Livres & Idées Identity Economics George A. Akerlof et Rachel E. Kranton Des choix déterminés Baptiste Marsollat Les préférences individuelles, les goûts sont ordinairement considérés, dans l’analyse économique, comme idiosyncrasiques. Certains individus aiment les bananes, d’autres préfèrent les oranges. Mais certaines préférences procèdent non d’une sensibilité ou d’un tempérament déterminés, mais de la volonté, consciente ou non, de se conformer à certaines valeurs et conventions sociales, ou au contraire de marquer sa différence ou son hostilité à leur égard. D ans leur dernier ouvrage, George Akerlof, prix Nobel d’économie en 2001 1 et professeur à l’université de Berkeley, et Rachel Kranton, professeur à l’université Duke, tentent de démontrer que l’adhésion ou le rejet des normes sociales constituent une profonde et puissante source de motivation. Ne pas les inclure, ou leur accorder une trop faible importance dans la construction de la fonction d’utilité des individus, empêche donc, selon eux, de rendre compte avec précision de la complexité des choix individuels. 1. Nobel partagé avec Joseph Stiglitz et Michael Spence. 118 • Sociétal n°69 Des choix déterminés Force de l’origine Les économistes ont commencé, rappellent nos deux professeurs, à construire des modèles mathématiques relativement rudimentaires afin d’expliquer le fonctionnement de l’économie par les choix d’individus rationnels s’efforçant d’améliorer en permanence leur bien-être – celui-ci étant appréhendé sous un angle purement économique. Les modèles sont ensuite devenus plus complexes, plus raffinés, prenant en compte, notamment sous l’impulsion de Gary Becker, les motivations et les « goûts », lato sensu, dans des domaines aussi différents que les discriminations, l’altruisme, l’intérêt pour les enfants, etc. – ces « goûts » n’étant cependant, dans ce cadre d’analyse, pas supposés varier avec le contexte social. Plus récemment, l’économie comportementale a encore enrichi l’analyse des arbitrages économiques par le recours à la psychologie et la mise en évidence de biais cognitifs et émotionnels permettant d’expliquer certains comportements individuels apparemment non rationnels. Kranton et Akerlof estiment que l’ « économie de l’identité », c’est-à-dire l’économie de l’adhésion aux normes sociales, ou encore l’économie des choix et appartenances identitaires, permet de franchir un nouveau pas dans la sophistication de la fonction d’utilité des individus en introduisant dans le modèle l’utilité associée à la conformation ou, au contraire, au rejet de certaines normes. Leur récent ouvrage vise à traduire de manière systématique les multiples incitations d’origine sociale dans un cadre d’analyse économique unifié. C’est donc un nouveau modèle – et même « une pierre de Rosette », n’hésitent-ils à affirmer – que nous apporterait l’économie de l’identité ou des identités sociales. Un nouveau modèle, ou du moins un nouvel éclairage, notamment sur l’économie de l’éducation, des discriminations ou encore du management. Conflit d’intérêts L’économie de l’éducation présente ordinairement l’élève ou l’étudiant comme un individu pesant rationnellement les coûts et bénéfices de la prolongation des études et choisissant en conséquence de quitter ou de demeurer dans le système scolaire ou universitaire. Cette approche fait cependant l’impasse sur le rapport à l’école des 3 ème trimestre 2010 • 119 Livres & Idées élèves, qui est largement déterminé par les normes « sécrétées » par leur milieu social. Ce dernier en effet prédispose à l’acceptation de l’autorité de l’école – avec ce que cela implique, plus globalement, d’adhésion à l’ordre social et de volonté d’insertion dans la société – ou, au contraire, à son rejet, au nom d’une identité sociale différente et opposée à l’identité « dominante », véhiculée, notamment, par l’école. La prise en compte de cette réalité permet d’offrir une hypothèse nouvelle et performante, estiment Kranton et Akerlof, pour expliquer l’échec scolaire de la population afro-américaine aux États-Unis : les élèves et étudiants noirs n’adhèrent pas aux normes et à l’idéal de l’école américaine, qui leur apparaît comme celle de la population Wasp (« white anglo-saxon protestant »), des « dominants », des « gagnants » de la société américaine. Par leur hostilité, ils manifestent au contraire leur adhésion à d’autres valeurs. Ainsi, à l’utilité perdue du fait de l’échec scolaire s’oppose l’utilité associée à l’identification aux normes de la communauté et au sentiment de loyauté et de fidélité à soi et à ses origines. À l’inverse, un élève ou un étudiant afro-américain venant d’un milieu défavorisé et ayant cependant réussi son parcours académique bénéficiera certes des avantages associés à l’accumulation d’un important capital humain (salaire élevé, situation sociale confortable), mais subira une perte d’utilité du fait de la disparition ou de l’amoindrissement de son identification avec sa communauté : il aura fait sienne, d’une manière ou d’une autre, les valeurs de l’Amérique blanche, aura quitté son quartier d’origine, sera parfois perçu comme un traître ou un « vendu », etc. Pour expliquer l’écart entre les performances scolaires des élèves noirs et blancs, la théorie économique standard fournit ordinairement trois explications : à qualification égale, les AfroLes bénéfices américains ont des rémunérations plus faibles que les de l’éducation Blancs, ce qui réduit leur incitation à investir dans peuvent constituer l’éducation ; les écoles dans les quartiers majoritaireune incitation ment afro-américains disposent de peu de moyens, ce insuffisante à qui n’incite ou/et ne permet pas de travailler suffisamdemeurer dans le système scolaire ment ; enfin, les parents afro-américains ayant été priou universitaire vés d’enseignement, ils ne sont pas en mesure d’aider et à fournir leurs enfants dans leur parcours scolaire. les efforts nécessaires au regard de la L’économie de l’identité fournit une quatrième expliforce de certaines cation à ce phénomène : les bénéfices de l’éducation normes sociales. (rémunérations élevées, emplois intéressants et stables, 120 • Sociétal n°69 Des choix déterminés etc.) peuvent constituer une incitation insuffisante à demeurer dans le système scolaire ou universitaire et à fournir les efforts nécessaires au regard de la force de certaines normes sociales – la recherche de la réussite académique apparaissant comme une soumission à une culture et des normes étrangères, une forme de trahison. Mauvaises habitudes Les travaux de Gary Becker sur l’économie des discriminations aboutissaient, entre autres, à la conclusion qu’un marché concurrentiel devait inévitablement, à terme, éliminer les discriminations, les firmes ayant des pratiques d’embauches discriminatoires étant appelées à disparaître au profit de celles employant, sans autre considération, les salariés les plus productifs et les plus qualifiés pour les postes à pourvoir. Comment expliquer, dans ces conditions, la survivance, sur le marché du travail américain, de discriminations sexuelles et raciales patentes alors que la situation de concurrence devrait garantir la disparition de ces pratiques ? Pour Kranton et Akerlof, c’est naturellement la persistance de normes sociales et de comportements collectifs consciemment ou inconsciemment sexistes et racistes qui fait obstacle à la prise en compte exclusive des talents et des qualifications des individus. Cette situation peut donc perdurer, contrairement aux conclusions des travaux de Gary Becker, aussi longtemps qu’existeront ces normes – et ce malgré la perte collective importante de richesse résultant de cette mauvaise utilisation du capital humain. L’argent ne suffit pas Le nouveau cadre d’analyse offert par l’économie de l’identité permet également de mettre en évidence l’importance de l’adhésion des salariés à l’image, aux missions et aux valeurs d’une entreprise. La capacité d’identification du salarié à sa firme et à son emploi étant une composante de son utilité – au même titre que sa rémunération, son environnement de travail, la place qu’il occupe au sein de l’entreprise, etc. –, elle déterminera en grande 3 ème trimestre 2010 • 121 Livres & Idées partie sa productivité. La question qui se pose, dans ces conditions, est donc naturellement de savoir quelle politique de management adopter pour favoriser cette identification. Si un encadrement strict, une supervision rigoureuse des salariés permet de connaître avec précision l’implication et la productivité de chacun d’entre eux – et donc, le cas échéant, de valoriser les meilleurs et de sanctionner les moins productifs ou les « passagers clandestins » –, le risque est, en revanche, que ceux-ci ressentent cette supervision comme pesante et Un encadrement intrusive, adoptent une attitude plus hostile à l’égard de libéral, s’il ne permet pas de l’entreprise et cessent donc de s’identifier à elle. Il en connaître avec résultera une détérioration des performances de la firme. exactitude le talent réel de À l’inverse, une politique d’encadrement plus souple, chacun, tend néanmoins à moins pointilleuse, ne permet pas de connaître avec améliorer la exactitude les efforts consentis et le talent réel de chacun cohésion et des employés, et interdit donc un pilotage fin encouradonc à favoriser l’identification geant les plus méritants par des primes, rémunérations des salariés à et incitations diverses. Mais une supervision de ce type, la firme et à parce qu’elle suscite a priori moins d’hostilité à l’égard améliorer leur des cadres et améliore la cohésion du groupe, tend à productivité globale. favoriser l’identification des salariés à la firme, donc à améliorer leur productivité globale. Il convient ainsi de peser les coûts et les bénéfices d’une supervision stricte et d’un encadrement libéral, c’est-à-dire de faire le bilan pour le salarié de l’utilité associée à la valorisation de ses efforts et de son talent et de celle qui résulte d’une forte identification à l’image et aux objectifs de la firme. Si l’économie de l’identité ne permet pas de trancher, abstraitement, en faveur de l’une ou l’autre de ces deux formes de management, elle nous enseigne en revanche que le management ne peut se limiter à la seule instauration d’un système d’incitation monétaire, aussi adéquat et intelligent soit-il, pour améliorer la productivité des salariés. Il n’y a rien là de vraiment révolutionnaire, diront certains. En matière de management comme pour les autres domaines étudiés dans l’ouvrage. Et peut-être ne suivra-t-on pas aveuglément les auteurs, qui affirment que l’économie de l’identité nous ouvre « un monde nouveau ». Peut-être n’y a-t-il, en somme, rien de radicalement nouveau sous le soleil de l’analyse économique. Mais quand bien même l’économie de l’identité, de l’identification ou de la conformation aux normes sociales ne serait 122 • Sociétal n°69 Des choix déterminés rien d’autre que la traduction en langage économique de certaines « évidences » ou d’analyses anciennes et élémentaires empruntées à la sociologie, à la psychologie ou à l’anthropologie, cela suffirait sans doute à ne pas tenir pour négligeable cette nouvelle approche, ou cette nouvelle formulation, de la rationalité économique. Le livre et ses auteurs George A. Akerlof et Rachel E. Kranton : Identity Economics. How Our Identities Shape Our Work, Wages and Well-Being, Princeton University Press, 2010, 185 pages. 3 ème trimestre 2010 • 123