HENRY CORBIN, ORIENTA LIS TE ET IRANIS TE
Conférence du 24 janvier 2002, de Jean Moncelon
Le monde imaginal
« Le contact entre Dieu et l’homme se fait « entre Ciel et Terre », dans un monde médian et
diateur »
Selon le mot du philosophe Christian Jambet, Henry Corbin a ressuscité « la
taphysique de l’imaginal en terre dislam ». Et l’on peut tenir cette « résurrection » comme un
apport les plus significatifs de son œuvre. Deux ouvrages, déjà cités, permettent de préciser
la notion de « monde imaginal ».
Dans le premier de ces ouvrages, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, il
dira : « Que l’on entende pas le mot « images » au sens de nos jours on parle à tort et à
travers d’une civilisation de limage ; il ne s’agit jamais que d’images restant au niveau des
perceptions sensibles, nullement de perceptions visionnaires. Le mundus imaginalis de la
théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la
perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de lintuition intellective des purs
intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements
de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde- que
ces événements ont lieu, ont leur « lieu ».
Dans le second, Corps spirituel et terre céleste, le Plude à la deuxième édition (1978)
s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal »[20]. On y lit ceci : « La fonction du mundus
imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre
le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles,
d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et
dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part
avec les Formes intelligibles. Cest cette situation médiane qui demblée impose à la puissance
imaginative une discipline impensable là elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant
que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »
Lapport le plus remarquable chez Henry Corbin est par conséquent davoir
« revivifié » pour l’Occident ce mundus imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens
ni le monde abstrait de l’intellect » dont la notion et donc la réalité s’était éclipe depuis
plusieurs scles de pieux agnosticisme et de Lumres. On conviendra qu’il sagit de quelque
chose qui éclaire considérablement le sens de notre pèlerinage vers nos origines, vers
l’Orient, cette nostalgie du « paradis perdu », qui aiguise notre sentiment d’exil en ce monde et
avive, pour les uns, le désir eschatologique du monde à venir, pour les autres, l’attente de leur
délivrance.
On peut se faire une idée de cette Foi de Henry Corbin avec ces mots écrits, le 24 avril 1932,
au bord d’un lac de Dalécarlie : « Terre, Ange, Femme, tout cela est une seule chose que
j’adore et qui est dans cette forêt ».
La Terre dont il est question est le monde de rqalyâ, le mundus imaginalis, ou encore la
« Terre des visions », la Terre céleste (perso : celle-ci est-elle le ciel des chinois ?)
L’Ange est l’ange de la destie, le Double céleste de l’âme « qui lui vient en aide et qu’elle doit
rejoindre, ou au contraire perdre à jamais, post-mortem, selon que sa vie terrestre aura rendu
possible, ou au contraire impossible, le retour à la condition « célestielle » de leur bi-unité »,
comme il expliquera dans un autre de ses ouvrages les plus révélateurs, intitulé L’homme et
son ange.
C’est en référence à cet ange que Mircea Eliade dira : « Il est mort avec sérénité tant il était
sûr que son ange gardien lattendait."
Enfin, la Femme Stella matutina qui manifeste un mystère qui est celui de lEternellement-
Féminin « Un Eternellement-Féminin, antérieur me à la femme terrestre, parce qu’antérieur
à la différenciation du masculin et du féminin dans le monde terrestre, de même que la Terre
supracéleste domine toutes les Terres, célestes et terrestres, et leur pexiste » [27]
(perso : n’a-t-on pas ici le yin, le vide obscur matrice de toute chose cf JM Eyssalet) que
Corbin interprète ainsi et nous touchons alors au plus près son secret : « C’est d’un monde
socialisation et spécialisation n’arracheraient plus à chaque âme son individualité, sa
perception spontanée de la vie des choses et du sens religieux de la beauté des êtres ; un
monde où l’amour devrait préder toute connaissance ; le sens de la mort ne serait que
la nostalgie de la résurrection. Si tout cela même peut être encore pressenti, la conclusion
du second Faust nous l’annonce comme un mystère de salut qu’accomplit l’Eternellement-
Féminin, comme si l’appel ne pouvait venir dailleurs pour quil y soit répondu avec un
assentiment confiant l’appel impérieux : « Meurs et deviens ! » [28]
Les yeux de chair et les yeux de feu :
la science et la gnose
Par Henr i Corbi n
Allocution (1978)
Le thème que nous nous proposons pour ces journée d'études s'enchaîne étroitement à notre thème
de l'aimée der-nière. Prenant les mots "Orient" et "Occident" non point en leur sens géographique
ou ethnique, mais au sens spirituel et métaphysique que leur donne la tradition, nous avions mis
en contraste les "pèlerins de l'Orient et les vagabonds de l'Occident". Il s'agit maintenant de
savoir comment tenter le pèlerinage vers l'Orient et nous arracher au vagabondage. Avant tout, il
faut découvrir la voie. Avec quels yeux faut-il regarder pour découvrir cette voie et s'y engager?
Commençons par nous rappeler que dans les visions bibli-ques, les Anges se signaient par leurs
yeux de feu (cf. Daniel 10/6, Apoc. 19/12, etc.). Quand on oppose les yeux de l'âme aux yeux de
chair, c'est à ces yeux de feu que l'on se fère. La particularité de notre thème de cette année est
de marquer par le contraste entre le regard des yeux de chair et le regard des yeux de feu (perso :
ne retrouve-t-on pas ici le feu en tant que modalité des chinois et sa relation au ciel et au yang
alors que la chair, est liée à la terre, au matériel et au yin ?) le contraste entre le regard que la
"science" de nos jours porte sur les êtres et les choses, et le regard que porte sur eux ce qui est
traditionnellement dési-gné sous le nom de " gnose".
Pour justifier l'extension que nous donnons au concept de gnose, je rappellerai que depuis le
Congrès de Messine (avril 1966), les chercheurs se sont mis d'accord pour différencier l'emploi du
mot "gnosticisme" et du mot "gnose". il est entendu que le gnosticisme des premiers siècles de
notre ère ne constitue qu'un chapitre dans l'ensemble de la gnose (il y a une gnose juive, une
gnose chrétienne, une gnose islamique, une gnose bouddhique, etc.). Notre thème ne propose
donc pas de prendre position quant aux problèmes soulevés autour du gnosticisme par les
historiens des religions et les historiens des dogmes. Et moins encore de reprendre ces discussions.
Autre chose est de proposer, en historien, des hypothèses sur les origines de la gnose, autre chose
est de nous demander ce que signifie pour nous aujourd'hui, théoriquement et prati-quement, le
concept de gnose, parce que la gnose n'est pas un phénone laux conditions historiques du II
ème siècle, mais un phénomène religieux qui se perpétue de siècle en siècle.
Il s'agit essentiellement de recueillir le sens du mot gnose sur lequel l'accord est général, comme
signant un certain type ou mode de connaissance, corrélatif du phénomène du monde auquel
correspond ce type de connaissance, et d'en disposer comme d'un critère pour porter un jugement
sur le concept de « science » tel qu'il domine notre époque. Autre-ment dit, il s'agit essentiellement
de spécifier avec quels yeux cette « science » (dans tous ses domaines) regarde le monde, et avec
quels yeux la gnose, elle, le regarde. C'est qu'en effet le phénomène du monde, ou plut le
phénomène des mondes, varie de façoncisive en fonction de ce regard même. Le phénomène du
monde ne peut se constituer identiquement au regard des yeux de chair et au regard des yeux de
feu.
Qu'il soit entendu que la gnose, la gnôsis, se caractérise comme étant la connaissance salvifique,
rédemptrice, sotério-logique, parce qu'elle a la vertu d'opérer la métamorphose, la mutation
intérieure de l'homme. Le monde qui est l'objet de cette connaissance implique dans son propre
schéma le rôle et la fonction de cette connaissance elle-me. L'aspect dramatique de la
cosmogonie dont l'âme humaine est elle-même un protagoniste, est en effet le drame même de la
gnôsîs : la chute hors du monde de Lumre, l'exil et le combat dans le monde de l'aveuglement et
de l'ignorance, la triomphale rédemption finale.
C'est pourquoi l'on reste frappé de stupeur, lorsque de nos jours, des historiens ou des philosophes
réputés sérieux par ailleurs se font de la gnose une ie qui est peut-être de seconde ou de
troisième main, mais qui est pciment tout le contraire de la gnose. Nous avons entendu émettre
cette opinion que l'idéologie est par rapport à la science moderne, ce que la gnose est par rapport
à la foi religieuse. Cette analogie de rapports est complètement fausse, pour la première raison
que la laïcisation de la foi religieuse, ce n'est pas la science moderne, mais précisément
l'idéologie. La gnose n'a rien à y voir; elle eût préciment évi cette laïcisation. Elle n'est pas
une dogmatique, mais une symbolique. On est même allé jusqu'à faire d'un idéologue et dirigeant
politique aujour-d'hui disparu, quelque chose comme un gnostique, sous prétexte que, si le
croyant sait qu'il croit, l'idéologue croit qu'il sait. Sophisme encore, car le mot « croire » n'est pas
employé chaque fois dans le même sens, et, soyons-en rs, l'idéologue ne croit pas savoir, il sait
qu'il sait.
Ce sont ces confusions catastrophiques qui conduisent à dire, par exemple, que la gnose prétend
donner une « connaissance positive » des mystères, et que cette connaissance serait en
contradiction avec la foi. Loin de là! La gnose et sa théosophie n'ont rien de commun avec ce que
l'on entend de nos jours par « connaissance positive ». Mais un symptôme irritant de ces
confusions impertinentes est l'emploi que l'on fait à tort et à travers, de nos jours, du mot
«manichéisme», quand il s'agit simplement de duali et de dualisme, comme si tout dualisme
n'était qu'une lcisation du manicisme, alors que ni la religion ni la gnose manichéenne n'ont
rien à y voir. Tout se passe comme Si l'ignorance et un ressentiment anti-gnostique, tacite et
inexpliqué, s'appliquaient à franchir les limites de l'absurde.
Puisque nous allons parler de gnose au cours de ces journées dtudes, ces mises on garde
s'imposent d'emblée. il m'appart que toutes ces pseudo-critiques se prennent, simplement et
absolument, sur le sens du mot gnose. Elles l'identifient avec le savoir tout court, et elles
l'opposent au croire. Or précisément, nous venons de le rappeler, à la différence de tout autre
savoir ou connaissance, la gnose est une connaissance salvifique. Parler de la gnose comme d'un
savoir théorique est une contradiction dans les termes. Ii faut donc admettre qu'à la différence de
tout autre savoir ou connaissance théorique, la gnose est une connaissance qui change et
métamorphose le sujet connaissant. C'est ce que ne peut admettre, je le sais, une science
agnostique, voire une philosophie ou une tologie qui ne peuvent, en quelque sorte, parler de la
gnose qu la troisième personne. Mais quand on on parle ainsi, ce n'est plus de la gnose que l'on
parle, et toutes les critiques tombent à côté.
Il est donc nécessaire de noncer palablement ces confu-sions et leurs sources.
Une première source de confusion tient au fait que les critiques de la gnose ne disposent que de
ces deux catégories : le croire et le savoir, et ils identifient la gnose avec le savoir tout court. On
perd ainsi complètement de vue qu'entre le croire et le savoir, il y a un troisième terme médiateur,
tout ce que connote le terme de vision intérieure, ordon lui-me à ce monde intermédiaire et
médiateur oubl de la philosophie et de la tologie officielles de nos jours, le mundus
imaginalis, le monde imaginaire. La gnose islamique dispose ici du scma triadique cessaire :
il y a la connaissance intellective ('aql), il y a la connaissance des dones traditionnelles qui
sont objet de foi (naql), et il y a la connaissance qui est vision intérieure, révélation intuitive
(kashf). La gnose est vision intérieure (connaissance en intériori !). Son mode d'exposition est
narratif; c'est un récital. En tant qu'elle voit, elle sait. Mais en tant que ce qu elle voit ne relève
pas des évidences "positives", empiriques ou historiques, elle croit. Elle est Sagesse et elle est
foi.Elle est Pistis Sophia.
Une autre source de confusion est le manque de discernement entre les Ecoles de gnose au Il'
siècle, entre un Valentin et un Marcion. Un Valentin n'a jamais professé l'antisémitisme
métaphysique d'un Marcion à l'égard du Dieu de l'Ancien Testament. Tout au contraire. De plus il
y a une gnose juive originelle, que l'on retrouve dans la littérature judéochrétienne dite pseud-
clémentine. dans un livre comme le 3 Enoch hébreu, premier document de la mystique de la
Merkabah. Quelques chercheurs tendent même à donner à la gnose comme telle une origine
judque.
Enfin autre confusion à dénoncer: la cosmologie de la gnose n'est nullement un nihilisme,
quelque chose comme une "décréation" de l'acte créateur. Comment le serait-elle, puisque le but
de la gnose est le salut cosmique, la restauration des choses en ltat qui pcéda le drame
cosmique? Le gnostique est un étranger captif en ce monde, certes, mais comme tel sa mission est
d'aider à la libération des autres captifs. Et cette mission ne va pas sans beaucoup d'efforts.
Ces mises en garde formulées, nous voici à l'aise pour situer un phénomène de nos jours qui
inflige un singulier démenti aux critiques impertinentes de la gnose. Il est significatif qu'un certain
nombre de scientifiques constatant avec bonne foi que le rationalisme est impuissant à donner une
explication rationnelle du monde et de l'homme, tendent à retrouver une vision du monde se
référant à celle des cosmologies traditionnelles. On parle d'une "conscience cosmique", parce
qu'il faut qu'une Intelligence soit à l'oeuvre pour que le phénomène soit explicable, et l'on
prononce le mot de gnose et de nouvelle gnose.
1 / 21 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !