SAVOIR Y PENSER…
92Neurologies • Mars 2012 • vol. 15 • numéro 146
La classification du DSM IV-
TR a abandon le terme
d’hystérie et distingue les
troubles somatoformes (conver-
sion et somatisation), l’amnésie
dissociative et la personnalité his-
trionique (1). Le terme de symp-
tôme somatomorphe (SSM) peut
être préféré à celui de trouble so-
matoforme :somatoforme est une
chimère gréco-latine et trouble
méconnaît la dimension du sens.
Un certain nombre d’articles
neurologiques anglosaxons a ré-
cemment souligné leur fréquence
dans l’exercice neurologique (de
10 à 30 %), l’enjeu médico-écono-
mique et le pronostic défavorable
dans le temps, ce d’autant que le
diagnostic a été tardif (2-6). Or le
diagnostic de SSM doit pouvoir
être un “diagnostic positif et non
plus seulement un diagnostic d’éli-
mination (6, 7).
* CM2R-Unité de Neuropsychologie, CHU de Saint-Etienne.
** Département de Neurologie, CHU d’Angers.
1 Le patronyme a été modifié en restant proche du patronyme
du sujet.
Le cerveau est certes du soma,
mais un soma susamment sin-
gulier pour que nous proposions
de dénommer les sympmes so-
matomorphes à expression cogni-
tive (langage, mémoire, attention,
etc.) d’un néologisme : “symptôme
cognitivoforme” (7).
Le cas de Madame “Soulier”1
Madame “Soulier”, 56 ans,
aide-soignante, consulte pour
« 2 plaintes de mémoire ». Elle
oublie « tout ce qui est survenu
avec (ses) enfants : le premier
cela va encore… mais celui qui
a 19 ans, (elle) ne se souvient
de rien et c’est triste ». Depuis
« quelque temps », elle oublie
« au travail et avec (sa) mère.
(Elle) n’est pas triste et n’a pas
de souci ».
L’examen neuropsychologique
étant normal, le médecin lui
pose quelques questions.
Voit-elle souvent sa re ?
« Tous les jours ; la pauvre
est très isolée ». Alors qu’elle
avait 15 ans et encore 2 frères
très jeunes, sa re est partie
« sans explication, disparue » :
alors (elle) « a été habiter chez
le père et a servi de maman ».
Il y a 20 ans, enceinte de son
2e fils, elle a recherché sa re
et l’a « retrouvée ».Mais sa re
est « une personne exigeante et
personne n’a voulu la voir ! Moi,
j’ai pu parce que je ne lui ai ja-
mais demandé pourquoi elle
était partie ! Moi, je ne cherche
pas à savoir. Je ne pose pas de
questions ».
Le médecin l’interroge sur son
travail. Elle a un poste aména
de nuit après « plus de deux ans
d’arrêt de travail, pour des talal-
gies : les deux pieds horribles
ne me tenaient plus. Cela me
broyait et (sa) mère, la pauvre,
elle ne tenait plus debout aussi :
elle avait les ulcères variqueux
Les symptômes cognitivoformes
Quelle place dans la pratique neurologique ?
n
Le symptôme cognitivoforme (SCF), formation de l’inconscient (comme le rêve) à partir des
éléments de l’histoire du sujet, repose, de la même façon que le symptôme somatomorphe
(SSM), sur deux éléments principaux : les incohérences ou discordances sémiologiques et la
disproportion entre la plainte (ou le déficit cognitif) et son retentissement.
Une pratique clinique de la neurologie, de la médecine en général, peut être sous-tendue et
par la médecine scientifique et par certains concepts psychanalytiques. Il n’y a aucune in-
compatibilité. Bien au contraire, il y a complémentarientre deux canaux d’écoute, l’un pour la
sémiologie neurologique et l’autre pour le discours du sujet de l’inconscient.
Catherine Thomas-Antérion* et Frédéric Dubas**
LES SYMPTÔMES COGNITIVOFORMES
Neurologies • Mars 2012 • vol. 15 • numéro 146 93
et des jambes horribles ». Cela
« a fini par passer » : au bout de
deux ans, « il fallait que je tra-
vaille sinon je perdais tout ».
Le médecin l’interroge sur sa
mémoire et lui demande inci-
demment comment va celle de
sa mère. Depuis quelque temps,
« justement elle se répète beau-
coup » et Mme S. demande
alors si on peut « lui expliquer
ce qu’elle a » (sa mère !).
Le neurologue se contente de
l’informer des services d’aide à
la personne et Mme S. ne s’en
froisse pas, bien au contraire,
posant beaucoup de questions
pratiques. Savoir que ces aides
existent est un premier pas et
uneponse à sa question.
LES SYMPTÔMES
COGNITIVOFORMES
Les symptômes cognitivoformes,
comme les symptômes somatomor-
phes, reposent sur deux éléments
principaux, bien connus, que sont :
d’une part, les incohérences ou
discordancesmiologiques ;
et, d’autre part, la disproportion
entre la plainte (ou le déficit co-
gnitif ou le signe) et son retentis-
sement.
La situation présente est carac-
téristique : une plainte susam-
ment insolite pour être “enten-
due contraste avec un examen
neuropsychologique normal. Par-
fois, celui-ci peut être pertur
et, comme dans la situation dun
symptôme moteur ou sensitif, il
est alors généralement incohé-
rent, voire exagérément perturbé.
S’il est parfois dicile dexclure un
élément d’amplification, les sujets
sont très diérents des simula-
teurs dont la plainte est revendica-
trice et les bilans très hétérogènes.
Lassociation des SCF et des SSM
est extrêmement fréquente. L’en-
tretien doit les rechercher. Mme S.
a dans son pasun SSM doulou-
reux qui a duré 2 ans.
La résolution des symptômes
SM ou CF survient parfois après
un temps long pendant lequel le
symptôme peut uctuer, ce qui
conduit alors à revoir les sujets
et à prescrire éventuellement de
nouveaux examens. Concernant la
douleur des talons, la patiente pré-
cise que «cela a fini par passer».
La situation la plus dicile à distin-
guer des SCF est celle de l’anxiété.
Les sujets anxieux se « plaignent
beaucoup » et ont le plus souvent un
examen neuropsychologique nor-
mal. Ils nont pas une plainte intri-
gante, bizarre, insolite. Par ailleurs
ils ont des sympmes anxieux ; les
comorbidités étant fréquentes, cela
ne sut pas toutefois pour armer
le diagnostic. Surtout, leur plainte
est prolixe et détaillée et les sujets
évoquent notamment avoir du mal
à se concentrer, à faire deux choses
à la fois et vivre des trous de mé-
moire très inquiétants (1).
Les SSM et les SCF, formation de
l’inconscient (comme le rêve), ne
révélant pas (ou pas seulement)
une lésion somatique avec laquelle
ils peuvent entretenir des liens
complexes, se forment surtout à
partir des éléments de l’histoire
du sujet (8). A partir de soubasse-
ments liés notamment à l’histoire
de vie, les SSM et SCF saisissent
toute occasion pour se manifester.
Le fait que le sujet énonce un évé-
nement personnel douloureux ne
conduit pas pour autant à porter le
diagnostic de SSM ou un SCF. Une
décompensation anxieuse entraî-
nant la survenue de troubles co-
gnitifs au décours d’une diculté
personnelle est loin d’être rare. Par
contre, l’association d’un symp-
tôme insolite et d’un réseau de
signifiant repéré dans le discours
permet d’évoquer le diagnostic de
SSM ou de SCF.
L’ÉCOUTE DU RÉSEAU
DE SIGNIFIANTS
Il nous semble possible, sans être
psychanalystes et en exerçant
dans le dispositif scénique et dans
les coordonnées tout à fait habi-
tuelles de la decine dite somati-
cienne (avec la miologie dicale
comme férentiel d’interprétation
des sympmes somatiques et co-
gnitifs), de montrer que la psycha-
nalyse constitue le cadre d’écoute
le plus cond pour l’approche, en
decine, des sympmes somato-
morphes et cognitivoformes (9).
Nous pensons qu’il est possible de
repérer - au moins dans un cer-
tain nombre de cas - un réseau de
signifiants, permettant d’armer
le diagnostic sans méconnaître
que le symptôme peut entretenir
des liens avec une lésion/occa-
sion somatique (7). Le recueil de
ces données permet de limiter
les examens, d’inviter le sujet à
construire sa propre lecture (en se
gardant bien de le faire à sa place)
et en le rassurant, en parlant de le-
vée possible du “trouble fonction-
nel (terme ordinairement bien
compris par les sujets qui l’évo-
quent souvent d’eux-mêmes) ou
au moins d’amélioration. Mme S.
raconte - comme il est fréquent de
le constater - que les talalgies et la
boiterie qui y étaient associées se
sont résolues spontanément.
L’ÉCOUTE DE
LA SITUATION
LA CLINIQUE
Le sympme est très rapidement
exposé : oubli au travail et avec la
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SAVOIR Y PENSER…
re qui justement oublie aussi,
sans labondance de détails quau-
rait marq le discours d’un sujet
anxieux. On note un cit d’am-
sie rétrograde dont le caracre
disproportionet bizarre (oublie
ses enfants et surtout le deuxième)
suggère d’emblée un SCF. Lentre-
tien met en évidence un antécédent
de SSM. Il est impossible en si peu
de temps de connaître la personna-
lide la patiente. Dans le temps de
la consultation, elle n’est pas indif-
rente (10), théâtrale ou anxieuse ;
tout au plus se qualifie-t-elle de ri-
goureuse dans son travail.
LE RÉSEAU DE SIGNIFIANTS
Il est aisé de repérer la place que la
re occupe dans le discours. La
re a disparu puis a é retrou-
vée, en ne voulant rien savoir de
son histoire, la mère avec qui elle
oublie. Mme S. a 2 enfants dont elle
n’a pas de souvenirs, surtout son
deuxième enfant, dont elle était
enceinte lorsquelle a retrou sa
re. Elle a servi à 15 ans de pe-
tite maman au père. Le chire 2
scande son discours : 2 plaintes de
moire, 2 frères, 2 fils, enceinte
de son deuxième fils, 2 ans de talal-
gies. Aide-soignante (figure mater-
nelle), elle est reclassée de nuit, ce
qui lui permet de soigner la journée
sa re. Elle va jusquà “épouser”
les symptômes de sa re : jambes
et pieds horribles. De plus, Mme
S. demande des explications sur la
moire de sa mère alors quelle
consulte pour sa propre mémoire.
Tous ces éléments sugrent une
identification imaginaire. Le même
adjectif “horribleest utilisé pour
qualier les ulres variqueux de sa
re et ses talalgies.
UNE PROPOSITION
D’INTERPRÉTATION
Dans le discours, nous notons la
place du départ (la confusion des
rôles), limpossibili d’envisager
tout ce qui pourrait l’écarter une
deuxième fois de sa mère : senvisa-
ger à son tour comme mère (symbo-
liquement elle oublie les souvenirs
des enfants), avoir un compagnon
(elle est « tout à fait seule depuis
13 ans» précisera-t-elle), exercer un
travail de jour (est reclassée la nuit),
et au point d’avoir pendant 2 ans un
symptôme qui limite les place-
ments et la maintient donc auprès
de sare. La seulesolution pos-
sible de la diculté psychologique
semble être la fusion. Encore pe-
tite lle dévouée à sa maman, il est
possible quelle puisse ainsi vouloir
oublier cette période qui a marq
la n de son enfance. Lexpression
«servi de maman »est énoncée sans
que le médecin ne la relève.
L’ACCOMPAGNEMENT
THÉRAPEUTIQUE
Lobjectif n’est pas la disparition
à tout prix de la plainte mnésique
mais on peut encourager Mme S.
à “récupérer”. Le terme de symp-
tômes fonctionnels cognitifs, plus
compréhensible que celui de SCF,
est énoncé. La patiente d’elle-
même, traduit : «C’est comme les
pieds ! ». Lorsque Mme S. inter-
roge le médecin sur sa mère, ce-
lui-ci suggère la possibilité (mais
pas l’obligation) de s’autoriser une
mise à distance en évoquant «les
services d’aide à la personne». A
aucun moment Mme S. ne posera
de questions quant au devenir de
sa propre mémoire ou ne fera ex-
plicitement de lien entre sa mé-
moire et celle de se re. Le de-
cin ne le fait pas à sa place et juge
inopportun la proposition d’une
psychothérapie. Aucun examen
complémentaire n’est prescrit.
EN CONCLUSION
Une approche clinique issue de
la psychanalyse peut conforter le
diagnostic de symptôme somato-
morphe (et de SCF) et, surtout, per-
mettre un type d’écoute et d’accom-
pagnement thérapeutique nourris
de sens et pas seulement guidés par
une interptation de “bon sens et
par un objectif de disparition ou de
soulagement du sympme à tout
prix” (11-13). Une pratique clinique
de la neurologie, de la decine en
ral, peut être sous-tendue et
par la decine scientifique et par
certains concepts psychanalytiques.
Il ny a là aucune incompatibilité.
Bien au contraire, il y compmenta-
rité entre deux canaux découte, lun
pour la miologie neurologique et
lautre pour le discours du sujet de
linconscient (7). n
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BiBliographie
Mots-clés :
Symptôme cognitivoforme, Troubles
somatomorphes, Inconscient,
Psychanalyse, Cognition, Anxiété
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