Les symptômes cognitivoformes

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Savoir y penser…
Les symptômes cognitivoformes
Quelle place dans la pratique neurologique ?
n Le symptôme cognitivoforme (SCF), formation de l’inconscient (comme le rêve) à partir des
éléments de l’histoire du sujet, repose, de la même façon que le symptôme somatomorphe
(SSM), sur deux éléments principaux : les incohérences ou discordances sémiologiques et la
disproportion entre la plainte (ou le déficit cognitif) et son retentissement.
Une pratique clinique de la neurologie, de la médecine en général, peut être sous-tendue et
par la médecine scientifique et par certains concepts psychanalytiques. Il n’y a là aucune incompatibilité. Bien au contraire, il y a complémentarité entre deux canaux d’écoute, l’un pour la
sémiologie neurologique et l’autre pour le discours du sujet de l’inconscient.
L
a classification du DSM IVTR a abandonné le terme
d’hystérie et distingue les
troubles somatoformes (conversion et somatisation), l’amnésie
dissociative et la personnalité histrionique (1). Le terme de symptôme somatomorphe (SSM) peut
être préféré à celui de trouble somatoforme : “somatoforme” est une
chimère gréco-latine et “trouble”
méconnaît la dimension du sens.
Un certain nombre d’articles
neurologiques anglosaxons a récemment souligné leur fréquence
dans l’exercice neurologique (de
10 à 30 %), l’enjeu médico-économique et le pronostic défavorable
dans le temps, ce d’autant que le
diagnostic a été tardif (2-6). Or le
diagnostic de SSM doit pouvoir
être un “diagnostic positif” et non
plus seulement un diagnostic d’élimination (6, 7).
* CM2R-Unité de Neuropsychologie, CHU de Saint-Etienne.
** Département de Neurologie, CHU d’Angers.
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Catherine Thomas-Antérion* et Frédéric Dubas**
Le cerveau est certes du soma,
mais un soma suffisamment singulier pour que nous proposions
de dénommer les symptômes somatomorphes à expression cognitive (langage, mémoire, attention,
etc.) d’un néologisme : “symptôme
cognitivoforme” (7).
Le cas de Madame “Soulier”1
Madame “Soulier”, 56 ans,
aide-soignante, consulte pour
« 2 plaintes de mémoire ». Elle
oublie « tout ce qui est survenu
avec (ses) enfants : le premier
cela va encore… mais celui qui
a 19 ans, (elle) ne se souvient
de rien et c’est triste ». Depuis
« quelque temps », elle oublie
« au travail et avec (sa) mère.
(Elle) n’est pas triste et n’a pas
de souci ».
L’examen neuropsychologique
étant normal, le médecin lui
pose quelques questions.
1 Le patronyme a été modifié en restant proche du patronyme
du sujet.
Voit-elle souvent sa mère ?
« Tous les jours ; la pauvre
est très isolée ». Alors qu’elle
avait 15 ans et encore 2 frères
très jeunes, sa mère est partie
« sans explication, disparue » :
alors (elle) « a été habiter chez
le père et a servi de maman ».
Il y a 20 ans, enceinte de son
2e fils, elle a recherché sa mère
et l’a « retrouvée ».Mais sa mère
est « une personne exigeante et
personne n’a voulu la voir ! Moi,
j’ai pu parce que je ne lui ai jamais demandé pourquoi elle
était partie ! Moi, je ne cherche
pas à savoir. Je ne pose pas de
questions ».
Le médecin l’interroge sur son
travail. Elle a un poste aménagé
de nuit après « plus de deux ans
d’arrêt de travail, pour des talalgies : les deux pieds horribles
ne me tenaient plus. Cela me
broyait et (sa) mère, la pauvre,
elle ne tenait plus debout aussi :
elle avait les ulcères variqueux
Neurologies • Mars 2012 • vol. 15 • numéro 146
Les symptômes cognitivoformes
et des jambes horribles ». Cela
« a fini par passer » : au bout de
deux ans, « il fallait que je travaille sinon je perdais tout ».
Le médecin l’interroge sur sa
mémoire et lui demande incidemment comment va celle de
sa mère. Depuis quelque temps,
« justement elle se répète beaucoup » et Mme S. demande
alors si on peut « lui expliquer
ce qu’elle a » (sa mère !).
Le neurologue se contente de
l’informer des services d’aide à
la personne et Mme S. ne s’en
froisse pas, bien au contraire,
posant beaucoup de questions
pratiques. Savoir que ces aides
existent est un premier pas et
une réponse à sa question.
Les symptômes
cognitivoformes
Les symptômes cognitivoformes,
comme les symptômes somatomor­
phes, reposent sur deux éléments
principaux, bien connus, que sont :
• d’une part, les incohérences ou
discordances sémiologiques ;
• et, d’autre part, la disproportion
entre la plainte (ou le déficit cognitif ou le signe) et son retentissement.
La situation présente est caractéristique : une plainte suffisamment insolite pour être “entendue” contraste avec un examen
neuropsychologique normal. Parfois, celui-ci peut être perturbé
et, comme dans la situation d’un
symptôme moteur ou sensitif, il
est alors généralement incohérent, voire exagérément perturbé.
S’il est parfois difficile d’exclure un
élément d’amplification, les sujets
sont très différents des simulateurs dont la plainte est revendicatrice et les bilans très hétérogènes.
Neurologies • Mars 2012 • vol. 15 • numéro 146
L’association des SCF et des SSM
est extrêmement fréquente. L’entretien doit les rechercher. Mme S.
a dans son passé un SSM douloureux qui a duré 2 ans.
La résolution des symptômes
SM ou CF survient parfois après
un temps long pendant lequel le
symptôme peut fluctuer, ce qui
conduit alors à revoir les sujets
et à prescrire éventuellement de
nouveaux examens. Concernant la
douleur des talons, la patiente précise que « cela a fini par passer ».
La situation la plus difficile à distinguer des SCF est celle de l’anxiété.
Les sujets anxieux se « plaignent
beaucoup » et ont le plus souvent un
examen neuropsychologique normal. Ils n’ont pas une plainte intrigante, bizarre, insolite. Par ailleurs
ils ont des symptômes anxieux ; les
comorbidités étant fréquentes, cela
ne suffit pas toutefois pour affirmer
le diagnostic. Surtout, leur plainte
est prolixe et détaillée et les sujets
évoquent notamment avoir du mal
à se concentrer, à faire deux choses
à la fois et vivre des trous de mémoire très inquiétants (1).
Les SSM et les SCF, formation de
l’inconscient (comme le rêve), ne
révélant pas (ou pas seulement)
une lésion somatique avec laquelle
ils peuvent entretenir des liens
complexes, se forment surtout à
partir des éléments de l’histoire
du sujet (8). A partir de soubassements liés notamment à l’histoire
de vie, les SSM et SCF saisissent
toute occasion pour se manifester.
Le fait que le sujet énonce un événement personnel douloureux ne
conduit pas pour autant à porter le
diagnostic de SSM ou un SCF. Une
décompensation anxieuse entraînant la survenue de troubles cognitifs au décours d’une difficulté
personnelle est loin d’être rare. Par
contre, l’association d’un symptôme insolite et d’un réseau de
signifiant repéré dans le discours
permet d’évoquer le diagnostic de
SSM ou de SCF.
L’écoute du réseau
de signifiants
Il nous semble possible, sans être
psychanalystes et en exerçant
dans le dispositif scénique et dans
les coordonnées tout à fait habituelles de la médecine dite somaticienne (avec la sémiologie médicale
comme référentiel d’interprétation
des symptômes somatiques et cognitifs), de montrer que la psychanalyse constitue le cadre d’écoute
le plus fécond pour l’approche, en
médecine, des symptômes somatomorphes et cognitivoformes (9).
Nous pensons qu’il est possible de
repérer - au moins dans un certain nombre de cas - un réseau de
signifiants, permettant d’affirmer
le diagnostic sans méconnaître
que le symptôme peut entretenir
des liens avec une lésion/occasion somatique (7). Le recueil de
ces données permet de limiter
les examens, d’inviter le sujet à
construire sa propre lecture (en se
gardant bien de le faire à sa place)
et en le rassurant, en parlant de levée possible du “trouble fonctionnel” (terme ordinairement bien
compris par les sujets qui l’évoquent souvent d’eux-mêmes) ou
au moins d’amélioration. Mme S.
raconte - comme il est fréquent de
le constater - que les talalgies et la
boiterie qui y étaient associées se
sont résolues spontanément.
L’écoute de
la situation
La clinique
Le symptôme est très rapidement
exposé : oubli au travail et avec la
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Savoir y penser…
mère qui justement oublie aussi,
sans l’abondance de détails qu’aurait marqué le discours d’un sujet
anxieux. On note un récit d’amnésie rétrograde dont le caractère
disproportionné et bizarre (oublie
ses enfants et surtout le deuxième)
suggère d’emblée un SCF. L’entretien met en évidence un antécédent
de SSM. Il est impossible en si peu
de temps de connaître la personnalité de la patiente. Dans le temps de
la consultation, elle n’est pas indifférente (10), théâtrale ou anxieuse ;
tout au plus se qualifie-t-elle de rigoureuse dans son travail.
Le réseau de signifiants
Il est aisé de repérer la place que la
mère occupe dans le discours. La
mère a disparu puis a été retrouvée, en ne voulant rien savoir de
son histoire, la mère avec qui elle
oublie. Mme S. a 2 enfants dont elle
n’a pas de souvenirs, surtout son
deuxième enfant, dont elle était
enceinte lorsqu’elle a retrouvé sa
mère. Elle a servi à 15 ans de petite maman au père. Le chiffre 2
scande son discours : 2 plaintes de
mémoire, 2 frères, 2 fils, enceinte
de son deuxième fils, 2 ans de talalgies. Aide-soignante (figure maternelle), elle est reclassée de nuit, ce
qui lui permet de soigner la journée
sa mère. Elle va jusqu’à “épouser”
les symptômes de sa mère : jambes
et pieds horribles. De plus, Mme
S. demande des explications sur la
mémoire de sa mère alors qu’elle
consulte pour sa propre mémoire.
Tous ces éléments suggèrent une
identification imaginaire. Le même
adjectif “horrible” est utilisé pour
qualifier les ulcères variqueux de sa
mère et ses talalgies.
Une proposition
d’interprétation
Dans le discours, nous notons la
place du départ (la confusion des
rôles), l’impossibilité d’envisager
tout ce qui pourrait l’écarter une
deuxième fois de sa mère : s’envisager à son tour comme mère (symboliquement elle oublie les souvenirs
des enfants), avoir un compagnon
(elle est « tout à fait seule depuis
13 ans » précisera-t-elle), exercer un
travail de jour (est reclassée la nuit),
et au point d’avoir pendant 2 ans un
symptôme qui limite les déplacements et la maintient donc auprès
de sa mère. La seule résolution possible de la difficulté psychologique
semble être la fusion. Encore petite fille dévouée à sa maman, il est
possible qu’elle puisse ainsi vouloir
oublier cette période qui a marqué
la fin de son enfance. L’expression
« servi de maman » est énoncée sans
que le médecin ne la relève.
L’accompagnement
thérapeutique
L’objectif n’est pas la disparition
à tout prix de la plainte mnésique
mais on peut encourager Mme S.
à “récupérer”. Le terme de symptômes fonctionnels cognitifs, plus
compréhensible que celui de SCF,
est énoncé. La patiente d’ellemême, traduit : « C’est comme les
pieds ! ». Lorsque Mme S. interroge le médecin sur sa mère, celui-ci suggère la possibilité (mais
pas l’obligation) de s’autoriser une
mise à distance en évoquant « les
services d’aide à la personne ». A
aucun moment Mme S. ne posera
de questions quant au devenir de
sa propre mémoire ou ne fera explicitement de lien entre sa mémoire et celle de se mère. Le médecin ne le fait pas à sa place et juge
inopportun la proposition d’une
psychothérapie. Aucun examen
complémentaire n’est prescrit.
En conclusion
Une approche clinique issue de
la psychanalyse peut conforter le
diagnostic de symptôme somatomorphe (et de SCF) et, surtout, permettre un type d’écoute et d’accompagnement thérapeutique nourris
de sens et pas seulement guidés par
une interprétation de “bon sens” et
par un objectif de disparition ou de
soulagement du symptôme “à tout
prix” (11-13). Une pratique clinique
de la neurologie, de la médecine en
général, peut être sous-tendue et
par la médecine scientifique et par
certains concepts psychanalytiques.
Il n’y a là aucune incompatibilité.
Bien au contraire, il y complémentarité entre deux canaux d’écoute, l’un
pour la sémiologie neurologique et
l’autre pour le discours du sujet de
l’inconscient (7).
n
Mots-clés :
Symptôme cognitivoforme, Troubles
somatomorphes, Inconscient,
­Psychanalyse, Cognition, Anxiété
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Neurologies • Mars 2012
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