linguistique sur la langue dans le cours de Vladimir Bibikhin

Une réflexion herméneutique et anti-
linguistique sur la langue dans le cours de
Vladimir Bibikhin*
Emanuel Landolt
Université de Saint-Gall**
e manuel.landolt@gmail.com
ABSTRACT. In his 1989 lecture series entitled “Philosophy’s Language”, the
Russian philosopher Vladimir Bibikhin constructs a singular ontology of
language dedicated both to the question of the specific language of
philosophy (what should the language of thinking be?) and the one of natural
language as an alternative to the conventional system of terms. This article
offers to show how Bibikhin, while integrating two strong traditions, works
toward overcoming them both: Losev and Florenskij’s philosophy of
language, as well as Hans-Georg Gadamer’s hermeneutics. Bibikhin attempts
a synthesis leading to a radical realist position according to which language,
like things, is the locus of the originary unveiling of the world. This third path
echoes certain contemporary discussions, such as speculative realism or Jean-
Luc Marions phenomenology of givenness, thus revealing the originality of
Bibikhins thought.
* Véritable figure de passeur. Il fut le secrétaire personnel de Losev pendant la période
soviétique, et incarne le maintien d’une tradition vivante, celle de la phénoménologie,
de la philosophie allemande, de la philosophie religieuses russe et cela malgré leur
voilement à l’époque soviétique. Responsable pour l’INION de l’Académie des sciences
des recensions et des traductions d’ouvrages étranger à « usage administratif », il a
l’occasion de se familiariser avec les importants travaux phénoménologiques, la pensée
de Wittgenstein, la théologie protestante, etc. Voir STOECKL 2015.
** Correspondence: Emanuel Landolt – Universität St-Gallen Gatterstrasse 1, CH-9010 St-
Gallen, Switzerland.
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Je pourrais dire : Si le lieu auquel je veux parvenir ne pouvait être
atteint qu’en montant sur une échelle, jy renoncerais. Car là je dois
véritablement aller, là il faut déjà quà proprement parler je sois.
Ce que l’on peut atteindre à l’aide d’une échelle ne m’intéresse pas.
Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées
1. Introduction
En Russie, après la chute de lUnion sovtique, la nécessi d’une
refinition de la philosophie et de ses canons est apparue comme une
question urgente, il sagissait alors de s’interroger comme lindiquait alors
le titre dun ouvrage important sur ce qu’il fallait construire et instituer
aps l’interruption. Plusieurs philosophes ont tenté definir les voies à
suivre pour une philosophie russe sormais libre de mouvement, tous
sur des voies et des traditions différentes (Sergej Khoružij, Sergej
Averincev ou encore Valerij Podoroga). Dans le domaine de la philosophie
du langage et de l’herméneutique en particulier, les questions didentité
philosophique et de transmission de la tradition (Qui sommes-nous ? A
quelle tradition appartenons-nous ?) ont trouvé une expression éloquente
dans les travaux du philosophe, philologue et traducteur Vladimir
Bibikhin (1938-2004). Un des axes de son œuvre parmi d’autres touche
aux probmes de philosophie du langage, notamment la question
blante en Russie de lontologie du mot et tente de fonder ce que nous
appellerions ici « réalisme radical » pour approcher le phénomène de la
langue. Par sa réappropriation de lherméneutique ontologique, Bibikhin
a tracé les jalons du renouveau philosophique de son temps. Il a contrib
à construire une langue et un style philosophique propre (qui prend toute
sa dimension dans la transmission orale), ainsi quà réintroduire une
vision élargie de lhistoire de la philosophie dans un régime institutionnel
qui l’avait bannie (exception faite entre autre de Mamardašvili, son aîné,
dont le rayonnement a marqué l’époque sovtique jusquà son décès en
1990). Optant pour une langue taphorique, un style hermétique
parfois, et une pratique de l’étymologie et du questionnement
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philosophique aux accents heidegriens, il a incarné une révolution pour
l’époque, laissant derrre lui de nombreux disciples. Brouillant
volontairement les frontières entre son objet et sa méthode, il a tenté de
manre originale de faire entendre et d’affirmer une langue.
Nous allons examiner ici le cours de Vladimir Bibikhin de 1989 « La
langue de la philosophie » (Jazyk filosofii) consacré aux grands thèmes de
l’herneutique et de la philosophie du langage. Comme « objet
détude » privig, la langue se cline dans la première partie de ce
cours (partie I et II) sous des formes aussi différentes que les rapport entre
langue et pensée, langue et monde, ou encore langue et philosophie. Ces
difrents questionnements sinscrivent à l’évidence dans deux lignées
difrentes : d’une part une philosophie du langage qui part de Byzance
avec Ggoire de Palamas pour arriver sur les rivages russes au début du
XXème scle avec Florenskij puis Vladimir Losev, celle-ci est centrée autour
de la priorité absolue donnée au sens et à l’expression sur les faits
linguistiques ; d’autre part, la tradition herméneutique et
phénoménologique de Heidegger, jusqu’à Gadamer qui substituent à
cette priorité du sens, celle de l’événement de la comphension. Nous
allons voir comment Bibikhin construit son ontologie de la langue en
faisant se joindre ces deux traditions a priori inconciliables, tout en se
rapprochant imperceptiblement de tentatives plus contemporaines,
« réalistes » celles-ci de penser les phénones (la langue, le monde)
indépendamment de lappareil traditionnel de la conscience et du sujet.
Nous pensons ici à la phénoménologie de la donation de Marion dont la
proximité donne une couleur originale à la philosophie de Bibikhin. C’est
au ur de ce tiraillement que sexprime dans toute sa complexité une
certaine image langagière du monde. En voilant pas à pas ces dif-
férentes dimensions, le philosophe cherche à démontrer l’importance
dune flexion sur la langue comme préalable à la constitution d’une
philosophie, non pas à la manre du Cercle de Vienne et de son
positivisme logique, mais plut autour d’une vie herméneutique
fondamentale, celle de la description dune expérience de vérité dans la
langue et la pensée.
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2. En passant par Hans-Georg Gadamer
De 1989 à 2003 V. Bibikhin donne une série de cours à l’université dEtat
de Moscou (MGU), cours qui connaissent un certain retentissement
puisquils cherchent non seulement à penser le temps présent, mais
également, dans une perspective élargie, à réinscrire la pensée russe dans
la tradition philosophique européenne et orientale. Linfluence de
Gadamer possède à ce titre une importance particulière dans la réflexion
de Bibikhin sur la langue (même s’il s’est montré très insatisfait de la
traduction qui en a été faite) en ce quelle fait rentrer les questions
herméneutiques dans la tradition russe de la philosophie du langage,
renforçant ainsi l’élargissement du langage et de sa signification à ce que
Gadamer désigne comme « lexrience rale que l’homme fait du
monde ».1 Le style des deux philosophes appart par ailleurs distinct : si
Gadamer se montre extmement rigoureux dans létablissement de son
herméneutique philosophique donnant à sa structure une lisibilité et une
clarimparable, chez Bibikhin nous trouvons plus une forme de parole
libre de toute argumentation (un style non-acamique) corrée à un
souci constant du questionner dont Heidegger est le mole. Souvent, la
pene de Bibikhin sattache à prononcer une rie de faits néraux
comme des acquis, elle montre ici par l’exemple, contrairement à
lapproche de Gadamer, que lorsque la pensée fait confiance à une
conception élargie de la langue, elle saffranchit des limites de l’appareil
argumentatif, pour laisser la « parole parler » comme le dit Heidegger,2 ce
qui en substance signife laisser voir l’évidence de sa présence.
Dans « Vérité et thode » (1960), Gadamer élabore une distinction
fondamentale entre herméneutique et science (qui suit celle de Dilthey
entre expliquer et comprendre) reposant sur lie que l’herméneutique
n’est pas unethode à prétention scientifique, mais une approche du
phénomène de la compréhension comme un événement qui déjoue
nos procédures et notre maîtrise et qui implique une expérience de
vérité ; celle-ci ne peut être vérifiée par des outils et procés scientifique.
Cest la troisième partie de l’ouvrage de Gadamer qui va retenir toute
1 GADAMER 1996, 11.
2 HEIDEGGER 1976.
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l’attention de Bibikhin. Elle concerne le tournant ontologique pris par
l’herneutique sous la conduite du langage. Gadamer formule une
compréhension de la langue comme milieu, par opposition à la
conception de la langue comme instrument. Cette idée forme une arma-
ture importante dans la réflexion de Bibikhin. La langue est considérée,
comme un « milieu vivant », elle est, dit le philosophe russe, « le milieu et
l’espace de notre être historique (historialité)».3 La langue comme milieu
satisfait à lidée d’une compréhension de lessence historique de l’homme.
Comme le formule Gadamer, les préjugés de lindividu « constituent la
réalité historique de son être ».4 Celui-ci ne se alise pas tant dans un
environnement naturel que dans un environnement langagier, qui devient
en quelque sorte la condition préalable de toute compréhension.
Si le langage est le diateur par excellence de l’exrience hermé-
neutique chez Gadamer, pour Bibikhin, le langage ne peut sarrêter à une
simple sélection de signes. Son origine est plus profonde, il commence
avec le choix que fait tout locuteur de parler ou de ne pas parler. Bibikhin
choisit ainsi de lire le langage et ses manifestations à rebours, presque
comme des pnomènes secondaires. Le silence occupe donc une place
importante dans la définition de la nature de l’être langagier, il appart
comme une sorte de toile de fond de tout mot, ou de tout discours,
entretenant me parfois une relation plus solide à la vérité que le
langage. D’autre part, il constitue un lieu de sistance à l’idée de
structure, puisque l'auteur consire le discours comme ce qui ne pourrait
pas avoir lieu, seule la possibilité du silence étant la liberté propre à
l’homme, ce qui le distingue par ailleurs ontologiquement de lanimal aux
prises avec la nécessité : « Loiseau ne peut pas ne pas chanter en mai »
nous dit le philosophe.5 Ce silence est même une possibilité de survie à
l’ère de l’information et du discours dans la communication de masse.
Plus le discours massifié et impersonnel s’impose aux sujets plus le
recours au silence devient la condition d’une certaine autoconservation.
En ce sens le silence préserve le sens que le langage a truit par son
3 BIBIKHIN 2002.
4 GADAMER 1996, 298.
5 BIBIKHIN 2002.
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