73LA LETTRE - Hors série 72
regard, celui du sujet photographié inclus. En participant
de l’attitude boulimique de l’œil photographique, on a enfin
l’impression de pouvoir tout contrôler, à commencer par la
mémoire. Mais, une fois de plus, l’anthropologie se doit
d’en fournir un démenti.
Rappelons ce que Lévi-Strauss a écrit dans l’introduction
à son volume Saudades do Brasil. Les photographies de
ses missions des années 1930 en Amérique du Sud n’ont
pour lui qu’une valeur d’indices, car tout en prouvant l’exis-
tence d’une certaine réalité, elles ne sont pas capables de
témoigner de ses qualités sensibles. Ces photographies lui
laissent « l’impression d’un vide, d’un manque de ce que
l’objectif est foncièrement impuissant à capter », alors que
les odeurs, les couleurs et les sons apparaissent – dit-il –
des parties toujours réelles de ce qu’il a vécu. Notamment
les odeurs « ravivent mieux les souvenirs que les images ».
Pour un anthropologue, l’appareil photographique ne
pourra jamais devenir, comme pour Cartier-Bresson, le
prolongement de l’œil. Et pourtant, rien mieux que ces
photographies vieilles de plus d’un demi-siècle n’a pu nous
aider à comprendre le sentiment « de vide et de tristesse »
de Lévi-Strauss face à la dépossession des Indiens, d’abord
à la suite de la Conquête, puis, irréversiblement, du fait du
développement des communications et de l’explosion
démographique.
Les observations de Lévi-Strauss nous invitent donc à réflé-
chir sur le rapport entre le regard de l’anthropologue et
l’œil photographique qui a été parfois le sien. Mais qu’ar-
rive-t-il lorsque l’objet du photographe est l’anthropologue
lui-même ?
Ce qu’encore aujourd’hui
je ressens face aux images
de Marion Kalter, introduit
bien la réflexion sur cette
question : lorsque j’y pense
sans qu’elles soient sous
mes yeux, je n’arrive à me
souvenir que du regard de
Lévi-Strauss, en l’associant
par ailleurs, immanquable-
ment, à l’émotion paraly-
sante éprouvée lors de ma
première rencontre avec
lui, il y a quelques années,
dans la bibliothèque du
Laboratoire d’anthropo-
logie sociale.
Si j’évoque le souvenir de
cette « fragilisation », large-
ment partagé par ceux qui
ont eu la chance de le
rencontrer, c’est parce que
cela permet d’ajouter une autre interrogation, qui invite à
s’aventurer dans des terrains encore peu explorés du
rapport à l’autre : de quoi est donc chargé le regard de
Lévi-Strauss ? On se tromperait à rapporter sa profondeur
pénétrante à l’âge : rien ne résiste mieux à l’injure du temps
que le regard, dont la singularité accompagne l’individu de
l’enfance à la vieillesse. Il suffit d’observer l’autoportrait
de Lévi -Strauss sur les bords du Rio Gy-Parana pour s’en
convaincre.
S’il est vrai, comme l’a écrit Susan Sontag dans son essai Sur
la photographie, que « photographier c’est s’approprier
l’objet photographié », Lévi-Strauss, lui, semble capturer
l’œil photographique en essayant de communiquer par son
regard la pensée qu’il incarne. Miroir de l’esprit, le regard
de Lévi-Strauss semble retenir, comme autant de couches
géologiques superposées, les différents états d’âme qui le
caractérisent : non seulement le pessimisme sévère de l’in-
telligence ou son « triste et doux souvenir » des hommes et
des choses, ce regret tendre et nostalgique que traduit le
mot portugais saudade, mais aussi la joie – que seuls les
poètes connaissent – de réussir, par la pensée, à tout
embrasser. Les photographies de Marion Kalter saisissent
bien cette prégnance. D’autres, ne manqueront pas d’ap-
précier les qualités du portrait (ce « paysage choisi » comme
dit Verlaine), la solidité des cadrages serrés, l’usage cara-
vagesque de la lumière. Pour moi, ce qui est le plus impor-
tant est la complicité que par son art Marion Kalter a su
établir avec Lévi-Strauss, en se laissant tout d’abord attirer
par le regard de l’anthropologue. Ce regard de Lévi-Strauss,
il suffit de l’avoir vu dans une seule image pour le retrouver
même dans celles où il n’apparaît pas : qu’il lise, écrive ou
se repose sur sa canne. On a sous les yeux également les
mains de Lévi-Strauss, la manière dont il empoigne l’ac-
coudoir de son fauteuil ou la page d’un livre, la façon de les
tenir jointes pendant qu’il vous observe : les mains de Lévi-
Strauss sont inséparables de son regard et de sa pensée.
C’est un autre des mérites de Marion Kalter que de nous
en avoir montré le rapport – important car, en effet, c’est
bien le regard qu’il faudrait intégrer à la relation entre main
et cerveau établie par les physiciens de l’esprit.
Il est enfin significatif qu’aux murs du bureau de Lévi-
Strauss ne soient accrochées que deux photographies : deux
portraits de Maurice Merleau-Ponty, comme s’il voulait lui
témoigner sa fidélité, sa reconnaissance et son affection en
se dérobant à la logique de l’image unique. ■
Illustration :
C. Lévi-Strauss, janvier 2005,
© Marion Kalter.
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