Actualités - Le Journal de la Société des Océanistes

Actualités
In memoriam Paul Ottino
par
Claude ROBINEAU
Paul Ottino, ethnologue, professeur émérite
des Universités, vient de nous quitter. Néen
1930, homme de laprès-guerre, il incarnait au
sortir des horreurs de la Seconde Guerre mon-
diale une vision volontairement optimiste du
monde que les désastres économiques, militaires,
écologiques accumulésetaccélérésàla ndu
vingtième siècle infléchirent vers un pessimisme
grandissant qui n’était pas dans le dynamisme de
sa nature.
Tout dans son itinéraire loppose aux généra-
tions de chercheurs qui ont suivi la sienne. Niçois
aux origines provençale et piémontaise, il ne
vient quassez tard àla recherche, vers la tren-
taine, par une route oùse mêlent lattrait du
lointain et des autres, la fondation dune famille
et lacquisition, en sus de la vie professionnelle et
familiale, dune formation universitaire qui
aboutit au cumul de diplômes de doctorat :
sciences économiques, troisième cycle danthro-
pologie, lettres et sciences humaines (la «grande
thèse »). De notre temps, on vient tard àla
recherche parce quavant les années soixante, la
lière sen ébauche àpeine dans les sciences
humaines.
Madagascar est le lieu dun premier contact
continu avec des cultures diérentes et deviendra
le premier terrain du chercheur. Cest ici que
nous nous rencontrons pour la première fois et
découvrons en même temps Antananarivo, la
«Ville-des-Mille », au pays des Ambaniandro,
«ceux qui sont sous le soleil », lieu symbolique
de rencontre entre les mondes africain et indo-
malais qui renvoie aux origines du peuplement
de la Grande Île, aux phénomènes daccultura-
tion, àla structure et àla dynamique des cultu-
res. Trois années passées sur la côte nord-ouest
forgent chez Paul un regard dethnologue.
Entréen 1958 àl, actuel ,ilest
envoyéfortuitement àMadagascar pour y rem-
placer lethnologue Louis Molet aectépar la
Maison àTahiti. Parlant couramment le malga-
che, y compris les dialectes du Nord-Ouest (Ana-
lalava et Ambaja), Ottino a séduit, par son esprit
douverture et sa capacitéàsusciter le dialogue,
le gouverneur Deschamps, lethnologue des
Antaisaka alors en charge des sciences humaines
àl. Paul est alors envoyédans le Sud-
Ouest malgache pour une mission socio-
économique dexpertise pour le développement
de la région du delta du Mangoky, accompagné
de deux autres ethnologues, Anne et Henri
Lavondès, et dun jeune géographe, Jean-Pierre
Trouchaud. Va commencer avec Lavondèsun
long et fructueux dialogue oùle dynamisme,
voire lexubérance, du jeune chercheur vont se
frotter et se polir àla rigueur du scholar, ensei-
gnant de latin-grec en Savoie quune enquête sur
le franco-provençal parléen cette région a
converti àlethnologie. Cette mission «Man-
goky »que Georges Condominas vient mettre en
place pour l ainsi samorce avec Paul
et Henri une relation dune rare qualité—illus-
treetclôtàla fois la période économique
dOttino avec le livre sur les Économies paysan-
nes malgaches du Bas-Mangolg, qui est la syn-
thèse de la part personnelle de lenquête collec-
tive et dun travail spécique sur l’économie
indienne («pakistanaise ») dans le Sud-Ouest
malgache. La puissance de travail de Paul est
étonnante, quil sagisse du «terrain »eectuéà
hautes doses dans la langue du pays, de la litté-
rature scientique quil dévore,delabondance
des publications, livres et articles en anglais et en
français, voire de nouvelle langues dont il fera
lapprentissage tout au long de sa vie. Paul parle
excellemment langlais (y compris lAmerican
English), litalien, le malgache, le tahitien, voire
lespagnol, le portugais, larabe et le swahili ; il
fréquente le néerlandais quil trouve diicile,
mais les Indes néerlandaises ont étéàla source
dune littérature anthropologique non négligea-
ble, le japonais parce que le paysage naturel et
urbain lenchante, lallemand, dont jai décou-
vert sa connaissance avec cette langue il ny a pas
six mois, et de me conseiller, avec sa persuasion
coutumière, tel merveilleux manuel dapprentis-
sage oral legs dernier qui m’émeut.
Mais pendant sa période économique, Paul
mentretenait épistolairement depuis son loin-
tain Mangoky, des structures sociales eerves-
centes et des formes de sociabilité, une passe
intermédiaire gurvitchienne qui allait le mener
rapidement par continuité-rupture àClaude
Lévi-Strauss. Le temps de lethnologie otti-
nienne primitive, oùlon allait contempler de
concert les vitrines déjàun peu ternes du Musée
de lHomme (puisse le temple promis du quai
Branly être aussi pédagogique et sans prétention
que son ancêtre du Trocadéro) avait fait place à
une fureur danthropologie britannique et amé-
ricaine, dEvans-Pritchard àMurdock et à
Leach, en passant par Radclie-Brown, les Afri-
can Political Systems et les ouvrages de Ray-
mond Firth. Cela a évidemment duréjusquau
terrain polynésien et au delà...
Pendant ce temps, les travaux malgaches ont
continué: Sakay sur les plateaux que Paul
naimait pas trop, Anony dans la dépression
intermédiaire entre les deux falaises orientales. Il
sagit làdanalyses de structures sociales en vue
du développement de ces régions, lune dans le
Moyen-Ouest, lautre aux abords du lac Alaotra.
Paul est beaucoup plus a laise aux prises, sur
lAlaotra, avec des dominantes merina que dans
l’étude de la parentésur la Sakay oùil se trouve
pourtant làavec Lavondès. Sur ce terrain, tous
deux ont procédéàune analyse rigoureuse
notamment inspirée de Louis Dumont, qui vient
àla suite de celle qua engagée Lavondès sur le
terrain de Mangoky. La relecture de ce rapport,
malheureusement non publié, sur les structures
de la Sakay, montrant la liaison entre la règle
merina de la sociétéet de la terre avec, notam-
ment, laccent mis sur la non-dispersion de
lhéritage en cas de succession, révèle que les
chercheurs n’étaient pas loin de la clédu système
merina de parentéfondésur le clan endogame
accrochéàla terre des ancêtres. Ottino est véri-
tablement entrédans la grande période anthro-
pologique quil ne quittera plus, mêlant terrain et
enseignement àNanterre, àl,àla Réu-
nion.
Vient, àla n de 1962, le premier et le grand
séjour polynésien. Le premier travail de Paul est
consacréàla pêche au grand let àTautira, à
lextrémiténord-est de Tahiti-iti, qui lui fait
découvrir la gure dun vrai leader polynésien.
Sujet de recherche moins anodin, voire décevant,
quil ny paraît car la gure du leader est la cléde
la sociologie polynésienne ancienne et actuelle.
Paul signale en outre, dans ce travail, le rôle des
factions àl’œuvre dans la sociétéde Tautira,
alignement pour ou contre le leader des maison-
nées du village en fonction des liens de parenté
ou professionnels, des appartenances de milieux
sociaux, religieuses, politiques, des conits de
personnes, de familles, de terres : alignement qui
a sa correspondance dans les réseaux adverses
qui, àun moment donné, congurent sociale-
ment l’île entière, voire le Territoire, y faisant
apparaître une structure dualiste.
Un second travail, Ethnohistoire de Rangiroa,
repris dans un livre dhommage àlarchéologue
américain Kenneth Emory («Early ati of the
Western Tuamotu »)seorce de retrouver, dans
un atoll inuencépar la culture maohi, lexis-
tence de groupements lignagers anciens ati,
groupes de parents liésàla terre et àdes structu-
res lithiques de caractère religieux appelésen
Polynésie orientale marae,etilétablit ce quaux
îles de la Sociétéairmait la tradition orale, sans
quon puisse le vérier par des exemples certains,
la correspondance entre marae,ati et terre nom-
mément désignée. Cette Ethno-Histoire est le
premier livre dune grande œuvre àvenir dont
une «ethno-économie », qui ne verra jamais le
jour, devait être le second, car Paul, lancédans
un inventaire de maisonnées et de terres, et dans
le recueil de généalogies, se trouve maintenant
engagéau cœur de lanthropologie sociale la plus
classique avec la recherche des règles de liation
et dalliance ainsi que des droits sur les terres et
leur dévolution successorale. La maîtrise de la
théorie de la parenté, les acquis malgaches et la
formation première de juriste produisent Rangi-
roa : parentéétendue, résidence et terre dans un
atoll polynésien, sa grande thèse pour le doctorat
ès lettres qui va lui ouvrir, àterme, un professorat
que lui, homme de terrain, na pas recherché
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demblée, mais auquel il accède après avoir quitté
l.
Rangiroa apporte une vue neuve sur la parenté
en Polynésie orientale, avec laccent mis dans la
parentèle (les fetii) sur le groupe des frères et
sœurs (opu hoe), élément pertinent qui structure
lorganisation sociale, les relations de génération
ayant le pas sur celles de liation, ou plutôt ces
derniers, ainsi que les alliances, devant être ana-
lysés comme des liations et des alliances de opu
hoe. Cette notion de pertinence était très impor-
tante dans la sociologie et lanthropologie de
Paul qui, a contrario, qualiait d’«irrelevant »
ce qui ne lui apparaissait pas pertinent à
lenquête ou àlanalyse. Il souligne également,
dans les relations sociales maohi, la fonction de
pattern exercée par les fetii, de la parentécomme
modèle de ces dernières. Enn, et ce nest pas le
moindre des apports de son livre, il montre et
c’était déjàen germe dans sa pensée dans «Early
ati »—que, dans ce système de parentéindié-
renciée, cest la relation àla terre qui permet, à
chaque génération, le choix entre les lignées
paternelle et maternelle, le principe dindiéren-
ciation obligeant, dans un système de parenté
lignagère exclusive, àlintroduction dun élé-
ment de surdétermination, ici la résidence et la
terre. Toutes ces notions qui font partie du cor-
pus de connaissances actuelles àTahiti concer-
nant la société,cest àOttino quon doit de les
avoir rendues patentes. Et il est arrivéàPaul
Ottino, comme avant lui àLouis Dumont, d’être
mieux connu et appréciépour ses travaux dans le
monde anglo-saxon, notamment aux États-
Unis, quen France oùil demeure en marge du
main stream sociologique, plus tenu sur la tou-
che, dailleurs, quignoré.
Vient donc le temps de lenseignement et de la
maturation. Professeur associéàNanterre (Paris
X). Directeur d’études àl,oùil œuvre de
concert avec lhistorienne et malgachisante
Françoise Raison-Jourde. Professeur àlUniver-
sitéde la Réunion oùil fonde une École docto-
rale en ethnologie quil anime de longues années.
Époque denseignement oùil excellait, passion-
nant les étudiants, entrecoupéedeséjours de
terrain, particulièrement àMadagascar. Les tra-
vaux de ces années enseignantes manifestent
alors sa maîtrise de la discipline, que ce soit dans
sa méthode dethnologie réflexive quil qualie
d’« anthropologie généralisée»ou dans le
domaine de lhistoire culturelle du Pacique et
de lOcéan indien oùil se complaît, quil sagisse
de L’étrangère intime, essai de civilisation de
lAncien Madagascar (1986), de «Lempreinte
culturelle musulmane dans lOcéan indien »
(publiédans lEncyclopédie philosophique univer-
selle)oudesChamps de lancestralitéàMadagas-
car, parentés alliance et patrimoine (1998), son
dernier livre auquel il tient beaucoup et qui
referme la boucle malgache ouverte quarante-
cinq années plus tôt.
On se souviendra de Paul Ottino comme dun
être dynamique, un chercheur passionnéet pas-
sionnant, un enseignant toujours chaleureux,
mais exigeant, gros travailleur toujours sur la
brèche, qui prenait son plaisir dans la vie en
brousse, la pêche sous-marine et lapprentissage
des langues vivantes. Il me plaîtquil ait voulu
reposer àMoorea, au bord de la baie dOpu-
nohu, dans cette Polynésie quil chérissait, dont
il aimait la simplicitéet oùil se t, parmi ses
habitants, de trèsdèles amis.
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