la série de sémèmes. Je voudrais donc commenter, s’il est possible, cette nouvelle approche du langage – dont je reconnais pourtant que je n’ai donné qu’une image fort restreinte, et, j’en ai peur, partiale – dans les termes des catégories de ma « compréhension du sens ». D’un premier côté, il est clair que la vue du langage, de la signification que propose François Rastier est singulièrement plus sensible à la relativité herméneutique du sens linguistique que toutes celles qui précèdent. Les influences du contexte, de l’environnement social et conventionnel, des genres, des coordonnées de la réception, des émanations fictionnelles des textes eux-mêmes, des traditions, sont relevées et soulignées par lui, dans ses ouvrages principaux ou dans des articles où il approfondit tel ou tel point. Or, l’importance attribuée à cette relativité n’est pas sans rapport avec la conception qui subordonne le sens à l’adresse : souvent, pour exprimer la relativité herméneutique du sens, on dit que chaque texte est dans sa situation une « réponse » à la tradition qui le situe, et, ayant dit cela, ayant placé l’apport de sens en position réceptive, on paraît avoir indexé le sens sur l’adresse. De plus, François Rastier a largement dénoncé la « faute » que commettaient les linguistiques classiques en privilégiant l’analyse au niveau de la phrase, et en méconnaissant ainsi l’ouverture du sens dans ses dimensions et effets propres sur le niveau textuel, sur les segments de taille indéfinie (notamment, le repérage des isotopies se joue naturellement au niveau transphrastique du texte). Lorsque nous insistons, de notre côté, pour décrire ce que nous appelons dépendance du sens sur la théoricité, sur ceci que l’enveloppement du sens doit être conçu a priori comme de type textuel, nous rejoignons en fait Rastier, et établissons ainsi un commun dénominateur entre sa conception du sens linguistique et notre philosophie du sens l’envisageant dans la perspective de l’adresse. Encore faudrait-il néanmoins remarquer, ici, que le texte est pour nous toujours une forme (minimale, non normée) de théorie, alors que, pour lui, il semble un lieu amorphe, où ne se montre aucune figure régulatrice. — 14 — Mais enfin la sémantique de Rastier s’éloigne d’une autre manière de notre vue : il considère toujours, je crois, les variations, l’ouverture et la relativité herméneutique du sens elle-même, sous l’angle de l’action, il se rattache toujours à l’anthropologie post-marxiste interprétant l’homme comme celui qui se fait en faisant. Par conséquent, le paradigme qu’il invoque est, comme nous l’avons dit, rhétorico-herméneutique, le rhétorico mettant en vedette la fonction de l’agir. Par conséquent, les modulations contextuelles du sens sont décrite en termes d’émission et de production autant que de réception. Par conséquent, le moment formellement réceptif de l’interprétation est appréhendé en termes de parcours interprétatifs, et plus généralement l’interprétation figurée à la lumière de l’activité interprétative, ce qui nous replace au pôle destinateur. Donc, la conception du sens sous-jacente semble, à le mieux juger, appartenir à la grande famille de celles qui rattachent le sens à l’événement. Enfin, il ne faut pas oublier que Rastier « part » de la vision structuraliste post-saussurienne du sens comme valeur, comme épiphénomène du contraste, du jeu des oppositions. Or cette vision, même sous la forme plutôt littéraire que lui donne Saussure, et comme nous l’avons signalé en commentant ce dernier, est apparentée à l’interprétation du sens comme forme, à laquelle le modèle de Thom-Zeeman et la linguistique morpho-dynamiciste de Jean Petitot ou de Wolfgang Wildgen ont donné ses lettres de noblesse « modélisatrices ». Tenant que le sens surgit à la faveur d’une équilibration au sein du paradigme pertinent – du taxème par exemple – Rastier le voit encore comme forme, comme s’incarnant dans un système de frontières au sein d’un espace que plusieurs termes se partagent. Il a d’ailleurs publié un article – fort instructif et convaincant – où il essaie d’étudier l’affirmation successive historique de divers parangons en termes d’une modélisation de type « thomien » 1. Après lecture de ces commentaires, on sera tenté d’une conclusion défaitiste sanctionnant ou bien la non-pertinence de notre proposition philosophique, ou bien l’impossibilité qu’aucune doctrine sémantique ne la rejoigne et la conforte. En effet, il semble que même l’auteur dont nous savons que nous sommes à tous égards le plus proche, ayant appris de lui à vrai dire, pour ce qui concerne la conception du langage, rattache le sens à l’événement et à la forme plutôt qu’il n’essaie de le comprendre à partir de l’adresse. Sémantique et philosophie du sens Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut entendre cette situation intellectuelle. Sémantique et philosophie du sens restent séparées par un abîme transcendantal, de la même espèce que celui que tentait de décrire Husserl entre psychologie et phénoménologie. Une sémantique, en effet, cherche les moyens de décrire et qualifier de manière aussi riche et complète que possible ce qui est à chaque fois, ou plutôt ce qui est reçu comme effet de sens. La philosophie du sens s’efforce, de son côté, de comprendre comme sens et en tant que sens ce qui en relève, de ramener la « manifestation » universelle au sens qui transite en elle, et de faire accéder à la conscience, à cette fin, en quoi consiste proprement le faire sens, par quoi, en rapport avec quelles circonstances directrices et à travers quelle intrigue de référence le sens fait sens. Par conséquent, il n’est nullement dit que les moyens de recueil et de description fidèle que se donne une sémantique doivent se déduire d’une manière ou d’une autre de cette prise de conscience militante du propre du faire sens qui est l’affaire de la philosophie du sens. Peutêtre, pour analyser et exposer la richesse du sens en sa variété, faut-il accepter de le « saisir » à même la pratique qui le relaye, l’événement dont il profite pour retentir, la forme à la faveur de laquelle il fait trace. Faut-il alors dire que le passage en revue « épistémologique » qui précède est sans objet ? Non plus. Parce que, quels que soient les moyens de recueil et de théorisation du sens qu’elle retient, une sémantique est amenée à témoigner, d’une manière ou d’une autre, des circonstances qui sont pour elles donatrices du sens, et elle exprime ainsi, généralement, une compréhension philosophique du sens plus ou moins implicite qu’il y a un intérêt épistémologique à dégager. Quitte à « passer », au moment des affaires sérieuses, à une optique descriptive libre de ces considérations liminaires, la sémantique est tout de même bien en quête du sens et cherche forcément à saisir le « comme tel » du sens avant et afin de procéder à la révélation des configurations et contenus de sens. 1. Ref. — 15 — En fait, cette présentation classiquement fondationnelle de l’articulation entre sémantique et compréhension philosophique du sens n’est pas satisfaisante, parce qu’elle fait comme si la compréhension philosophique du sens était gardienne de l’être du sens, alors que la sémantique s’occuperait de la déterminabilité de l’étant sensé. Or, justement, la compréhension philosophique du sens tient que le sens renvoie au hors-être, et donc, elle tâche de dire le sens du sens plutôt que son être, elle a charge d’expliciter ce que cela signifie pour nous d’avoir rapport au sens, d’être partie prenante du faire sens. Mais la sémantique, elle, est tributaire de l’enjeu scientifique, elle a donc à dire le quoi du sens, et au-delà ce qu’il peut être : c’est pourquoi, sans doute, elle est toujours renvoyée aux strates d’ontologisation et de recueil du sens que sont la forme et l’événement. N’y a-t-il pas, en dépit de tout ce qui précède, et qui tend à établir une hétérogénéité définitive entre les deux recherches, une liaison possible entre elles, ou, du moins, une façon de descendre dans l’effectivité linguistique armé de la compréhension philosophique du sens ? Je pense que oui, et je me contenterai, pour donner quelque substance à cette affirmation, de résumer ici rapidement quelques considérations et analyses que j’ai proposées à la fin de mon ouvrage L’esprit et le sens, où la « compréhension du sens » exposée au chapitre précédent fut pour la première fois présentée. L’idée est que, bien que le langage – le système et la performance qu’ils autorisent – nous paraisse naturellement le lieu et le vecteur par excellence du sens, la notion d’un sens autre que linguistique semblant notamment suspecte, un brin métaphysique, les ensembles linguistiques, les enchaînements effectifs de l’activité linguistique ne sont pas unanimement dévoués au sens, ne relèvent pas toujours et systématiquement du régime du sens : peut-être même faut-il dire que le sens est rare dans la performance linguistique, ou du moins il est rarement l’inspiration première du dire. C’est que le langage est plus évidemment solidaire de la fonction descriptive, donnant au discours le rôle d’un énonciateur du monde en quête de vérité, et donc subordonnant l’usage du langage à l’être à travers l'enjeu de vérité, ou, alternativement, de la fonction pragmatique, mettant en relief ce qui du langage est action, insistant sur l’accomplissement d’événementalité que le langage permet, favorise. Pourtant, nous pouvons décrire des voies langagières « ramenant » l’expression linguistique au souci ou à la recherche du sens, infléchissant en quelque sorte l’emploi des mots et des phrases dans le sens du sens. Cela revient à dire qu’il y une technique linguistique générale pour accomplir à l’égard de toute donnée linguistique la tâche qui est celle de la philosophie du sens, et qui est de « ramener au sens » ce qui se dit, ce qui se fait. Cette technique, bien entendu, est par elle même insuffisante, elle demande toujours à être secourue par une pénétration de la thématique locale, ce qui correspondrait, si l’on accepte ma terminologie, à la dimension épistémologique de la philosophie du sens. Exposer les voies universelles par le biais desquelles le linguistique se consacre au sens, c’est aussi analyser au plan syntactico-sémantique les opérations les plus immédiatement ouvertes sur le sens et sur la perspective du sens, c’est donc sans doute, en partie, apporter une contribution, très particulière et métalinguistique je l’accorde, à la sémantique. Tant il est vrai que sémantique et philosophie du sens ne sauraient entretenir un rapport de pure étrangeté. Tenant, donc, de nommer les modes linguistiques du « renvoi » de l’expression au sens, de la réadresse de l’exprimé au sens en quelque sorte, j’ai relevé les aspects suivants : 1) la modalisation ; 2) la remontée au présupposé logique (de Q, à P tel que P→Q) ; 3) le questionnement de la prédication, tel que des locutions comme Qu’en est-il de ? ou en tant que peuvent le commander. Dans ce dernier cas, il semble qu’on touche à des opérateurs explicites remplissant dans le langage l’exacte mission de la philosophie du sens, puisqu’ils accomplissent à la lettre la demande qui « retourne » la prédication d’enregistrement de l’être en sensibilité à l’adresse. Je m’abstiendrai ici de reprendre ces analyses. Je puis ne pas avoir touché juste avec elles, ou avec certaines d’elles. Dans le cas inverse, ou dans la mesure d’un éventuel non-échec plutôt, il y aurait là les bases de quelque chose comme une stylistique du sens, comparable dans son esprit à la stylistique de la vérité qu’est l’étude de formes de l’argumentation dans les textes. Un dernier développement est nécessaire pour conclure cette section consacrée aux travaux sur le langage. Tous ceux-ci, en effet, nous paraissent témoigner, dans le champ théorique, d’une montée constante de l’intérêt pour le sens. Du côté de la philosophie analytique, il me semble que la volonté théorico-scientifique de constituer une doctrine formelle de la vérité du — 16 — langage s’est convertie, avec Wittgenstein mais de façon plus nette et plus explicite avec quelqu’un comme Dummett, en une volonté de comprendre comment, suivant quelles règles et à travers quel enchâssement, les phrases font sens. La philosophie du langage s’efforce, après avoir voulu reprendre sur soi toutes les responsabilités et les compétences de l’ontologie, de devenir à sa manière (qui nous semble imparfaite) philosophie du sens. Ce qu’on appelle linguistique contemporaine et qu’on fait naturellement démarrer avec Saussure est sans doute dès l'origine l’entreprise d’un décryptage systématique de la fonction de signification dans les langues. Pourtant, les approches qui apparaissent d’abord se présentent plutôt comme des grammaires, comme des théories de la distribution et du système que comme des investigations de l’effet de sens. Mais avec Langacker ou Rastier, nous avons vu que la linguistique s’affiche ouvertement ou quasi-ouvertement comme sémantique (le nom de grammaire que conserve Langacker pour son entreprise – grammaire cognitive – qualifie mal sa démarche effective, qui est l’explicitation générale, comme structure hiérarchisée, des schèmes que sont à ses yeux les sens). Ce qu’on peut aussi saisir comme tournant langagier ou tournant anthropologique (dont, en un sens, l’intérêt contemporain pour le processus effectif du connaître, l’intérêt “cognitif”, témoigne aussi, dans une sorte de désaveu de l’obsession conceptuelle et ontologique) serait donc tournant sémantique d’une autre manière, déplacement des sciences humaines vers les problèmes et les finesses du sens, dont la philosophie du sens s’occupe dans une posture fondationnelle nouvelle (en s’intéressant au sens du sens plutôt qu’à l’être du sens). Voir cette évolution, c’est appréhender la culture théorique contemporaine comme en proie à une demande qui serait celle du sens lui-même, c’est voir l’objet théorique sens comme un faux objet habitant l’espace des disciplines plutôt comme un destinateur mal entendu jusqu’ici, et requérant l’altération de la polyphonie des disciplines, appelant de nouvelles paroles théoriques fondamentales ou la réorientation de celles qui existent. C’est donc aborder les problèmes d’« épistémologie des sciences du langage » du point de vue d’une philosophie du sens. — 17 —