L`ALÉA THÉRAPEUTIQUE - Institut Maurice Rapin

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L’ALÉA THÉRAPEUTIQUE
ET LA RESPONSABILITÉ PERSONNELLE DU MÉDECIN
On se trouve à l’heure actuelle en présence d’une carence du législateur
concernant le risque que font courir un certain nombre de thérapeutiques;
ce risque est la cause de dommages subis par les patients qui sont rarement
réparés lorsqu’une faute d’un praticien ne peut pas être démontrée. La
réparation intervient parfois bien qu’il n’y ait pas de faute du praticien
parce que les juges parviennent dans certaines circonstances à combler ce
vide législatif. Une évolution récente importante de la jurisprudence est
intervenue dans ce domaine tant dans le droit administratif qui est
applicable à l’activité de l’hôpital public que dans le droit privé qui régit
l’activité médicale libérale.
En analysant cette évolution jurisprudentielle, le Conseil d’État dans un
rapport public de cette année portant sur le droit de la santé parle de façade
juridique construite pour combler un vide législatif dont la raison
essentielle est le sentiment d’indignation soulevé par des situations
individuelles dramatiques laissées sans solution par le droit positif1.
Le Conseil d’État ajoute qu’en l’absence de règle fixée par le législateur, il
faut maintenir une telle jurisprudence, mais qu’il est difficile sur le plan
des principes juridiques d’admettre que l’on traite une question qui relève
de la solidarité par les voies de la responsabilité. Ce rapport appelle de ses
vœux une réflexion sur le devenir d’une politique de solidarité à l’égard
des victimes des risques thérapeutiques, en soulignant qu’une telle
réflexion est d’autant plus nécessaire que ces risques se multiplient en
raison de la technicisation croissante de la médecine, qu’il s’agisse de
risques individuels ou de risques sériels.
On parle de risque sériels à propos des catastrophes sanitaires dues
notamment à l’utilisation de tel ou tel produit au cours d’un traitement
médical, par exemple la contamination transfusionnelle par le VIH ou
1.
Conseil d’État. Jurisprudence et avis de 1997. Réflexions sur le droit de la santé. La documentation
française 1998.
l’hépatite C. Il y a là une obligation de résultat imposant aux organismes
fournisseurs de livrer un produit exempt de tout risque infectieux. Les
règles juridiques applicables retenues par la jurisprudence et celles de la loi
(existantes ou à étudier) sont différentes de celles qui s’appliquent au
risque individuel. Je les laisserai de côté pour m’en tenir au risque
individuel.
C’est une affaire assez compliquée pour plusieurs raisons.
J’ai déjà rappelé que le médecin hospitalier et le médecin exerçant en ville
n’étaient pas soumis aux mêmes règles juridiques. Ces risques sont
évidemment assurés, ce qui fait intervenir un nouveau partenaire. La notion
même de responsabilité est complexe et ambiguë. Le vocabulaire employé
enfin est parfois incertain. Le titre de ce colloque et le rapport du Conseil
d’État retiennent l’expression aléa thérapeutique. On parle parfois d’aléa
médical. S’agit-il de la même chose? Il me semble que oui. Certains
milieux médicaux privilégient l’expression d’aléa médical, à l’instigation
des assureurs, par souci de rigueur en considérant que le problème se pose
de la même façon qu’il s’agisse d’un acte de thérapeutique proprement dit
ou d’un acte de diagnostic ou de prévention. Mais en utilisant le terme
médical, on tend à se limiter au domaine d’intervention du médecin alors
qu’il s’agit d’un champ plus large. En réalité, tout le monde comprend
quand on parle d’aléa thérapeutique qu’il s’agit d’une formule générique et
que sont visées toutes les actions de soins.
La notion de responsabilité est complexe et ambiguë. Déjà, il faut
distinguer la responsabilité juridique de la responsabilité morale. Le
praticien, à juste titre, attache à cette dernière une importance primordiale.
S’agissant de la responsabilité juridique, il faut distinguer la responsabilité
civile, de la responsabilité administrative, de la responsabilité pénale, de la
responsabilité disciplinaire. Autant de domaines qui obéissent à des règles
particulières. Ces formes diverses de la responsabilité tendent à remplir
dans des conditions variables les deux fonctions de la responsabilité en
général: d’une part l’indemnisation de la victime, d’autre part le
découragement des comportements anormaux ou la sanction des
comportements professionnels inadaptés. Il ne faut pas donner à la faute
juridique de connotation morale en cherchant à blâmer l’auteur de la faute
(encore que cette question mérite un examen dans la responsabilité
disciplinaire déontologique). Le droit considère la faute sous le seul angle
d’un manquement social. Il s’agit de considérer le comportement du
médecin par rapport à celui du bon professionnel, celui qui a le
comportement que l’on est raisonnablement en droit d’attendre d’un
praticien conscient de ses devoirs.
Pour s’en tenir à la responsabilité civile, pendant des décennies l’attention
s’est focalisée sur le débat entre les partisans de la faute et les partisans du
risque. Au cours du deuxième congrès international de morale médicale, en
mai 1966, le professeur Tunc proposait d’abandonner la responsabilité
pour faute pour demander aux médecins de prendre une assurance qui
couvrirait tous les résultats anormaux des traitements et des interventions
chirurgicales2. «L’immense majorité des médecins, disait-il, exerce sa
profession avec conscience et ce n’est pas la menace d’une condamnation
civile qui les guide dans l’accomplissement de leurs fonctions». Le même
auteur écrit aujourd’hui «On peut se demander si la crise de la
responsabilité civile ne vient pas de ce que juges et législateur sentent
confusément le besoin de distinguer, dans son domaine traditionnel, deux
secteurs dont les frontières peuvent parfois être floues, mais qui doivent
s’appuyer sur des principes tout différents: celui de la responsabilité pour
faute et celui des accidents. Il faudrait alors considérer comme vaine la
vieille querelle entre partisans de la faute et partisans du risque»3. Le droit
des accidents ne doit pas chercher à influer sur les comportements, mais
viser à indemniser rapidement les victimes.
Le rapport du Conseil d’État, en demandant le maintien de la spécificité de
l’acte médical suit la même voie. Il condamne la tentation qui consisterait à
prolonger l’évolution de la jurisprudence «jusqu’à un stade où la notion
même de faute se dissoudrait dans une problématique générale du risque».
2. A. Tunc. Responsabilité civile. Deuxième congrès international de morale médicale. Ordre national
des médecins éd., 1966.
3.
A. Tunc. Répertoire Dalloz. Droit civil. Responsabilité en général n°s 38 et 39.
On invoque pour cela la simplification du système permettant au patient
d’être systématiquement indemnisé sans avoir à se demander s’il a été
victime d’une faute ou d’un aléa. Le Conseil d’État déclare: «derrière
l’apparente défense des intérêts du patient que présente ce système
d’indemnisation simple, rapide et définitive, se cache la redoutable
menace d’une déresponsabilisation des professionnels de santé. Dans une
activité qui engage la sécurité des personnes, et parfois leur vie, il est
essentiel de maintenir la distinction conceptuelle et pratique entre la faute
et l’erreur ainsi qu’entre la faute et l’aléa» .
La seconde tentative que dénonce le Conseil d’État consisterait à étendre
très largement la qualification de faute. Cela conduirait les médecins à se
réfugier dans des attitudes pusillanimes. Le patient serait victime d’une
médecine défensive. Alors qu’en médecine c’est l’initiative qui sauve on
appauvrirait les pratiques. «Ainsi, dit le rapport, sous couvert de traquer la
responsabilité d’autrui là où ne sont que les aléas de la vie, la société
aurait échangé la sécurité juridique contre l’insécurité médicale».
Le maintien de la spécificité de l’acte médical au regard de la
responsabilité pour faute suppose que l’appréciation de la faute du médecin
soit adaptée. Il me semble que deux voies doivent simultanément être
approfondies dans cette perspective. D’une part il faut réformer l’expertise
judiciaire pour apprécier de façon adéquate le comportement du médecin
par rapport à celui que doit avoir un bon praticien. Cela suppose une
expertise collégiale, le collège d’experts devant comprend un praticien de
la même catégorie que celle du médecin mis en cause.
D’autre part, l’un des objectifs recherché étant la modification du
comportement fautif du praticien, il faut promouvoir dans la phase
d’expertise et dans la sanction judiciaire la référence aux bonnes pratiques.
On devrait favoriser la présence d’un expert participant de façon régulière
aux travaux d’analyse et de mise en œuvre des bonnes pratiques médicales.
La sanction de la faute ne devrait pas être seulement la réparation du
dommage, que celle-ci intervienne à l’amiable ou dans le cadre d’une
procédure judiciaire. Elle pourrait conduire, en cas de faute caractérisée ou
de fautes répétées, à un examen général par les instances professionnelles
compétentes des conditions d’exercice du médecin.
La prise en compte de l’aléa thérapeutique suppose une intervention du
législateur. Je parlais au début de mon propos de carence du législateur.
Certes de nombreuses propositions de loi ont été déposées sur ce thème au
Parlement, mais aucune n’est venue en discussion. Un certain nombre se
bornent à affirmer: il n’y a qu’à faire payer, soit les médecins, soit la
Sécurité sociale, soit l’État, soit les uns et les autres ensembles, ce qui est
un peu simpliste.
Le Conseil d’État indique dans son rapport que le mécanisme à retenir
devrait répondre aux trois objections qui ont fait échec aux tentatives de
réforme antérieures:
1. Le système retenu ne doit pas se contenter de déplacer le
contentieux de la réparation des dommages, avec un risque supplémentaire
d’accroissement du volume de ce contentieux.
2. La création par la loi d’un fonds d’indemnisation des patients
victimes de l’aléa thérapeutique ne doit pas ouvrir la voie au laxisme
financier. Il semble que l’on puisse dans un projet de loi encadrer assez
précisément la notion d’accident anormal ouvrant droit à réparation, mais
la discussion d’un tel projet devant le Parlement peut donner lieu à des
dérives.
3. Il convient de maintenir fermement la séparation entre la faute et
l’aléa.
Le gouvernement doit présenter au Parlement avant la fin de l’année un
rapport sur cette question du risque thérapeutique. Il a mis à l’étude à partir
des travaux du Conseil d’État un projet de loi sur la prise en compte de ce
risque. On ne sait rien de ce projet si ce n’est que l’optimisme dont faisait
preuve, il y a quelques temps, le secrétaire d’État à la santé, s’est évanoui.
Il semble que les perspectives financières possibles d’une telle réforme
aient rencontré une opposition ferme du ministère des Finances.
L’évolution de ce dossier suppose l’arbitrage du Premier ministre. On
attend donc avec impatience la publication du rapport gouvernemental et la
décision en faveur ou non d’une initiative gouvernementale pour
l’élaboration d’une loi. Si sa réponse est négative, une nouvelle initiative
parlementaire pourrait voir le jour, mais l’on sait que les propositions de
loi contrairement à un projet de loi ont peu de chances d’aboutir.
J.P. ALMÉRAS
18 novembre 1998
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