La philosophie peut-elle jouer un rôle dans l’accompagnement du malade ? Eric Delassus Aujourd’hui pour aider tous ceux de nos semblables qui traversent une épreuve pénible et sont plongés soudainement dans un malheur qui peut leur paraı̂tre tout aussi absolu qu’absurde, le recours à la psychologie est devenu une pratique courante et, il est vrai, apportant le plus souvent un soutien non négligeables aux personnes ayant subi un traumatisme important ou vivant une situation dont le caractère traumatisant s’inscrit dans la durée, ce qui est le cas de celui qui est atteint d’une maladie grave, pouvant être handicapante et dont l’issue peut-être incertaine voire fatale. Cependant si un soutien psychologique peut indéniablement aider le malade à mieux supporter sa condition et à mieux lutter contre l’affection dont il est victime, ne serait-il pas envisageable également d’apporter au patient un soutien par la philosophie ? En effet la souffrance morale à laquelle est confronté le malade relève-t-elle toujours d’une réelle pathologie pouvant donner lieu à une démarche psychothérapeutique ? Alors que la psychologie aide le malade à mieux se situer et à mieux comprendre sa manière de réagir par rapport à son histoire particulière, la philosophie ne pourraitelle pas lui permettre de mieux appréhender sa condition du point de vue de l’universel, afin de mieux affronter la question du sens d’une existence dont le caractère fragile vient soudain s’imposer en mettant le sujet, de manière souvent brutale, en face de la finitude de l’existence humaine ? Le recours à la philosophie dans le cadre d’un soutien aux malades ne peut cependant être envisagé sans qu’auparavant ait été développée une réflexion sur le sens même de la philosophie et sur la place qu’occupe l’éventualité de la maladie dans la condition humaine en général. La philosophie contemporaine se présente en effet de plus en plus comme une discipline d’intellectuels orientée vers la recherche d’un savoir pouvant parfois apparaı̂tre comme abstrait et désincarné, cependant comme le fait très justement remarquer Marcel Conche il n’en n’a pas toujours été ainsi1 , il rejoint d’ailleurs ici Pierre Hadot qui en réfé1« Une doctrine ou théorie philosophique, ou n’est rien, ou n’est finalement rien d’autre qu’une pratique, et les possibilités philosophiques ne sont, prises dans leur vérité, que des possibilités de vie. La vérité de la philosophie est la sagesse, et le sage est le philosophe dont la vie sert de preuve. » Marcel 1 rence à la tradition de l’antiquité grecque définit la philosophie comme étant avant tout « un mode de vie »2 . On pourrait par exemple pour illustrer cette conception de la philosophie se référer à la pensée et à la morale stoı̈cienne qui se donne précisément pour tâche de permettre aux hommes de mieux vivre et surtout d’être en mesure de mieux appréhender les événements de notre existence que nous percevons comme tragiques. Le discours que tient d’ailleurs sur la mort le philosophe Epictète dans un passage célèbre de son Manuel peut certainement nous aider à mieux penser le rapport qu’il peut y avoir entre la pensée et la vie, entre la philosophie et l’existence : « Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité mais les opinions qu’ils s’en font. Ainsi, la mort n’a rien de redoutable - Socrate lui-même était de cet avis : la chose à craindre, c’est l’opinion que la mort est redoutable. Donc, lorsque quelque chose nous contrarie, nous tourmente ou nous chagrine, n’en accusons personne d’autre que nous-mêmes : c’est-à-dire nos opinions. C’est la marque d’un petit esprit de s’en prendre à autrui lorsqu’il échoue dans ce qu’il a entrepris ; celui qui exerce sur soi un travail spirituel s’en prendra à soi-même ; celui qui achèvera ce travail ne s’en prendra ni à soi ni aux autres. »3 Ainsi la leçon que l’on peut tirer du stoı̈cisme d’Epictète c’est que la pensée peut nous aider à mieux appréhender les perspectives les plus angoissantes de l’existence, modifions nos jugements (puisque ce sont eux qui dépendent nous) et nous pourrons alors affronter tous les événements imprévisibles (qui eux ne dépendent pas de nous)4 . « La maladie est une gêne pour le corps ; pas pour la liberté de choisir, à moins qu’on ne l’abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l’esprit en toute occasion : tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi. »5 N’y-a-t-il pas d’ailleurs une dimension réellement existentielle et philosophique de la maladie qui nous met face à la réalité même de notre condition ? Conche, Pyrrhon ou l’apparence, P.U.F. 1994. M. Conche ajoute à ce passage la note suivante : « Il en résulte qu’un philosophe est bien autre chose qu’un intellectuel. Du reste, à s’en tenir à l’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’intellectuel, il n’y avait pas d’intellectuels en Grèce. » 2 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Gallimard, 1995. 3 Epictète, Manuel, pensée V. 4 « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions, en un mot toutes nos actions. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités, en un mot toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions. » Epictète, Manuel, pensée I. 5 Epictète, Manuel, pensée IX 2 Être malade, c’est peut-être tout d’abord être affecté au plus profond de son être, d’ailleurs le langage ordinaire ne s’y trompe pas lorsqu’au lieu de dire que « l’on a une maladie », il préfère recourir à l’expression « être malade », comme si la maladie venait profondément modifier notre identité et faisait de nous un autre, un être altéré par rapport à ce qu’il était avant. Apprendre que l’on est malade, être malade c’est tout d’abord être confronté à la fragilité et à l’absurdité de l’existence humaine, d’une existence qui se sent soudain emprisonnée dans un corps qu’elle ne contrôle plus, un corps qui ne sait plus se faire oublier qui est là, présent mais qui a perdu de sa puissance. Fragilité, en effet, car lorsque je m’aperçois que je suis malade, même si je ne souffre pas en ressentant une insoutenable douleur, je me sens soudain plus faible, diminué dans mon être et ma capacité d’agir, incapable souvent d’accomplir ce qui justement donnait jusque là sens à mon existence, et c’est pourquoi le poids de l’absurdité de l’existence se fait alors sentir. Absurdité qui se trouvera ensuite redoublée lorsque la souffrance apparaı̂tra et parfois avec elle la perspective de la mort ; qu’est-ce alors que cette vie qui n’est plus que passivité, qui devient un fardeau qu’il faudra porter jusqu’au moment fatal où tout s’anéantira ? Il est déjà difficile pour chacun d’entre nous de supporter le poids de sa condition d’être mortel, mais finalement quand tout va bien la joie du présent l’emporte le plus souvent sur l’angoisse que suscite cette indétermination de l’avenir. Mais quand le présent devient lui-même pesant, la finitude de notre existence devient de plus en plus difficile à supporter, au point que souvent la tentation est grande de hâter les choses et de mettre fin à une vie qui nous échappe d’autant plus que son sens nous fait défaut. La question est donc de savoir ici si la philosophie peut nous aider à restaurer ce sens de l’existence ou sinon à continuer de vivre malgré cette absence de sens. Tenter de penser sa vie, cela peut-il nous aider à mieux vivre ? Et ce même lorsque la vie se sent écrasée par un corps dont elle se sent prisonnière, pour reprendre ici la métaphore utilisé par Platon dans le Phédon : « Les amis de la science, dit-il, savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme, elle était véritablement enchaı̂née et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d’un cachot , au lieu de le faire seule et par elle-même, et qu’elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu’il y a de terrible dans cet emprisonnement, la philosophie l’a fort bien vu, c’est qu’il est l’oeuvre du désir, en sorte que c’est le prisonnier qui contribue le plus à serrer ses liens. »6 Le corps est ici présenté comme étant la cause de notre incapacité à atteindre la plénitude 6 Platon, Phédon, trad E. Chambry, 82c-83b, Garnier Flammarion, 1965. 3 de l’être et comme la raison de notre impuissance à être nous-mêmes en accédant à la contemplation du bien et du vrai : « Le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre quête de l’être. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte... Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont la cause ; car, on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. »7 En un certain sens et très paradoxalement lorsque nous sommes malades, nous avons l’impression de n’être plus ce corps avec lequel nous vivions jusque là dans une relative harmonie, mais nous avons l’impression d’avoir un corps8 que nous traı̂nons avec nous comme un boulet et qui nous empêche d’être nous-mêmes, de nous épanouir et de réaliser toutes les perfections qui sont en nous. Et cela le plus souvent redouble notre souffrance, car non seulement nous souffrons, mais, et c’est là le comble, nous souffrons de souffrir, nous imaginons tout ce que nous pourrions faire si nous étions en meilleure santé, nous pestons contre le sort, Dieu ou la Nature que nous accusons de notre malheur9 , nous rageons de ne rien pouvoir faire pour mettre fin à cette situation, adoptant l’attitude que dénonce Epictète et qui consiste à vouloir faire en sorte que les choses arrivent autrement qu’elles arrivent : « Et il n’y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions, en un mot toutes nos actions. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités, en un mot toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions. »10 En quoi la philosophie peut-elle donc nous aider à mieux assumer la maladie ? Peut-elle nous aider à nous réconcilier avec ce corps qui semble nous lâcher et qui nous fait souffrir, car le mépris du corps auquel pourrait nous conduire une approche de type 7 Platon, Phédon, trad E. Chambry, 66a-67a, Garnier Flammarion, 1965. « avoir un corps » ne signifie pas bien entendu ici que je perçois mon corps, comme un objet qui me serait extérieur, ce qui serait pour le moins paradoxal au sujet de la maladie et encore plus de la souffrance ; mais nous employons ici cette expression pour signifier que le corps n’est plus vécu dans l’unité harmonieuse qui est la sienne lorsqu’il est en bonne santé, mais il devient un corps que je subis, dont je pâtis. 9 Cette attitude est confirmé par la psychologue Hélène Harel-Biraud : « Parfois il (le malade) se sent agressé par le destin, par Dieu et peut vivre un profond sentiment d’injustice. » Manuel de psychologie à l’usage des soignants, Masson, 1997. 10 Épictète, 1, 35, in Les stoı̈ciens, Textes choisis par Jean Brun, PUF p. 72. 8 L’expression 4 platonicien ne conduirait ici à rien, précisément parce qu’il est impossible d’ignorer ce corps qui sans cesse se fait sentir. Et si maintenant il se fait sentir de façon douloureuse, je ne puis cependant oublier qu’il a été souvent auparavant source de joie et de bonheur et quoi de plus légitime que de souhaiter qu’il le redevienne autant que faire se peut ? Le malheur et la raison Peut-on raisonnablement, légitimement raisonner au sujet du malheur humain ? Et pour ce qui concerne notre propos, n’y-a-t-il pas quelque chose d’indécent à vouloir intellectualiser la maladie et la souffrance et à prétendre que la philosophie serait en mesure d’aider le malade à supporter son état ? Le ressenti de la maladie, le vécu de la souffrance relèvent d’une expérience éminemment subjective, singulière et incommunicable, peut-on à leur sujet énoncer des principes généraux qui seraient censés convenir à tous ? La raison peut-elle sérieusement parler de la maladie sans paraı̂tre pédante et présomptueuse, n’y-a-t-il pas en effet une prétention démesurée, voire même déplacée à vouloir dire l’indicible ? Comme le fait très justement remarquer Bertrand Vergely dans un de ses livres : « Quand on souffre, on raisonne rarement sur sa souffrance. Et quand on raisonne sur sa souffrance, c’est, en général, que l’on souffre moins. Il y a de ce fait un écart entre la raison et la souffrance que la raison ne saurait réduire, sauf à nier la souffrance. D’où le paradoxe de tout discours sur la souffrance consistant à devoir faire comprendre que, si l’on veut pouvoir parler de celle-ci, il importe de ne pas trop en parler afin de pas réduire la part d’indicible qui se trouve en elle. »11 En conséquence sans aller jusqu’à renoncer de philosopher sur ces questions, il convient en effet de faire preuve de beaucoup d’humilité et de retenue quant aux propos que l’on tient à ce sujet, il serait en effet prétentieux voire insolent de considérer que le philosophe est en mesure de mieux savoir que le malade ce qui est bon pour lui et de lui donner de leçon sur la manière d’appréhender ce dont il souffre. Quelle peut donc être alors l’attitude que doit adopter le philosophe pour aider réellement le malade ? En quoi la philosophie peut-elle réellement conduire à mieux vivre, malgré la maladie ? Épicure dans la Lettre à Ménécée nous dit qu’il n’y a pas d’âge pour philosopher car il n’y a pas d’âge pour « travailler à la santé de l’âme » et pour être heureux : 11 Bertrand Vergely, La souffrance, Chap. 1, p. 28, Gallimard, folio/essai, 1997. 5 « Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. » 12 Autrement dit, il nous présente ici la philosophie comme une médecine de l’âme et le malheur comme une maladie contre laquelle la philosophie pourrait apporter un remède. Si l’on pousse plus loin la comparaison de la médecine et de la philosophie il est permis de penser qu’un tel rapprochement pourrait nous aider à mettre en œuvre cette humilité dont nous craignions de manquer précédemment ; car en effet de même que la médecine, qui a d’abord pour mission de soigner, n’a pas, si le médecin est raisonnable, nécessairement la prétention de guérir, la philosophie peut se donner pour mission d’aider les hommes à mieux réfléchir sur leur condition afin sinon d’être heureux, d’être le moins malheureux possible en évitant d’ajouter à la souffrance due à la maladie une souffrance qui aurait pour origine des représentations inadéquates qui engendreraient des tourments inutiles et insensés. C’est pourquoi, toujours en poursuivant la comparaison de la philosophie avec la médecine, nous pouvons envisager son action selon deux modes dont le premier serait préventif et le second curatif. En effet pour nous aider à mieux supporter la maladie la philosophie doit peut-être commencer par s’adresser à l’homme bien-portant afin qu’il puisse se préparer à l’éventualité de la maladie. Il reste ensuite à déterminer si la philosophie peut quelque chose pour aider le malade qui souffre et qui vit dans l’incertitude de voir un jour son état s’améliorer, peut-elle alors jouer ce rôle curatif en lui apportant malgré tout une certaine sérénité ou au moins un soutien moral lui permettant de mieux accepter son état afin de mieux lutter contre la maladie ? Prévenir le mal Dans ses Pensées, Marc Aurèle considère qu’il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier : « La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c’était le dernier, et à n’avoir jamais ni impatience, ni langueur, ni fausseté. »13 , 12 Epicure, 13 Marc Lettre à Ménécée. Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VII, pensée LXIX. 6 Et ce n’est en aucun cas par pessimisme, mais au contraire afin de pouvoir mettre pleinement à profit le moment présent sans que celui-ci soit terni par l’ennui, le regret ou l’impatience, et cela tout en ayant conscience de la finitude de notre vie, nous préparant ainsi à l’éventualité d’une mort qui peut venir à tout moment et qu’il faudra appréhender sans crainte : « Cette pensée de la mort donne à chaque instant présent de la vie son sérieux, sa valeur infinie, sa splendeur. « Accomplir chaque action de la vie comme si c’était la dernière », c’est vivre l’instant présent avec une telle intensité et un tel amour que toute une vie en quelque sorte, y soit contenue et s’y achève. »14 C’est en ce sens que la philosophie peut sinon nous prévenir du mal, nous préparer à l’accepter pour mieux nous y opposer, dans la mesure des possibilités qui nous sont offertes, en agissant sur ce qui dépend de nous. Ainsi accepter la maladie sera une démarche d’autant moins pénible que le sujet s’y sera préparé auparavant. La philosophie en tant qu’amour de la sagesse désigne le désir de la science (sophia), mais la traduction de ce terme grec par sagesse donne à penser qu’il s’agit d’un savoir qui doit nous transformer, nous aider à progresser vers la vertu en modifiant notre manière d’être et d’appréhender la vie15 . C’est pourquoi la philosophie envisagée de cette manière est inséparable de ce que Pierre Hadot nomme des exercices spirituels, c’est-à-dire un travail de la pensée pour se mettre dans des dispositions favorables pour affronter tous les événements de la vie : « Personnellement je définirai l’exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu, une transformation de soi. (. . .). Un (. . .) exemple, lui aussi très ancien, serait celui de préparation aux difficultés de la vie, qui sera très en honneur chez les stoı̈ciens. Pour pouvoir supporter les coups du sort, la maladie, la pauvreté, l’exil, il faut se préparer par la pensée à leur éventualité. On supporte mieux ce à quoi on s’attend. »16 Il s’agit ici de suivre le conseil que Sénèque donne à Lucilius : « Habitue chaque jour ton esprit à perdre ce que tu possèdes, tes biens, ta santé, tes êtres chers. » 14 Pierre Hadot, La citadelle intérieure - Introduction aux pensée de Marc Aurèle, Fayard, 1992. -Pol Droit développe une analyse similaire dans l’introduction à l’ouvrage qu’il a publié en collaboration avec Jean Philippe de Tonnac (Fous comme des sages, Editions du seuil 20002) : « Du terme grec sophia, et de son dérivé, sophos, un seul sens en était venu à dominer notre approche moderne : le savoir et le savant. On oubliait que pour les Grecs, savoir et sagesse étaient un seul et même terme, deux faces indissociables d’une même réalité. » 16 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, chap. 6, p. 145, Le discours philosophique comme exercice spirituel, Albin Michel, Le livre de poche, N° 4348. 15 Roger 7 Et cette démarche consistant à anticiper sur les malheurs à venir n’a rien à voir avec une attitude morbide ou pessimiste, bien au contraire il s’agit d’envisager de telles éventualités afin certes de s’y préparer mais aussi de jouir du moment présent : « En fait, les stoı̈ciens eux-aussi ont beaucoup parlé de l’exercice de la mort, dans la perspective d’un exercice dont nous avons déjà parlé : la préparation aux difficultés de la vie, la praemeditatio malorum ; les stoı̈ciens disaient toujours : il faut penser que la mort est imminente ; mais c’est moins pour se préparer à la mort que pour découvrir le sérieux de la vie. »17 En ce sens philosopher c’est donc pour reprendre ce que dit Epicure au début de la Lettre à Ménécée une « méditation sur les causes qui produisent le bonheur », à quoi l’on pourrait d’ailleurs ajouter qu’une telle méditation devrait également porter sur les causes qui peuvent produire le malheur afin de mieux se préparer à son éventualité. Par méditation il ne faut pas entendre ici une simple réflexion qui se limiterait à une opération intellectuelle d’examen de ses propres pensée, mais une réflexion dans laquelle le sujet investit tout son être et s’absorbe totalement. Le terme de méditation pourrait peut-être sembler ici inadapté dans la mesure où la philosophie d’Epicure se présente essentiellement comme une philosophie du plaisir et un matérialisme. Cependant il s’agit bien ici non seulement d’une démarche intellectuelle, mais aussi d’une discipline de l’esprit qui s’efforce de se penser dans le monde telle qu’il est, ou en tout cas tel qu’il le conçoit, de manière à accorder sa vie et sa pensée, à régler sa vie sur sa pensée. Et Pierre Hadot dans son livre Exercices spirituels et philosophie antique explique d’ailleurs pourquoi il traduit le terme grec meletè qui est entre autres celui employé par Epicure dans l’extrait auquel nous faisons référence, par méditation, il s’agit selon lui d’« un effort pour assimiler, pour rendre vivants dans l’âme une idée, une notion, un principe »18 . Ici, la méditation a pour but de préparer le sujet à accepter le malheur, la maladie et la souffrance qui ne dépendent pas de lui afin de pouvoir mieux les affronter en agissant sur ce qui dépend de lui, c’est-à-dire principalement son jugement sur ces maux et la représentation qu’il s’en fait. Sur ce point le stoı̈cisme et l’épicurisme se rejoigne : « On comprend bien qu’une philosophie, comme le stoı̈cisme, qui exige vigilance, énergie, tension de l’âme, consiste essentiellement en des exercices 17 Ibid, chap. 7, La philosophie comme vie et comme quête de sagesse, p.170. n’est pas sans beaucoup d’hésitations que j’ai traduit meletè par « méditation ». En fait meletè et son correspondant latin meditatio désignent des « exercices préparatoires », notamment ceux des rhéteurs. Je me suis résigné pourtant a adopter la traduction « méditation » parce que l’exercice désigne par meletè correspond assez bien finalement a ce que les modernes appellent méditation : un effort pour assimiler, pour rendre vivants dans l’âme une idée, une notion, un principe. Mais il ne faut jamais oublier l’ambiguı̈té du terme : la méditation est exercice et l’exercice méditation. Par exemple, la « préméditation » de la mort est « préexercice » de la mort : la cottidiana meditatio citée a la note suivante est « exercice quotidien » » Pierre Hadot. Exercices spirituels et philosophie antique , P. 29. 18 « Ce 8 spirituels. Mais on sera peut-être étonné de constater que l’épicurisme, habituellement considéré comme une philosophie du plaisir, fait une place tout aussi grande que le stoı̈cisme à des pratiques précises qui ne sont rien d’autre que des exercices spirituels. C’est que, pour Épicure comme pour les stoı̈ciens, la philosophie est une thérapeutique : « Notre seule occupation doit être notre guérison. » »19 Il s’agit de s’efforcer de comprendre la nature (et c’est pourquoi dans les deux doctrines la physique joue un rôle fondamentale) pour mieux s’accorder avec elle, afin de guérir des passions qui s’enracinent dans des représentation erronées, il faut donc accepter la nature et la vie comme elles sont, et cette acceptation si elle débute par une démarche intellectuelle n’en reste pas là, il faut ensuite intégrer en soi le fruit de nos analyses et de nos réflexions afin qu’elles agissent sur nous de manière effective et qu’elles transforment notre manière de vivre et nous guérissent des malheurs dont nous sommes initialement les seuls artisans. Une telle attitude pourrait à première vue sembler passive et le « supporte et abstiens toi » des stoı̈ciens pourrait passer pour de la résignation, cependant il convient ici de distinguer nettement la résignation de l’acceptation. La résignation est passive en effet, elle consiste à subir ce que l’on ne connaı̂t pas, ce que l’on n’est incapable d’expliquer comme une fatalité irrationnelle qui s’impose à nous arbitrairement, l’acceptation en revanche est une attitude active qui repose sur la connaissance des causes qui font qu’un événement s’est produit dans notre vie, elle nous permet donc d’éviter de gaspiller notre énergie en nous opposant à ce contre quoi nous ne pouvons rien pour la monopoliser afin d’agir sur ce sur quoi notre puissance peut s’exercer. N’est-il pas préférable pour le malade de s’investir totalement dans son traitement et de tenter de se mettre dans des dispositions favorables afin de souffrir le moins qu’il est possible, plutôt que de s’épuiser à pester contre la fortune qui aurait été injuste avec lui ? Mais il est sûrement moins difficile d’adopter une telle attitude lorsque l’on s’y est préparé, que lorsque l’on a vécu toute sa vie comme si l’on était exempté du malheur, de la maladie, de la souffrance et de la mort. Seulement le problème est que la majorité d’entre nous n’adopte pas nécessairement cette attitude, comment donc la philosophie peut-elle aider celui qui, surpris par la maladie, se trouve soudain écrasé par un malheur qu’il n’avait pas prévu ? Aider le malade en situation de détresse Lorsque le sujet ne s’est pas préparé à l’éventualité de la maladie il est d’autant plus difficile pour lui d’affronter une situation qui le met soudain face à une détresse qui peut 19 Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 33 9 être insoutenable. Ce désarroi peut résulter de nombreux facteurs, la maladie, le sentiment de fragilité et de faiblesse qui l’accompagne ainsi que la crainte de la mort peuvent par exemple réveiller un sentiment de culpabilité refoulé ou réactiver des souvenirs de traumatismes anciens relatifs à la disparition d’un être cher20 . Dans ces conditions un soutien psychologique est souvent indispensable afin que le sujet puisse clarifier son rapport à la maladie et par exemple ne perçoive pas ce qui lui arrive comme la punition d’une faute ancienne. Mais comme nous l’avons déjà souligné cette détresse ne se limite pas à des causes particulières appartenant à l’histoire personnelle du malade, elle présente également un caractère existentiel voire même métaphysique provenant de ce que l’homme se trouve alors confronté à un aspect de sa condition dont il n’avait pas jusque là pris conscience. Dans une telle situation la religion peut être d’un grand secours, mais celle-ci est affaire de foi, d’une conviction intime que le malade ne ressent pas nécessairement. D’ailleurs si sa foi l’aide c’est que le plus souvent elle s’est installée en lui bien avant qu’il tombe malade, et dans ces conditions il fait partie de ceux qui se sont, d’une autre manière que celle que nous avons décrite précédemment, préparé à l’éventualité du malheur et se sont armés pour l’affronter le plus sereinement possible. Il se peut aussi que celui qui n’a pas la foi la rencontre dans le cadre de cette expérience difficile qu’il traverse et qu’il trouve en elle la force de vivre cette épreuve, ce qui ne l’empêchera pas d’ailleurs de recourir à la réflexion philosophique pour mieux comprendre la nature de ce qui lui arrive. Mais notre sujet n’est pas ici de chercher à opposer où à réunir religion et philosophie, mais d’essayer de trouver dans la réflexion philosophique le moyen de venir en aide à celui qui totalement désorienté par le caractère tragique de la situation qu’il est en train de vivre se trouve d’autant plus fragilisé par celle-ci qu’il est incapable de la penser au travers d’une représentation un tant soit peu cohérente. Rendre le patient acteur de sa maladie S’il nous arrive le plus souvent de nous sentir victime d’une injustice lorsque nous sommes malades c’est que nous ne cherchons pas seulement à trouver les causes de notre maladie, mais nous aimerions en trouver la raison, nous aimerions savoir pourquoi ce mal nous est « tombé dessus », alors que « nous n’avons rien fait pour mériter ça ». Nous raisonnons alors comme si le mal en général (et pour ce qui nous concerne cette forme 20 Cette réaction semble être, selon Hélène Harel-Biraud assez fréquente chez les sujets à qui l’on annonce un diagnostic de séropositivité et induit souvent ce sentiment d’être victime d’une injustice que nous évoquions précédemment : « La culpabilité, latente chez chacun, est souvent exprimée même chez les transfusés atteints : « qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Pourquoi moi ? ». L’inéluctabilité de l’issue est insupportable. » Manuel de psychologie à l’usage des soignants, Masson, 1997. 10 particulière du mal qu’est la maladie) ne pouvait être que le fruit d’une intention et surtout ne pouvait être que la conséquence d’une faute. Nous avons semble-t-il énormément de difficulté à le considérer comme la conséquence d’un processus naturel qui n’est un mal que pour nous sans pour autant être un mal absolu et comme nous ne parvenons pas à donner un sens à ce qui nous arrive nous souffrons de ce que nous jugeons comme une injustice et une absurdité. Nous pouvons d’ailleurs opposer à cette conception finaliste du mal la critique qu’en fait Spinoza dans l’Éthique lorsqu’il critique l’anthropomorphisme auquel conduit la doctrine des causes finales qui consiste à considérer que Dieu agit de façon comparable à l’homme en obéissant à des intentions, ce qui revient selon lui à confondre les causes et les effets et à faire de Dieu « l’asile de notre ignorance ». Spinoza illustre d’ailleurs cette critique à l’aide d’un exemple très éclairant dans l’appendice de La proposition XXXVI de L’Ethique : ”Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils (les défenseurs de la doctrine des causes finales) démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous : cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment ? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même instant ? Si vous répondez alors : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter ; l’homme avait été invité par un ami ; ils insisteront de nouveau, car ils n’en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi l’homme a-t-il été invité pour tel moment ? et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche sur les causes des événements, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » Expliquer et comprendre Afin de faire la différence entre les sciences de l’esprit (que nous appelons aujourd’hui sciences humaines) et les sciences de la nature, le philosophe allemand Dilthey établit une distinction entre expliquer et comprendre, considérant que l’explication, qui consiste dans une appréhension des phénomènes de l’extérieur afin d’en rechercher les causes, relèverait des sciences de la nature tandis que la compréhension qui consiste à appréhender la vie psychique de l’intérieur afin de saisir le sens des comportements humains relèverait des sciences de l’esprit : 11 « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. Car les opérations d’acquisition, les différentes façons dont les fonctions, ces éléments particuliers de la vie mentale, se combinent en un tout, nous sont données aussi par l’expérience interne. L’ensemble vécu est ici la chose primitive, la distinction des parties qui le composent ne vient qu’en second lieu. Il s’ensuit que les méthodes au moyen desquelles nous étudions la vie mentale, l’histoire et la société sont très différentes de celles qui ont conduit à la connaissance de la nature. »21 Ne serait-il pas judicieux de reprendre cette distinction et de l’appliquer à notre manière d’appréhender la maladie ? Si en effet nous sommes victimes d’un surcroı̂t de souffrance lorsque nous percevons la maladie comme une injustice, une absurdité tragique, cela ne vient-il pas précisément de ce que nous cherchons à la comprendre au lieu de l’expliquer, à voir en elle le fruit d’une intention maléfique plutôt que la manifestation d’un phénomène naturel dont nous sommes certes les victimes, mais contre lequel il est peut-être également possible d’agir et de lutter. Si nous pouvons expliquer la maladie par ses causes, vouloir en comprendre les raisons est une erreur, la seule chose que nous puissions tenter de comprendre en ce domaine c’est le comportement du sujet qui souffre. La philosophie est donc, peut-être, en mesure de nous aider à appréhender la maladie en éliminant de la représentation que nous nous en faisons toutes les productions de notre imagination qui la rendent encore plus pénible et douloureuse qu’elle ne l’est. Pour cela il convient de faire en sorte que le malade ne vive plus passivement la maladie, mais en devienne en quelque sorte acteur, et surtout devienne acteur de ses soins, et cela ne peut véritablement se faire que s’il comprend en quoi consiste sa pathologie et quelle est la véritable nature du traitement qui lui est prodigué. L’information due au malade Aussi, pour que le malade puisse mieux comprendre la nature du mal dont il souffre et qu’il puisse devenir réellement acteur de son traitement il importe qu’il soit informé par les soignants de la véritable nature de la pathologie qui l’affecte et qu’il ne se sente pas comme un objet aux mains de spécialistes qui lui ôteraient toute son autonomie. Cette manière d’appréhender la maladie abonde d’ailleurs dans le sens de la nécessité pour le soignant de toujours dire la vérité au malade, certes en adaptant son discours à sa complexion particulière et à sa situation, mais en ayant toujours le souci de lui conserver sa dimension et sa dignité de sujet. Sur ce point précis nous rejoignons ce qu’écrit Robert Misrahi : 21 Ditlthey, Le monde de l’esprit, I, page 150 12 « Le sujet malade, comme libre existence, ne peut accéder à la sérénité du bien-être et s’acheminer vers la pleine possession de sa vie que s’il est en mesure de choisir à bon escient non seulement les conditions de la thérapie (choix du médecin et de l’établissement) mais aussi l’attitude qu’il adoptera durant sa maladie et la réponse qu’il donnera aux différentes options thérapeutiques qui lui seront proposées. En d’autres termes, la liberté fondamentale du malade exige que lui soient donnés tous les moyens intellectuels d’instaurer une nouvelle attitude et une nouvelle conduite durant la maladie et le traitement. Le malade passera ainsi d’une liberté ordinaire et spontanée à une liberté de second niveau, éclairée qu’elle sera par les informations qu’on lui fournira et par la réflexion neuve qu’elle conduira à partir de ces informations. Cette parole, cette information et cette éducation qui sont légitimement dues au malade comme un droit, constituent la vérité. (. . .) Cette vérité n’est pas due pour des raisons morales abstraites et impératives, mais pour une raison éthique, c’est-à-dire existentielle et concrète : parce que la vérité, et plus précisément la connaissance exacte des faits réels, est une condition nécessaire de la maı̂trise de l’existence et de la situation du malade par lui-même. »22 En effet, souffrant, subissant dans son corps une affection qu’il ne contrôle pas, l’ignorance dans laquelle il peut être maintenu de la part des soignants quant à la nature de sa maladie et quant aux soins qu’il reçoit, ne risque-t-elle pas d’accroı̂tre ce sentiment de passivité, cette impression de n’être plus maı̂tre de soi, de ne plus s’appartenir à soi-même ? Spinoza dans son Éthique définit la tristesse comme le sentiment que ressent celui qui passe d’une perfection supérieure à une perfection inférieure, la joie étant le sentiment inverse23 , l’homme malade en raison du sentiment de fragilité qu’il ressent nécessairement est donc dans cet état de tristesse et il convient de restaurer en lui la joie autant que faire se peut, or la joie a pour cause l’activité du sujet. Certes il est bien évidemment difficile, pour ne pas dire impossible, de rétablir chez l’homme dont la santé est altérée un état de contentement comparable à celui qu’il ressentait lorsqu’il était bien portant, mais cela ne signifie pas que toute joie lui est interdite, d’autant que cette joie se définit précisément en termes de passage : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. »24 C’est pourquoi d’ailleurs la joie doit être distinguée du bonheur, la joie est un sentiment exprimant un état transitoire, son opposé étant la tristesse correspondant au sentiment 22 Robert Misrahi, Le philosophe, le patient et le soignant, pp.135, 136, 137, Les empêcheurs de penser en rond, 2006. 23 Lire à ce sujet, Éthique III, Déf. des affects II, III et explication. 24 Éthique, Troisième partie, De l’origine et de la nature des affections, Définition des affections, définition II. 13 que ressent celui qui passe vers une moindre perfection, en revanche le bonheur désignera quant à lui un état. En conséquence le malade qui aura le sentiment d’accroı̂tre son autonomie quant aux choix qu’il pourra faire verra s’accroı̂tre sa puissance d’être et sinon renaı̂tre en lui le bonheur, ressentira une certaine forme de joie résultant de la diminution de la tristesse qui résultait de son sentiment d’impuissance. Il est donc permis de penser qu’en aidant le malade à mieux comprendre ce qu’il vit on va lui permettre d’accomplir ce passage, mais cela doit être fait de manière positive en adaptant le discours à sa complexion particulière afin de lui donner la force de lutter contre la maladie, il serait en effet désastreux que la connaissance de son mal génère en lui l’effroi, produise l’effet inverse de celui escompté et suscite en lui le désespoir et l’abattement25 . Une approche philosophique de la maladie doit donc consister en une réflexion sur ce qu’est la maladie, afin qu’elle soit perçue par le malade comme un phénomène naturel et non comme une malédiction irrationnelle. Ainsi la maladie sera perçue non comme un mal absolu, mais comme un mal relatif, un mal simplement pour nous, une réalité que la raison humaine peut expliquer et contre laquelle, parce que précisément elle peut l’expliquer, elle peut lutter en concevant des moyens thérapeutiques adaptés et efficaces. Remettre en cause le fait que la maladie puisse être interprétée comme un mal absolu, ne signifie pas bien entendu une négation de l’intensité de la souffrance ou de la gravité de l’affection qui en est la cause, il s’agit plutôt d’aborder la maladie conformément au principe s’inspirant de la philosophie de Spinoza et selon lequel il n’y a dans la nature ni bien, ni mal en soi, mais simplement du bon et du mauvais, c’est-à-dire du mal pour nous. C’est pourquoi selon Spinoza les notions de bien et de mal n’ont pas un sens absolu mais relatif et donc la maladie en tant qu’elle est un phénomène naturel n’est en rien un mal du point de vue de Dieu ou de la Nature, en revanche relativement à l’être humain qui en souffre, elle est un mal et un mal réel auquel il faut essayer de remédier, en essayant précisément d’en comprendre les causes. 25 La question n’est peut-être pas tant finalement de savoir s’il faut ou non dire la vérité au patient, mais de savoir quand et comment lui dire, c’est de cette manière que la psychologue Hélène Harel-Biraud aborde le problème : « Cacher la vérité non réclamée peut être une marque de respect, la lui refuser une marque d’irrespect. Une certaine écoute du malade, permet de savoir ce dont il a besoin en respectant ses défenses psychologiques. Ne pas l’accabler avec un langage médical qui lui échappe ni asséner une certitude alors, qu’en médecine, il y a des incertitudes et des pronostics erronés. Il faut savoir, si le diagnostic est grave, que le choc émotionnel est grand qui entraı̂ne des idées négatives dont on sait, maintenant, qu’elles dépriment les défenses physiologiques de l’organisme. Qui doit dire la vérité ? Celui qui sait le faire (proche, soignant, prêtre), se donne le temps et les moyens et donne aussi au malade ce dont il a besoin pour vivre et se soigner. Celui qui peut s’engager dans une relation étroite et fidèle. La question n’est pas tant, donc, de savoir s’il faut dire la vérité, que celle de se demander « Pourrai-je, moi, l’accompagner dans son cheminement vers « sa » vérité » ? », Manuel de psychologie à l’usage des soignants, Masson, 1997. 14 Philosophie et soutien spirituel Si la connaissance par le patient de sa maladie et des traitements qu’il doit subir peut contribuer à le rendre acteur de sa maladie, et si une réflexion sur la véritable nature de la maladie peut contribuer à apaiser les craintes et les angoisses du patient, il est clair que cela ne peut suffire. Face à la maladie nous sommes comme nous l’avons déjà souligné confrontés au sentiment de la fragilité et de l’absurdité sinon réelle en tout cas apparente de l’existence humaine. La foi religieuse pourra pour certains apporter le soutien nécessaire et pourra contribuer à une meilleure acceptation de la maladie, mais la question se pose de savoir comment aider celui qui ne croit pas ou chez qui la foi n’est pas suffisante pour lui apporter le soutien nécessaire. Ne pourrait-on alors recourir à une spiritualité d’une autre nature, une spiritualité laı̈que en quelque sorte, non plus fondée sur la foi, mais sur la réflexion, sur la connaissance de la place de l’homme dans la Nature. Pour donner un exemple de ce type de spiritualité nous nous référerons à nouveau à la philosophie de Spinoza qui assimilant Dieu et la Nature propose une métaphysique débouchant sur une éthique, mais aussi sur une attitude contemplative de l’homme se percevant comme une partie du tout (Dieu ou la nature) capable de penser ce tout et donc de s’identifier et de se fondre en lui. Il serait bien entendu impossible de résumer ici toute la philosophie de Spinoza, mais nous tenterons cependant d’en dessiner les grandes lignes pour montrer en quoi, une telle pensée peut apporter un soutien moral et voire peut-être aussi spirituel à qui se trouve confronté à la maladie (comme ce fut d’ailleurs le cas pour Spinoza lui-même qui souffrait d’une phtisie qui lui fut d’ailleurs fatale). En effet pour Spinoza Dieu et la Nature ne forment qu’une seule et unique substance et l’homme n’est donc qu’une partie de cette totalité infinie dans laquelle joue un déterminisme totale. Tout étant déterminé en Dieu, l’âme étant l’idée du corps, mon existence étant de toute éternité inscrite dans l’enchaı̂nement des causes et des effets qui constitue la nature, l’idée de mon corps c’est-à-dire mon âme est donc présente de toute éternité dans l’entendement divin. Comprendre cela, c’est donc comprendre d’une part que le moi n’a pas de réalité substantielle, qu’il n’est en ce sens qu’une illusion, mais c’est comprendre aussi que par la pensée je puis m’identifier au tout, ce qui pour le sage qui connaı̂t Dieu intuitivement conduit à l’amour intellectuel de Dieu qui s’ouvre sur la béatitude. Une approche purement rationnelle de l’existence ne conduit donc pas nécessairement à l’abandon de toute forme de spiritualité, comprendre par la raison la place que l’on occupe dans la Nature, comprendre que mon essence individuelle existe de toute éternité du fait du déterminisme universel mais qu’elle n’a qu’une existence relative et que le moi 15 n’est qu’une illusion, mais une illusion consciente d’elle-même susceptible de penser le tout et d’atteindre par là l’éternité, cette compréhension peut aider l’homme à affronter sereinement la fragilité, la finitude et la relativité de l’existence. C’est peut-être d’ailleurs en ce sens que le philosophe peut jouer un rôle déterminant dans l’accompagnement du malade, rôle qui consiste non pas à apporter à ce dernier un soutien psychologique, mais spirituel, peut-être pas nécessairement dans une optique spinoziste, mais en tout cas en l’aidant à penser sa condition, à se penser et à dépasser les illusions qui le font souffrir et qui redoublent les souffrances que lui inflige la maladie. Conclusion Le rôle du philosophe dans l’accompagnement du malade ne sera donc pas de prétendre lui apprendre comment mieux supporter et affronter la maladie et la souffrance, ce qui comme nous l’avons déjà souligné relèverait d’une attitude présomptueuse et au bout du compte irrespectueuse, mais plutôt de l’aider, s’il le désire à mieux formuler les questions qu’il se pose au sujet de sa situation et de sa condition d’homme malade afin qu’il ne se laisse pas troubler par des interrogations mal posées et qu’il reste toujours maı̂tre et acteur de son existence. Concrètement cet accompagnement pourra s’accomplir dans le cadre d’un dialogue entre le patient et une personne ayant des compétences philosophiques (il pourra s’agir d’un philosophe de profession, mais aussi de soignants pouvant posséder une certaine culture philosophique), cela pourra aussi se faire, si l’état du malade le permet, par le conseil de certaines lectures qui pourront l’aider à réfléchir sur sa condition, un peu à l’image de Montaigne qui lorsqu’il souffrait de coliques néphrétiques (la gravelle ou maladie de la pierre) relisait les écrits d’Epictète pour mieux supporter sa souffrance. Cet accompagnement devra se faire bien évidemment à la demande du malade et dans le respect de ses convictions et de ses croyances, ce qui ne signifie pas que des concessions soient faites de part et d’autres mais bien au contraire cette relation devra donner lieu à un réel dialogue entre le malade et le philosophe. Mieux comprendre sa maladie et le traitement que l’on doit suivre pourra donc aider le malade à se mettre dans des dispositions plus favorables pour accepter sa situation, ce qui comme nous l’avons souligné précédemment ne doit pas se confondre avec une attitude passive et résignée. Mais cette attitude relèverait plutôt de la distinction établie par Epictète entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, il ne dépend pas de moi d’être ou de ne pas être malade, mais mon jugement sur la maladie dépend de moi, ainsi que l’attitude que j’adopte vis à vis d’elle, ainsi accepter la maladie c’est en prendre acte pour mieux lutter contre elle, comprendre que si elle relève d’un processus naturel susceptible d’être expliqué par la raison humaine, il est toujours possible à cette même 16 raison de l’enrayer par un processus contraire obéissant à la même nécessité naturelle. N’est-ce pas d’ailleurs ce que fait la médecine qui conformément au principe du philosophe anglais Francis Bacon tente de commander la nature en lui obéissant26 . Dans un Lettre à Elisabeth de Novembre 1646 Descartes écrit : « Mais comme la santé du corps et la présence des objets agréables aident beaucoup à l’esprit, pour chasser hors de soi toutes les passions qui participent de la tristesse, et donner entrée à celles qui participent de la joie, ainsi réciproquement, lorsque l’esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux, et que les objets présents paraissent plus agréables. » Si l’accompagnement philosophique pouvait aider le malade à mieux assumer sa situation et restaurer en lui cette part de joie nécessaire à l’amélioration de la santé du corps la philosophie mériterait donc bien le titre de médecine de l’âme que lui donnaient les anciens, et peut-être faudrait-il aujourd’hui lui rendre ce statut dans l’intérêt non seulement de la philosophie elle-même, mais surtout dans celui de nos contemporains qui, dans un monde où l’émotion l’emporte trop souvent sur la réflexion, ne parviennent pas toujours à assumer leur condition d’homme en tentant d’être les véritables acteurs de leur vie en toutes circonstances. Bibliographie 1. Bacon Francis, Novum Organum, 1620, Introduction. 2. Conche Marcel, Pyrrhon ou l’apparence, P.U.F. 1994 3. Descartes, Lettre à Elisabeth de Novembre 1646 4. Dilthey Wilhelm, Le monde de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1947 5. Droit Roger-Pol et De Tonnac Jean-Philippe, Fous comme des sages, Seuil, 2002. 6. Epictète, Manuel. 7. Epicure, Lettre à Ménécée, Traduction de Jean Salem, Nathan, 1982. 8. Hadot Pierre, La citadelle intérieure - Introduction aux pensée de Marc Aurèle, Fayard, 1992. 9. Hadot Pierre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, 1995. 10. Hadot Pierre, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Le livre de poche, N° 4348, 2001. 11. Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002 26 « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. » Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Introduction. 17 12. Harel-Biraud Hélène, Manuel de psychologie à l’usage des soignants, Masson, 1997. 13. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, traduction de Mario Meunier, Garnier, 1933. 14. Misrahi Robert, Le philosophe, le patient et le soignant,Les empêcheurs de penser en rond, 2006. 15. Platon, Phédon, trad E. Chambry, 82c-83b, Garnier Flammarion, 1965. 16. Sénèque, Letres à Lucilius. 17. Spinoza, Éthique, Traduction Appuhn, Garnier Flammarion. 18. Vergely Bertrand, La souffrance, Gallimard, folio/essai, 1997. 18