linguistique sur la langue dans le cours de Vladimir Bibikhin

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Une réflexion herméneutique et antilinguistique sur la langue dans le cours de
Vladimir Bibikhin
*
Emanuel Landolt
Université de Saint-Gall**
[email protected]
ABSTRACT. In his 1989 lecture series entitled “Philosophy’s Language”, the
Russian philosopher Vladimir Bibikhin constructs a singular ontology of
language dedicated both to the question of the specific language of
philosophy (what should the language of thinking be?) and the one of natural
language as an alternative to the conventional system of terms. This article
offers to show how Bibikhin, while integrating two strong traditions, works
toward overcoming them both: Losev and Florenskij’s philosophy of
language, as well as Hans-Georg Gadamer’s hermeneutics. Bibikhin attempts
a synthesis leading to a radical realist position according to which language,
like things, is the locus of the originary unveiling of the world. This third path
echoes certain contemporary discussions, such as speculative realism or JeanLuc Marion’s phenomenology of givenness, thus revealing the originality of
Bibikhin’s thought.
*
Véritable figure de passeur. Il fut le secrétaire personnel de Losev pendant la période
soviétique, et incarne le maintien d’une tradition vivante, celle de la phénoménologie,
de la philosophie allemande, de la philosophie religieuses russe et cela malgré leur
voilement à l’époque soviétique. Responsable pour l’INION de l’Académie des sciences
des recensions et des traductions d’ouvrages étranger à « usage administratif », il a
l’occasion de se familiariser avec les importants travaux phénoménologiques, la pensée
de Wittgenstein, la théologie protestante, etc. Voir STOECKL 2015.
** Correspondence: Emanuel Landolt – Universität St-Gallen – Gatterstrasse 1, CH-9010 StGallen, Switzerland.
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Emanuel Landolt
Je pourrais dire : Si le lieu auquel je veux parvenir ne pouvait être
atteint qu’en montant sur une échelle, j’y renoncerais. Car là où je dois
véritablement aller, là il faut déjà qu’à proprement parler je sois.
Ce que l’on peut atteindre à l’aide d’une échelle ne m’intéresse pas.
Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées
1. Introduction
En Russie, après la chute de l’Union soviétique, la nécessité d’une
redéfinition de la philosophie et de ses canons est apparue comme une
question urgente, il s’agissait alors de s’interroger comme l’indiquait alors
le titre d’un ouvrage important sur ce qu’il fallait construire et instituer
après l’interruption. Plusieurs philosophes ont tenté de définir les voies à
suivre pour une philosophie russe désormais libre de mouvement, tous
sur des voies et des traditions différentes (Sergej Khoružij, Sergej
Averincev ou encore Valerij Podoroga). Dans le domaine de la philosophie
du langage et de l’herméneutique en particulier, les questions d’identité
philosophique et de transmission de la tradition (Qui sommes-nous ? A
quelle tradition appartenons-nous ?) ont trouvé une expression éloquente
dans les travaux du philosophe, philologue et traducteur Vladimir
Bibikhin (1938-2004). Un des axes de son œuvre parmi d’autres touche
aux problèmes de philosophie du langage, notamment la question
brûlante en Russie de l’ontologie du mot et tente de fonder ce que nous
appellerions ici « réalisme radical » pour approcher le phénomène de la
langue. Par sa réappropriation de l’herméneutique ontologique, Bibikhin
a tracé les jalons du renouveau philosophique de son temps. Il a contribué
à construire une langue et un style philosophique propre (qui prend toute
sa dimension dans la transmission orale), ainsi qu’à réintroduire une
vision élargie de l’histoire de la philosophie dans un régime institutionnel
qui l’avait bannie (exception faite entre autre de Mamardašvili, son aîné,
dont le rayonnement a marqué l’époque soviétique jusqu’à son décès en
1990). Optant pour une langue métaphorique, un style hermétique
parfois, et une pratique de l’étymologie et du questionnement
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
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philosophique aux accents heideggériens, il a incarné une révolution pour
l’époque, laissant derrière lui de nombreux disciples. Brouillant
volontairement les frontières entre son objet et sa méthode, il a tenté de
manière originale de faire entendre et d’affirmer une langue.
Nous allons examiner ici le cours de Vladimir Bibikhin de 1989 « La
langue de la philosophie » (Jazyk filosofii) consacré aux grands thèmes de
l’herméneutique et de la philosophie du langage. Comme « objet
d’étude » privilégié, la langue se décline dans la première partie de ce
cours (partie I et II) sous des formes aussi différentes que les rapport entre
langue et pensée, langue et monde, ou encore langue et philosophie. Ces
différents questionnements s’inscrivent à l’évidence dans deux lignées
différentes : d’une part une philosophie du langage qui part de Byzance
avec Grégoire de Palamas pour arriver sur les rivages russes au début du
XXème siècle avec Florenskij puis Vladimir Losev, celle-ci est centrée autour
de la priorité absolue donnée au sens et à l’expression sur les faits
linguistiques ; d’autre part, la tradition herméneutique et
phénoménologique de Heidegger, jusqu’à Gadamer qui substituent à
cette priorité du sens, celle de l’événement de la compréhension. Nous
allons voir comment Bibikhin construit son ontologie de la langue en
faisant se joindre ces deux traditions a priori inconciliables, tout en se
rapprochant imperceptiblement de tentatives plus contemporaines,
« réalistes » celles-ci de penser les phénomènes (la langue, le monde)
indépendamment de l’appareil traditionnel de la conscience et du sujet.
Nous pensons ici à la phénoménologie de la donation de Marion dont la
proximité donne une couleur originale à la philosophie de Bibikhin. C’est
au cœur de ce tiraillement que s’exprime dans toute sa complexité une
certaine image langagière du monde. En dévoilant pas à pas ces différentes dimensions, le philosophe cherche à démontrer l’importance
d’une réflexion sur la langue comme préalable à la constitution d’une
philosophie, non pas à la manière du Cercle de Vienne et de son
positivisme logique, mais plutôt autour d’une visée herméneutique
fondamentale, celle de la description d’une expérience de vérité dans la
langue et la pensée.
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2. En passant par Hans-Georg Gadamer
De 1989 à 2003 V. Bibikhin donne une série de cours à l’université d’Etat
de Moscou (MGU), cours qui connaissent un certain retentissement
puisqu’ils cherchent non seulement à penser le temps présent, mais
également, dans une perspective élargie, à réinscrire la pensée russe dans
la tradition philosophique européenne et orientale. L’influence de
Gadamer possède à ce titre une importance particulière dans la réflexion
de Bibikhin sur la langue (même s’il s’est montré très insatisfait de la
traduction qui en a été faite) en ce qu’elle fait rentrer les questions
herméneutiques dans la tradition russe de la philosophie du langage,
renforçant ainsi l’élargissement du langage et de sa signification à ce que
Gadamer désigne comme « l’expérience générale que l’homme fait du
monde ».1 Le style des deux philosophes apparaît par ailleurs distinct : si
Gadamer se montre extrêmement rigoureux dans l’établissement de son
herméneutique philosophique donnant à sa structure une lisibilité et une
clarté imparable, chez Bibikhin nous trouvons plus une forme de parole
libre de toute argumentation (un style non-académique) corrélée à un
souci constant du questionner dont Heidegger est le modèle. Souvent, la
pensée de Bibikhin s’attache à prononcer une série de faits généraux
comme des acquis, elle démontre ici par l’exemple, contrairement à
l’approche de Gadamer, que lorsque la pensée fait confiance à une
conception élargie de la langue, elle s’affranchit des limites de l’appareil
argumentatif, pour laisser la « parole parler » comme le dit Heidegger,2 ce
qui en substance signife laisser voir l’évidence de sa présence.
Dans « Vérité et Méthode » (1960), Gadamer élabore une distinction
fondamentale entre herméneutique et science (qui suit celle de Dilthey
entre expliquer et comprendre) reposant sur l’idée que l’herméneutique
n’est pas une méthode à prétention scientifique, mais une approche du
phénomène de la compréhension comme un événement qui déjoue
nos procédures et notre maîtrise et qui implique une expérience de
vérité ; celle-ci ne peut être vérifiée par des outils et procédés scientifique.
C’est la troisième partie de l’ouvrage de Gadamer qui va retenir toute
1
2
GADAMER 1996, 11.
HEIDEGGER 1976.
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l’attention de Bibikhin. Elle concerne le tournant ontologique pris par
l’herméneutique sous la conduite du langage. Gadamer formule une
compréhension de la langue comme milieu, par opposition à la
conception de la langue comme instrument. Cette idée forme une armature importante dans la réflexion de Bibikhin. La langue est considérée,
comme un « milieu vivant », elle est, dit le philosophe russe, « le milieu et
l’espace de notre être historique (historialité)».3 La langue comme milieu
satisfait à l’idée d’une compréhension de l’essence historique de l’homme.
Comme le formule Gadamer, les préjugés de l’individu « constituent la
réalité historique de son être ».4 Celui-ci ne se réalise pas tant dans un
environnement naturel que dans un environnement langagier, qui devient
en quelque sorte la condition préalable de toute compréhension.
Si le langage est le médiateur par excellence de l’expérience herméneutique chez Gadamer, pour Bibikhin, le langage ne peut s’arrêter à une
simple sélection de signes. Son origine est plus profonde, il commence
avec le choix que fait tout locuteur de parler ou de ne pas parler. Bibikhin
choisit ainsi de lire le langage et ses manifestations à rebours, presque
comme des phénomènes secondaires. Le silence occupe donc une place
importante dans la définition de la nature de l’être langagier, il apparaît
comme une sorte de toile de fond de tout mot, ou de tout discours,
entretenant même parfois une relation plus solide à la vérité que le
langage. D’autre part, il constitue un lieu de résistance à l’idée de
structure, puisque l'auteur considère le discours comme ce qui ne pourrait
pas avoir lieu, seule la possibilité du silence étant la liberté propre à
l’homme, ce qui le distingue par ailleurs ontologiquement de l’animal aux
prises avec la nécessité : « L’oiseau ne peut pas ne pas chanter en mai »
nous dit le philosophe.5 Ce silence est même une possibilité de survie à
l’ère de l’information et du discours dans la communication de masse.
Plus le discours massifié et impersonnel s’impose aux sujets plus le
recours au silence devient la condition d’une certaine autoconservation.
En ce sens le silence préserve le sens que le langage a détruit par son
3
4
5
BIBIKHIN 2002.
GADAMER 1996, 298.
BIBIKHIN 2002.
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Emanuel Landolt
déploiement technique.6 Toutefois, le silence ne se suffit pas à lui-même, il
ne fait sens que comme fond d’émergence du mot (Bibikhin parle du mot
comme toujours au « seuil du silence »).7 Il est difficile ici, au regard du
rapport particulier que Bibikhin entretient avec lui, de ne pas penser au
silence wittgensteinien du Tractatus.
A l’évidence, les deux philosophes partagent l’idée essentielle d’une
vérité possible accessible par l’intermédiaire du langage. Toutefois, si cette
vérité possible se produit chez Gadamer dans ce qu’il appelle la fusion
des horizons, un processus dialogique qui voit culminer la fusion
justement entre l’horizon de l’interprète et celui de son objet, il y a plutôt
chez le penseur russe, une épiphanie de la langue qui envoûte et qui
s’empare de l’homme. L’autonomie du sens, où se révèle l’influence de
Losev par ailleurs,8 prive ainsi l’herméneutique du singulier moment de
fusion des horizons.
3. La critique de la linguistique et de ses modèles
Dans la réflexion générale et ontologique sur le langage que Vladimir
Bibikhin a donné en 1989 lors d’un cours depuis devenu un classique, 9
c’est un faisceau d’influences et de traditions qui transparaissent. Que ce
soit dans la terminologie ou l’approche, toutes ces influences convergent
vers une re-définition de la langue au-delà des modèles linguistiques et
sémiotiques vers la recherche d’un fondement ontologique plus profond
qui viendrait éclairer la nature du langage sans passer par une théorie du
6
7
8
9
Il utilise le terme plus poétique de « divulgation mécanique ». BIBIKHIN 2002, 34.
BIBIKHIN 2002, 34. Le philosophe préfère au préfixe russe -do qui signifie appliqué au
verbe parler l’achèvement, l’épuisement, celui privatif de –ne qui suggère plutôt
l’inachèvement, en l’occurrence ce qui n’est pas dit.
« Losev’s fundamental principle, in which he more or less agreed with Husserl and the
Neo-Kantians, is the principle of the absolute priority of sense (Russ. smysl, Ger. Sinn).
This principle holds that the intellectual subject of philosophy and the human sciences
should be not “facts” […] but rather the sense that is immanent to consciousness, taken
in its autonomy not only from empiricism, positivism, and psychologism, but also from
metaphysics. » GOGOTIŠVILI 2004, 121.
Longtemps confidentiel, l’ouvrage est aujourd’hui réédité en poche dans la collection
abondamment diffusée Azbuka-klassika.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
signe. Ces influences s’articulent autour de deux éléments : tout d’abord
d’un rejet de la linguistique comme science objective au profit d’une
approche réaliste du mot, du signe. Cette idée prend déjà forme dans une
conversation privée que Bibikhin a avec Losev dans les années 70, où
Losev critique le programme scientifique structuraliste élaboré par l’école
de Moscou (Vjačeslav Ivanov, Sebastian Shaumjan) :
26.03.1972 […] Je n’ai trouvé jusqu’à maintenant aucune
exposition consistante de la théorie du signe. Il est probable
qu’il faille élargir la compréhension du signe. Le domaine du
signe est quand même souvent appréhendé de façon abstraite
[nous soulignons]. Le signe chez les structuralistes possède
une fonction (un sens) trop accessoire. On porte peu
d’attention au signe pour lui-même, on regarde plutôt le
signifié, du signe ne reste donc qu’un moment purement
auxiliaire.10
Élargir la compréhension, Losev l’envisageait dans le cadre théologique
palamite qui est le sien, c’est-à-dire une conception du signe comme
energeia, alors que Bibikhin réduit l’importance du signe à un
intermédiaire entre l’événement du sens et la conscience.11 Tout comme il
réduit l’importance du signe, il réduit l’omnipotence de la conscience qui
n’est que l’ombre du mot, catégorie amenée à se substituer au signe. Le
mot échappe à la volonté, ou encore à l’intention du locuteur, la
conscience ne peut le contrôler affirme Bibikhin. Bibikhin introduit la
notion de langue naturelle pour préciser ce qui dans la langue échappe à
l’appareillage de la conscience et de la volonté (sans le préciser, c’est
l’intentionnalité qui est mise en cause). On ne peut se passer de la langue
naturelle par opposition au système de termes, purement conventionnel.
10 BIBIKHIN 2006, 145. [Pour toutes les citations de Bibikhin, à chaque fois ma traduction]
Cet anti-positivisme trouve sa source encore plus tôt dans la « métaphysique concrète »
de Florenskij élaborée dans son recueil « U vodorazdelov mysli » sur lequel s’appuiera
Bibikhin dans un cours plus tardif. Cette approche insiste sur le fait que le nouméne se
donne toujours concrètement dans le phénomène, ou l’expression du spirituel dans le
sensible. Khoružij (1990).
11 BIBIKHIN 2002, 57-60.
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Emanuel Landolt
La langue naturelle signifie dans le langage de Bibikhin la présence du
monde dans les signes, le conduisant à un de refus de l’arbitraire du
signe. Celle-ci, n’étant pas une boîte à outil, elle est l’organe vivant de la
pensée, ou encore, elle est le creuset de l’être comme le dit Heidegger.
Ainsi, le refus du modèle se manifeste comme le refus de la séparation.
Bibikhin considère en effet l’unité de la pensée et du mot (slovo) comme
essentielle à toute langue philosophique.
Le deuxième élément qui ressort de l’approche de Bibikhin s’articule
autour d’un certain pessimisme concernant l’évolution de la langue dans
la modernité, motif qui est au centre de la réflexion autant de Gadamer
que de Bibikhin. L’instrumentalisation, la dénaturation de la langue
conduirait à la stérilité de la philosophie et de la pensée dont la science du
langage est responsable. Tout au long de son cours, Bibikhin prend
position contre certains concepts issus de la linguistique – désigné par lui
comme un nouveau nominalisme12 – qu'il associe tour à tour à la
linguistique comme système de termes ou comme modèle, ou encore à
la notion de structure. Par cela, il cherche à définir ce qui caractérise sa
vision et son approche de la langue. Le modèle ou la structure sont
toujours perçus comme des éléments secondaires, comme une mise à
distance de l’expérience originelle. Bibikhin prend prétexte d’Umberto
Eco et de son idée de structure absente pour montrer qu’une fois la notion
de structure posée comme forme naturelle de la langue, il s’agit d’aller
plus loin et de considérer ce qui se tient derrière cette forme stable. 13 Les
structures désignent toujours quelque chose de plus primaire, ainsi
derrière la structuration apparente se tiennent certaines entités
métaphysiques : le couple être/non être, le monde, la vérité (istina), etc.
Bibikhin pose ainsi la thèse suivante qu’il emprunte en partie à Eco, que
toute enquête conséquente sur la structure ne peut que conduire à la mort
de l’idée même de structure. C’est lorsque la structure disparaît
progressivement qu’elle laisse voir en définitive une unité, une
consistance. Ce qui est irréductible aux schèmes et au modèle est ainsi
digne d’intérêt pour une enquête ontologique de cette envergure. On
pourrait ainsi résumer le geste de Bibikhin à la thèse suivante : « la pensée
12 BIBIKHIN 2002.
13 BIBKHIN 2002, 26-27.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
53
ne peut trouver sa place dans les limites d’un système »,14 tel serait le mot
d’ordre pour cette philosophie qui veut se débarasser des modèles pour
penser l’être de la langue.
Mais l’être de la langue possède-t-il son lieu privilégié dans la
philosophie ? Il faut revenir au titre de l’ouvrage pour comprendre ce
rapport. Le titre « La langue de la philosophie » et les deux termes qui la
composent ne doivent pas être séparés, ni placés dans des rapports
instrumentaux nous dit Bibikhin dans l’ouverture de son cours. 15 En
instrumentalisant, on défait l’union, on fait obstacle à l’apparaître. La
philosophie nous dit encore Bibikhin, n’est qu’une manière de « donner
un mot à la pensée ».16 La compréhension de cette insolvable équation ne
pourra être comprise qu’en étant montrée. Dans le processus de pensée
initié dans ce cours quelque chose peut se manifester. Par ailleurs, c’est de
l’intérieur que les choses se montrent, jamais dans une approche
extérieure (la langue n’est pas un objet de recherche). C’est pourquoi, le
philosophe insiste tout au long de son cours sur un motif herméneutique,
absent chez Gadamer, celui de l’écoute (vslušivanie). Abandon de volonté,
écoute, deviennent les conditions requises pour la philosophie. Ainsi, la
philosophie s’adresse à nous, nous révèle à nous-mêmes. Bibikhin le dit
autrement : « La langue de la philosophie ce n’est ni un objet, ni un un
thème de recherche , c’est ce dans quoi nous voulons entendre attentivement notre langue maternelle, étouffée par le bruit extérieur ».17 Ici on
retrouve l’idée que la langue, irréductible au modèle, exprime l’intériorité,
l’essence, alors que le bruit extérieur représente la focalisation exclusive
sur la forme. La préservation de cette intériorité est constamment menacée
par le bruit extérieur qui nous empêche d’entendre.
On retrouve le même motif chez Gadamer qui voit sous la pluralité
vertigineuse des langues étudiées par la linguistique une « unité du
14 BIBIKHIN 2002, 78.
15 BIBIKHIN 2002, 8. Ce que Losev évoque dans une discussion avec Bibikhin en parlant de
reflexivité secondaire dvurefleksivnost’ comme matrice de perte de lien avec l’expérience
primordiale, par exemple dans le cas du mot, celle de la nomination, où désigner la
chose, c’est la faire exister. BIBIKHIN 2006, 137.
16 BIBKHIN 2002, 8.
17 BIBIKHIN 2002, 11.
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Emanuel Landolt
penser et du parler »18 qui rend toute tradition écrite compréhensible et
par extension une forme d’universalité dans l’expérience herméneutique
dont Bibikhin tirera profit pour construire son approche sans céder aux
sirènes du nationalisme et du repli. Le motif du silence est introduit
comme on l’a vu par Bibikhin pour marquer le fond ontologique qui
entoure cette intériorité. Ainsi, de la même manière qu’est critiquée la
réduction par la science linguistique des propriétés uniques de la langue,
Bibikhin critique également les réductions poétiques et étymologiques qui
cherchent dans le mot une sorte d’image primordiale. Bibikhin critique la
notion de forme interne du mot telle qu’on la trouve chez Potebnia,
pourtant critique du positivisme. Si chaque mot devait contenir un noyau
poétique constant, cela n’expliquerait pas l’extrême diversité des
occurrences et des variations étymologiques pour un même mot. Dans ce
cas il prend l’exemple de stol, dont la pluralité étymologique suffit à discréditer l’idée d’image originaire que suppose la forme interne. 19 Au lieu
de cette forme interne, il aborde le problème de l’ontologie du mot sur les
traces de Vladimir Losev (1893-1988), théorie selon laquelle le mot est vu
comme une émanation énergétique de la chose.20
Le philosophe considère donc cette langue non pas comme un objet,
mais comme un élément vivant, autonome, définissant le propre du sujet,
qui pourrait dire, ma seule propriété est cette langue. La langue est plus le
lieu de la pensée que celui de la conscience (nous ne sommes pas loin de
Humboldt et de son idée de « force de l’esprit »), dans le sens où celle-ci
se déploie ou témoigne de la présence du monde. Ainsi, la question de
l’origine de la structure de son renvoi à la réalité est une question que le
structuralisme ne pose pas, et si l’on poursuit la voie de l’ouverture de la
structure, on ne peut qu’inévitablement arriver à l’être nous dit encore
Bibikhin.21
18
19
20
21
GADAMER 1996, 425.
BIBIKHIN 2002, 74-75.
OBOLEVICH 2015, 228-236.
« Qu’y a-t-il derrière la structure ? Derrière une structure surgira toujours une autre,
plus élémentaire […], qui en raison de sa simplicité n’est déjà plus une structure, mais
une unité inséparable [je souligne]. » BIBIKHIN 2002, 26.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
55
4. Langue-philosophie-pensée
La question de la langue et celle de la philosophie sont exclusivement
liées, à tel point que subsiste une indétermination sur ce qui sépare la
réflexion spécifique sur la langue de la philosophie de la philosophie du
langage en général. C’est dans l’acte de philosopher, dans le
questionnement que s’ouvre à nous le langage comme foyer ontologique.
En somme, et comme l’avait dit Gadamer avant lui, il n’y a pas d’accès à
l’être sans langage, ni d’être qui ne se donnerait sans langage. 22 Ce qui
rapproche ainsi Gadamer de Bibikhin c’est que le privilège ontologique
du langage s’articule sur la réduction du rôle de la conscience comme
intentionnalité, comme perception catégorielle, en ce sens herméneutique
se traduit par être langagier au monde. A plusieurs reprises Bibikhin insiste
sur la vie du langage comme vie propre. Les langues naturelles ne sont
ainsi pas dites naturelles pour rien, il leur est naturel d’être ainsi nous dit
Bibikhin.23 La langue naturelle est la langue dés-instrumentalisée,
échappant à l’arraisonnement de la technique dirait Heidegger. C’est là où
Bibikhin fait de son hyperréalisme linguistique un naturalisme où toute
tentative d’action humaine sur le langage devient arraisonnement, dénaturation : « Le signe grâce à la naturalité (estestvennost') de son sens
échappe à la volonté ».24 Cela même dans le système de termes le plus
strict. Bibikhin prend l’exemple de la transformation historique du sens de
certains mots, ou de l’abandon de certains. Le mot Russie par exemple,
abandonné après la Révolution poursuit pourtant son histoire propre
accompagné de l’essence qui le détermine. Bibikhin distingue ainsi une
sorte de signification réelle, intrinsèque, préservée des évolutions
imposées idéologiquement.25 Tout comme la pensée persiste et perdure
sous le régime et les conditions de la dictature, la pensée, le langage
conservent leur sens.
22
23
24
25
GRONDIN 2004, 350.
BIBIKHIN 2002, 61.
BIBIKHIN 2002, 77.
Ici Bibikhin reprend de manière cavalière l’idée de Sprachform de Humboldt.
Humboldt essayait avec cette notion de cerner « avec le plus de précision possible ce
qui est le plus insaisissable dans un idiome, sa singularité, qu’il faut apprendre à
détacher de l’usage pragmatique de la langue. » DILBERMAN 2006, 163-164.
Metodo Vol. 4, n. 2 (2016)
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Emanuel Landolt
Les déterminations faites autour de la langue de la philosophie ne sont
pas détachables de la question des rapports indissolubles liant langue et
pensée. Si Gadamer parle de l’unité entre compréhension et
interprétation, ou de la fusion entre le processus de compréhension et sa
mise en langage, Bibkhin va reprendre cette idée à son compte en insistant
plus fortement que Gadamer sur l’événement du monde, sur ce qui
advient., alors que Gadamer part de la compréhension comme événement
dans le rapport au texte et à l’œuvre. Ce léger décalage indique
l’importance donnée par Bibikhin à la naturalité de cette expérience, qui
se résume sous cette tautologie, le monde se montre à nous dans le
langage tel qu’il est.
La possibilité même de la pensée est liée à la possibilité de la langue.
Cette idée trouvera bien entendu un écho favorable chez Bibikhin. Si la
philosophie possède cette capacité d’ouvrir la question de l’être et de
s’adresser ainsi à ce qui fait notre essence humaine, elle ne peut le faire
qu’avec l’aide et la médiation du langage compris dans son sens élargi.
Ainsi, réside au cœur du projet de Bibikhin de faire entendre la
philosophie comme langue à part entière. Cette langue est essentiellement
intérieure, il s’agit de celle de la pensée. Mais l’ouverture de cette pensée
demande comme on l’a vu l’exercice d’une certaine écoute. Elle intervient
ici pour appuyer l’idée que cette langue de la philosophie n’est pas un
objet ou un sujet d’investigation, mais ce dans quoi nous pourrions
entendre à nouveau correctement, une sorte de langue claire, qui ne serait
pas celle de la science mais celle, pour le dire avec emphase, de
l’expérience existentielle de la compréhension. La correction de l’écoute
manifeste en quelque sorte ce commencement intérieur et l’extension
donné au sens de mot comme idéalité de la pensée. Dans le cadre
ontologique bibikhinien, le mot affirme toujours son autonomie et sa
souveraineté hors du cadre interprétatif, c’est le sujet qui s’abandonne à
son autorité.26 A la donation d’un il y a succède l’abandon de soi à la
présence du mot ou de l’autre (ici Bibikhin s’appuie sur la question de
l’incarnation).
Gadamer insiste dans son texte sur son inscription dans la filiation de
Humboldt et Herder, comme Bibikhin, en expliquant toutefois qu’il part
26 BIBIKHIN 2002, 104.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
dans la direction inverse de ceux-ci, non pas de la diversité vers l’unité,
mais de l’unité du phénomène du comprendre vers la pluralité des
expériences langagières : « Ce n’est que parce qu’ils ont rompu avec les
préjugés conventionnalistes de la théologie et du rationalisme que Herder
et Humboldt ont appris à voir dans les langues des conceptions du
monde ».27 Si l’on ne s’arrête comme le dit Gadamer qu’à la langue
comme forme, il ne reste que miettes pour une compréhension de
l’herméneutique de la langue comme opération vivante, je cite ici
Gadamer :
Le langage qui vit dans le parler, celui qui embrasse toute
compréhension, y compris celle de l’interprète des textes, fait
tellement partie de l’opération de la pensée, ou plus
précisément, de l’interprétation, qu’il nous resterait très peu
de choses en main si nous voulions faire abstraction de ce que
les langues nous transmettent en fait de contenu et ne penser
la langue qu’en tant que forme.28
Gadamer et Bibikhin sont ici complètement proches. A la critique de
l’abstraction et de l’idéalisme, ils répondent par l’idée d’une philosophie
ou plutôt d’une pensée qui s’abreuverait à la source du langage, celle de
son incription dans un milieu vivant, de sa conduite de l’expérience du
monde.
5. L’événement du monde
Si la langue occupe une place si importante dans l’ontologie construite par
Bibikhin, elle n’en est pas pour autant reine en son royaume, mais un
organe qui trouve son existence réelle dans le monde. Afin de caractériser
ce qui est propre à l’existence humaine (le Dasein), Heidegger a ainsi
développé la catégorie générale de monde afin de mieux comprendre la
place spécifique que l’homme occupe, précisément celle d’être-au-monde.
27 GADAMER 1996, 425.
28 GADAMER 1996, 417.
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Heidegger a bien montré dans le §14 à §18 de « Être et temps » que le
monde (ce qu’il appelle la « Weltlichkeit der Welt ») n’est pas seulement le
milieu vivant et naturel dans lequel je me trouve mais l’ouverture sur
laquelle l’existence comme possibilité se réalise. C’est parce qu’ex-sister
signifie se tenir hors de soi, qu’une ouverture au monde vise l’être. En ce
sens le monde est axial et toujours transcendant. Cette problématique est
reprise par Gadamer qui présente l’expérience herméneutique comme
expérience générale du monde, dont la constitution est toujours
langagière. Si l’individu a un monde, il s’y rapporte d’une certaine
manière non pas comme à un environnement (Umwelt) mais comme à un
monde : « S’élever au-dessus de l’affluence de ce qui se présente, venant
du monde, cela veut dire avoir un monde et avoir une langue ».29 Il ajoute
encore : « La perfectibilité indéfinie de l’expérience humaine du monde
signifie au contraire que – quelle que soit la langue dans laquelle on se
meut – on n’atteint jamais autre chose qu’un aspect toujours plus ample,
une vision du monde ».30 La particularité de cette constitution langagière,
c’est qu’elle contient toujours virtuellement toutes les autres constitutions
possible de ce même monde offrant ainsi une possiblité de compréhension (un comprendre dit Heidegger) offerte à tous d’élargir son
monde à un autre, rendant l’herméneutique universelle.
Cette problématique du monde occupe également une place essentielle
dans les cours de Bibikhin. Dans la partie de son cours consacrée aux
traits de la pensée, il explique que les visées de la conscience sont toujours
secondaires (il compare les prétentions de la conscience à un traducteur
qui revendiquerait la paternité du texte qu’il traduit) alors que
l’événement du monde et des choses sont toujours premiers. La
phénoménologie du philosophe russe montre que dans le phénomène ce
sont les choses qui se donnent d’abord (le phainestai), avant d’être perçue.
Par ce geste, Bibikhin radicalise encore un peu plus sa démarcation de
l’herméneutique gadamérienne en orientant ses recherches plutôt du côté
du phénomène comme donation tel qu’on le trouve dans la relecture
husserlienne de Jean-Luc Marion (qui n’était pas encore traduit à
l’époque). Le monde devient un « événement », une entité vivante qui
29 GADAMER 1996, 468.
30 GADAMER 1996, 471.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
possède son sens (on retrouve le thème de Marion de l’autonomie de la
signification) avant toute activité de la conscience.31 Ce monde nous est
toujours co-présent. Bibikhin dépeint ainsi un sujet restreint dont la
nécessité métaphysique est celle du monde. Mais que reste-t-il du langage
si en définitive l’événement du monde constitue le phénomène originaire
dans lequel l’essence humaine se réalise ? Le langage, nous dit Bibikhin
participe à cet événement du monde au sens où il se réfère à celui-ci, tout
le langage est ainsi « le signe du monde dans son entier ».32 Si cette
référence s’observe comme un lien univoque chez Bibikhin (le langage
révèle la structure du monde), celui-ci au contraire se réalise dans
l’expérience herméneutique fertile du préjugé, tel que Gadamer l’a
convoqué à propos du cercle herméneutique. Ainsi toute compréhension,
de nature langagière prend place dans un monde, toujours déjà là. Cette
catégorie apparaît comme le dernier événement que le langage dans son
ensemble fait advenir. Ce que signifie advenir, le philosophe l’explique
par le terme razbivka, qui signifie disposition, espacement. Le langage en
ce sens rend présent le monde en laissant transparaître sa structure, tout
comme le jardin révèle la nature nous dit Bibikhin.
Rien et personne hormis nous n’empêche la langue d’être le
monde dans sa vérité, au sens où l’essence du monde qui n’est
pas visible dans le monde tout comme le jardin n’est pas
visible dans le désert nu, peut être présent dans l’ouverture
langagière du monde. On n’attend plus que nous. La présence
du monde dans la langue exige l’homme.33
La responsabilité existentielle de donner mot au monde fait porter une
exigence morale à l’homme et la consistance de cette éthique dépend de la
langue. Le philosophe russe persiste dans ce réalisme où cette triade
homme-langage-monde, semble porteuse de nombreuses promesses,
celle d’un homme qui ne ferait pas obstacle à l’avènement de la vérité du
monde dans le langage. Ici se manifeste à nouveau la fonction importante
31 BIBIKHIN 2002, 86.
32 BIBIKHIN 2002, 93.
33 BIBIKHIN 2002, 96.
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du langage comme présence du monde, laissant parfois le lecteur
insatisfait tant cette hypernaturalisation laisse suggérer qu’il n’y a au fond
plus de différence entre le langage et le monde et que l’homme ne joue
que le rôle secondaire de faire advenir cette épiphanie mystique. Ainsi,
plus l’enquête sur le langage avance, plus la présence du langage semble
s’effacer ne laissant derrière lui que cette présence simple du monde, ou
ne révélant que la présence du monde.
6. Conclusion
Dans une période d’incertitudes comme celle qui succède à la chute de
l’Urss, la question de la langue et de ses possibles est au cœur du
processus de re-construction de la philosophie. Le philosophe russe par sa
réflexion sur la langue cherche à redonner la parole à la philosophie en
quelque sorte. En s’inscrivant dans l’herméneutique, Bibikhin élargit les
visées de la philosophie à autre chose que l’éveil de la conscience
nationale, alors que la tentation était grande à cette époque de revenir à
une définition étroite de la philosophie comme fidélité à la tradition.
D’autre part, l’herméneutique gadamérienne apparaît comme un outil
préférable à la linguistique structurale. Les prétentions de Bibikhin, tout
comme celles de Gadamer sont par ailleurs universelles. Les deux font
toutefois la part belle à une vision pessimiste quant à l’évolution de la
langue. En effet, les deux philosophes en sont persuadés, il existe un
développement négatif de la langue, une sorte de nivellement par le bas
(ils partagent ainsi le souci de Heidegger lui-même à propos du Gestell)
qui passe par « la dévalorisation instrumentaliste de la langue à l’époque
moderne ».34 D’autre part, leur filiation commune qui est celle de
Humboldt, puis plus tard la philosophie de Potebnia pour Bibikhin, les
conduit à la recherche du lieu « introuvable » de ce qui fait l’unité de la
langue, non pas dans une lecture centrée sur les spécificités nationales,
mais dans un souci ontologique, dans un rejet commun d’une vision de la
langue uniquement comme forme.
Toutefois, en réaffirmant constamment l’indépendance du réel (la
34 GADAMER 1996, 426.
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La langue dans le cours de Vladimir Bibikhin
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langue, le mot, le monde, l’événement) par rapport aux visées de la
conscience, la philosophie de Bibikhin fétichise la langue jusqu’à laisser
son lecteur devant des résultats tautologiques. La visée métaphysique du
phénoménologue russe fait curieusement écho aux critiques adressées par
le réalisme spéculatif contre le modèle corrélationiste
de la
phénoménologie. C’est au nom d’un pathos du réel, que sont invalidés à
la fois les modèles linguistiques structuralistes, mais également certains
présupposés phénoménologiques comme la question de l’interprétation
préalable du monde. On retrouve ici une expérience qui rejoint la
phénoménologie de la donation de Jean-Luc Marion. Instruisant le dépassement des apories de la phénoménologie husserlienne par une
troisième réduction, Marion désigne la donation comme principe de tout
phénomène. Les phénomènes se donnent toujours en premier (avant
toute intentionnalité ou saisie intuitionnelle) « d’eux-mêmes et à partir
d’eux-mêmes ».35 C’est toute la stratégie de Bibikhin qui s’éclaire ici, sans
pour autant qu’il invoque le terme de donation, puisque tout semble
converger vers un dévoilement originaire, celui du monde.
La langue ouvre le monde plus qu’elle ne l’interprète. En renonçant à la
question du préjugé, des anticipations, Bibikhin réduit le rôle du sujet
comme projet, vraisemblablement par effet de fascination devant ces
nouveaux golems que sont la langue et le monde. D’autre part, il devient
impossible pour lui de penser ce qui fait la spécificité du cercle
herméneutique, ce « renouvellement incessant de la projection, constitutif
du mouvement du sens dans la compréhension et interprétation… ».36
Fixer les choses mêmes ne veut pas dire laisser advenir sans conflit ni
approches contradictoires, et c’est précisément pour conserver son portrait
irénique d’une langue pure que Bibikhin se garde de penser la question du
conflit d’interprétation et du mouvement d’ajustement qu’exige
précisément la constitution langagière du sens. Là où Gadamer comprend
la langue comme indissoluble de la question de la compréhension et de
l’inteprétation, Bibikhin lui se concentre plus dans la tradition
humboldtiano-potebnienne sur la question de l’intériorité du sens. Le
projet de Bibikhin malgré ses excès métaphysiques, reste un projet de
35 MARION 1997, 33.
36 GADAMER 1996, 288.
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transmission d’une certaine tradition doublé d’un souci de traducteur et
de philologue soucieux d’un horizon herméneutique commun à la
diversité des langues et des savoirs.
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