Friedrich Von Hayek - Extraits choisis

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Friedrich Von Hayek - Extraits choisis
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose pour
poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la
mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances
dispersées dans le corps social. »
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Biographie
Friedrich Hayek est né en 1899 à Vienne, où il suit des cours d'économie et de droit, tout en
s'intéressant à la biologie et à la psychologie. Il enseigne d'abord à Vienne, puis à Londres, à la
London School of Economics, où il combat les thèses interventionnistes, en économie, de John
Maynard Keynes. La publication, en 1944, d'un livre contre le socialisme (La Route de la Servitude)
lui vaut une invitation aux États-Unis ou il se rend d’abord régulièrement. Il s’y installe en 1950 et
enseigne dans le département de sciences sociales de l'Université de Chicago jusqu’en 1962. Au
cours de sa période américaine, il publie La constitution de la liberté, son ouvrage le plus
philosophique. De retour en Europe, il publie en 1973 Droit, législation et liberté qui demeure son
ouvrage le plus célèbre, portant à la fois sur la société, l'économie et le droit. C'est pour ses
travaux sur « les interdépendances entre les phénomènes économiques, sociaux et institutionnels
» que le prix Nobel d'économie lui a été décerné en 1974. (D’après Philippe Léger, Dictionnaire des sciences
humaines, PUF)
Bibliographie
Ouvrages sur Hayek
Gilles Dostaler, Le Libéralisme de Hayek, Paris, La Découverte, 2001.
Friedrich Hayek : Vie, œuvres, concepts, de Christian Elleboode et Hubert Houliez, Ellipses, 2007.
Un article de Nicomaque :
http://nicomaque.blogspot.com/2007/12/hayek-et-lillusion-de-la-justice.html
Ouvrages de Hayek :
Scientisme et sciences sociales (1942), trad. par Raymond Barre, Paris, Plon, 1991
La Route de la servitude (1944), trad. par Blumberg G., Paris, PUF «Quadrige», 2005
Droit, législation et liberté (1973), Paris, PUF «Quadrige», 2008
Sommaire des extraits
1° Individualisme et collectivisme
2° Contrôle économique et totalitarisme
3° Libéralisme et démocratie
4° La démocratie est un moyen et non une fin
5° Les faiblesses d’une démocratie de marchandage
6° Démocratie limitée ou démocratie totalitaire ?
7° L’utilisation abusive du mot “social”
8° Législation et droit
9° Vrai et faux individualisme
1° Individualisme et collectivisme
Les divers genres de collectivisme diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent
orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l'individualisme en
ceci qu'ils veulent organiser l'ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin
unique, et qu'ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont
toutes-puissantes. Ils sont totalitaires au véritable sens du mot. Des termes tels que "bien
commun", "bien-être général" ou "intérêt général" n'ont pas une signification suffisamment
précise pour déterminer une politique. Le bien-être d'un peuple, comme le bonheur d'un homme,
dépend d'un grand nombre de choses qui peuvent être procurées dans une variété infinie de
combinaisons. Il ne saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hiérarchie de fins,
une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. Diriger
toutes nos activités conformément à un plan unique présuppose, en somme, l'existence d'un code
éthique complet.
Jusqu'à présent, le développement de la civilisation s'est accompagné d'une restriction constante
de la sphère dans laquelle les actions individuelles sont liées par des règles fixes. L'adoption d'un
code éthique assez complet pour déterminer un plan économique unitaire signifierait un
renversement complet de cette tendance. Mais, de toutes manières, un tel code éthique complet
n'existe pas. Aucun esprit ne pourrait embrasser l'infinie variété des besoins divers d'individus
divers qui se disputent les ressources disponibles et attachent une importance déterminée à
chacune d'entre elles. Un homme ne peut se soucier que d'une fraction infinitésimale des besoins
de l'humanité.
La philosophie individualiste ne part pas du principe que l'homme est égoïste ou devrait l'être.
Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d'imagination ne
permettent pas d'inclure dans notre échelle de valeurs plus d'un secteur des besoins de la société
tout entière et que puisque, au sens strict, les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans
l'esprit des individus, il n'y a d'échelles de valeurs que partielles, échelles inévitablement diverses
et souvent incompatibles. L'individualiste conclut qu'il faut laisser l'individu, à l'intérieur de
limites déterminées, libre de se conformer à ses valeurs plutôt qu'à celles d'autrui.
Cette attitude n'exclut évidemment pas qu'on admette l'existence de fins sociales, ou plutôt d'une
coïncidence de fins individuelles qui recommande aux hommes de s'associer pour les atteindre.
Mais cette action est limitée ; les "fins sociales" sont simplement des fins identiques d'un grand
nombre d'individus, ou des fins à l'obtention desquelles des individus sont disposés à contribuer
en échange de l'assistance qu'ils reçoivent pour la satisfaction de leurs propres désirs. Bien
souvent, ces fins communes seront des moyens pour les individus, et non des fins dernières. On
peut compter sur un accord volontaire pour guider l'action gouvernementale tant qu'elle se limite
aux domaines où l'accord existe. Une fois que le secteur commun, où l'État est maître de tous les
moyens, dépasse une certaine proportion de l'ensemble, l'effet de son action domine le système
tout entier. Alors il n'y a guère de fin individuelle dont l'achèvement ne dépende de l'action de
l'État, et l'"échelle sociale de valeurs" qui guide l'action de l'État doit embrasser pratiquement
toutes les fins individuelles.
F. Hayek, La route de la servitude, 1944, chapitre 2.
2° Contrôle économique et totalitarisme
La plupart des spécialistes du planisme qui ont sérieusement examiné les aspects pratiques de leur
entreprise, arrivent presque certainement à la conclusion que l'économie dirigée doit être
administrée par des moyens totalitaires. La direction consciente d'un système complexe d'activités
interdépendantes ne peut être assurée que par une équipe restreinte de spécialistes. La
responsabilité des décisions et le pouvoir doivent appartenir, en dernière instance, à un
commandant en chef, dont l'action ne peut pas être entravée par des procédures démocratiques.
Tout ceci découle naturellement des principes fondamentaux d'un planisme centralisé qui ne peut
être basé sur l'assentiment général. Les créateurs du plan nous consolent en disant que la
réglementation autoritaire ne s'applique qu'aux questions économiques. Un des plus éminents
spécialistes du planisme en Amérique, M. Stuart Chase, affirme que dans une société planifiée « la
démocratie politique peut subsister à condition qu'elle s'occupe de tout sauf des questions
économiques ». Des assurances pareilles sont accompagnées de conseils bienveillants qui nous
recommandent de renoncer à la liberté dans les domaines qui sont ou devraient être les moins
importants dans notre existence, afin d'obtenir une plus grande liberté sur un plan plus élevé. En
vertu de pareilles considérations, des gens qui ont la dictature politique en horreur réclament
souvent la dictature économique.
Ces arguments font appel à nos meilleurs instincts et séduisent souvent les hommes les plus
intelligents. Si le planisme peut nous libérer de nos menus soucis et faciliter le plein
épanouissement de notre personnalité, de nos préoccupations élevées, qui s'aventurerait à
minimiser pareil idéal ? Si notre activité économique ne concernait que les contingences
inférieures et sordides de l'existence, nous devrions évidemment nous efforcer de nous
débarrasser des préoccupations matérielles, les abandonnant à une machinerie utilitaire, et nous
consacrer entièrement au domaine spirituel.
Malheureusement les gens se trompent lorsqu'ils croient que le pouvoir contrôlant la vie
économique n'affecte que des contingences d'importance secondaire. On prend trop à la légère la
menace contre la liberté de nos activités économiques parce qu'on croit qu'il existe des fins
économiques indépendantes des autres fins de la vie. C'est une chose qui n'existe que dans le cas
pathologique de l'avare. Des êtres intelligents ne se proposent jamais des buts essentiellement
économiques. Au sens propre du terme, nos actions ne sont pas dirigées par des « mobiles
économiques ». Il y a simplement des facteurs économiques qui interviennent dans nos efforts
vers d'autres fins. Ce qu'on appelle ordinairement, et improprement, « mobile économique » n'est
en réalité que le désir de facilités générales, le désir du pouvoir, afin d'atteindre des buts non
spécifiés. Si nous luttons pour avoir de l'argent c'est parce qu'il nous offre les possibilités les plus
variées pour jouir des résultats de nos efforts. Dans la société moderne, les restrictions que notre
pauvreté relative nous impose sont dues à la limitation de notre revenu. Beaucoup en sont venus
à haïr l'argent comme le symbole même de ces restrictions. Mais c'est là confondre la cause avec
le moyen par lequel une force se manifeste. Il serait beaucoup plus juste de dire que l'argent est
un des plus magnifiques instruments de liberté que l'homme ait jamais inventé. Dans la société
actuelle, l'argent offre au pauvre un choix extraordinaire de possibilités, beaucoup plus grand que
celui qui était accessible au riche il y a à peine quelques générations. Nous comprendrions mieux
la signification des services rendus par l'argent en essayant de nous imaginer ce qui arriverait si
l'on acceptait de faire ce que proposent maints socialistes, à savoir remplacer le « mobile
pécuniaire » par des « stimulants non économiques ». Si l'on se met à rétribuer le travail non pas
par l'argent, mais sous forme de distinctions honorifiques ou de privilèges, d'attribution d'un
pouvoir sur d'autres ou par de meilleures conditions de logement ou de nourriture, par des
possibilités de voyage ou d'instruction, tout cela signifie une nouvelle restriction de la liberté.
Quiconque détermine la rétribution interdit par là même le choix que l'argent autorise : il en fixe
la
nature
en
même
temps
que
l'importance.
Du moment que nous comprenons qu'il n'existe pas de mobiles purement économiques, nous
découvrons plus facilement la signification réelle du mépris des considérations « uniquement »
économiques. Ainsi se révèle le véritable sens de cette conception qui traite les questions
économiques en affaires secondaires dans l'existence. Elle serait peut-être justifiée dans une
économie marchande, mais uniquement dans un système d'économie libre. Aussi longtemps que
nous disposons librement de notre revenu et de tous nos biens, une perte économique ne nous
frustrera que de ce que nous considérons comme peu important pour la satisfaction de nos
désirs. Une perte est « uniquement » de caractère économique si nous sommes en état d'en
détourner les effets sur nos besoins les moins importants. Lorsque nous disons que la valeur
d'une chose que nous venons de perdre est supérieure à sa valeur économique ou qu'elle ne peut
même pas être évaluée en termes économiques, cela signifie que nous devons supporter la perte
telle qu'elle se produit. Il en est de même en cas de gains économiques. En d'autres termes, les
changements d'ordre économique ne touchent pas la périphérie, la « marge » de nos besoins. Il y
a beaucoup d'éléments dans notre vie qui ne peuvent pas être affectés, par des gains ou des pertes
économiques, des choses au-dessous des agréments ou même des nécessités quotidiennes qui
échappent aux contingences économiques. Le « lucre » pèse peu par rapport à ces facteurs d'ordre
élevé. Ce qui fait croire à beaucoup de gens que le planisme économique, touchant seulement nos
intérêts économiques, ne peut pas sérieusement affecter les valeurs essentielles de notre vie.
C'est là, cependant, une conclusion erronée. En matière économique nous sommes libres de
décider ce qui nous sert plus ou moins. C'est pourquoi les valeurs économiques sont moins
importantes que bien d'autres choses. Dans la société actuelle nous avons à résoudre nous-mêmes
les problèmes économiques de notre vie. Être contrôlé dans nos efforts économiques signifie être
toujours contrôlé.
Le planisme économique ne soulève pas la question de savoir si nous sommes capables de
satisfaire à nos besoins plus ou moins importants de la façon dont nous l'entendons. Il s'agit
plutôt de savoir qui doit décider ce qui est plus et ce qui est moins important pour nous. Sera-ce
le dirigeant du plan ? Le planisme économique n'affecte pas seulement nos besoins subsidiaires ;
ceux auxquels nous pensons en parlant avec dédain des choses exclusivement économiques. En
fait, l'individu n'aurait plus la possibilité de décider par lui-même lesquels de ses besoins sont
subsidiaires.
L'autorité dirigeant toutes les activités économiques contrôlera non seulement les secteurs
secondaires de notre existence : elle surveillera également l'attribution des moyens pour tout
dessein que nous serions amenés à poursuivre. Celui qui contrôle toute l'activité économique
contrôle en même temps tous les moyens de réalisation destinés à toutes les fins imaginables ;
c'est lui qui décidera, en dernière instance, lesquelles choisir ou écarter. C'est là le point crucial. Le
contrôle économique n'est donc pas seulement un secteur isolé de la vie humaine, mais le
contrôle des moyens susceptibles de servir à toutes les fins possibles. Quiconque a le contrôle
exclusif de ces moyens est à même de décider quels sont les résultats qu'on doit rechercher,
d'établir une hiérarchie de valeurs, en un mot, c'est lui qui déterminera quelles croyances et
quelles ambitions sont admissibles. Le planisme centralisé signifie que c'est la communauté qui
doit résoudre le problème économique à la place de l'individu. Ceci implique l'obligation pour la
communauté ou pour ses représentants de déterminer l'importance relative des différents
besoins.
Les créateurs de plans nous promettent une soi-disant liberté économique pour nous débarrasser
précisément de la nécessité de résoudre nos problèmes économiques, en disant que les
alternatives souvent pénibles qu'ils comportent seraient tranchées par d'autres à notre place.
Comme dans la vie moderne nous sommes dépendants à chaque instant, à chaque pas, de la
production des autres hommes, le planisme économique implique la réglementation presque
totale de toute notre vie. Il en existe à peine un aspect, qu'il s'agisse de nos besoins élémentaires
ou de nos relations de famille, de l'amitié ou du caractère de notre travail, de l'emploi de nos
loisirs, qui ne soit soumis au « contrôle conscient » des artisans du plan.
La mainmise des dirigeants du plan sur notre vie privée serait tout aussi complète si elle ne
s'exerçait pas par un contrôle direct sur la consommation. La société planifiée recourra
probablement, à des degrés variés, au rationnement ou aux procédés analogues. L'influence du
planisme sur notre vie privée demeurerait pourtant la même, ou serait à peine atténuée, si le
consommateur conservait une liberté formelle de dépenser ses revenus à sa guise. L'autorité dans
une société planifiée conserverait le contrôle de la consommation par le contrôle de la
production.
Sous un régime de concurrence libre nous jouissons d'une liberté de choix nous permettant, si
une personne se montre incapable de satisfaire nos désirs, de nous adresser à une autre. Mais si
nous devons nous adresser au détenteur d'un monopole, nous sommes à sa merci. Et, bien
entendu, l'autorité qui dirige tout le système économique constitue le monopole le plus puissant
qu'on puisse imaginer. Cette autorité n'exploitera pas, probablement, son pouvoir de la même
façon que ferait un trust privé. Elle ne cherchera pas à obtenir le maximum de gain financier,
mais disposera du pouvoir souverain de décider ce que nous recevrons et à quelles conditions
nous le recevrons. L'autorité centrale déterminera non seulement le genre et la quantité des biens
à distribuer, mais réglementera leur répartition selon des régions et des groupements de
populations, se réservant, au besoin, la possibilité d'une discrimination entre différentes catégories
de gens. Elle pourrait réglementer de la même façon la jouissance des services publics, du droit de
déplacement, etc. Il suffit de penser aux arguments des partisans du planisme pour ne conserver
aucun doute sur la façon dont s'exercera ce pouvoir : uniquement pour les fins approuvées par
l'autorité et pour empêcher la réalisation de celles qu'elle désapprouve.
Le contrôle de la production et des prix confère un pouvoir presque illimité. Dans un régime de
concurrence, les prix dépendent des quantités de biens dont nous privons les autres membres de
la société en nous rendant acquéreur de quelque chose. Ce prix n'est pas fixé par la décision
délibérée de qui que ce soit. Si la réalisation de nos projets par une voie nous paraît entraîner trop
de frais, nous sommes libres de la remplacer par une autre. Les obstacles que nous rencontrons
sur notre chemin, ne sont pas dressés par la mauvaise volonté de quelqu'un qui désapprouve nos
fins. Il se trouve simplement que les moyens dont nous voulons nous servir sont recherchés par
d'autres également. Tandis que dans l'économie dirigée, où l'autorité surveille les fins poursuivies,
elle use infailliblement de son pouvoir pour favoriser les unes et empêcher la réalisation des
autres. Ce n'est pas notre goût, mais celui de quelqu'un d'autre qui y décidera de nos préférences
et déterminera ce que nous pouvons acquérir ou non. Comme l'autorité aura un pouvoir suffisant
pour imposer ses vues et contrecarrer efficacement tout effort contraire, elle parviendra à
contrôler la consommation aussi complètement que si elle prescrivait la façon de dépenser nos
revenus.
En tant que consommateurs, nous agirons dans notre vie quotidienne selon les désirs de l'autorité
; il en sera de même pour nous en tant que producteurs. Ces deux aspects de notre existence sont
inséparables. Nous passons une grande partie de notre vie au travail qui détermine en même
temps notre milieu social et nos fréquentations. Par conséquent, la liberté de choisir notre travail
est probablement plus importante pour notre bonheur que la liberté de dépenser à notre guise
pendant nos loisirs.
Il n'est pas douteux que cette liberté, même dans le meilleur des mondes possibles, sera fort
limitée. Il y a peu de gens qui aient jamais eu la faculté de choisir entre un grand nombre de
métiers. Il importe cependant d'avoir quand même quelque liberté du choix, de ne pas être
éternellement lié à un métier que quelqu'un d'autre aura choisi pour nous. Nous devrons avoir la
possibilité de nous dégager d'un travail, choisi dans le passé, qui serait devenu incompatible avec
nos goûts, et être à même, au prix de sacrifices, s'il le faut, d'embrasser un autre métier. Rien ne
rend la vie plus insupportable que la conscience que nos propres efforts ne peuvent rien pour
changer notre condition. Les pires conditions deviennent tolérables du moment que nous savons
que nous pourrons y échapper, même si nous n'avons pas la force de caractère de faire le sacrifice
nécessaire.
Nous ne voulons pas prétendre par là que tout va pour le mieux dans le monde actuel, que le
monde libéral était parfait, et qu'on ne pourrait pas faire encore beaucoup pour augmenter les
possibilités de choix. Dans ce domaine, comme dans d'autres, l'État peut faire beaucoup par la
diffusion des connaissances des renseignements appropriés. Mais cette action virtuelle de l'État,
et c'est ce qui importe, serait exactement le contraire des tendances du planisme qu'on propage et
pratique actuellement. Les fervents du planisme promettent de conserver et même d'augmenter
les possibilités de libre choix d'un métier dans la société nouvelle. Mais ils semblent promettre
plus qu'ils ne pourront accomplir. S'ils veulent exécuter le plan, ils doivent contrôler l'embauche
ou le barème des salaires, ou l'un et l'autre. Dans tous les systèmes de planisme connus jusqu'à ce
jour, l'instauration d'un pareil contrôle et de pareilles restrictions est une des premières mesures
envisagées. On n'a pas besoin d'avoir beaucoup d'imagination pour se représenter ce qui advient
alors du fameux « libre choix du métier ». Le « libre choix » deviendrait, en fait, purement fictif,
une promesse gratuite de ne pas procéder par discrimination là où la discrimination s'impose par
la nature des choses : On pourrait seulement espérer que la sélection s'effectuerait sur la base de
considérations
objectives,
ou
données
pour
telles
par
l'autorité.
Le résultat serait le même si les dirigeants du plan se contentaient de fixer le niveau des salaires et
de limiter ainsi le nombre des emplois disponibles. La limitation des salaires fermerait aussi
sûrement certains métiers à différentes catégories de gens que les mesures spécifiques destinées à
les en exclure. Dans la société basée sur la concurrence, une jeune fille un peu simple qui veut
devenir vendeuse, un garçon de constitution faible qui veut à tout prix exercer un métier exigeant
un homme robuste, peuvent éventuellement y parvenir. D'une façon générale, toute personne ne
présentant pas les conditions requises, des aptitudes voulues pour un emploi quelconque ne se
voit pas nécessairement écartée.
Lorsqu'un homme tient particulièrement à une carrière de son choix, il peut parfois s'en assurer
l'accès par un sacrifice financier et y révéler plus tard des qualités insoupçonnées au premier
abord. Par contre, si c'est l'autorité qui fixe la rémunération et si l'on procède à la sélection des
candidats par un « test » objectif, on ne tiendra aucun compte de l'ardent désir qu'ont certains
d'obtenir l'emploi. Un homme qui ne présente pas des caractéristiques du type moyen ne pourra
pas s'entendre avec un employeur disposé à l'accepter tel qu'il est. La personne qui préfère
travailler à des heures irrégulières ou même mener une vie de bohême, avec un revenu modeste et
peut-être irrégulier, n'aura évidemment pas le choix. Partout régneront les conditions qui
caractérisent les grandes organisations, ou même des conditions pires puisqu'il n'y aura plus
aucune possibilité d'y échapper. Nous n'aurions plus le choix d'exercer une activité rationnelle et
efficace à l'occasion et dans la mesure que nous estimons particulièrement indiquée, nous
devrions nous conformer tous au standard élaboré par la direction du plan. Pour mener à bien
l'immense entreprise, elle devrait réduire la diversité des capacités et des penchants humains à
quelques catégories facilement interchangeables et négliger toutes les différences personnelles
d'ordre secondaire. Le but avoué du planisme est de faire de l'homme quelque chose de plus
qu'un simple moyen de production. En réalité, l'individu le serait plus que jamais, puisque le plan
ne peut guère tenir compte des préférences individuelles, et il sera utilisé sans égard par l'autorité
au service d'abstractions, dans le genre du « bien-être social » ou du « salut de la communauté ».
F.-A. Hayek, La route de la servitude, Chapitre 7
3° Libéralisme et démocratie
L'égalité devant la loi conduit à requérir que tous les hommes aient aussi une même part à la
confection des lois. Tel est le point où le libéralisme classique et le mouvement démocratique se
rencontrent. Leurs intentions principales respectives sont cependant différentes. Le libéralisme
(au sens où le mot était pris au XIXe siècle en Europe, et auquel nous adhérons tout au long de
ce chapitre) vise essentiellement à limiter les pouvoirs coercitifs de tout gouvernement, qu'il soit
ou non démocratique, tandis que le démocrate dogmatique ne connaît qu'une seule borne au
gouvernement : l'opinion majoritaire courante. La différence entre les deux idéaux ressort encore
plus nettement si on évoque leurs contraires : pour la démocratie, c'est le gouvernement
autoritaire ; pour le libéralisme, c'est le totalitarisme. Ni l'un ni l'autre système n'exclut
nécessairement ce que récuse l'autre : une démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs
totalitaires, et il est concevable qu'un gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes
libéraux.
Comme beaucoup de termes de notre discipline, le mot « démocratie » est aussi employé dans un
sens plus large et plus imprécis. Mais si on l'utilise strictement pour évoquer une méthode de
gouvernement - à savoir, la règle majoritaire - il renvoie visiblement à un problème différent de
celui du libéralisme. Le libéralisme est une doctrine concernant ce que la loi devrait être, la
démocratie une doctrine concernant la façon de déterminer ce que sera la loi. Le libéralisme
estime qu'il est bon que soit traduit en loi seulement ce qu'accepte la majorité, mais il ne croit pas
que le résultat soit forcément une bonne loi. Son objectif, à vrai dire, est de persuader la majorité
d'observer certains principes. Il accepte la règle majoritaire en tant que méthode de décision, mais
non comme ayant autorité pour dire ce que devrait être la décision. Pour le démocrate
doctrinaire, le fait que la majorité veuille quelque chose est une raison suffisante pour considérer
cette chose comme bonne ; pour lui, la volonté de la majorité fait non seulement la loi, mais ce
qui est la bonne loi.
Sur cette différence entre l'idéal libéral et l'idéal démocratique, il existe un accord très large.
Certains, toutefois, emploient le mot « liberté » au sens de liberté politique, et de ce fait identifient
libéralisme et démocratie. Pour eux, l'idéal de liberté ne peut rien dire sur ce que devrait être
l'objet de l'action démocratique : toute situation que crée la démocratie est, par définition, une
situation de liberté. Cela semble, à tout le moins, un usage déconcertant des mots.
Alors que le libéralisme est l'une des doctrines concernant le rôle et la mission du gouvernement
entre lesquelles la démocratie devra choisir, cette dernière, étant une méthode, n'indique rien sur
ce que le gouvernement doit faire. Bien que, de nos jours, on qualifie souvent de « démocratiques
» des projets politiques particuliers qui ont la faveur populaire, notamment certaines mesures
égalitaires, il n'y a pas de lien nécessaire entre la démocratie et une façon quelconque dont les
pouvoirs de la majorité doivent être utilisés. Pour savoir en quoi consiste ce que nous voulons
que les gens acceptent, il nous faut d'autres critères que l'opinion courante de la majorité, celle-ci
n'étant pas un facteur déterminant dans le processus de formation de l'opinion elle-même.
L'opinion de la majorité n'est assurément pas capable de fournir de réponses à la question de
savoir comment une personne doit voter, ou quel est l'objectif désirable - sauf à supposer,
comme beaucoup de démocrates dogmatiques paraissent le faire, que la situation de classe de
chaque personne lui indique invariablement comment reconnaître ses propres intérêts, et que par
conséquent le vote de la majorité définit toujours les meilleurs intérêts du plus grand nombre.
F. Hayek, La constitution de la liberté, 1960, Première partie — La valeur de la liberté. Chapitre 7 : La règle
majoritaire
4° La démocratie est un moyen et non une fin.
L’emploi inconsidéré du mot " démocratique " pour en faire un qualificatif élogieux à usage
généralisé n’est pas sans danger. Il suggère que, dans la mesure où la démocratie est quelque
chose de bon, c’est toujours un avantage pour le genre humain d'en étendre le domaine. Cela peut
sembler incontestable, mais il n’en est rigoureusement rien.
Il est presque toujours possible d'étendre la démocratisation à deux égards : donner le droit de
vote à des gens plus nombreux, et allonger la liste des sujets sur lesquels on décidera par la
procédure majoritaire. Ni dans un cas ni dans l’autre, il n’est sérieux de prétendre que toute
extension possible soit un gain, ou qu'il faille par principe élargir indéfiniment le champ
d’application. Pourtant, presque à chaque occasion déterminée, l'argument démocratique est
communément présenté comme s’il était incontestable que l’entendre au maximum possible soit
souhaitable.
Que la réalité soit différente, cela est implicitement admis par presque tout le monde en ce qui
concerne le droit de vote. Aucune théorie démocratique ne fournit de raison convaincante de
considérer comme une amélioration tout élargissement du corps électoral. Nous parlons de
suffrage universel des adultes, mais en fait des limitations sont édictées au vu de considérations
d’opportunité. L'âge limite de 21 ans, et l'exclusion des criminels, des résidents étrangers, des
citoyens non résidents, et des habitants de régions ou territoires spéciaux, sont généralement
tenus pour raisonnables. Il ne semble nullement démontré que la représentation proportionnelle
soit préférable parce que plus démocratique. On peut difficilement soutenir que l’égalité de droits
implique nécessairement que tout adulte ait le droit de vote ; le principe vaudrait si la même règle
impersonnelle était valable pour tous également. Si seules les personnes de plus de quarante ans,
ou les titulaires de revenus, ou les chefs de famille, ou les personnes sachant lire et avaient droit
de vote, il n'y aurait guère plus d'atteinte au principe que dans le cadre des limitations
actuellement admises. Des gens raisonnables peuvent soutenir que les idéaux de la démocratie
seraient mieux servis si, disons, tous les fonctionnaires d’État, ou tous les bénéficiaires de l’aide
publique étaient privés du droit de vote. Que dans le monde occidental, le suffrage universel des
adultes soit considéré comme le meilleur arrangement, ne prouve pas que ce soit requis par un
principe fondamental.
Nous devrions aussi rappeler que le droit de la majorité est habituellement reconnu à l’intérieur
du pays seulement, et que ce qui se trouve être un seul pays politiquement parlant n’est pas
toujours une unité naturelle ni évidente. Nous ne considérons incontestablement pas qu'il soit
légitime que les citoyens d’un grand pays dominent ceux d'un petit pays voisin, sous prétexte
qu'ils sont plus nombreux que ces derniers. Il n’y a pas davantage de raison pour que la majorité
des gens qui se sont assemblés pour un certains objectif, que ce soit une nation ou quelque
organisation supranationale, ait le droit d'étendre son autorité à sa guise. La théorie courante de la
démocratie souffre du fait qu'on l'élabore d'ordinaire en vue d'une communauté homogène
idéale, et qu'on l'applique ensuite à ces unités, ô combien imparfaites et souvent artificielles, que
constituent les États existants.
Ces remarques ne sont avancées que pour montrer que même les plus dogmatiques des
démocrates ne sauraient prétendre que toute extension de la démocratie soit une bonne chose. Si
solide que soit le plaidoyer général pour la démocratie, elle n'est pas une valeur ultime et absolue,
et doit être jugée sur ce qu’elle peut réaliser. C'est probablement la meilleure méthode pour
aboutir à certaines fins, elle n’est pas une fin en soi[3]. Bien qu'il y ait une forte présomption en
faveur de la méthode démocratique de décision la où il est évident qu'une action collective est
nécessaire, la question de savoir s'il est opportun d'élargir le pouvoir collectif doit être tranchée
sur d'autres bases que le principe démocratique en tant que tel.
Souveraineté du peuple
Les traditions démocratique et libérale sont cependant d'accord pour dire que, chaque fois que
l’action de l'État est requise, et particulièrement si des règles coercitives sont à établir, la décision
doit être prise à la majorité. Elles divergent néanmoins sur le champ ouvert à l’action politique
censée guidée la décision démocratique. Alors que le démocrate dogmatique considère qu'il est
souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient résolus par un vote
majoritaire, le libéral estime qu’il y a des limites précises au domaine des questions à résoudre
ainsi. Le démocrate dogmatique pense, notamment, que toute majorité courante doit avoir le
droit de décider de quels pouvoirs elle dispose et comment les employer, tandis que le libéral
considère comme important qu’une majorité momentanée n’ait que des pouvoirs limités par des
principes à long terme. Aux yeux de ce dernier, une décision à la majorité ne tient pas son
autorité d’un simple acte de volonté de la majorité du moment, mais d’un accord plus large sur
des principes communs.
Le concept crucial pour le démocrate doctrinaire est celui de souveraineté populaire. Ce concept
signifie pour lui que la règle majoritaire n’est pas limitée ni limitable. L'idéal de démocratie,
originairement destiné à empêcher tout pouvoir de devenir arbitraire, devient ainsi la justification
d'un nouveau pouvoir arbitraire. Pourtant, l'autorité d'une décision démocratique vient de ce
qu'elle émane de la majorité d'une communauté dont la cohésion est maintenue par certaines
convictions partagées par la plupart de ses membres ; et il est nécessaire que la majorité se
soumette à des principes communs, même lorsque son intérêt immédiat se trouve être de les
violer. Il importe peu que cette façon de voir ait été jadis appelée " loi naturelle " ou " contrat
social ", ces concepts ont perdu leur attrait. Le point essentiel demeure celui-ci : c’est
l’acceptation de tels principes communs qui fait d’un nombre quelconque de gens une
communauté. Et cette commune adhésion est la condition indispensable d’une société libre. Un
groupe d'individus devient normalement une société non pas en se donnant des lois mais en
obéissant aux mêmes règles de conduite. Cela veut dire que le pouvoir de la majorité est borné
par ces principes communément adoptés, et qu'il n’y a pas de pouvoir légitime qui franchisse
cette borne. A l'évidence, il est indispensable que les gens se mettent d'accord sur la façon de
procéder à des tâches nécessaires, et il est raisonnable que cet accord soit dégagé par la majorité ;
mais il n'est pas évident que cette même majorité ait en outre le droit de fixer elle-même l'étendue
de sa compétence. Il n'y a pas de raison pour qu'il n'y ait aucune chose que personne naît le droit
de faire. Lorsqu'il manque un accord suffisant sur l’opportunité d'user de pouvoirs coercitifs, on
devrait en conclure que personne ne peut user de pouvoirs coercitifs. Si on reconnaît des droits à
des minorités, cela implique que le pouvoir de la majorité est légitimé et limité par des principes
que la minorité elle aussi accepte.
Le principe selon lequel tout ce que fait le gouvernement doit avoir l’agrément de la majorité, ne
suppose donc pas forcément que la majorité puisse faire tout ce qui lui plaît. Il n'y aurait
certainement aucune justification morale à ce qu'une majorité confère à ses membres des
privilèges en promulguant des lois discriminatoires en leur faveur.
La démocratie n'est pas nécessairement gouvernement illimité.
Pas plus qu'un autre, un gouvernement démocratique ne peut se passer de mécanismes internes
de protection de la liberté individuelle.
En fait ce n'est qu'à un stade relativement tardif de l'histoire de la démocratie moderne, que de
grands démagogues ont commencé à soutenir que, puisque le pouvoir était désormais aux mains
du peuple, il n'était plus besoin de limiter l'étendue de ce pouvoir. C'est lorsqu'on prétend que "
dans une démocratie, est juste ce que la majorité rend légal " que la démocratie dégénère en
démagogie.
Justification de la démocratie
Si la démocratie est un moyen plutôt qu’une fin, ses limites doivent être cherchées à la lumière de
l’objectif que nous souhaitons quelle serve. Il y a trois arguments principaux par lesquels la
démocratie peut être justifiée, et chacun des trois peut être considéré comme décisif. Le premier
est que lorsqu'il est nécessaire de trancher entre plusieurs opinions divergentes (fût-ce au prix
d'un recours à la force), il est plus avantageux de s'arrêter à celle qui recueille le plus grand
nombre de partisans, et de faire ainsi l'économie d'un conflit violent. La démocratie est la seule
méthode de changement pacifique que l'homme ait jusqu'ici découverte.
Le deuxième argument, qui historiquement a été le plus important et qui garde beaucoup de
poids - bien qu'on ne puisse être sûr qu'il soit encore valable - est que la démocratie est un
rempart pour la liberté individuelle. Un écrivain du XVII siècle a fait l’observation suivante : "ce
qu'il y a de bon dans la démocratie c’est la liberté, avec le courage et l'ingéniosité que la liberté
enfante ". Il constatait ainsi que la démocratie n'est pas encore la liberté et indiquait simplement
qu'elle est plus à même de générer la liberté que d'autres systèmes de gouvernement. C'est un
point de vue sans doute bien fondé pour autant que le souci est de prévenir la coercition, car il
n'est pas bénéfique pour la majorité que certains individus aient le pouvoir de contraindre les
autres par la force ; mais la protection de l'individu entre l'action collective de la majorité est une
autre affaire. Dans ce cas, on peut encore soutenir que, puisque la coercition n'est jamais exercée
que par quelques-uns, il y a moins de risques de les voir en abuser si le pouvoir qui leur a été
conféré peut toujours être révoque par ceux qui lui sont soumis.
Mais si les chances de liberté individuelle sont meilleures dans une démocratie, cela ne veut pas
dire qu'elles soient assurées. Les chances de liberté dépendent de l'intention qu'a la majorité d'en
faire ou non son objectif délibéré. La liberté serait bien compromise si on ne comptait que sur la
simple existence d’une démocratie pour la préserver.
Le troisième argument se réfère à l’effet positif qu'ont les institutions démocratiques sur le niveau
général de compréhension des affaires publiques. Cela me semble l'argument le plus fort. Il est
certes probable, comme on l’a affirmé souvent[9], que le gouvernement aux mains d’une élite
cultivée serait, dans une situation donnée, plus efficace, et peut être même plus juste, qu'un
gouvernement issu d’un vote majoritaire. Le point crucial, cependant, est qu’en comparant la
forme démocratique de gouvernement avec d'autres formes, on ne peut pas prendre le degré de
compréhension des problèmes par le peuple à un moment précis comme une donnée. C'est le
message capital du grand livre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, que la démocratie
est la seule méthode efficace pour éduquer la majorité. Ce message est aussi vrai aujourd'hui qu'il
l'était en son temps. La démocratie est avant tout un processus de formation de l'opinion. Son
avantage principal ne réside pas dans sa méthode de sélection de ceux qui gouvernent, mais dans
le fait que lorsqu'une grande partie de la population prend une part active dans la formation de
l'opinion, il y a aussi une plus grande variété de personnes parmi lesquelles choisir de possibles
gouvernants. Même si on admettait que la démocratie ne mette pas le pouvoir dans les mains des
plus sages ni des mieux informés, et qu'en toutes circonstances un gouvernement d'hommes
d'élite pourrait être plus avantageux pour la collectivité, cela ne devrait pas nous empêcher de
donner quand même la préférence à la démocratie. C'est dans ses aspects dynamiques, plutôt que
statiques, que la valeur de la démocratie s'affirme. Comme ceux de la liberté, les bienfaits de la
démocratie ne se manifestent que dans le long terme, alors que ses performances momentanées
peuvent être inférieures à celles d'autres formes de gouvernement.
F. Hayek, La constitution de la liberté, 1960, F. Hayek, La constitution de la liberté, 1960, Première partie —
La valeur de la liberté. Chapitre 7 : La règle majoritaire
5° Les faiblesses d’une démocratie de marchandage
Il n’est pas bien difficile de voir pourquoi les fruits du processus démocratique dans sa forme
actuelle doivent décevoir amèrement ceux qui croyaient au principe que le gouvernement doit
être guidé par l'opinion de la majorité. Encore que certains prétendent que c'est ce qui se produit
de nos jours, osa est si visiblement faux que personne d'avisé ne peut se laisser tromper.
Jamais, en vérité, au cours de l'histoire entière, les gouvernements n'ont été comme aujourd'hui
dans la nécessité de se plier aux desiderata spéciaux d'un grand nombre d'intérêts particuliers. Les
critiques de la démocratie contemporaine parlent volontiers de "démocratie de masse" Mais si le
gouvernement démocratique était réellement lié par ce sur quoi les multitudes sont d'accord, il n'y
aurait pas grand-chose à critiquer. La cause des reproches n'est pas que les gouvernements soient
au service d'une opinion commune de la majorité, mais qu'ils soient contraints de servir les
intérêts divers d'un conglomérat disparate de groupes nombreux.
Il est à la limite concevable, bien que peu vraisemblable, qu'un gouvernement autocratique se
borne lui-même dans l'exercice de ses pouvoirs, mais le gouvernement démocratique omnipotent
en est tout simplement incapable. Puisque ses pouvoirs n'ont pas de limites, il lui est positivement
impossible de se cantonner dans le service des
visées qui ont l'accord formel d'une majorité des électeurs. Il est constamment obligé d'assembler
et maintenir unie une majorité, en accédant aux demandes d'une multitude d'intérêts sectoriels,
dont chacun ne consentira à ce que des avantages spéciaux soient conférés aux autres groupes
qu'a la condition d'obtenir que soient aussi bien traités ses intérêts à lui.
Cette démocratie de marchandages n'a rien à voir avec les conceptions habituellement invoquées
pour justifier le principe démocratique. […]
Lorsque je parle ici de la nécessité de faire que le gouvernement démocratique soit limité, ou par
abréviation, de démocratie limitée, je ne veux évidemment pas dire que celles des activités du
pouvoir qui sort conduites démocratiquement doivent être limitées je veux dire que tout
gouvernement, et spécialement un gouvernement démocratique, devrait être doté de pouvoirs
limités. La raison en est que le gouvernement démocratique, s'il est nominalement omnipotent,
devient par là même extrêmement faible : ses pouvoirs illimités en font l'enjeu que se disputent
les divers intérêts, et il doit donner satisfaction à suffisamment d'entre eux pour s'assurer l'appui
d'une majorité.
F. Hayek, Droit, Législation et Liberté, tome3, PUF, 1980, pp. 118-119.
6° Démocratie limitée ou démocratie totalitaire ?
Ce fut une illusion tragique que d'imaginer que l'adoption de procédures démocratiques
permettait de se dispenser de toute autre limitation du Pouvoir gouvernemental. L'on se persuada
que le "contrôle du gouvernement" par la législature démocratiquement élue remplacerait
efficacement les limitations traditionnelles, alors qu'en fait la nécessité de former des majorités
pour soutenir des programmes de mesures favorisant des groupes spécifiés introduisait une
nouvelle source d'arbitraire et de partialité, entravant des résultats incompatibles avec les
principes moraux de ta majorité. Comme nous le verrons, le résultat paradoxal est qu'un
organisme représentatif possédant un pouvoir non limité se trouve dans l'incapacité de faire
prévaloir des principes généraux qu'il approuve en effet, dans un tel système, la majorité de
l'assemblée représentative ne peut faire autrement, pour rester majorité, que de s'assurer le
soutien de divers intérêts en leur attribuant des avantages particuliers.
Voilà comment, en même temps que les précieuses institutions du gouvernement représentatif, la
Grande-Bretagne a donné au monde le pernicieux principe de la souveraineté parlementaire Selon
lequel l'assemblée représentative détient non seulement l'autorité la plus haute, mais aussi une
autorité illimitée. […]
Il semble que partout où les institutions démocratiques ont cessé d'être contenues par la tradition
de suprématie du droit, elles aient conduit non seulement à la "démocratie totalitaire" mais, au
bout d'un temps à une "dictature plébiscitaire". Cela devrait nous faire assurément comprendre
que ce qui est précieux à posséder n'est pas un certain assemblage d'institutions certes faciles à
imiter, mais quelques traditions moins tangibles ; et que la dégénérescence de ces institutions peut
même être inévitable, partout où la logique intrinsèque de la machinerie n'est pas bloquée à temps
par la prépondérance des conceptions que l'on se fait en général de la justice.
Ne peut-on penser qu'en vérité, comme il a été bien dit, "croire en la démocratie implique que
l'on croie d'abord à des choses plus hautes que la démocratie". Il doit bien y avoir une voie
ouverte au peuple pour maintenir un gouvernement démocratique, autre que de remettre un
pouvoir imité à un groupe de représentants élus dont les décisions sont forcément orientées par
les exigences d'un processus de marchandage, au cours duquel ils achètent le vote d'un nombre
suffisant d'électeurs pour soutenir dans leur assemblée un groupe organisé capable de réunir plus
de voix que le reste ?
F. Hayek, Droit, législation et liberté, tome3, 1983, PUF, pp. 3-5.
7° L’utilisation abusive du mot “social”.
Et, dans la deuxième partie de ce livre, nous aurons à examiner assez longuement le caractère
presque immanquablement déroutant du petit mot “social” qui, en raison de son caractère
particulièrement élusif, porte la confusion dans presque toute assertion où il se trouve employé.
Nous découvrirons aussi les pièges que contiennent des notions courants, telles que les révèlent
les expressions suivantes : dire que la société “agit”, ou qu’elle “traite” des personnes, les
“récompense” ou les “rémunère” ; qu’elle “évalue”, qu’elle “possède”, ou qu’elle “contrôle” des
objets ou des services ; qu’elle est “responsable” ou “coupable” de quelque chose ; ou qu’elle a la
“volonté”, qu’elle “projette”, qu’elle peut être “juste ou injuste” ; que l’économie “distribue” ou
qu’elle “affecte” des ressources…Tout cela a pour effet de suggérer une interprétation
faussement intentionnaliste ou constructiviste, bien que les mots puissent n’avoir pas été
employés avec une telle connotation ; celui même qui s’en sert est presque inévitablement aiguillé
vers des conclusions fautives. Nous verrons que ce genre de confusions est à la racine des
conceptions fondamentales de très influentes écoles de pensée, qui ont été entièrement dominées
par la croyance que toutes les règles ou lois doivent avoir été inventées ou explicitement
convenues par quelqu’un. Or à partir du moment où l’on commet l’erreur de croire que toutes les
règles de juste conduite ont été faites par quelqu’un de façon délibérée, il devient plausible de
soutenir des sophismes tels que : tout pouvoir de faire des lois est nécessairement arbitraire, ou :
il faut toujours qu’existe une ultime source “souveraine” du pouvoir d’où découlent toutes les
lois.
F. Hayek, Droit, législation et liberté, tome1, 1983, PUF.
8° Législation et droit
La législation, ou confection délibérée de lois, a été décrite à juste titre comme l'invention
humaine la plus lourde de conséquences, ses effets portant plus loin que l'invention du feu ou de
la poudre à canon. À la différence du droit lui-même, qui n'a jamais été inventé au même sens du
terme, l'invention de la législation est intervenue relativement tard dans l'histoire du genre
humain. Elle a placé entre les mains des hommes un instrument d'une grande puissance, dont ils
avaient besoin pour réaliser de bonnes choses mais qu’ils n'ont pas appris à maîtriser de telle sorte
qu'il ne provoque pas de grands maux. Elle a ouvert à l'homme des possibilités entièrement
nouvelles, et lui a donné conscience d'un pouvoir accru sur sa propre destinée. Toutefois, la
discussion pour savoir qui devrait détenir ce pouvoir a indûment rejeté clans l'entre la question
beaucoup plus fondamentale qui est de savoir jusqu'ai ce pouvoir devrait s'étendre. Il restera
indubitablement un pouvoir dangereux à l'excès, aussi longtemps que nous adroits qu'il ne peut
causer de dégâts que s'il est confié à de mauvaises gens.
Le droit, au sens de règles de conduite obligatoires, est certainement aussi ancien que la société ;
seule l'observance de règles communes rend possible l'existence pacifique des individus au sein
d'une société. Longtemps avant que l'homme n'ait élaboré le langage au point de pouvoir s'en
servir pour formuler des commandements d'ordre général, un individu n'était accepté comme
membre dans un groupe que s'il se conformait à ses règles.
De telles lois pouvaient, en un certain sens, n'être pas connues et rester encore à découvrir ; car il
y a un long chemin à parcourir depuis la situation où l'on "sait comment" agir, où l'on est
également capable de discerner si les actes d'autrui sont conformes ou non aux pratiques reçues,
jusqu'à la situation où l'on est capable de formuler avec des mots de telles règles. Bien qu'il ait pu
être généralement reconnu que la découverte et l’énonciation de ce qu'étaient les règles admises
(ou la formulation de règles qui seraient approuvées quand on les appliquerait), constituaient une
tâche exigeant une sagesse spéciale, personne encore ne considérait la loi comme quelque chose
que les hommes puissent faire à leur gré. […]
Pour l'homme moderne, d'autre part, l'idée que toute loi gouvernant l'action des hommes est le
produit de législateurs semble si évidente que l'affirmation que la loi est plus ancienne que la
confection de loi a presque le caractère d'un paradoxe. Pourtant il ne peut y avoir de doute : la loi
existait depuis fort longtemps lorsque les hommes s'aperçurent qu'ils pouvaient la faire ou la
changer. Dans la forme où nous la voyons maintenant largement répandue, c'est-à-dire que toute
loi est, peut être, et doit être le produit de la libre intervention d'un législateur, cette opinion est
matériellement fausse ; elle est un produit erroné du rationalisme constructiviste que nous avons
décrit précédemment. »
F. Hayek, Droit, Législation et Liberté, tome1, PUF, 1980, pp. 87-88.
9° Vrai et faux individualisme
1. — Avant d'expliquer ce que j'entends par individualisme vrai, il n'est pas inutile que j'indique
sommairement à quelle tradition intellectuelle il appartient: le vrai individualisme que je vais
essayer de défendre fut expose pour la première fois dans les temps modernes par John Locke,
plus particulièrement par Bernard Mandeville et David Hume, atteignant son plein
développement dans les œuvres de Josiah Tucker, Adam Ferguson et Adam Smith, et celles de
leur grand contemporain Edmund Burke - l'homme qu'Adam Smith décrivait comme la seule
personne de sa connaissance qui partageât exactement ses vues en matière économique sans
qu'aucune communication préalable fut jamais passée entre eux. Au XIXe siècle, c'est dans les
œuvres de deux de ses plus grands historiens et philosophes politique que j'en trouve la
représentation la plus achevée : Alexis de Tocqueville et Lord Acton. Ce sont ces deux hommes
qui me semblent avoir développe ce que la philosophie politique des Moralistes Écossais - Burke
et les Whigs Anglais - avait de meilleur, mieux qu'aucun des auteurs que je connais; alors que les
économistes classiques du dix-neuvième siècle, du moins les Benthamiens et les Radicaux
philosophiques parmi eux, passaient de plus en plus sous l'influence d'un individualisme d'origine
toute différente.
2. — Ce second courant de Pensée, de nature totalement différente, également connu sous le
nom d'individualisme, est principalement représenté par les auteurs français et Continentaux. Un fait dû, à mon avis, à l'influence dominante du rationalisme cartésien dans sa composition.
Les Encyclopédistes, Rousseau et les physiocrates sont les représentants les plus éminents de
cette tradition. Et cet individualisme rationaliste, pour des raisons que nous allons maintenant
examiner, a toujours tendance à se transformer en l'opposé de l'individualisme, à savoir le
socialisme ou collectivisme. C'est parce que la première forme d'individualisme est la seule qui ne
soit pas contradictoire que je revendique pour lui l'exclusivité de ce titre, alors qu'il faut
probablement considérer la seconde comme une source du socialisme au moins aussi importante
que les théories expressément collectivistes.
Je ne peux donner de meilleure illustration que la confusion dominante quant au sens de
l'individualisme que le fait que l'on présente couramment Edmund Burke, pour moi l'un des plus
grands représentants de l'individualisme authentique, comme le principal adversaire de
l"'individualisme" de Rousseau, dont il craignait que les théories ne dissolvent rapidement la
communauté "dans la poussière la poudre de l'individualisme". Un autre exemple est que le terme
même d"'individualisme" fut introduit dans la langue anglaise par les traductions de Tocqueville,
un autre des grands représentants de l'individualisme authentique. Il l'utilise dans sa Démocratie
en Amérique pour désigner une attitude qu'il déplore et rejette.
Il n'y a pourtant aucun doute que Burke et Tocqueville sont tous les deux d'accord sur l'essentiel
avec Adam Smith, à qui personne ne disputera le titre d'individualiste, et que l"'individualisme"
auquel ils sont opposés est une chose totalement différent de celui d'Adam Smith.
3. — Quels sont, alors, les caractères essentiels du vrai individualisme ? La première chose qui
doit être dite est qu'il s'agit d'abord d'une théorie sociale : un essai pour comprendre les forces qui
déterminent la vie sociale de l'homme, et ensuite seulement un ensemble de principes politiques
déduits de cette vision de la société. Ce fait devrait en lui-même suffire à refuser le plus sot des
malentendus qui courent à ce sujet : l'idée suivant laquelle l'individualisme postulerait (ou
fonderait ses arguments sur cette hypothèse) l'existence d'individus isolés ou autosuffisants, au
lieu de partir de l'étude de gens dont la nature et le caractère sont déterminés par le fait qu'ils
existent en société. Si cela était vrai, l'individualisme n'aurait vraiment rien à apporter à notre
compréhension de la société. Mais son postulat essentiel est en fait différent, à savoir qu'il n'existe
aucun autre moyen de s'assurer des phénomènes sociaux que de comprendre les actions que les
individus entreprennent vis-à-vis des autres, dans l'idée qu'ils se conduiront d'une certaine façon.
Cet argument s'attaque principalement aux théories proprement collectivistes de la société, qui se
prétendent capables d'appréhender directement des formations sociales comme la société, etc.,
c'est-à-dire comme des entités en soi, qui seraient censées exister indépendamment des individus
qui les composent. L'étape suivante de l'analyse sociale de l'individualisme est dirigée, elle, contre
un pseudo-individualisme rationaliste qui ne conduit pas moins au collectivisme dans la pratique.
Elle consiste à affirmer que nous pouvons découvrir, en examinant les effets combinés des
actions individuelles, que bien des institutions sur lesquelles repose le progrès humain sont
apparues et fonctionnent sans qu'aucun esprit ne les ait connues ni ne les contrôle. Que, suivant
l'expression d'Adam Ferguson, "Les nations se retrouvent face à des institutions qui sont bel et
bien le résultat de l'action des hommes, sans être celui d'un projet humain" et que la collaboration
spontanée des hommes libres engendre souvent des résultats qui dépassent ce que leur cervelle
d'individus pourra jamais entièrement saisir. C'est bien la grande idée de Josiah Tucker et Adam
Smith, d'Adam Ferguson et Edmund Burke, la grande découverte de l'économie politique
classique, qui est devenue la base de notre compréhension, non seulement de la vie économique
mais de la plupart des phénomènes véritablement sociaux.
La différence entre cette vision des choses qui explique la plus grande part de l'ordre visible dans
les affaires humaines, comme le résultat inattendu des actions individuelles, et l'autre vision qui
attribue tout ordre observable à un dessein délibéré, est la première grande différence entre le
véritable individualisme des penseurs britanniques et le prétendu individualisme de l'école
cartésienne. Mais ce n'est là qu'un des aspects de la différence bien plus vaste entre une vision des
choses qui attribue dans les affaires humaines une faible part au rôle de la raison, qui affirme que
l'homme est parvenu là où il en est malgré le fait qu'il n'est que partiellement guidé par la raison,
et que sa raison personnelle est fort limitée et imparfaite, et une vision des choses qui postule que
la Raison (avec un grand R) éclaire toujours parfaitement, avec la même intensité, tous les
humains, que tout progrès de l'homme est le résultat direct de la raison individuelle et qu'il est
donc soumis à son contrôle. On pourrait même dire que la première résulte d'une conscience
aiguë des limites de l'esprit individuel, qui entraîne une attitude d'humilité face aux processus
impersonnels et anonymes de la société, grâce auxquels les gens contribuent à créer des choses
qui dépassent leur entendement, alors que la seconde est le produit d'une croyance excessive dans
les pouvoirs de la raison individuelle, avec le mépris qui en découle pour tout ce qui n'a pas été
consciemment élabore ou ce qu'elle ne peut pas entièrement expliquer.
L'approche antirationaliste qui considère l'homme non comme un être hautement rationnel et
intelligent mais comme une créature bien irrationnelle et bien faillible, dont les erreurs
individuelles ne sont corrigées qu'au sein d'un processus social, et qui cherche à tirer le meilleur
parti d'un matériau fort imparfait, cette approche est probablement le trait le plus caractéristique
de l'individualisme anglais. Son influence dans la pensée britannique me semble principalement
due à la profonde influence de Bernard Mandeville, qui avait été le premier à formuler clairement
cette idée.
Je ne peux mieux illustrer en quelle opposition l"'individualisme" rationaliste ou cartésien se
trouve vis-à-vis de cette pensée qu'en citant un célèbre passage du Discours de la Méthode.
Descartes y affirme qu"'il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs
pièces et faits de la main de divers maîtres qu'en ceux auxquels un seul a travaillé". Il poursuit
ensuite par la suggestion (après avoir cité l'exemple de l'ingénieur tirant ses plans, ce qui est
significatif) que "les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages et ne s'étant civilisés que peu à
peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a
contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, des le commencement qu'ils se sont
assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur...". Pour bien faire
comprendre son argument, Descartes ajoute qu'à son avis "si Sparte a été autrefois très
florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier... mais à cause
que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin".
Il serait intéressant de suivre le développement ultérieur de cet individualisme de contrat social ou
des théories de la "création" des formations sociales, de Descartes à ce qui est encore l'attitude
caractéristique des ingénieurs vis-à-vis des questions sociales, en passant par Rousseau et la
Révolution Française.
Une telle esquisse montrerait comment le rationalisme à la Descartes s'est constamment révélé un
obstacle majeur à la compréhension des phénomènes historiques et prouverait qu'il est largement
responsable de la croyance dans les lois du développement historique et du fatalisme moderne
qu'elle entraîne.
Mais ce dont nous avons à traiter ici, c'est que cette opinion, quoiqu'elle passe aussi pour
"individualiste", s'oppose complètement à l'individualisme authentique sur deux points décisifs. Il
est parfaitement exact que pour le pseudo-individualisme "la croyance dans des formations
sociales spontanées était logiquement impossible pour tout philosophe qui considère l'individu
comme le point de départ et qui l'imagine formant des sociétés par des actes de volonté propre en
s'unissant à d'autres par un contrat en bonne et due forme". Le vrai individualisme, au contraire,
est la seule théorie qui puisse prétendre rendre intelligible l'apparition de formations sociales
spontanées. Si bien que les théories sociales créationnistes mènent nécessairement à la conclusion
qu'on ne peut faire servir les processus sociaux aux fins humaines qu'à condition de les soumettre
au contrôle de la raison humaine individuelle, ce qui conduit directement au socialisme.
Alors que le vrai individualisme est, au contraire, d'avis que si les gens sont laissés libres, ils en
feront souvent plus que ce que la raison humaine individuelle ne serait capable de planifier ou de
prévoir.
Ce contraste entre l'individualisme vrai, antirationaliste et le faux, qui est rationaliste, traverse
toute la pensée sociale. Cependant, parce qu'on a connu ces deux théories sous le même nom, on
a fini par considérer comme essentielles à sa doctrine toutes sortes d'opinions et d'hypothèses
complètement étrangères au vrai individualisme, partiellement à cause des économistes classiques
du dix-neuvième siècle (et particulièrement John Stuart Mill et Herbert Spencer) qui étaient sous
l'influence de la tradition française presque autant que sous l'influence anglaise.
La meilleure illustration de ces erreurs que l'on commet sur l'individualisme d'Adam Smith et de
son groupe est peut-être l'opinion répandue qu'ils auraient inventé ce robot qu'est l'homo
œconomicus, et que leurs conclusions seraient disqualifiées par l'hypothèse d'un comportement
strictement rationnel ou en général, par une fausse psychologie rationaliste. Or, ceux-ci étaient
évidemment bien loin d'imaginer quoi que ce soit de la sorte. Il serait plus proche de la vérité de
dire que pour eux l'homme était par nature paresseux et indolent, imprévoyant et gaspilleur, et
qu'on ne pouvait lui imposer une conduite économique et la prudence dans l'ajustement de ses
moyens à ses fins que sous la pression des circonstances. Mais cela ne serait pas encore rendre
suffisamment justice à la vision réaliste et très complexe qu'ils avaient de la nature humaine.
Comme il est devenu à la mode de se moquer de Smith et de ses contemporains pour leur
psychologie prétendument naïve, je me risquerai à avancer l'opinion que nous avons encore plus
à apprendre sur le comportement des hommes dans Richesse des Nations que de la plupart des
ouvrages modernes qui traitent avec plus de prétention de "psychologie sociale", pour tous les
usages que nous avons à en faire.
Quoi qu'il en soit, la chose dont on ne peut guère douter est que le souci principal d'Adam Smith
était moins ce qu'il peut arriver à l'homme de réussir dans les meilleures dispositions que de lui
donner le moins d'occasions possible de faire le mal quand il est mal disposé. On exagérerait à
peine en disant que le plus grand mérite de l'individualisme qu'il prônait avec ses contemporains,
est d'être un système où les méchants sont le moins à même de faire du mal. C'est un système
social qui n'a pas besoin qu'on lui trouve des hommes vertueux pour le faire marcher, ni que les
gens deviennent meilleurs qu'ils ne le sont aujourd'hui, mais qui les engage avec toute la variété
complexe qui est la leur, parfois bons, parfois méchants, l'un intelligent et l'autre stupide. Ils
visaient à un système où il serait possible d'accorder la liberté à tout le monde, au lieu de la
réserver, comme le voulaient leurs contemporains français, "aux vertueux et aux sages".
Le premier souci des grands auteurs individualistes était bel et bien de trouver un ensemble
d'institutions qui pouvaient inciter les hommes, guidés par leurs choix personnels et poussés par
les motifs ordinaires de leur conduite, à subvenir le plus possible aux besoins des autres. Et leur
découverte fut que c'était le système de la propriété privée qui fournissait de telles incitations, et à
un bien plus grand degré qu'on ne l'avait compris jusque-là. Ils ne prétendaient pas, malgré tout,
que ce système ne pouvait être amélioré dans l'avenir, et encore moins comme une autre des
déformations courantes de leurs arguments voudrait le faire croire, qu'il existerait une "harmonie
naturelle des intérêts" indépendamment des institutions effectives. Ils étaient plus que
simplement conscients du conflit des intérêts individuels et soulignaient la nécessite
d"'institutions bien construites" ou les "règles et les principes de la confrontation des intérêts et
du compromis entre les avantages" réconcilierait les intérêts opposés sans donner à aucun groupe
le pouvoir de faire toujours prévaloir ses opinions et ses intérêts sur ceux des autres.
4. - Il est un domaine de ces hypothèses psychologiques fondamentales qu'il est nécessaire de
considérer un peu plus complètement (une des raisons pour lesquelles tant de gens n'aiment pas
l'individualisme est l'idée suivant laquelle celui-ci approuverait et encouragerait l'égoïsme de
l'homme. Il nous faut examiner ce qu'impliquent les hypothèses posées par lui, car la confusion
qui existe dans ce domaine est causée par une difficulté intellectuelle authentique. Il n'y a bien sûr
aucun doute que c'était l"'amour de soi" ou même les "intérêts égoïstes de l'homme" qui
représentaient, dans le discours des grands auteurs du XVIIIe siècle, le "moteur universel",
attitude morale qui leur semblait largement dominante. Ces termes, cependant, ne signifiaient pas
l'égotisme au sens étroit de l'intérêt exclusif pour les seuls besoins immédiats de sa propre
personne. L'ego "dont les gens étaient censés se préoccuper exclusivement, incluait comme allant
de soi la famille et les amis ; et l'argument serait resté inchangé si cette définition avait inclus tout
ce qui avait effectivement de la valeur pour les gens.
Il est un fait intellectuel indiscutable et bien plus important que cette attitude morale, qu'on
pourrait imaginer de modifier : un fait que personne ne peut espérer changer et qui fournit à lui
seul une base suffisante aux conclusions des philosophes individualistes. C'est la limitation par
nature des informations et des intérêts de l'homme, le fait qu'il ne peut pas connaître plus qu'une
petite fraction de la société et qu'il ne peut, par conséquent, avoir pour raison d'agir que les effets
immédiats de ses actions dans la sphère dont il a connaissance. Du point de vue de leur
importance pour l'organisation sociale, toutes les différences possibles d'attitude morale entre les
hommes ont peu d'importance comparées au fait que tous les détails que l'esprit humain peut
effectivement saisir font partie de ce cercle étroit dont il est le centre. Qu'il soit totalement égoïste
ou le plus parfait des altruistes, les besoins humains dont il peut s'occuper réellement sont une
fraction presque négligeable de ceux de tous les membres de la société. La vraie question n'est
donc pas si l'homme est, ou devrait être guide par des motifs égoïstes mais si nous pouvons
permettre à ses actions de se guider sur les conséquences immédiates qu'il pourrait connaître ou
dont il se soucierait ou s'il doit y avoir quelqu'un d'autre, qui serait censé avoir une
compréhension plus large de l'importance de ces actions pour la société dans son ensemble,
quelqu'un qui l'obligerait à faire ce qui lui semble le mieux.
La tradition chrétienne a établi que l'homme, pour que ses actions aient quelque mérite, doit être
libre de suivre sa propre conscience. A cela, les économistes ont ajouté un argument
supplémentaire : il doit être libre d'utiliser complètement sa propre expérience et son talent, on
doit lui permettre de se guider sur son intérêt pour les choses que lui connaît et qui ont de la
valeur pour lui, s'il doit pouvoir contribuer autant qu'il en est capable aux objectifs communs de
la société. Le problème principal, pour eux, était de faire de ces intérêts limités, qui déterminent
en fait les actions des gens, des incitations efficaces pour les faire le plus possible contribuer
volontairement à des besoins qui se trouvent au-delà de leur champ de vision. Ce que les
économistes ont compris pour la première fois, était que le marché, tel qu'il s'est développé, était
un moyen efficace pour faire participer l'homme à un processus plus complexe et plus étendu
qu'il n'en peut saisir et que c'était "grâce au marché" qu'on pouvait le faire participer "à des buts
qui n'avaient aucune part dans son intention".
Il était presque inévitable que les auteurs classiques se servent d'un langage qui devait
nécessairement conduire à des malentendus en expliquant leur thèse ; cela leur valut la réputation
d'avoir prôné l'égoïsme. Nous en découvrons rapidement la raison si nous essayons de reformuler
l'argument exact en langage simple. Si pour résumer nous disons que les gens sont guides et
doivent être guidés dans leurs actions par leurs intérêts et leurs désirs propres, on déformera
immédiatement ces propos pour leur faire dire que les gens doivent exclusivement s'occuper de
leurs besoins personnels ou de leurs intérêts égoïstes, alors que ce que nous voulons dire est qu'ils
devraient avoir le droit de rechercher tout ce qui leur parait désirable à eux.
Il est une autre formule trompeuse, que l'on utilise pour souligner un point important : c'est la
fameuse supposition selon laquelle chacun est le meilleur juge de ses intérêts. Exprimée sous cette
forme, une telle affirmation n'est ni plausible, ni nécessaire pour arriver aux conclusions de
l'individualisme. Le vrai fondement de cet argument est que personne ne peut savoir qui est le
meilleur juge, et que le seul moyen de le découvrir est de passer par un processus social dans
lequel chacun a le droit d'essayer pour voir ce dont il est capable. L'hypothèse essentielle, là
comme ailleurs, est que les talents et les aptitudes des gens sont infiniment variables, et que par
conséquent chacun ignore la plus grande part de ce que savent tous les autres membres de la
société pris ensemble. En d'autres termes, que la Raison humaine, avec un grand R, n'existe pas
au singulier, comme a l'air de le croire l'approche rationaliste. On doit au contraire la concevoir
comme un processus interpersonnel au cours duquel lequel la contribution de chacun est testée et
corrigée par les autres. Cet argument ne suppose pas que tous les hommes soient égaux quant à
leurs dons et capacités réels, mais seulement que personne n'est qualifié pour formuler un
jugement définitif sur les capacités qu'un autre possède ou qu'on lui permettra d'exercer.
Je pourrais peut-être rappeler que c'est uniquement parce que les hommes sont inégaux que nous
pouvons les traiter également. Si tous les gens étaient complètement égaux par leurs dons et par
leurs goûts, il nous faudrait les traiter différemment pour obtenir une quelconque forme
d'organisation sociale. Ils ne sont pas égaux et c'est heureux : ce n'est que grâce à cela que la
différenciation de rôles n'a pas besoin d'être déterminée par la décision arbitraire de quelque
volonté organisatrice, mais qu'après avoir établi l'égalité formelle des règles s'appliquant à tous de
la même façon, nous pouvons laisser chaque individu trouver son niveau propre.
Il y a toute la différence du monde entre le fait de traiter les gens de façon égale et une tentative
pour les rendre égaux. Tandis que le premier est la condition d'une société libre, la seconde
signifie, comme Tocqueville l'a décrite, une nouvelle forme de la servitude."
5. - Instruit des limites de la connaissance individuelle et sachant que personne, isolé ou en
groupe, ne peut savoir tout ce qui est connu de quelqu'un, l'individualisme en tire dans les faits sa
conclusion principale : il consiste en ce que tout pouvoir coercitif ou exclusif soit strictement
limité. Certes, son opposition ne concerne que l'usage de la Force pour réaliser l'association ou
l'organisation, et non l'association en tant que telle. Bien loin d'être opposée à l'association
volontaire, l'argumentation individualiste repose au contraire sur l'idée que ce qui ne peut être
obtenu que par une gestion planifiée dans l'opinion de certains sera mieux assuré par la
collaboration volontaire, spontanée des individus. Ainsi, l'individualiste conséquent doit-il
s'enthousiasmer pour la coopération volontaire, - partout et dans tous les cas ou elle ne dégénère
pas en contrainte vis-à-vis des autres et ne conduit pas à la prise d'un pouvoir exclusif.
Le vrai individualisme, n'est bien sûr pas l'anarchisme qui n'est qu'un autre produit du pseudoindividualisme rationaliste auquel il est opposé. Il ne nie pas la nécessité d'un pouvoir de
contrainte, mais cherche à le limiter, à le contenir aux domaines ou il est indispensable pour
empêcher la coercition par les autres et pour réduire l'usage total de la force à un minimum. Il est
vrai que les philosophes individualistes ont beau être d'accord en général sur cette formule, il faut
bien reconnaître qu'ils ne donnent pas beaucoup de précisions pour l'appliquer dans des cas
spécifiques. Ni la formule du laissez faire tellement mal comprise et appliquée, ni cette formule
plus ancienne de la "protection de la liberté et de la propriété" ne sont très éclairantes. En fait,
dans la mesure ou elles semblent toutes les deux vouloir dire que nous n'avons qu'à laisser les
choses en l'état, elles peuvent s'avérer pires qu'une absence de réponse. Elles ne nous disent
certainement pas quels sont les domaines ou l'action de l'État est nécessaire et ceux ou elle est
indésirable. Mais si nous devons décider de l'utilité de la philosophie individualiste pour les
questions concrètes, il faut bien que nous sachions si elle permet de décider de ce que l'État doit
faire ou pas.
Les positions centrales de l'individualisme me semblent entraîner dans ce domaine des règles
générales qui sont très généralement applicables. Chacun doit utiliser sa propre information
particulière et ses talents propres pour promouvoir les objectifs qui comptent pour lui, il doit, ce
faisant, contribuer le plus possible à satisfaire des besoins qu'il ne connaît pas : il en découle
évidemment tout d'abord qu'il doit disposer d'un domaine de responsabilités clairement délimité
et ensuite que l'importance relative qu'ont pour lui les différents résultats qu'il pouvait atteindre
doit correspondre à l'importance relative pour les autres des effets de son action les plus lointains
et dont il n'a pas connaissance.
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