L’ALÉA THÉRAPEUTIQUE ET LA RESPONSABILITÉ PERSONNELLE DU MÉDECIN On se trouve à l’heure actuelle en présence d’une carence du législateur concernant le risque que font courir un certain nombre de thérapeutiques; ce risque est la cause de dommages subis par les patients qui sont rarement réparés lorsqu’une faute d’un praticien ne peut pas être démontrée. La réparation intervient parfois bien qu’il n’y ait pas de faute du praticien parce que les juges parviennent dans certaines circonstances à combler ce vide législatif. Une évolution récente importante de la jurisprudence est intervenue dans ce domaine tant dans le droit administratif qui est applicable à l’activité de l’hôpital public que dans le droit privé qui régit l’activité médicale libérale. En analysant cette évolution jurisprudentielle, le Conseil d’État dans un rapport public de cette année portant sur le droit de la santé parle de façade juridique construite pour combler un vide législatif dont la raison essentielle est le sentiment d’indignation soulevé par des situations individuelles dramatiques laissées sans solution par le droit positif1. Le Conseil d’État ajoute qu’en l’absence de règle fixée par le législateur, il faut maintenir une telle jurisprudence, mais qu’il est difficile sur le plan des principes juridiques d’admettre que l’on traite une question qui relève de la solidarité par les voies de la responsabilité. Ce rapport appelle de ses vœux une réflexion sur le devenir d’une politique de solidarité à l’égard des victimes des risques thérapeutiques, en soulignant qu’une telle réflexion est d’autant plus nécessaire que ces risques se multiplient en raison de la technicisation croissante de la médecine, qu’il s’agisse de risques individuels ou de risques sériels. On parle de risque sériels à propos des catastrophes sanitaires dues notamment à l’utilisation de tel ou tel produit au cours d’un traitement médical, par exemple la contamination transfusionnelle par le VIH ou 1. Conseil d’État. Jurisprudence et avis de 1997. Réflexions sur le droit de la santé. La documentation française 1998. l’hépatite C. Il y a là une obligation de résultat imposant aux organismes fournisseurs de livrer un produit exempt de tout risque infectieux. Les règles juridiques applicables retenues par la jurisprudence et celles de la loi (existantes ou à étudier) sont différentes de celles qui s’appliquent au risque individuel. Je les laisserai de côté pour m’en tenir au risque individuel. C’est une affaire assez compliquée pour plusieurs raisons. J’ai déjà rappelé que le médecin hospitalier et le médecin exerçant en ville n’étaient pas soumis aux mêmes règles juridiques. Ces risques sont évidemment assurés, ce qui fait intervenir un nouveau partenaire. La notion même de responsabilité est complexe et ambiguë. Le vocabulaire employé enfin est parfois incertain. Le titre de ce colloque et le rapport du Conseil d’État retiennent l’expression aléa thérapeutique. On parle parfois d’aléa médical. S’agit-il de la même chose? Il me semble que oui. Certains milieux médicaux privilégient l’expression d’aléa médical, à l’instigation des assureurs, par souci de rigueur en considérant que le problème se pose de la même façon qu’il s’agisse d’un acte de thérapeutique proprement dit ou d’un acte de diagnostic ou de prévention. Mais en utilisant le terme médical, on tend à se limiter au domaine d’intervention du médecin alors qu’il s’agit d’un champ plus large. En réalité, tout le monde comprend quand on parle d’aléa thérapeutique qu’il s’agit d’une formule générique et que sont visées toutes les actions de soins. La notion de responsabilité est complexe et ambiguë. Déjà, il faut distinguer la responsabilité juridique de la responsabilité morale. Le praticien, à juste titre, attache à cette dernière une importance primordiale. S’agissant de la responsabilité juridique, il faut distinguer la responsabilité civile, de la responsabilité administrative, de la responsabilité pénale, de la responsabilité disciplinaire. Autant de domaines qui obéissent à des règles particulières. Ces formes diverses de la responsabilité tendent à remplir dans des conditions variables les deux fonctions de la responsabilité en général: d’une part l’indemnisation de la victime, d’autre part le découragement des comportements anormaux ou la sanction des comportements professionnels inadaptés. Il ne faut pas donner à la faute juridique de connotation morale en cherchant à blâmer l’auteur de la faute (encore que cette question mérite un examen dans la responsabilité disciplinaire déontologique). Le droit considère la faute sous le seul angle d’un manquement social. Il s’agit de considérer le comportement du médecin par rapport à celui du bon professionnel, celui qui a le comportement que l’on est raisonnablement en droit d’attendre d’un praticien conscient de ses devoirs. Pour s’en tenir à la responsabilité civile, pendant des décennies l’attention s’est focalisée sur le débat entre les partisans de la faute et les partisans du risque. Au cours du deuxième congrès international de morale médicale, en mai 1966, le professeur Tunc proposait d’abandonner la responsabilité pour faute pour demander aux médecins de prendre une assurance qui couvrirait tous les résultats anormaux des traitements et des interventions chirurgicales2. «L’immense majorité des médecins, disait-il, exerce sa profession avec conscience et ce n’est pas la menace d’une condamnation civile qui les guide dans l’accomplissement de leurs fonctions». Le même auteur écrit aujourd’hui «On peut se demander si la crise de la responsabilité civile ne vient pas de ce que juges et législateur sentent confusément le besoin de distinguer, dans son domaine traditionnel, deux secteurs dont les frontières peuvent parfois être floues, mais qui doivent s’appuyer sur des principes tout différents: celui de la responsabilité pour faute et celui des accidents. Il faudrait alors considérer comme vaine la vieille querelle entre partisans de la faute et partisans du risque»3. Le droit des accidents ne doit pas chercher à influer sur les comportements, mais viser à indemniser rapidement les victimes. Le rapport du Conseil d’État, en demandant le maintien de la spécificité de l’acte médical suit la même voie. Il condamne la tentation qui consisterait à prolonger l’évolution de la jurisprudence «jusqu’à un stade où la notion même de faute se dissoudrait dans une problématique générale du risque». 2. A. Tunc. Responsabilité civile. Deuxième congrès international de morale médicale. Ordre national des médecins éd., 1966. 3. A. Tunc. Répertoire Dalloz. Droit civil. Responsabilité en général n°s 38 et 39. On invoque pour cela la simplification du système permettant au patient d’être systématiquement indemnisé sans avoir à se demander s’il a été victime d’une faute ou d’un aléa. Le Conseil d’État déclare: «derrière l’apparente défense des intérêts du patient que présente ce système d’indemnisation simple, rapide et définitive, se cache la redoutable menace d’une déresponsabilisation des professionnels de santé. Dans une activité qui engage la sécurité des personnes, et parfois leur vie, il est essentiel de maintenir la distinction conceptuelle et pratique entre la faute et l’erreur ainsi qu’entre la faute et l’aléa» . La seconde tentative que dénonce le Conseil d’État consisterait à étendre très largement la qualification de faute. Cela conduirait les médecins à se réfugier dans des attitudes pusillanimes. Le patient serait victime d’une médecine défensive. Alors qu’en médecine c’est l’initiative qui sauve on appauvrirait les pratiques. «Ainsi, dit le rapport, sous couvert de traquer la responsabilité d’autrui là où ne sont que les aléas de la vie, la société aurait échangé la sécurité juridique contre l’insécurité médicale». Le maintien de la spécificité de l’acte médical au regard de la responsabilité pour faute suppose que l’appréciation de la faute du médecin soit adaptée. Il me semble que deux voies doivent simultanément être approfondies dans cette perspective. D’une part il faut réformer l’expertise judiciaire pour apprécier de façon adéquate le comportement du médecin par rapport à celui que doit avoir un bon praticien. Cela suppose une expertise collégiale, le collège d’experts devant comprend un praticien de la même catégorie que celle du médecin mis en cause. D’autre part, l’un des objectifs recherché étant la modification du comportement fautif du praticien, il faut promouvoir dans la phase d’expertise et dans la sanction judiciaire la référence aux bonnes pratiques. On devrait favoriser la présence d’un expert participant de façon régulière aux travaux d’analyse et de mise en œuvre des bonnes pratiques médicales. La sanction de la faute ne devrait pas être seulement la réparation du dommage, que celle-ci intervienne à l’amiable ou dans le cadre d’une procédure judiciaire. Elle pourrait conduire, en cas de faute caractérisée ou de fautes répétées, à un examen général par les instances professionnelles compétentes des conditions d’exercice du médecin. La prise en compte de l’aléa thérapeutique suppose une intervention du législateur. Je parlais au début de mon propos de carence du législateur. Certes de nombreuses propositions de loi ont été déposées sur ce thème au Parlement, mais aucune n’est venue en discussion. Un certain nombre se bornent à affirmer: il n’y a qu’à faire payer, soit les médecins, soit la Sécurité sociale, soit l’État, soit les uns et les autres ensembles, ce qui est un peu simpliste. Le Conseil d’État indique dans son rapport que le mécanisme à retenir devrait répondre aux trois objections qui ont fait échec aux tentatives de réforme antérieures: 1. Le système retenu ne doit pas se contenter de déplacer le contentieux de la réparation des dommages, avec un risque supplémentaire d’accroissement du volume de ce contentieux. 2. La création par la loi d’un fonds d’indemnisation des patients victimes de l’aléa thérapeutique ne doit pas ouvrir la voie au laxisme financier. Il semble que l’on puisse dans un projet de loi encadrer assez précisément la notion d’accident anormal ouvrant droit à réparation, mais la discussion d’un tel projet devant le Parlement peut donner lieu à des dérives. 3. Il convient de maintenir fermement la séparation entre la faute et l’aléa. Le gouvernement doit présenter au Parlement avant la fin de l’année un rapport sur cette question du risque thérapeutique. Il a mis à l’étude à partir des travaux du Conseil d’État un projet de loi sur la prise en compte de ce risque. On ne sait rien de ce projet si ce n’est que l’optimisme dont faisait preuve, il y a quelques temps, le secrétaire d’État à la santé, s’est évanoui. Il semble que les perspectives financières possibles d’une telle réforme aient rencontré une opposition ferme du ministère des Finances. L’évolution de ce dossier suppose l’arbitrage du Premier ministre. On attend donc avec impatience la publication du rapport gouvernemental et la décision en faveur ou non d’une initiative gouvernementale pour l’élaboration d’une loi. Si sa réponse est négative, une nouvelle initiative parlementaire pourrait voir le jour, mais l’on sait que les propositions de loi contrairement à un projet de loi ont peu de chances d’aboutir. J.P. ALMÉRAS 18 novembre 1998