Pour Vienne, l’opérette a d’abord été un produit d’impor-
tation française. Entre 1861 et 1864, Offenbach fait
fureur dans la capitale des Habsbourg : c’est même à
l’intention de l’Opéra de Vienne qu’il compose ses Rhein-
nixen que Marc Minkowski a dirigé à l’Opéra de Lyon et
c’est d’ailleurs dans la foulée de ces succès que Franz von
Suppé connaît ses premiers triomphes avec La belle Ga-
lathée et Cavalerie légère. Johann Strauss, qui est déjà le
maître incontesté de la valse, n’écrira sa première opé-
rette, Indigo qu’en 1871. Die Fledermaus (La Chauve-
Souris) suivra deux ans plus tard. Et ici encore, l’influence
française est prépondérante car le livret de Haffner et
Richard Genée s’inspire bel et bien d’un vaudeville pari-
sien de Meilhac et Halévy intitulé Le Réveillon.
On se demande d’ailleurs comment le récit plutôt libertin
de cette opérette a pu être accepté dans l’Autriche collet
monté, héritée de Metternich. Ce serait oublier un peu
vite que les années 70 à Vienne montrent un relâchement
apparent des mœurs sous des travers officiels toujours très
stricts. Les messieurs fréquentent régulièrement les danseu-
ses du demi-monde et les soirées masquées permettent
aux servantes de se faire passer pour leurs patronnes et à
ces dernières de s’encanailler gentiment. Le décor de la
Chauve-Souris est planté.
Le Dr Falke est bien décidé à se payer la tête de son ami
Eisenstein qui l’a récemment ridiculisé. Il l’emmène à une
soirée mondaine chez le prince Orlovsky où se retrouvent
Adèle, sa servante et une intrigante comtesse hongroise
qui n’est autre que sa femme Rosalinde. Tout ce petit mon-
de se retrouve au 3e acte dans la prison où Eisenstein
doit purger une peine : on passe dans le royaume de
Frosch, un geôlier solidement éméché qui avec son savou-
reux accent patoisant se fait le chansonnier de l’actualité
viennoise. Mais tout le monde finit par se réconcilier dans
une enthousiaste louange au…champagne ! C’est gai,
léger, superficiel.
Au fil des années, la Chauve-Souris est ainsi devenue l’éta-
lon idéal de l’insouciance viennoise, d’une bourgeoisie
futile et dépensière, d’une société qui danse sur les bords
d’un volcan. Il faut dire que l’opérette de Strauss est d’une
incroyable efficacité : l’élan de ses danses, la verve de ses
mélodies, son rythme théâtral presque frénétique exigent
des interprètes survoltés. Pas facile en effet à distribuer
cette pièce dont on ne sait si elle est destinée à de grands
chanteurs capables de jouer à fond la comédie ou de
solides acteurs qui disposeraient d’un grand métier vocal.
Sans parler de l’entrain même de la musique qui exige un
vrai chef et non un simple batteur de mesure.
Pas facile non plus de lui donner une vraie liberté théâ-
trale qui fasse fi de la superficialité amusée du propos.
Mais aller trop loin, c’est souvent sombrer dans la dé-
nonciation contestataire primaire. Tous ont encore dans
les oreilles l’insupportable charabia de la production de
Hans Neuenfels en 2001 à Salzbourg quand l’opérette
de Strauss servit de faire-valoir poussif pour la dénon-
ciation de la sottise prétentieuse de la bourgeoisie vien-
noise dans l’Autriche de Jörg Haider. Le regard de Peter
Langdal se veut moins revendicateur mais pas moins inci-
sif. La fête a ses plaisirs et ses fantasmes, ses déboires et
ses relents. Mais après tout, notre société ne danse-t-elle
pas aujourd’hui au bord d’un gouffre ?
Serge Martin
LA CHAUVE-SOURIS, UN MOMENT INSOUCIANT
DE VIENNE QUI DONNE À RÉFLÉCHIR
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