questions de logique - E_Studium Thomas d`Aquin

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E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN
GILLES PLANTE
QUESTIONS DE LOGIQUE
ILLUSTRATIONS
LORSQUE LUC FERRY «NAVIGUE» EN
COMPAGNIE D’ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
© Gilles Plante
Beauport, 23 août 2002
TABLE
UNE DIVERGENCE DE FOND À TIRER AU CLAIR
1
LE MATÉRIALISME A AUSSI DES CONSÉQUENCES LOGIQUES
2
Si tout est matériel, je le suis aussi.
2
C’est le cerveau qui pense.
4
C’est le cerveau qui me constitue.
5
Tirer toutes les conséquences
6
Qu’en conclure ?
9
IL S’AGIT MOINS D’UN PARTI PRIS QUE D’UN PARI
10
Le noyau d’un humanisme rigoureux
11
Une certaine abolition du principe d’identité
14
Au cœur du problème
16
Une autre conception de l’argumentation
18
Un signe, et même un signe certain
21
Une démonstration par tekmèrion
23
Une démonstration du fait
25
Le problème de fond
30
CONNAÎTRE SCIEMMENT
33
UNE DIVERGENCE DE FOND À TIRER AU CLAIR
«La philosophie n’est pas un long fleuve tranquille, où chacun
viendrait pêcher sa vérité. C’est une mer, où mille vagues s’affrontent, où mille courants s’opposent, se rencontrent, se mêlent parfois, se séparent, se retrouvent, s’opposent à
nouveau... Chacun y navigue comme il peut, et c’est ce qu’on
appelle philosopher.»1 (André Comte-Sponville et Luc Ferry)
Dans leur «livre à deux voix» 2 La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps
Essai, André Comte-Sponville et Luc Ferry disent que, pour eux, «la question principale»
est : «Comment vivre d’une façon plus heureuse, plus sensée, plus libre?» ; et «l’action
est le chemin (...) qui ne vaut que par la pensée qui l’éclaire».3 C’est pourquoi chacun de
ces philosophes «essay[ent] de penser par soi-même et pour tout le monde», mais en se
gardant d’un «risque» : celui de «nous enfermer dans une discussion de spécialistes».4
«C’est pour résister à cette tentation ou à ce danger que nous avons rassemblé un public
délibérément hétérogène : une vingtaine de nos amis, dont plusieurs, certes, sont des
professeurs de philosophie, mais dont beaucoup, au contraire, n’avaient aucune formation philosophique particulière».5
«[L’]essai» se divise en trois «sous-ensembles», dont «la «première partie, la plus fondamentale, peut-être la plus difficile, explicite [leur] opposition quant aux principes : le matérialisme de l’un (qui est un matérialisme non dogmatique) s’oppose à l’idéalisme ou à
l’humanisme de l’autre (qui sont un idéalisme critique et un humanisme non métaphysique). C’est où se joue notre rapport à l’être, à la nature, et à l’humanité»,6 exposent-ils.
Cette «opposition quant aux principes» manifeste ainsi une «divergence de fond (...) [à] tirer autant que faire se peut au clair» sur laquelle ils veulent «[s’]expliquer de façon directe,
avec les arguments qui [leur] paraissent aujourd’hui les plus justes».7
Au sujet du «matérialisme», André Comte-Sponville expose que «le mot se prend en deux
sens, l’un trivial, l’autre philosophique» ; «au sens trivial, c’est ne pas avoir d’idéaux (...)
Mais a-t-on besoin d’une philosophie pour cela?».8, précise-t-il. Pour sa part, Luc Ferry dit
qu’il «laissera de côté [ce] sens ordinaire et péjoratif» 9
En faisant de même, examinons la justesse des «arguments qui [leur] paraissent aujourd’hui les plus justes» au sujet de leur «opposition quant aux principes», et ce, en
commençant par la thèse d’André Comte-Sponville.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, Paris, 1998, Robert Laffont, p. 8
op. cit, p.9
ibidem, p. 7
ibidem, pp. 10-11
ibidem, pp. 10-11
ibidem, p. 11
ibidem, p. 21
ibidem, p. 33
ibidem, p. 21
1
LE MATÉRIALISME A AUSSI DES CONSÉQUENCES LOGIQUES
«Au sens philosophique, le matérialisme est d’abord une ontologie — une théorie de
l’être — ou une conception du monde», écrit André Comte-Sponville, ou une «doctrine qui
affirme qu’il n’y a d’être(s) que matériel(s) : le matérialisme est un monisme physique».10
Le mot «théorie» nous vient du verbe grec «theorein», qui signifie : voir. Le philosophe
matérialiste voit que le tout de l’être est matière. «À ce titre, poursuit André Comte-Sponville, [le matérialisme] se définit surtout par ce qu’il exclut : être matérialiste, c’est penser
qu’il n’existe ni monde intelligible, ni Dieu transcendant, ni âme immatérielle».11 Le feu
n’est «surtout» pas de l’eau, ce qui n’est certes pas une définition du feu. C’est pourquoi
nous en resterons à l’affirmation de ce qu’est le matérialisme «au sens philosophique» :
1. une «ontologie — une théorie de l’être — ou une conception du monde», ou
2. une «doctrine qui affirme qu’il n’y a d’être(s) que matériel(s)».
Observons immédiatement qu’une «théorie de l’être» n’est pas «l’être» lui-même, sans
quoi le mot «théorie» dans «théorie de l’être» n’ajoute rien aux mots «l’être». De même,
une «conception du monde» porte sur le «monde», là où se trouve le tout de l’être. Alors
où se trouve la «conception» ? À cette question, André Comte-Sponville répond que «c’est
le cerveau qui pense» et qui «produit la conscience que j’en prends», ce dont il convient
de «tirer toutes les conséquences», ce qu’il exprime comme suit :
C’est où le matérialisme contemporain rencontre la biologie, et spécialement la neurobiologie. Être matérialiste, pour les modernes, c’est d’abord reconnaître que c’est le cerveau qui
pense, et en tirer toutes les conséquences. (...) Ni transcendance, ni transcendantal : si
tout est matériel, je le suis aussi. (...) Comment commanderais-je à mon cerveau, puisque
c’est lui qui me constitue? Il se commande donc lui-même — c’est “un système auto-organisateur ouvert” — il en prend plus ou moins conscience (ou il produit la conscience que j’en
prends), et c’est ce qu’on appelle un sujet.12
Si tout est matériel, je le suis aussi.
Considérons le carré logique suivant :
A. Tout de l'être est matériel.
E. Rien de l'être n'est matériel.
I. Quelque partie de l'être...
...est matérielle.
O. Quelque partie de l'être...
...n'est pas matérielle.
La proposition universelle affirmative (A) est l’expression du «monisme physique» qu’André Comte-Sponville met de l’avant. Elle est la contradictoire de la proposition particulière
négative qui est en (O) : «Non-tout de l’être est matériel.», ou encore «Quelque partie de
10
11
12
ibidem, p. 33
ibidem, p. 33
ibidem, pp. 33, 35, 36
2
l’être n’est pas matérielle.» La proposition universelle négative qui se trouve en (E) est la
contradictoire de la proposition particulière affirmative en (I) : «Non-rien de l’être n’est
matériel.», ou encore «Quelque partie de l’être est matérielle.»
Lorsqu’André Comte-Sponville écrit : «Si tout est matériel, je le suis aussi.», il se situe luimême comme une partie d’un «tout», celui qui «est matériel», ce qu’exprime la proposition affirmative particulière : «I. Quelque partie de l’être est matérielle.» Ce tout est celui de
la nature, telle que comprise selon le «monisme physique» qu’exprime la proposition (A).
Mais l’énoncé d’André Comte-Sponville est une proposition suspendue à un «si» : «Si tout
est matériel, je le suis aussi.» Il s’ensuit que la proposition conditionnelle peut s’écrire
ainsi : «Si toute la nature est matérielle (monisme physique), le tout de l’homme est matériel.» Cette dernière proposition introduit un modus ponens :
Si toute la nature est matérielle (monisme physique), le tout de l’homme est matériel.
Toute la nature est matérielle.
Le tout de l’homme est matériel.
C’est ainsi qu’une «remarque peut être généralisée» , prétend André Comte-Sponville :
La remarque peut être généralisée. La matière ne vit pas : cela ne veut pas dire que la vie
ne soit rien, ni qu’elle ne soit qu’une illusion. La matière ne pense pas : cela ne nous empêche pas de penser, ni de la connaître. Bref, le supérieur vient de l’inférieur (...), mais s’en
distingue effectivement (...). 13
«Comment survivrais-je à mon cerveau, si c’est lui qui me fait vivre ?»,14 ajoute-t-il par ailleurs, en nous signifiant par là qu’il vit. Alors considérons deux prémisses que nous donne ainsi André Comte-Sponville, ce qui demande un syllogisme en Festino :
La matière ne vit pas.
Quelque partie de la nature (André Comte-Sponville) vit.
La seule conclusion logique que nous pouvons en tirer est :
Quelque partie de la nature (André Comte-Sponville) n’est pas matière.
«Tout peut être réduit, en droit, à la physique», prétend André Comte-Sponville, mais «la
biologie, la psychologie, la sociologie, etc., ont aussi leur pertinence, qu’on ne saurait dissoudre, en fait, dans la physique»15 ; car «cela ne vaut que tendanciellement (c’est un idéal
régulateur) et ne saurait autoriser à confondre des niveaux ou des ordres qui demeurent
différents et ne peuvent être connus, dans leur spécificité ou leur autonomie relative, que
séparément».16
La «remarque (...) généralisée» d’André Comte-Sponville n’en coule pas moins à pic
dans «une mer, où mille vagues s’affrontent», non pas parce que «mille courants s’opposent», mais parce qu’elle se heurte à ce modus tollens, qui s’impose logiquement :
13
14
15
16
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
p.
p.
p.
p.
45
36
45
45
3
Si toute la nature est matérielle, le tout de l’homme est matériel.
Quelque partie de la nature (A. Comte-Sponville) n’est pas matérielle. (conclusion du Festino)
Donc quelque partie de la nature (l’homme A. Comte-Sponville) n’est pas matérielle.
C’est le cerveau qui pense.
Tout chanteur chante. Par exemple, un oiseau chante, ce pourquoi il est un chanteur. Bien
sûr, il ne chante pas une partition de Rigoletto ; mais il forme avec sa voix des sons musicaux, ce qu’est chanter, selon la signification que le Petit Robert donne à ce mot. À titre de
chanteur, il ne peut pas voler. C’est à titre d’animal ailé qu’il peut voler. L’homme n’est pas
ailé ; c’est pourquoi il n’est pas un oiseau. Mais il peut chanter ; et alors, c’est à titre de
chanteur qu’il chante.
En est-il ainsi pour «le cerveau qui pense» ? Le cerveau dont André Comte-Sponville parle
est celui qui se trouve dans le crâne de l’homme. Mais, à titre d’organe du système nerveux central, il s’en trouve dans d’autres crânes que celui de l’homme.
À cet égard, André Comte-Sponville répond que «l’émergence» du cerveau humain arrive
«à tel ou tel niveau de complexité et dans telle situation», comme «un phénomène nouveau et unique (avec sa rationalité propre), que le niveau inférieur produit, sans doute,
mais n’annule pas».17 Notons le «sans doute» ; nous y reviendrons. En en faisant abstraction pour le moment, qu’exprime alors la position : «Le niveau inférieur produit» «un phénomène nouveau et unique» qu’il «n’annule pas» ?
Ce qui est inférieur n’est pas au même «niveau» que ce qui est supérieur, sans quoi il
n’est pas ce qu’il est : l’inférieur d’un supérieur. Si «le niveau inférieur produit» «un phénomène nouveau et unique» à un «niveau» supérieur, c’est qu’il en est capable, sans
quoi il ne le produirait pas. Alors en quoi le «niveau inférieur» est-il précisément
«inférieur» ?
André Comte-Sponville répond : «Bref, le supérieur vient de l’inférieur (...), mais s’en distingue effectivement (...).» 18 Il est bien évident que le supérieur «se distingue» de l’inférieur, mais la question est plutôt de savoir s’il «s’en distingue effectivement», à titre d’effet
«produit» par l’inférieur dont il «vient». Or «la matière organique obéit aux mêmes lois que
la matière inorganique», 19 selon André Comte-Sponville. Alors pourquoi l’inorganique
n’est-il pas organique, et l’organique, inorganique ?
«Philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait, dit André Comte-Sponville : c’est ce
que le scientiste oublie, qui prend les sciences pour une philosophie, et c’est ce que le
positiviste récuse, à qui les sciences suffisent. Le matérialisme n’existe, comme philosophie, qu’à la condition de se garder de ces deux travers».20 Soit ! Mais «la matière ne pense pas : cela ne nous empêche pas de penser, ni de la connaître», soutient-il dans «la remarque peut être généralisée» que nous avons citée plus haut.
17
18
19
20
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
p. 45
p. 45
p. 33
pp. 34-35
4
Alors situons les deux prémisses que nous propose André Comte-Sponville et tirons la
conclusion qui logiquement s’impose, ce qui demande un syllogisme en Festino :
La matière ne pense pas.
Quelque cerveau (celui d’André Comte-Sponville) pense.
Quelque cerveau (celui d’André Comte-Sponville) n’est pas matière.
Si «c’est le cerveau qui pense», la «doctrine qui affirme qu’il n’y a d’être(s) que
matériel(s)» provient de lui. La conclusion de ce Festino aussi, puisqu’André ComteSponville s’exclame : «Que la logique s’impose au cerveau sain, certes».21
Dès lors, son «matérialisme n’existe, comme philosophie, qu’à la condition de se garder
[d’un nouveau] travers». Voyons ce qu’il en dit.
C’est le cerveau qui me constitue.
Le cerveau est un «système auto-organisateur ouvert» qui «me constitue»,22 écrit André
Comte-Sponville. Il ne peut qu’en être de même pour tout homme individuel. Et chacun de
ces cerveaux humains ressemble aux autres, puisque «l’humanité est une espèce, (...),
un ensemble d’individus». 23 N’avons-nous pas «pour l’essentiel le même corps, le même
cerveau, la même raison»,24 ajoute-t-il ?
Ainsi, chacun de ces individus peut-il se poser la question suivante : «Comment commanderais-je à “mon” cerveau, puisque c’est lui qui “me” constitue ?»25 Il s’ensuit que
chacun de ces cerveaux «prend plus ou moins conscience» qu’il est «un système autoorganisateur ouvert» et qu’il «produit la conscience que [le] “je” [pertinent] en prends», en
prenant conscience d’être «un système auto-organisateur ouvert». Et il s’ensuit aussi que
le «je» [pertinent] mérite alors «qu’on [l’]appelle un sujet». Tout «sujet» est «un [tel] système auto-organisateur ouvert» qui «produit la conscience que je [le «je» pertinent] en
prends».
Le cerveau, en plus d’être la «masse nerveuse contenue dans le crâne de l’homme», est
aussi «le siège de la vie psychique et des facultés intellectuelles», si on s’en tient à la signification que le Petit Robert donne du mot. Or un gouvernement ne se réduit pas au siège du gouvernement, à moins de donner dans un réductionnisme que Luc Ferry relève.
«Réductionnisme ? Là encore c’est une question de définition», 26 lui répond André ComteSponville. «Ce qui a rendu le matérialisme, tout au long de son histoire, solidaire du rationalisme, de l’esprit scientifique, des Lumières, bref, de tout ce qui combattait les superstitions», «est aussi ce qui le pousse, presque inévitablement, vers le réductionnisme»,27
ajoute-t-il.
21
22
23
24
25
26
27
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
ibidem,
p.
p.
p.
p.
p.
p.
p.
38
36
44
40
36
44
34
5
André Comte-Sponville estime pouvoir résoudre la «question de définition» par celle du
mot «physique» : «Si l’on appelle physique la connaissance de la nature ou de la matière,
le matérialisme est un physicalisme ontologique : rien n’existe qui ne soit matière ou produit de la matière, rien n’existe qui ne soit, en droit, connaissable par la physique ou réductible, en dernière instance, à des processus qui le sont».28 Si «rien n’existe qui ne soit
matière», alors faut-il en conclure que :
1. quelque partie de la nature (A. C.-S.), [qui] n’est pas matérielle, n’existe pas, et que
2. quelque cerveau (celui d’A. C.-S.), [qui] n’est pas matière, n’existe pas ?
Tirer toutes les conséquences
«Être matérialiste, pour les modernes, c’est d’abord reconnaître que c’est le cerveau qui
pense, et en tirer toutes les conséquences», énonce André Comte-Sponville comme nous
l’avons lu haut. Et «le matérialisme a aussi des conséquences logiques, qui sont moins
souvent perçues» 29 ajoute-t-il, ce qui ne peut que retenir notre attention, compte tenu de ce
que nous venons de voir. Car il écrit : «Que la logique s’impose au cerveau sain, certes».30
Il est donc certain que la logique s’impose au cerveau sain. Mais, ajoute-t-il :
1. «quel crédit accorder à ce que pense mon cerveau, s’il n’est de crédit que par lui?»,31
d’une part ;
2. et «qu’est-ce qui m’autorise à affirmer que cette logique, qui est celle de la raison humaine, soit celle aussi de la nature, de la matière, de l’être ?»32, d’autre part.
À la seconde question, il répond : «C’est pourtant ce qu’on peut penser (puisque le cerveau fait partie de la nature, il n’est pas inconcevable qu’il en reflète les lois), ce que je
crois en effet (c’est ce qui me distingue des sceptiques)».33
Nous sommes manifestement devant un paralogisme «tenant à la division et à la composition».34 «Un processus biologique quelconque est soumis à des causes, non à des
raisons»,35 écrit André Comte-Sponville, ce qui est une division des «raisons», relevant de
la «raison humaine», et du «processus biologique», pertinent au «cerveau». Mais,
«puisque le cerveau fait partie de la nature, il n’est pas inconcevable qu’il en reflète les
lois», ce qui est une composition.
André Comte-Sponville en fait un énoncé exprès lorsqu’il pose le problème du vrai et du
faux, comme suit : «Cela n’empêche pas certes, qu’une idée pensée par le cerveau puisse aussi être vraie (conforme non seulement au cerveau qui la pense, mais au réel qu’il
28
ibidem, p. 34
ibidem, p. 37
30
ibidem, p. 38
31
ibidem, p. 37
32
ibidem, p. 38
33
ibidem, p. 38 ; les caractères mis en italique sont de nous.
34
Aristote, Réfutations sophistiques, 20, 177a 33
35
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 37 ; les caractères en italique sont
de nous.
29
6
pense)».36 Saisissons-le à l’aide d’un exemple. Considérons que le «cerveau sain» d’un
neurologue «produit» «une idée pensée» à propos du «cerveau sain».
1. Eu égard à la conformité d’une «idée pensée» «au réel qu’il pense», le «cerveau sain»
de ce neurologue pense au «cerveau sain», non seulement au sien. Cette «idée pensée» du «cerveau sain» n’est pas son propre cerveau, sans quoi son cerveau serait
cette pensée même, et il n’aurait pas à la «produire».
2. Dès lors, cette «idée pensée» ne pourrait pas ne pas être «conforme (...) au cerveau
qui la pense», d’une part, et elle ne pourrait pas être fausse, d’autre part.
3. «Quelle différence y a-t-il, d’un point de vue neurobiologique, entre une idée vraie et
une idée fausse ?»,37 demande André Comte-Sponville. En ce qui concerne le vrai et le
faux, le paralogisme est résolu par une division de la raison, qui est soumise à des
«raisons», et du cerveau, qui est un «processus biologique».
4. L’idée pensée par «la raison» d’un neurobiologiste est vraie si elle est «conforme (...)
au réel», sinon elle est fausse.
André Comte-Sponville en fait encore un énoncé exprès lorsqu’il pose le problème de la
certitude et du doute, comme suit : «Cela n’empêche pas certes, qu’une idée pensée par
le cerveau puisse aussi être vraie (conforme non seulement au cerveau qui la pense,
mais au réel qu’il pense)».38 Saisissons-le à l’aide du même exemple :
1. Eu égard à la conformité d’une «idée pensée» «au cerveau qui la pense», André
Comte-Sponville soutient que ce «cerveau» ne peut pas en être «absolument certain»
«puisque cette certitude ne serait elle-même, par hypothèse, qu’un certain état neuronal», et que «cela interdit d’en être absolument certain».39
2. «Qu’un cerveau soit certain de quelque chose, cela ne saurait prouver qu’il a raison de
l’être», 40 ajoute-t-il. Or «un certain état neuronal» est un «processus biologique (...)
soumis à des causes, et non à des raisons», ce qui est une division des «raisons», relevant de la «raison humaine», et du «processus biologique», pertinent au «cerveau».
3. En ce qui concerne la certitude, le paralogisme est encore résolu par une division de la
raison et du cerveau. Pour être certain qu’une «idée pensée» est vraie, ou qu’elle est
fausse, il faut une démonstration, car la certitude provient de la démonstration, et la démonstration provient de la «raison humaine» puisqu’elle énonce «des raisons».
Dans la veine de son paralogisme, André Comte-Sponville écrit ensuite :
Que toute pensée soit l’effet d’un certain processus neuronal, qu’elle soit donc impossible
à vérifier absolument (puisque toute vérification ne pourrait être qu’un autre processus
neuronal, qui devrait être lui-même vérifié, et ainsi à l’infini), cela ne prouve évidemment
36
37
38
39
40
op. cit., p. 37 ; les caractères en italique sont de nous.
ibidem, p. 37
ibidem, p. 37 ; les caractères en italique sont de nous.
ibidem, p. 37
ibidem, p. 37 ; les caractères en italique sont de nous.
7
pas qu’elle soit fausse (ce pourquoi le matérialisme peut être un rationalisme au sens faible : comme pensée d’une vérité possible), ni même qu’on puisse penser autrement (ce qui
peut déboucher sur un rationalisme au sens fort : comme pensée d’une vérité nécessaire);
mais cela nous interdit d’ériger cette vérité possible en certitude ou cette nécessité en
absolu.(...)41
La proposition : «Toute pensée [est] l’effet d’un certain processus neuronal.» est
«impossible à vérifier absolument», dit André Comte-Sponville, pour cause de régression
«à l’infini». C’est «pourquoi le matérialisme [ne] peut [pas] être un rationalisme au sens
faible : comme pensée d’une vérité possible», contrairement à ce qu’il prétend, ce qu’on
démontre en toute certitude comme suit :
«Puisqu’en effet le contingent n’est pas nécessaire, et que le non-nécessaire peut ne pas
être, il est clair que s’il est contingent que A appartienne à B, il est contingent aussi qu’il ne
lui appartienne pas ; et s’il est contingent que A appartienne à tout B, il est contingent
aussi qu’il n’appartienne pas à tout B. Il en est de même pour les particulières affirmatives,
car la démonstration est identique».42
A. Il est nécessaire que...soit...
E. Il est impossible que... soit...
Il est nécessaire que... ne soit pas
I. Il est possible que... soit...
Il n'est pas impossible que... ne soit pas...
O. Il est contingent que... ne soit pas
Il n'est pas nécessaire que... soit...
Il est ainsi logiquement exclu «qu’on puisse penser autrement» à propos du
«rationalisme faible». Et la régression «à l’infini» ne «peut [pas plus] déboucher sur un
rationalisme au sens fort : comme pensée d’une vérité nécessaire».
André Comte-Sponville écrit encore : «Le neurobiologisme débouche sur les mêmes apories que le psychologisme selon Husserl : si toute pensée est neurobiologiquement déterminée, toute pensée est douteuse, y compris la neurobiologie. Mais cela ne réfute pas
plus la neurobiologie que la psychologie».43 Sauf que le «neurobiologisme» s’en sort mal.
Rappelons à cet égard que nous avions annoncé un retour sur le «sans doute» lorsque,
plus haut, nous avons pris en considération que «l’émergence» du cerveau humain comme «un phénomène nouveau et unique (...), que le niveau inférieur produit, sans doute,
mais n’annule pas».44
Ce moment est venu. Ce «phénomène nouveau et unique (...), que le niveau inférieur produit, sans doute», voici maintenant qu’il faut en douter : «Si c’est le cerveau qui pense, tout
est douteux, y compris que ce soit le cerveau qui pense. À la gloire de l’idéalisme? Non
pas (...). À la gloire plutôt, et comme disait Pascal, du pyrrhonisme».45
41
42
43
44
45
ibidem, p. 37
Aristote, Premiers analytiques, I, 13, 32a 35-40
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 37
op. cit., p. 45 ; les caractères mis en italique sont de nous.
ibidem, p. 37 ; les caractères mis en italique sont de nous.
8
Qu’en conclure ?
«Un matérialisme dogmatique est toujours contradictoire», écrit André Comte-Sponville,
«mais tout matérialiste rigoureux doit assumer une part de scepticisme», ce pourquoi il
conclut : «Matérialisme non dogmatique, donc, et c’est le seul qui soit cohérent.(...)».46
Prenons le mot «cohérence» au sens de : absence de contradiction (Petit Robert). Ce syllogisme en Cesare situe la division entre le matérialisme dogmatique et le matérialisme
non dogmatique :
Aucun matérialisme dogmatique n’est cohérent.
Tout matérialisme non dogmatique est cohérent.
Aucun matérialisme non dogmatique n’est un matérialisme dogmatique.
Comme nous venons de le voir, le matérialisme «au sens philosophique» d’André
Comte-Sponville est farci de contradictions. Ce syllogisme en Festino le situe :
Aucun matérialisme non dogmatique ne manque de cohérence.
Quelque matérialisme (celui qu’expose A. Comte-Sponville) manque de cohérence.
Quelque matérialisme (celui qu’expose A. Comte-Sponville) n’est pas un matérialisme non
dogmatique.
Mais acceptons que, malgré les contradictions manifestes qu’il contient, le matérialisme
du «matérialiste rigoureux» André Comte-Sponville est «non dogmatique». Alors ce syllogisme en Bocardo s’impose :
Quelque matérialisme non dogmatique (qu’expose A. Comte-Sponville) n’est pas sans contradiction.
Tout matérialisme non dogmatique est cohérent. (dit par ailleurs A.Comte-Sponville)
Quelque cohérence n’est pas sans contradiction.
Disons-le nettement : en prenant le mot «rigueur» au sens de logique inflexible (Petit
Robert), les conclusions rigoureusement acquises de ces trois syllogismes jettent, sur le
matérialisme qu’expose André Comte-Sponville, un éclairage qui ne fait aucune part au
scepticisme : il est réduit à l’absurde de part en part.
Mais peut-être sommes-nous trop sévère. Comme nous l’avons lu au début, André
Comte-Sponville a voulu «essayer de penser par soi-même et pour tout le monde», tout
en évitant de «[s’]enfermer dans une discussion de spécialistes». Dans cette perspective,
la vulgarisation qu’il livre de la «doctrine qui affirme qu’il n’y a d’être(s) que matériel(s)»
nous la fait peut-être paraître triviale, mais en cette autre acception que le Petit Robert
qualifie de «vieillie ou littéraire» : qui est devenue ordinaire, plate et commune.
Rappelons-nous qu’André Comte-Sponville et Luc Ferry prétendent qu’une «divergence
de fond» les opposent «quant aux principes» et qu’elle est «[à] tirer (...) au clair». Maintenant que le voile de la vulgarisation est retiré, notre examen doit se poursuivre et se rendre
jusqu’au «fond». «Mais a-t-on besoin d’une philosophie pour cela ?». Écoutons ce que
l’autre «voix», celle de Luc Ferry, répond à cette interrogation.
46
ibidem, pp. 38-39
9
IL S’AGIT MOINS D’UN PARTI PRIS QUE D’UN PARI
Alors que Luc Ferry «plaide pour un “humanisme de l’homme-Dieu”», il présente le matérialisme «au sens philosophique» comme suit :
Au sens philosophique (on laissera ici de côté le sens ordinaire et péjoratif), on doit entendre par matérialisme la position qui consiste à postuler que la vie de l’esprit est tout à la fois
produite et déterminée par la matière, en quelque acception qu’on la prenne. (...) Par rapport à la matière, donc, il n’est pas d’autonomie véritable, absolue, du monde de l’esprit ou,
si l’on veut, pas de transcendance réelle, mais seulement une illusion d’autonomie. Constance du discours matérialiste la critique de la religion, bien sûr, mais aussi de toute philosophie qui postule une transcendance réelle de la vérité des idées ou des valeurs morales
et culturelles. (...)
Même s’il prend en compte la complexité des facteurs qui entrent en jeu dans la production
des idées et des valeurs, le matérialisme doit donc assumer ses deux traits caractéristiques
fondamentaux: le réductionnisme et le déterminisme.
— Tout matérialisme est, en effet, à un moment ou à un autre, un «réductionnisme», comme André le concède d’ailleurs avec une rigueur qui tranche sur la pusillanimité ambiante
(...).
— Tout matérialisme est aussi un déterminisme en ce sens qu’il prétend montrer comment
les idées et les valeurs dont nous croyons pouvoir disposer librement, comme si nous pouvions sinon les créer, du moins les choisir, s’imposent en vérité à nous selon des mécanismes inconscients que le travail de l’intellectuel consiste justement à mettre au jour.47
«La position [du matérialisme] (...) consiste à postuler que la vie de l’esprit est tout à la
fois produite et déterminée par la matière, en quelque acception qu’on la prenne», alors
que «l’humanisme» de Luc Ferry «postule une transcendance réelle de la vérité des idées
ou des valeurs morales et culturelles», selon ce que nous venons de lire. Donc, de part et
d’autre, on postule, et ce, au niveau des «principes». Pourquoi ?
C’est que «le matérialisme n’est qu’une hypothèse philosophique», répond Luc Ferry, et
qu’il «faut le dire haut et fort : cette thèse est, au sens propre, irréfutable, et, parce que irréfutable, essentiellement non scientifique».48 Est «irréfutable», selon le Petit Robert, «ce
qui ne peut être réfuté». Si une thèse est irréfutable, aucune objection ne peut donc lui être
opposée. Pourtant, Luc Ferry soulève «quatre objections contre le matérialisme»,49 et ce,
dans cet ordre :
1. l’objection «morale» ;
2. la dissolution du moi ou la «contradiction performative» ;
3. le «cercle herméneutique» ;
4. la non-falsifiabilité du matérialisme.
La seconde et la troisième, qui recoupent les moyens de discussion que notre examen de
47
48
49
ibidem, pp. 21-22
ibidem, p. 28
ibidem, p. 25
10
la thèse d’André Comte-Sponville a mis en œuvre, demeurent sur le seuil que leur impose
leur limite : elles ne se rendent pas jusqu’au «fond». Pour ce faire, il est d’abord requis de
découvrir si le matérialisme est réfutable ou non. S’il l’est, il convient ensuite de voir si
«l’objection “morale”» y parvient, et ce, selon la logique de l’objection :
L’objection est une prémisse contraire à une prémisse. (...) — L’objection se présente de
deux façons, et au moyen de deux figures : de deux façons, parce que toute objection est
soit universelle, soit particulière ; par deux figures, parce que les objections se présentent
comme opposées à la prémisse, et que les opposées peuvent être seulement prouvées
dans la première et la troisième figure. — Quand l’adversaire, en effet, soutient une universelle affirmative, nous répliquons par une universelle négative ou une particulière négative : de ces propositions, l’universelle négative est conclue par la première figure, et la particulière négative par la dernière.50
Dans la «divergence de fond» qui nous occupe, «l’adversaire (...) soutient une universelle
affirmative», à titre de prémisse : «Le tout de l’être est matériel.». Et il s’agit de découvrir si
le matériau fourni par Luc Ferry dans son «objection “morale”» est rigoureusement formulable dans un Celarent, un syllogisme de la première figure dans lequel cette objection
peut alors être démontrée.
Le noyau d’un humanisme rigoureux
«Il est, en effet, par définition impossible de réfuter l’hypothèse du déterminisme matérialiste : comment pourrais-je être sûr que tel ou tel de mes actes n’a pas été déterminé de
façon inconsciente par mes gènes ou par mon histoire puisque, justement, cette détermination qui peut être inconsciente m’échappe par essence?»,51 prétend Luc Ferry, avec un
«par essence» qui renvoie à «par définition», la «définition» qui signifie ce qu’est
«l’inconscient» « par essence».
Observons comment il pose le problème à propos duquel il ne peut pas être «sûr» : «Tel
ou tel de mes actes est-il déterminé de façon inconsciente par mes gènes ou par mon
histoire ou non ?» Posons-le à l’aide du carré logique pertinent :
A. Tout acte du moi est déterminé
de façon inconsciente...
E. Aucun acte du moi n'est déterminé
de façon inconsciente...
I. Quelqu'acte du moi est déterminé...
de façon inconsciente...
O. Quelqu'acte du moi n'est pas
déterminé de façon inconsciente...
La proposition universelle affirmative (A) exprime le «déterminisme matérialiste» : «Tout
acte du moi est déterminé de façon inconsciente par mes gènes ou par mon histoire». La
proposition universelle négative (E) exprime l’indéterminisme matérialiste : «Aucun acte
du moi n’est déterminé de façon inconsciente par mes gènes ou par mon histoire». Par
exemple, prenons l’acte d’écrire : un «acte du moi» se saisit d’une plume et écrit sur un
feuillet de papier. Soit que l’écriture est toute déterminée par le «déterminisme matérialis50
51
Aristote, Premiers analytiques, II, 26, 69a 36 69b 5
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 28
11
te» du moi (A) ; soit qu’elle n’est en rien déterminée par le «déterminisme matérialiste»
du moi (E). Selon la problématique du vrai et du faux qu’expose le carré logique, les propositions (A) et (E) sont des contraires : comme elles s’opposent dans le vrai, il est exclu
que l’une et l’autre soient vraies ; si l’une est vraie, l’autre est fausse, et si l’une est fausse,
l’autre est vraie. Mais il n’est pas exclu que l’une et l’autre soient simultanément fausses.
Selon la même problématique, la proposition particulière affirmative (I) et la proposition
particulière négative (O) sont des sous-contraires. Dans l’exemple de l’acte d’écrire, on
distingue alors deux parties dans le tout de l’acte d’écrire : l’une, inconsciente, assure le
parcours de la plume sur le papier (I), et l’autre, qui n’est pas inconsciente et qui pense à
ce que j’écris sur le papier (O). Deux propositions sous-contraires s’opposent dans le
faux, car il est exclu que l’une et l’autre soient fausses ; si l’une est fausse, l’autre est vraie,
mais elles peuvent être simultanément vraies, si bien que la connaissance que l’une est
vraie ne suffit pas pour conclure à la fausseté de l’autre. Si les deux sous-contraires sont
vraies, alors les propositions en (A) et en (E) sont l’une et l’autre fausses.
Toujours selon la problématique du vrai et du faux qu’expose un carré logique, les propositions en (A) et en (O) sont des contradictoires. Luc Ferry soutient la proposition particulière négative (O), dont il n’est pas «sûr» qu’elle soit vraie : «Quelqu’acte du moi n’est pas
déterminé par mes gènes ou par mon histoire». André Comte-Sponville, la proposition
universelle affirmative en (A). Il est exclu que l’une et l’autre soient vraies et que l’une et
l’autre soient fausses : bref, il est certain que, si l’une est vraie, l’autre est fausse, ou que
si l’une est fausse, l’autre est vraie. Si la proposition particulière négative (O) :
«Quelqu’acte de moi n’est pas déterminée par mes gènes ou par mon histoire» est vraie,
la proposition universelle affirmative (A), qui exprime le «déterminisme matérialiste», est
fausse. Et il n’est pas exclu pour autant que la proposition particulière affirmative (I) soit
vraie : «Quelqu’acte de moi est déterminée par mes gènes ou par mon histoire».
Selon Luc Ferry, la thèse d’André Comte-Sponville, qu’exprime (A), est une «hypothèse
philosophique» qui, «à ce titre, ne pourra jamais éradiquer par démonstration l’hypothèse
inverse : celle de la liberté», qu’exprime précisément la proposition en (O). Et Luc Ferry
«[s]’empresse d’ajouter qu’elle [la (O)] est, elle aussi, rigoureusement infalsifiable».52 Autrement dit, bien que les propositions en (A) et en (O) soient des contradictoires, et qu’il
soit exclu que l’une et l’autre soient vraies et que l’une et l’autre soient fausses, nous ne
pouvons pas connaître laquelle est vraie ; s’il est certain que, l’une étant vraie, l’autre est
fausse, ou que, l’une étant fausse, l’autre est vraie, nous ne pouvons pas être «sûr» que
c’est la (A) qui est vraie, ou que c’est la (O).
C’est ainsi que, à la thèse d’André Comte-Sponville, Luc Ferry oppose la thèse d’un
«idéalisme critique et [d’]un humanisme non métaphysique». Et, à cet égard, il lui «paraît
préférable» «[d’]introduire un argument “factuel”» «en faveur de cette dernière» thèse, la
sienne, plutôt qu’un «long discours métaphysique dont les tenants et aboutissants seraient au demeurant aussi fastidieux que bien connus». 53 Cet «argument “factuel”», c’est
son «objection “morale”», qu’exprime la proposition en (O). À cette fin, il identifie d’abord
«deux grands antihumanismes théoriques : la religion et le matérialisme», qui «renvoient
l’homme à l’hétéronomie, celle du divin, celle de la nature, (...) évacuent, avec la même
52
53
op. cit., p. 28
ibidem, p. 28
12
structure, le mystère du sacré en l’enracinant dans un fondement premier, Dieu ou matière, qui, au moins en droit sinon en fait, explique tout (...)».54
Puis, pose-t-il ensuite, «face à ces deux théologies avouées ou déguisées, il faut, je crois,
affirmer ceci qui pour moi est le noyau essentiel d’un humanisme rigoureux : Que l’humain est excès ou il n’est pas».55 Il importe ici de noter l’expression «l’humain», dans :
«Que l’humain est excès ou il n’est pas», parce que Luc Ferry situe «l’humain» en
«l’homme», comme suit :
C’est cela [l’excès] le divin ou le diabolique en lui, que les grandes religions ont essayé de
nommer en l’extraposant dans une entité extérieure à l’homme. C’est là leur vérité : elles ne
se contentaient pas, comme le dit le matérialiste, d’extraposer un besoin ou une peur, mais
aussi une réalité sacrée, celle de cet excès, de cette liberté. C’est par là que l’humanisme
transcendantal peut leur être aujourd’hui fidèle. Si l’on admet qu’il y a du sacré en l’homme
(du sacrifice et du sacrilège possibles) ou, si l’on veut, du divin ; si l’on admet en outre que
les religions ont inventé une certaine image de Dieu, que l’homme l’a créé plus qu’Il ne l’a
créé, alors il me semble qu’on doit en conclure que l’invention des religions correspond, au
moins pour une part, au besoin de nommer ce sacré-là. Je veux dire qu’elles ne sont pas
seulement l’idéologie qui vient combler nos fantasmes (ne pas mourir, retrouver ses proches, etc.), mais aussi la tentative de nommer l’élément non naturel en l’homme. Ce qui, on
le voit, n’est pas aussi illusoire que le pense le matérialiste; car ce sacré reste bien, même
ainsi entendu hors des religions traditionnelles, aussi mystérieux que transcendant.
Luc Ferry soumet ainsi que «l’humanisme transcendantal peut (...) être aujourd’hui fidèle»
à «une réalité sacrée, celle de cet excès, de cette liberté», parce que «[l’]humanisme rigoureux» parvient à «nommer l’élément non naturel en l’homme», qui est «aussi mystérieux que transcendant» à «l’élément (...) naturel en l’homme» : il «parle alors de
“réflexion”, de liberté incarnée dans des choix, de capacité à transcender le monde naturel
pour percevoir ou recevoir des “vérités” qui dépassent (...) la seule sphère de l’individu
matériel».56 Bref, «en l’homme», se trouvent «une sphère de l’individu matériel», d’une
part, et «l’humain», soit un «élément non naturel (...) aussi mystérieux que transcendant»,
d’autre part.
Remarquons comment Luc Ferry formule «le noyau essentiel d’un humanisme
rigoureux» selon le principe de contradiction : «l’humain est excès, ou il n’est pas». Remarquons encore que «[l’]argument “factuel”» consiste à poser comme simultanément
vraies deux propositions sous-contraires. Selon le vocabulaire de Luc Ferry, en (I), c’est la
«sphère de l’individu matériel» du «moi» qui est saisie, ou «l’élément (...) naturel en
l’homme» ; en (O), c’est le «noyau essentiel d’un humanisme rigoureux» du «moi», ou
«l’élément non naturel en l’homme». Nous avons ainsi un même «moi», dans lequel se
trouvent une «sphère de l’individu matériel» et un «noyau essentiel d’un humanisme rigoureux» :
1. I. Quelque partie du moi appartient à la sphère de l’individidu matériel.
2. O. Quelque partie du moi n’appartient pas à la sphère de l’individidu matériel.
54
55
56
ibidem, pp. 30-31
ibidem, p. 31
ibidem, p. 63
13
Une certaine abolition du principe d’identité
À l’égard de ce dualisme du «moi», Luc Ferry écrit que «le mystère de l’être humain en
tant que tel, c’est qu’il est constamment en décalage par rapport à lui-même ; en effet, je
ne suis pas mon corps. Pour moi, c’est clair : je ne suis pas mon corps».57 Mais, quelques
pages plus loin, il écrit : «Quant à la question du Moi, je dirai ceci : bien sûr que nous sommes un corps, une histoire, et que nous ne sommes pas “absolus” au sens d’une transparence parfaite à soi, d’une maîtrise totale de soi. Qui pourrait le contester une seconde
sans se ridiculiser ?»58
On sera tenté de lui dire : «La contradiction est manifeste». Mais c’est plutôt la sous-contrariété qui est manifeste, pour qui la connaît. Luc Ferry, qui l’ignore, prétend plutôt que «le
phénomène de la conscience implique une certaine abolition du principe d’identité qui
veut qu’une chose soit ce qu’elle est» et «qu’on peut le montrer très simplement», comme
suit :
Lorsque je réfléchis à moi-même, lorsque je dis «je suis gourmand», « je suis coléreux», «je
suis ceci, je suis cela...», il est évident (et là, me semble-t-il, la phénoménologie a raison)
qu’il y a deux «je» dans l’affaire: le «je» que je considère en disant «celui-là, il est vraiment
gourmand», «il est coléreux», «il est ceci, il est cela...»; et puis il y a le «je» qui réfléchit à
celui dont il parle (moi-même en l’occurrence) mais qui n’est pas le même que le premier:
c’est le «je» de la réflexion. Là, «“je” est un autre» en effet : je suis toujours, dès que je réfléchis, en décalage par rapport à moi-même et donc contraire au principe d’identité. Je ne
suis pas ce que je suis. Et c’est précisément la définition de l’être humain. L’animal est ce
qu’il est, la pierre est ce qu’elle est, le cendrier est ce qu’il est, mais, quand je dis «je suis
gourmand», j’ai en moi une dualité puisqu’il y a le moi gourmand dont je parle et qui est
aussi moi-même, et puis il y a le « je» qui réfléchit à ce moi gourmand et qui se dit «mais
qu’est-ce que je peux faire pour éviter d’être boulimique, pour éviter de manger trop...».
Dans ton intervention liminaire, tu tournais en dérision la thèse de Sartre selon laquelle «il
faudrait que je ne sois pas ce que je suis et que je sois ce que je ne suis pas». Bien comprise, pourtant, cette assertion n’a rien d’irrationnel, elle est même d’une évidente vérité.59
Il est étonnant, pour dire le moins, qu’on puisse ainsi prétendre à «une certaine abolition
du principe d’identité qui veut qu’une chose soit ce qu’elle est», et ce, en «montr[ant] très
simplement» qu’on le méconnaît à deux égards : d’abord, en le qualifiant de «principe»,
ensuite, en lui attribuant la signification suivante : «qui veut qu’une chose soit ce qu’elle
est».
Commençons par le problème de la qualification. «Appelons contradiction l’opposition
d’une affirmation et d’une négation. Et j’entends par opposée la proposition qui énonce le
même attribut du même sujet, mais en un sens qui ne soit pas homonyme».60 Est principe
ce qui est premier, et ce qui est premier, c’est le principe de contradiction, qu’on a exprimé
comme suit : «Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en
même temps au même sujet et sous le même rapport.61 Cependant, de ce principe, on
57
ibidem, p. 59 ; les caratères en italique sont de nous.
ibidem, p. 64 ; les caratères en italique sont de nous.
59
ibidem, p. 59
60
Aristote, De l’interprétation, 6, 17a 34
61
Aristote, Métaphysique, livre gamma, 3, 1005b 20 ; Emmanuel Kant a critiqué l’insertion de l’expression
«en même temps» dans l’énoncé du principe. Or elle ne signifie ici que l’incompossibilité inhérente au
mode compositif de l’impossible. Voir la note 63.
58
14
obtient par obversion le prétendu principe d’identité, qui est dès lors second : «Il est nécessaire que tout ainsi soit ainsi».
Passons maintenant au problème de la signification. Notons la fin de la phrase portant
sur la proposition dite opposée, citée plus haut : «mais en un sens qui ne soit pas homonyme». C’est la réponse qu’Aristote donne à l’objection d’Antisthène : «Il n’y a pas de contradiction possible, comme le soutenait Antisthène».62
Dans la proposition : «Le granit est du granit.», le sujet «granit» signifie une quiddité d’essence «granit», ce que Luc Ferry appelle «ce qu’elle est» (en latin quid est, d’où quiddité
en français), alors que le prédicat «est du granit» (le verbe fait partie du prédicat) signifie
que le sujet d’essence «granit» existe actuellement, selon le temps signifié par le verbe
«est»,63 et ce, au titre même que lui confère la définition qui signifie son essence. Par conséquent, «granit» et «granit» ne sont «pas homonyme[s]» ; leur valeur de suppléance
n’est pas la même.
Un autre exemple, pris dans un texte de Luc Ferry que nous avons cité plus haut, l’illustre
encore. «Il est, en effet, par définition impossible de réfuter l’hypothèse du déterminisme
matérialiste (...) puisque, justement, cette détermination qui peut être inconsciente
m’échappe par essence». «Par essence» renvoie à «par définition», la «définition» qui signifie ce qu’est, et ce, «par essence», le «déterminisme matérialiste». Le sujet d’essence
«déterminisme matérialiste» qu’est « cette détermination» existe actuellement, selon le
temps signifié par le verbe «est» dans «il est impossible», et ce, au titre même que lui
confère la définition qui signifie son essence, ce pourquoi elle «m’échappe».
Dans la proposition : «Le granit est dur.», le sujet «granit» signifie une quiddité d’essence
«granit», alors que le prédicat «est dur» (le verbe fait partie du prédicat) signifie que le sujet d’essence «granit» existe actuellement, selon le temps signifié par le verbe «est», et
ce, au titre même que lui confère la définition qui signifie son essence «granit», ce que
manifeste sa propriété «d’être dur».
Dans «Je suis gourmand», la «dualité» que Luc Ferry y trouve s’expose comme suit : «il y
a le [suis] gourmand», qui est prédicat, «et puis il y a le “je”» qui est sujet. Ils ne sont «pas
homonyme[s]». «Je», dont l’essence signifiée est «boulimique», est le sujet qui reçoit le
prédicat «[suis] gourmand», selon que «je», qui est sujet, existe actuellement, selon le
temps signifié par le verbe «suis», et ce, au titre que lui confère la définition qui signifie
son essence, puisque tout boulimique est gourmand. Dans un cas, le boulimique est un
«moi-même», dans l’autre, celui du gourmand, un «aussi moi-même», ce qui «n’abolit»
certainement pas leur identité.
Le prétendu principe d’identité serait «aboli» si Luc Ferry écrivait : «Le boulimique n’est
pas boulimique» ou «Le gourmand n’est pas gourmand». Or il écrit plutôt que le «je» qui
est d’essence «boulimique» peut songer à devenir autrement que «ce qu’il est» présentement selon cette définition, définition qui signifie l’essence de sa quiddité, mais de le de62
Aristote, Topiques, I, 11, 104b 20
Le verbe est ici conjugué à l’indicatif présent. C’est aussi ce temps, celui du verbe «est» dans «il est impossible», que signifie l’expression «en même temps» introduite dans l’énoncé du principe de contradiction
pour expliquer l’incompossibilté.
63
15
venir dans un autre temps que celui où il est boulimique : «Mais qu’est-ce que je
[boulimique] peux faire pour éviter d’être boulimique, [et ainsi] pour éviter de manger trop
[gourmand] ?» Un boulimique qui est gourmand peut devenir autre que le boulimique qu’il
est, mais en un autre temps que l’indicatif présent du verbe à «est» indique dans la proposition : «Un boulimique est gourmand».
Dans la proposition : «L’humain est excès.», le sujet «humain» signifie une quiddité d’essence «humain», «le noyau essentiel d’un humanisme rigoureux» comme le dit Luc Ferry,
alors que le prédicat «est excès» (le verbe fait partie du prédicat) signifie que le sujet d’essence «humain» existe actuellement, selon le temps signifié par le verbe «est», et ce, au
titre même que lui confère la définition qui signifie son essence, ce qui emporte, à titre de
conséquent de «l’humain», qu’il «est excès», qu’il existe comme «excès», sinon «il n’est
pas». D’où, selon le principe de contradiction :
Il est impossible que le même attribut [excès] appartienne et n’appartienne pas en même
temps au même sujet [l’humain] et sous le même rapport.
et, sous la réserve expresse que l’obversion soit valide64 :
Il est nécessaire que l’humain soit excès.
Au cœur du problème
Revenons à «[l’]argument “factuel”», dont Luc Ferry écrit : «Je ne dis pas, là encore, que
l’argument emporte nécessairement l’adhésion : nous nous mouvons dans le domaine
du non-falsifiable, du sens plus que de la vérité factuelle». En quoi un «argument
“factuel”» ne pourrait pas parvenir à établir une «vérité factuelle» apte à réfuter sa contradictoire ? C’est que, selon Luc Ferry, «il faut le dire haut et fort cette thèse [la proposition A]
est, au sens propre, irréfutable, et, parce que irréfutable, essentiellement non scientifique», comme nous l’avons lu plus haut.
Maintenant, comme le dit Luc Ferry, «nous sommes vraiment au cœur du problème», et il
insiste : «J’aimerais être clair sur ce point décisif».65
Nous le sommes d’autant mieux qu’André Comte-Sponville déclare que «[l’]argument
“factuel”» est «le point le plus fort (...) dans la position de Luc» Ferry, et que «jamais un argument ne m’a autant donné envie de croire au libre arbitre».66 Et il «accorde que le sujet
humain a en effet accès à une vérité, certes relative, mais qui dépasse en quelque chose
sa subjectivité. C’est ce qu’on appelle ordinairement la raison ou l’esprit, et je ne conteste
nullement leur existence ! (...) Mais cette existence de l’esprit ou de la raison, (...) j’essaie
de la penser à l’intérieur du monde et de l’histoire».67 Or, il ne s’agit de «croire au libre arbitre» ou pas, mais bien de connaître s’il en existe un ou pas. C’est le «point décisif».
Pour sa part, Luc Ferry expose que «deux idées de fondation peuvent être mobilisées
dans une argumentation», selon «une distinction qui est attestée chez Husserl : celle en64
65
66
67
Ici, l’obversion n’est valide que si le sujet «l’humain» existe, ce qui demande une démonstration.
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 119
op. cit., pp. 66 et 68
ibidem, p. 65
16
tre science “exacte” et science “rigoureuse”. Le terme “exact” renvoyant à la démonstration
mathématique et le terme “rigoureux” renvoyant à un autre type de fondation ou de démonstration».68
Pour notre part, nous pensons la «raison» selon la logique de la démonstration, car c’est
ainsi qu’on peut «être clair sur [un] point décisif» : la proposition : «Que l’humain est excès» est-elle exposable dans une démonstration ou pas ?
Le mot «démonstration» demande un éclaircissement. Il nous vient du latin : demonstratio. Le lexique latin contient aussi le mot «monstratio», qui signifie l’action de montrer. Ce
qui se montre n’a pas à être démontré, puisqu’il tombe sous les sens ; on le montr du
doigt. Mais une démonstration est requise au sujet de ce qui ne tombe sous les sens, car
ce qui ne tombe sous les sens ne se montre pas : d’où l’emploi de la particule «de» dans
«de-monstratio», préposition qui «marque [la] séparation, [l’]éloignement d’un objet avec
lequel il y avait contact, union, association».69 Un théorème de géométrie porte sur un sujet qui ne se montre pas ; c’est pourquoi il se démontre.
Luc Ferry prétend que la «démonstration logico-mathématique», selon un «argument (...)
connu depuis Aristote», est «une démonstration qui part de prémisses, axiomes ou postulats (peu importe le terme qu’on utilise ici) qui, par définition, sont des propositions non
démontrées, sinon, ce ne seraient pas des points de départ (...). Donc, toute démonstration est, dans le jargon de l’épistémologie contemporaine, «hypothético-déductive» : elle
part de prémisses conventionnelles, sinon arbitraires».70
Comme bien d’autres auteurs qui en mentionnent le nom, Luc Ferry manifeste ici qu’il n’a
ni étudié ni même lu les livres écrits par Aristote sur la démonstration. Ce dernier fait expressément une différence entre une preuve par syllogisme hypothético-déductif, d’une
part, et une démonstration par syllogisme catégorico-déductif, ce qui requiert des propositions assertoriques et les modes du nécessaire et de l’impossible, modes alors pris au
sens compositif, d’autre part. Dans la preuve par syllogisme hypothético-déductif, la
«proposition originaire (...) est obtenue par concession ou par quelque autre hypothèse».71
Pour obtenir une démonstration, il est requis d’affranchir la «proposition originaire» de la
concession ou de l’hypothèse, de manière à ce qu’une «proposition substituée à la proposition originaire» soit soumise à l’une ou l’autre des «trois figures» du syllogisme, en
prenant celle qui est appropriée au problème à résoudre.
Dès lors, «nous devons donc choisir des prémisses se rapportant à chaque problème, de
la façon suivante : il faut d’abord poser le sujet lui-même (...) ; puis après cela, tous les attributs qui suivent logiquement [du sujet], et, à leur tour, ceux dont [le sujet] est [lui]-même
[l’antécédent](...). Parmi les conséquents, il faut distinguer ceux qui rentrent dans l’essence du [sujet], ceux qui en sont affirmés [ou niés] à titre de propriétés, et enfin ceux qui en
sont affirmés [ou niés] à titre d’accidents (...)». 72 Le sujet se pose dans la conclusion dont
on recherche les prémisses, et ce, selon ce qu’Aristote appelle «la marche de la prédica68
69
70
71
72
ibidem, pp. 119, 120
Félix Gaffiot, Dictionnaire illustré Latin-Français, Paris, 1934, Librairie Hachette, «de», p. 468
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 119
Aristote, Premiers analytiques, I, 23, 41a 40
Aristote, op. cit., I, 27, 43b 1-8
17
tion vers le haut». 73 Et il est ensuite requis que «notre connaissance (...) provien[ne] de
prémisses premières [principielles ou fondatrices], (...) parce que c’est par elles que nous
connaissons les conséquences», 74 c’est-à-dire les conclusions. Pourquoi faut-il suivre
cette méthode ? Parce que «la méthode est la même dans tous les cas, en philosophie,
ainsi qu’en n’importe quel art ou en n’importe quelle discipline».75 Bien sûr, un auteur qui
désire ne pas «enfermer dans une discussion de spécialistes» le thème d’un essai qu’il
écrit «pour tout le monde» peut, à juste titre, livrer un exposé de ses conclusions sans
«argumenter d’un point de vue logique (ce qui sera[it] plutôt fastidieux ici)»,76 comme le dit
Luc Ferry. Mais ses conclusions doivent néanmoins être logiquement bien fondées, ce qui
exige un travail préalable qui, certes, peut paraître «plutôt fastidieux», mais qui n’en demeure pas moins requis, non seulement pour «essayer de penser par soi-même», mais
pour réussir.
Une autre conception de l’argumentation
Après avoir écarté un «argument (...) connu depuis Aristote», dont nous venons de voir
qu’il ne le connaît pas, Luc Ferry invoque «une autre conception de l’argumentation ou de
la fondation, qui est justement mobilisée (ce n’est pas un hasard) dans la philosophie critique depuis Kant et qui n’a rien à voir avec la démonstration mathématique».77 Il présente
cette «science “rigoureuse”», qui «prétend à une rigueur aussi grande», comme suit :
Les logiciens distinguent aujourd’hui trois types de contradiction :
1. les contradictions, dans l’énoncé, entre le sujet et le prédicat (« un cercle est carré»);
2. les contradictions dans l’enchaînement des énoncés, les énoncés étant eux-mêmes
«bien formés», ou contradiction syllogistique («les hommes sont mortels, Socrate est un
homme, donc Socrate est immortel» : voilà une faute de raisonnement dans l’enchaînement des propositions).
Ces contradictions qu’analysent les mathématiciens ou les logiciens résident dans le contenu du discours. Ce sont les seules dont tienne compte le dogmatique, qui ne considère
que le contenu et non pas la réflexion sur le contenu.
3. Troisième type de contradictions : celles qui interviennent entre les énoncés
(éventuellement bien formés et bien enchaînés) et le sujet qui les prononce, ce qu’on appelle les «contradictions performatives» ou encore, dans le jargon de la philosophie contemporaine, les contradictions «pragmatiques». Exemple : «j’affirme, par la présente proposition, qu’il n’existe pas de proposition vraie»: c’est une variation sur le paradoxe du Crétois
qui dit que tous les Crétois sont des menteurs, mais cette formulation-là est meilleure parce
qu’elle n’est pas empirique. Il n’y a pas de contradiction dans l’énoncé, il n’y a pas de contradiction dans l’enchaînement des énoncés non plus, il y a simplement une contradiction
entre l’énoncé et l’énonciation, entre le fait d’affirmer cela et le contenu de l’affirmation.
Comme exemple du premier «type de contradiction», que les logiciens appellent une réduction à l’absurde, qui peut s’accomplir dans l’une ou l’autre des trois figures du syllogisme, Luc Ferry aurait pu prendre ce Bocardo, qui expose le matérialisme d’André
Comte-Sponville :
73
74
75
76
77
Aristote, ibidem, I, 27, 43a 36 ; 28 ; 29
Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 72a 30-32
Aristote, Premiers analytiques, I, 30, 46a 4
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 121
op. cit., p. 120
18
Quelque matérialisme non dogmatique n’est pas sans contradiction.
Tout matérialisme non dogmatique est cohérent.
Quelque cohérence n’est pas sans contradiction.
Luc Ferry croit ensuite pouvoir exposer le second «type», qu’il appelle «contradiction syllogistique», avec un faux syllogisme. Comme meilleur exemple, il aurait pu choisir ce raisonnement d’André Comte-Sponville, pour qui la conclusion n’est pas «inconcevable» :
La matière ne pense pas.
Le cerveau pense.
Le cerveau (qui pense) reflète la matière (qui ne pense pas).
Selon Luc Ferry, ces deux premiers «types» de contradiction «sont les [seuls] dont tienne
compte le dogmatique, qui ne considère que le contenu et non pas la réflexion sur le contenu» qui est le fruit «[d’]une autre conception de l’argumentation». Posons que Luc Ferry,
qui n’est pas un «dogmatique», écrive dans un texte «le contenu» suivant :
Aucun dogmatique ne considère la réflexion sur le contenu.
Tout non-dogmatique considère la réflexion sur le contenu.
Aucun non-dogmatique n’est un dogmatique.
Que reste-t-il à ajouter à ce syllogisme en Cesare ? Une considération sur la «réflexion»,
répondrait-il. Ce qui nous amène au troisième «type», dit des «contradictions performatives». Luc Ferry les qualifie de «variation sur le paradoxe du Crétois», Et André ComteSponville «continue pourtant à ne pas voir la contradiction».78 Qu’on en juge ! Épiménide le
Crétois dit : «Je mens», et il «réfléchit» :
1. «si, ce disant, je dis le vrai, je ne mens pas» ;
2. «si, ce disant, je dis le faux, je ne mens pas».
Aussi Luc Ferry préfère-t-il «[l’]exemple» suivant : «J’affirme, par la présente proposition,
qu’il n’existe pas de proposition vraie.» ; «cette formulation-là est meilleure, parce qu’elle
n’est pas empirique», précise-t-il. S’il n’existe pas de proposition vraie, c’est qu’aucune
proposition n’est vraie. «Aucune proposition n’est vraie.» est une proposition universelle
négative.
Comment Luc Ferry parvient-il à faire l’affirmation d’une proposition universelle négative ?
Il répondra bien sûr que, par «affirmer», il veut ici dire «faire une énonciation». Alors énonçons le carré logique pertinent :
A. Toute proposition est vraie.
E. Aucune proposition n'est vraie.
I. Quelque proposition est vraie.
O. Quelque proposition n'est pas vraie.
Les propositions (I) et (E) sont des propositions contradictoires :
78
ibidem, p. 49
19
1. si la proposition (E) est vraie, alors la proposition (I) est fausse ;
2. si la proposition (E) est fausse, alors la proposition (I) est vraie.
Alors formons, avec les matériaux de (1), le syllogisme en Camestres suivant :
Toute proposition (E) est vraie.
Aucune proposition (I) n’est vraie.
Aucune proposition (I) n’est une proposition (E).
La conclusion du syllogisme n’est pas une contradiction du premier «type», comme l’est :
«Un cercle est carré». Elle le serait si on disait : «Une proposition (I) est une proposition
(E). Or c’est bien ce que fait Luc Ferry : «J’affirme, par la présente proposition» est une
proposition en (I) : quelque proposition qui «affirme», soit «la présente», est particulière
affirmative. Qu’est-ce que «la présente» «affirme» ? La proposition (E) suivante : «qu’il
n’existe pas de proposition vraie», ou que «toute proposition (E) est vraie». Et nous nous
trouvons ainsi devant ce raisonnement invalide :
Toute proposition (E) est vraie.
Quelque proposition (I) est vraie.
Quelque proposition (I) est une proposition (E).
Comparons avec cet autre raisonnement invalide :
Tout ours polaire a une fourrure blanche.
Quelque lapin a une fourrure blanche.
Quelque lapin est un ours polaire.
«Les énoncés étant eux-mêmes “bien formés”», alors qu’une «faute de raisonnement»
est manifeste «dans l’enchaînement des propositions», il s’agit d’une «contradiction syllogistique», au sens que Luc Ferry donne à cette expression, ce qui n’est pas le cas de
notre Camestres. Luc Ferry, qui n’est pas «dogmatique» parce qu’il considère «la réflexion
sur le contenu», tombe ainsi dans deux de ces «contradictions qu’analysent (...) les logiciens», «les seules dont tienne compte le dogmatique, qui ne considère que le contenu et
non pas la réflexion sur le contenu». À la réflexion, la «réflexion sur le contenu» n’ajoute ici
strictement rien au «contenu» «dont [tient] compte le dogmatique».
Quoi qu’il en soit, c’est une telle «contradiction performative», dont il dit qu’elle a été
«mobilisée (ce n’est pas un hasard) dans la philosophie critique depuis Kant», que Luc
Ferry invoque dans son opposition au matérialisme. Il se trompe sur la nature de l’argument et sur son origine. Lisons ce qu’écrit Aristote au sujet du principe de contradiction :
Il est cependant possible d’établir par réfutation l’impossibilité que la même chose soit et ne
soit pas, pourvu que l’adversaire dise seulement quelque chose. S’il ne dit rien, il est ridicule de chercher à discuter avec quelqu’un qui ne peut parler de rien [en tant qu’il ne le
peut] : un tel homme, en tant que tel, est dès lors semblable à un végétal. Mais établir par
voie de réfutation, je dis que c’est là tout autre chose que démontrer : une démonstration
proprement dite aurait toute l’apparence d’une pétition de principe, tandis que si c’est un
autre qui était responsable d’une telle pétition de principe, nous serions en présence d’une
réfutation, et non d’une démonstration. Le point de départ pour tous les arguments de cette nature, c’est de requérir de l’adversaire, non pas qu’il dise que quelque chose est ou
20
n’est pas (car on pourrait peut-être croire que c’est supposer ce qui est en question), mais
qu’il dise du moins quelque chose qui ait une signification pour lui-même et pour autrui.
Cela est de toute nécessité, s’il veut dire réellement quelque chose ; sinon, en effet, un tel
homme ne serait capable de raisonner, ni avec lui-même, ni avec un autre. Si, par contre, il
concède ce point, une démonstration pourra avoir lieu, car on aura déjà quelque chose de
déterminé. Mais l’auteur responsable de la pétition de principe n’est plus celui qui démontre
mais celui qui subit la démonstration, car en ruinant le raisonnement, il se prête au raisonnement. De plus, accorder cela, c’est accorder qu’il y a quelque chose de vrai indépendamment de toute démonstration, d’où il suit que rien ne saurait être ainsi et non ainsi.79
N’insistons pas. Passons plutôt à l’objection dite du «cercle herméneutique», renvoyant à
«toute l’argumentation développée par Husserl contre le “psychologisme”», que Luc Ferry
«applique au cas du “biologisme”», comme suit : «Si toute connaissance dépend de mon
cerveau (matérialisme oblige), alors c’est aussi lui qui se connaît lui-même. On ne saurait
être juge et partie».80 Et André Comte-Sponville répond : «C’est une raison forte pour ne
pas être dogmatique. Ce n’en est pas une pour ne pas être matérialiste».81 Nous en avons
déjà traité plus haut, et ce, suffisamment, avec le paralogisme de la division et de la composition.
Revenons ainsi à «[l’]argument “factuel”» de Luc Ferry. Après avoir exposé «pourquoi il
“faut” parier sur l’humanisme de l’homme-Dieu» à l’aide de cet argument, il écrit :
On demandera une preuve [de «l’argument “factuel”»], et, bien sûr, il ne peut pas y en
avoir. Mais un signe, et même un signe certain, me semble-t-il, oui (...).82
Un signe, et même un signe certain
Puisque Luc Ferry «plaide» en invoquant un «signe», même un «signe certain», rappelons ce qu’Aristote écrit à ce sujet dans son traité intitulé Art rhétorique : «Parmi les signes, les uns présentent le rapport du singulier à l’universel ; les autres celui de l’universel au particulier. De ces signes, celui qui a un caractère de nécessité est le tekmèrion
[signe certain ou indice] ; celui qui ne possède pas ce caractère n’a pas de nom particulier
traduisant cette différence. J’appelle nécessaires les propositions qui servent de fondement au syllogisme. C’est pourquoi le tekmèrion est un de ces signes».83 Et il nous renvoie ensuite au chapitre 27 du livre II des Premiers analytiques :
Nous avons donné dans les Analytiques des précisions plus détaillées sur ces questions et
sur la raison pour laquelle certaines propositions sont impropres au syllogisme, tandis que
d’autres ont pu entrer dans les syllogismes [démonstratifs].84
Dans Une étude en rouge,85 Sherlock Holmes dit : «Chercher une explication avant de connaître tous les faits est une erreur capitale» ; «une fois que je connais les principaux faits,
tout n’est qu’un enchaînement de déduction». Cet «enchaînement» se fait selon une
« méthode » d’un «type très ordinaire» : «pour résoudre un problème de cette nature, le
79
80
81
82
83
84
85
Aristote, Métaphysique, livre gamma, 4, 1006a 12-28
La sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 27
op. cit., p. 49
ibidem, p. 31
Aristote, Rhétorique, I, II, 16-17
Aristote, op. cit., I, II, 18
Conan Doyle, Sherlock Holmes, Paris, 1987, Bouquins, Éditions Robert Laffont, volume I, p. 6, passim
21
principal est de savoir raisonner à rebours», ce qui est un «un art très utile». Et Holmes
sait reconnaître un signe ou un tekmèrion : «Cette terre est de cette singulière teinte rougeâtre qui, autant que je le sache, ne se trouve nulle part ailleurs dans le voisinage». Cet
«art très utile» s’apprend, et pour ce faire, il faut connaître comment les différents signes
peuvent s’insérer dans le «savoir raisonner à rebours» pour poser ainsi les premiers pas
qui «servent de fondement [à un] syllogisme» bâti selon «la marche de la prédication vers
le haut».
Le syllogisme peut prendre trois figures. Mais la seconde «est la seule (...) à exclure la
preuve par signe».86 Si bien qu’il n’en reste que deux pour les fins de notre premier problème, celui qui consiste à découvrir si, oui ou non, il existe un «élément non naturel en
l’homme». «Si (...) on énonce une seule prémisse, c’est seulement un signe qu’on obtient ; mais si on prend en outre l’autre prémisse, on obtient un syllogisme (...). Seulement, celui [le syllogisme] qui procède [avec un tekmèrion] par la première figure est irréfutable s’il est vrai (car il est universel), et celui [le syllogisme] qui procède [avec un signe]
par la dernière [troisième] figure est réfutable, même si la conclusion est vraie, du fait que
le syllogisme n’est [pas] universel (...)».87 Par ailleurs, «l’indice [tekmèrion] est (...) ce qui
nous fait connaître» un autre que lui, et c’est pourquoi il convient de «désigner le moyen
terme comme indice (...)», puisque c’est «le moyen terme qui possède cette propriété».88
Illustrons ces propos en prenant les matériaux que nous offre Sherlock Holmes dans Une
étude en rouge : «Cette terre est de cette singulière teinte rougeâtre [signe à placer comme moyen terme] qui, autant que je le sache [réfutable], ne se trouve nulle part ailleurs
[irréfutable] dans le voisinage». On obtient ainsi :
a) un signe est irréfutable s’il est vrai et qu’il s’exprime selon la première figure, ici un Celarent :
Aucune telle teinte rougeâtre de terre ne provient d’ailleurs que du voisinage.
Tout échantillon de terre pris sur ces chaussures présente une telle teinte rougeâtre.
Aucun échantillon de terre pris sur ces chaussures ne provient d’ailleurs que du voisinage.
ce syllogisme est «universel» parce que, dans la conclusion, le terme mineur «aucun
échantillon» est pris universellement, ce que signifie le syncatégorème «aucun», adjoint à
«échantillon» ;
b) un signe est réfutable s’il s’exprime selon la troisième figure, ici un Darapti, et ce,
même si la conclusion est vraie :
Toute telle teinte rougeâtre est celle de la terre du voisinage, autant que je sache.
Toute telle teinte rougeâtre est celle d’un échantillon de terre pris sur ces chaussures.
Quelque échantillon de terre pris sur ces chaussures est de la terre du voisinage, autant que je sache.
ce syllogisme «n’est [pas] universel» parce que, dans la conclusion, le terme mineur
«quelque échantillon» est pris particulièrement, ce que signifie le syncatégorème
«quelque», adjoint à «échantillon».
86
87
88
Aristote, Premiers analytiques, II, 26, 69b 36
Aristote, op. cit., II, 27, 70a 24-31
Aristote, ibidem, II, 27, 70b 1-2
22
Se trouve-t-il un signe qu’il existe un «élément non naturel en l’homme» ? Si oui, ce signe
est-il certain ou irréfutable ? Luc Ferry répond comme suit :
Images du Rwanda, vues dans un pays étranger. (...) Des enfants découpés vivants à la
machette, comme ça, pour le plaisir. (...) Mais bien réel cependant (...).
L’être humain, lui, (...) lorsqu’il prend le mal comme projet, lorsqu’il torture gratuitement, il
est en excès par rapport à toute logique naturelle. (...)
Pourquoi cet excès dans le mal, lors même qu’il est inutile et ne s’inscrit dans aucune logique naturelle ? On pourrait en donner des exemples en nombre infini. (...)
Or ce démoniaque hélas, semble bien être le propre de l’homme. À preuve le fait qu’il n’existe rien, dans le monde animal, naturel, qui s’apparente à la torture 89
Dans un événement survenu au Rwanda, «des enfants découpés vivants à la machette»,
Luc Ferry découvre un signe «bien réel», la torture : «À preuve, le fait qu’il n’existe rien,
dans le monde animal, naturel, qui s’apparente à la torture». Ce signe est sensible, en ce
qu’il tombe sous les sens. Et il sert de point de départ pour trois considérations qui ne
tombent plus sous les sens :
1. D’abord ce signe, la torture, fait connaître un autre que lui-même : quelque chose d’encore inconnue en elle-même qui «ne s’inscrit dans aucune logique naturelle». Ce signe est un tekmèrion, un indice, un signe certain de ce quelque chose qui n’existe en
«(...) rien, dans le monde animal, naturel (...)». C’est une démonstration par tekmèrion
de l’existence d’un fait : «À preuve, le fait (...) existe (...)».
2. Ensuite, de ce signe certain suit une connaissance du fait considéré en lui-même :
«prendre le mal comme projet», «comme ça, pour le plaisir». C’est une démonstration
du fait alors connu en ce qu’il est : un «projet» qui est en «l’homme», celui qui tient «la
machette», là où il est «en excès» à «la sphère de l’individu matériel».
3. Enfin, le fait ainsi connu en ce qu’il est, soit un «projet» «en excès» à «la sphère de
l’individu matériel», est forcément accompli en «l’homme» par un autre que «la sphère
de l’individu matériel» ; dans le vocabulaire de Luc Ferry, cet autre est «l’humain», nom
qui signifie «le noyau essentiel d’un humanisme rigoureux». C’est une démonstration
de la cause prochaine qui accomplit le fait qu’est le «projet» en «l’homme».
Pour bien voir ces trois démonstrations, dont les matériaux se trouvent dans le texte
même de Luc Ferry, situons-nous dans la perspective du «savoir raisonner à rebours»
connu de Sherlock Holmes, ou de la «marche de la prédication vers le haut» dont nous
avons déjà parlé, puisqu’il s’agit, nous dit-on, d’un «humanisme rigoureux».
Une démonstration par tekmèrion
Remarquons immédiatement que le tekmèrion que Luc Ferry emploie «présente le rapport du singulier à l’universel» ; comme il l’écrit, «on pourrait en donner des exemples en
89
La Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, pp. 19, 29-30 ; les caractères en italiques sont de Luc Ferry.
23
nombre infini», mais on partirait toujours du singulier pour aller à l’universel. «Du singulier
à l’universel», disons-nous bien, et non «du particulier à l’universel». Car, en ce dernier
cas, le rapport va de l’universel au particulier, et non «du particulier à l’universel», même
si on lit souvent une telle expression chez des auteurs qui se commettent ainsi dans un
paralogisme : omne dici potest, etiam quodlibet (tout peut être dit, même n’importe quoi).
«Il est possible de juger d’après les apparences corporelles [un découpage d’enfants à la
machette], si on accorde que les affections naturelles [état affectif de plaisir] provoquent un
changement simultané dans le corps [qui actionne la machette] et dans l’âme [qui éprouve du plaisir à ce découpage]».90 Le mot «âme» nous vient du latin «anima», mot qui traduit le grec «psuchê», et il signifie, sans plus, ce qui est au principe d’un corps vivant, en
tant que le vivant est animé. Le découpage à la machette demande un corps vivant dont
l’animation externe requiert un principe animateur qui l’anime de l’intérieur «comme ça,
pour le plaisir».
«Si on concède cette première condition [celle du «changement simultané»] et qu’on admette aussi qu’un seul signe correspond à une seule affection, et si, enfin, nous pouvons
établir l’affection et le signe [propres] à chaque espèce animale, nous pourrons juger
d’après les apparences corporelles [découpage à la machette]. En effet, s’il y a une affection [«comme ça, pour le plaisir»] appartenant en propre à une espèce dernière [ici
l’homme], par exemple le courage aux lions, il est nécessaire qu’il y en ait aussi un signe
[ici la torture gratuite ou inutile] (...)».91 Or, selon le texte de Luc Ferry, «nous pou[vons] juger
d’après les apparences corporelles [le découpage à la machette]» qu’il y a «une affection
[«comme ça, pour le plaisir»] appartenant en propre à une espèce dernière [l’homme]», et
qu’il y a «aussi un signe [la torture]». Et ce signe «est nécessaire» : «à preuve, rien, dans
le monde animal, naturel, [ne] s’apparente à la torture».
Dès lors, nous possédons ainsi un signe certain, un tekmèrion, un signe irréfutable faisant connaître l’existence de quelque chose qui est en «excès» chez l’homme, et Luc Ferry le présente selon la première figure, par un Celarent :
Rien de ce qui s’apparente à la torture n’est du monde animal, naturel,. (Vrai)
Tout découpage par plaisir chez l’homme s’apparente à la torture. (Vrai)
Aucun découpage par plaisir chez l’homme n’est du monde animal, naturel. (Vrai)
Comme l’existence «bien réelle» du sujet de la conclusion est connue, comme événement et apparences corporelles, cette conclusion peut être validement obvertie en :
Tout découpage par plaisir chez l’homme est de ce qui est en excès du monde animal, naturel. (Vrai)
Cette proposition universelle affirmative est nécessaire, puisque le tekmèrion est un signe nécessaire de quelque chose qui existe en «excès du monde animal, naturel». Elle
est obtenue par un tekmèrion, selon le syllogisme en Barbara suivant :
90
91
Il est nécessaire que toute torture gratuite et inutile [tekmèrion] fasse connaître ce qui y est
en excès du monde animal, naturel. (Vrai)
Aristote, Premiers analytiques, II, 27, 70b 6
Aristote, op. cit., II, 27, 70b 12-15
24
Tout découpage par plaisir chez l’homme est connu par une torture gratuite et inutile
[tekmèrion]. (Vrai)
Il est nécessaire que tout découpage par plaisir chez l’homme fasse connaître ce qui y est
en excès du monde animal, naturel. (Vrai)
La conclusion de ce Barbara, qui est une proposition nécessaire, signifie que «tout découpage par plaisir chez l’homme», ce dont l’existence est certaine, fait connaître une autre existence «bien réelle» signifiée par le prédicat du dictum écrit en italique dans la majeure, et ce, selon moyen terme qu’est le tekmèrion : tout découpage par plaisir chez
l’homme fait connaître ce qui y est en excès du monde animal, naturel. «La chose dont
l’existence (...) entraîne l’existence (...) d’une autre chose, soit antérieure, soit postérieure,
c’est là un signe de (...) l’existence de l’autre chose».92 C’est ce que Luc Ferry exprime
lorsqu’il écrit que l’existence sensible (c’est le cas de le dire) de «la torture gratuite (...) est
[le signe de l’existence de quelque chose qui est] en excès par rapport à toute logique naturelle» chez l’homme.
Or, «j’appelle nécessaires les propositions qui servent de fondement au syllogisme»,
avons-nous lu plus haut. La conclusion vraie du Barbara précédent peut ainsi servir de
«fondement» pour bâtir un syllogisme démonstratif du fait «prendre le mal comme
projet», selon «la marche de la prédication vers le haut» ou le «savoir raisonner à rebours. Voyons-le.
Une démonstration du fait
Dès lors, «nous devons donc choisir des prémisses se rapportant [au] problème, de la façon suivante : il faut d’abord poser le sujet lui-même (...) ; puis après cela, tous les attributs qui suivent logiquement [du sujet], et, à leur tour, ceux dont [le sujet] est [lui]-même
[l’antécédent] (...). Parmi les conséquents, il faut distinguer ceux qui rentrent dans l’essence du [sujet], ceux qui en sont affirmés [ou niés] à titre de propriétés, et enfin ceux qui en
sont affirmés [ou niés] à titre d’accidents (...)», avons-nous lu plus haut.
Ici, le sujet d’étude sur lequel porte la recherche est «tout découpage par plaisir chez
l’homme», pris comme apparence corporelle «bien réelle» de ce qui lui est sous-jacent.
Nous pouvons donc poser cette apparence corporelle dans l’existence, à titre de sujet
d’une conclusion affirmative. Ce sujet a, comme propriété («attribut qui suit logiquement
de [cette] chose» qu’est le «découpage par plaisir»), d’être «en excès du monde animal,
naturel», selon une existence «bien réelle» nécessaire que signifie le verbe «est» dans «il
est nécessaire» :
Il est nécessaire que tout découpage par plaisir chez l’homme y soit en excès du monde animal, naturel.
Mais quel est l’attribut conséquent et nécessaire «dont [le sujet «découpage par plaisir
chez l’homme»] est [lui]-même [l’antécédent]» connu ? C’est la quiddité sous-jacente à ce
sujet connu, ce qu’il est (quid est) : «prendre le mal comme projet». «Prendre le mal comme projet» est une locution qui signifie la quiddité du sujet sur lequel porte la recherche,
une définition du fait dont le «découpage par plaisir chez l’homme» est l’apparence corporelle. La locution «prendre le mal comme projet» signifie un genre et une différence spéci92
Aristote, ibidem, II, 27, 70a 8-9
25
fique : projet (genre) de faire du mal (la différence spécifique entre le bénéfique et le maléfique, selon laquelle le projet de faire du mal se divise du projet de faire du bien). — «J’ai
toujours été frappé par la faiblesse des arguments “spiritualistes” qui s’appuient sur la
considération du bien», écrit Luc Ferry, pour qui «la considération du mal radical [...] paraît
autrement plus convaincante».93 Le mal est tout simplement le contraire du bien, et ne pas
«prendre le mal comme projet» est d’emblée un bien, «spiritualisme» ou pas. —
Rendu à cette étape, il est requis de situer la définition du sujet à titre de moyen terme
convertible avec le terme majeur «en excès du monde animal, naturel», qui suit de ce moyen terme, ce que doit signifier la majeure. Ce moyen terme doit aussi être convertible
avec le terme mineur «tout découpage par plaisir chez l’homme», ce que doit signifier la
mineure, là où cette définition est un attribut conséquent et nécessaire du sujet qu’est le
terme mineur. Ce syllogisme en Barbara convient :
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit en excès du monde animal, naturel. (?)
Il est nécessaire que tout découpage par plaisir chez l’homme y soit une prise du mal comme projet. (?)
Il est nécessaire que tout découpage par plaisir chez l’homme y soit en excès du monde
animal, naturel. (Vrai)
Dans ce Barbara, la mineure signifie que le sujet «tout découpage par plaisir chez l’homme» existe actuellement d’une manière conforme à la définition de sa quiddité, celle
d’être une prise du mal comme projet, ce que signifie le verbe «est» à l’indicatif présent
dans «il est nécessaire». La majeure signifie, selon la locution «toute prise du mal comme projet» qui signifie la définition du sujet dont la propriété «est d’être en excès du monde animal, naturel», que la quiddité «toute prise du mal comme projet» est au fondement
de cette propriété.
Mais, alors que nous écrivons «vrai» entre parenthèses au bout de la conclusion, pour les
raisons déjà exposées, pourquoi écrivons-nous des points d’interrogation au bout de la
majeure et de la mineure ? C’est que l’existence signifiée par les prédicats pertinents
dans les prémisses n’est peut-être pas «réelle». Pour pouvoir le dire, une démonstration
qui expose la quiddité du fait, telle que définie, est précisément requise. Et c’est bien ce
qu’accomplit le syllogisme en Barbara, selon le «savoir raisonner à rebours». Voyons-le.
Selon Luc Ferry, l’existence de «prendre le mal comme projet» est du même ordre de
«réalité» que celle de «l’excès» : celui d’une «réalité sacrée».94 Ce Celarent, syllogisme
de la première figure, convient pour poser et résoudre le problème de cette «réalité» :
Il est nécessaire que rien de ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme
ne soit de la sphère de l’individu matériel.
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit de ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme.
Il est nécessaire qu’aucune prise du mal comme projet ne soit de la sphère de l’individu
matériel.
Le tekmèrion «toute torture gratuite et inutile» démontre l’existence «bien réelle» de quel93
94
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 29
op. cit., p. 31
26
que chose qui «est en excès» chez l’homme qui découpe des enfants vivants à la machette par plaisir. La majeure du Celarent signifie ce qu’est «être en excès» pour ce quelque
chose : il est nécessaire que rien de quelque chose qui est en excès du monde animal,
naturel, ne soit de la sphère de l’individu matériel. Ce quelque chose est le fait de
«prendre le mal comme projet», soit la décision qui est antérieure et nécessaire au
«découpage par plaisir». Car, il est nécessaire que l’homme qui découpe des enfants vivants à la machette par plaisir, se commettant ainsi dans une torture gratuite et inutile,
prenne une décision antérieure définitoire de ce qu’il réalise, ce que signifie précisément
le mot «projet» dans «prendre le mal comme projet».
«Prendre le mal comme projet» est une définition du «découpage par plaisir» qui, lui, est
une «réalité», celle d’être en excès. Cette définition signifie la quiddité de ce sujet «bien
réel», le «découpage par plaisir». Cette quiddité du sujet «en excès» ne peut pas ne pas
être elle-même «en excès», ce qu’énonce la mineure du Celarent, reprise comme majeure dans le Barbara. Il s’ensuit que les deux prémisses du Barbara précédent, qui signifient une existence, sont vraies en ce qu’elles signifient, dans une affirmation qui unit, ce
qui est uni dans la «réalité», et que sa conclusion, déjà démonstrativement vraie selon le
tekmèrion, est aussi démonstrativement vraie selon ses deux prémisses, ce qui est la
démonstration du fait obtenue selon le «savoir raisonner à rebours». De plus, comme la
majeure et la mineure du Celarent sont vraies, la conclusion du Celarent est démonstrativement vraie.
C’est ainsi que l’objection que Luc Ferry adresse au matérialisme prend la forme d’un syllogisme en Celarent :
Il est nécessaire que rien de ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme
ne soit de la sphère de l’individu matériel. (Vrai)
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit de ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme. (Vrai)
Il est nécessaire qu’aucune prise du mal comme projet ne soit de la sphère de l’individu
matériel. (Vrai)
«L’objection est une prémisse contraire à une prémisse. (...) Quand l’adversaire (...) soutient une universelle affirmative, nous répliquons par une universelle négative ou une particulière négative : de ces propositions, l’universelle négative est conclue par la première
figure [Celarent], et la particulière négative par la dernière [Felapton]».95
Considérons la majeure vraie qu’on lit en (E) du Celarent : «Il est nécessaire que rien de
ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme ne soit de la sphère de l’individu matériel». Elle est bien une prémisse, et son dictum est contraire à celui d’une
«doctrine qui affirme qu’il n’y a d’être(s) que matériel(s)», soit :
Tout ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme est de la sphère de l’individu matériel. (monisme physique)
En prenant la conclusion du Celarent comme majeure et en conservant la même mineure,
on obtient une conclusion en Felapton qui est la contradictoire vraie du «monisme physique» professé par André Comte-Sponville :
95
Aristote, Premiers analytiques, II, 26, 69a 36 et 69b 5-6
27
Il est nécessaire qu’aucune prise du mal comme projet ne soit de la sphère de l’individu
matériel. (Vrai)
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit de ce qui est en excès du monde animal, naturel, chez l’homme. (Vrai)
Il est nécessaire que quelque chose qui est en excès du monde animal, naturel, chez
l’homme ne soit pas de la sphère de l’individu matériel. (Vrai)
Et c’est ainsi que l’objection en Celarent qu’oppose Luc Ferry au matérialisme d’André
Comte-Sponville acquiert une valeur démonstrative, d’une part, et que la thèse adverse est
réfutée, d’autre part. Si elle est ainsi réfutée, c’est qu’elle est réfutable, contrairement à ce
que prétend Luc Ferry, qui s’en trouve lui-même réfuté sur ce point. Que répondrait André
Comte-Sponville ? À Luc Ferry, voici ce qu’il répond :
En revanche, le point que je trouve le plus fort dans la position de Luc [Ferry], c’est l’argument du mal : la torture est le propre de l’homme ! (...) Pour fort qu’il me paraisse, l’argument ne convainc pas tout à fait. (...) Dans quelle mesure la nature ne peut-elle expliquer
cet excès ou cet écart par rapport à elle-même ? Dans quelle mesure un écart par rapport
aux données naturelles ne peut-il lui-même être produit par la nature ? Le cas ne serait
pas sans précédent.
Premier exemple : le vivant. Toute vie est un écart par rapport à la matière non vivante. (...)
Écart, donc, mais relatif, et qui reste pensable dans l’immanence. Deuxième exemple : la
pensée. Si on m’accorde (...) que c’est le cerveau qui pense, cela veut dire qu’un cerveau
qui raisonne juste s’écarte du simple mécanisme atomique pour s’ouvrir à une autre logique, qui est la logique même : les raisons auxquelles il se soumet semblent en excès par
rapport aux causes qui le déterminent.
Mais rien n’empêche que chimistes ou biologistes puissent un jour nous expliquer comment
la matière non vivante a produit cet écart qu’est la vie, comment la vie non pensante, celle
de la laitue, a produit cet écart qu’est la pensée (...)
Je veux bien croire qu’il y a excès, en tout cas l’argument me paraît fort (...), mais je ne suis
pas sûr qu’on ne puisse pas envisager une explication, à la fois naturelle et rationnelle, de
cet écart par rapport à la nature. S’il fallait y renoncer, cela signifierait (...) qu’il faudrait renoncer au rationalisme, c’est-à-dire à l’idée que le réel est intégralement rationnel.96
Disons dès maintenant qu’il ne s’agit pas de le convaincre, ce qui relève de la persuasion
ou de la rhétorique. André Comte-Sponville est le seul à pouvoir vaincre la réserve qu’il exprime avec son «pas tout à fait». Pour ce, il lui suffit de «s’ouvrir à une autre logique, qui
est la logique même». Sa réplique, lue dans la perspective de «la logique même», consiste à prendre «la torture [qui] est le propre de l’homme» comme un signe réfutable présentable selon la troisième figure, ici un Darapti, et ce, même si la conclusion est vraie :
Toute torture est un écart par rapport à la nature telle que connue de la chimie ou de la
biologie en leur état actuel.
Toute torture est le propre de l’homme.
Quelque chose propre à l’homme est un écart par rapport à la nature telle que connue de
la chimie ou de la biologie en leur état actuel.
La torture, dans ce Darapti, est prise comme un signe réfutable à partir duquel on conclut
qu’il existe quelque chose propre à l’homme qui est un écart par rapport à la nature. Cette
conclusion est réfutable, puisque le signe est réfutable. Une fois qu’un syllogisme en Darapti en articule l’argumentation, telle est la réponse d’André Comte-Sponville à Luc Ferry.
96
La Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, pp. 66 et 67-68 ; les caractères en italique sont de André Comte-Sponville
28
Si la conclusion n’est pas encore réfutée, c’est que ni la chimie ni la biologie, en leur état
actuel, ne sont encore capables de fournir «une explication, à la fois naturelle et rationnelle,» de la torture, et ce, dans la première figure du syllogisme.
La conclusion du Darapti, soit : «Quelque chose propre à l’homme est un écart par rapport
à la nature telle que connue de la chimie ou de la biologie en leur état actuel», est-elle
vraie ? Si le signe qui en est le moyen terme est réfutable, la conclusion de ce Darapti
n’est actuellement qu’une proposition vraisemblable. Or rien n’est plus semblable au vrai
que le faux, sans quoi le faux ne pourrait jamais nous induire en erreur. Par contre, on
peut tirer une conclusion vraie de prémisses fausses dans la troisième figure du syllogisme. 97
Comment savoir si la torture est un signe réfutable, plutôt qu’irréfutable ? Seule «une
explication, à la fois naturelle et rationnelle», peut l’établir, et dès lors :
1. si la quiddité en question, la «chose propre», relève de la chimie ou de la biologie,
«rien n’empêche que chimistes ou biologistes puissent un jour nous expliquer (...) cet
écart par rapport à la nature», comme l’écrit André Comte-Sponville, et réfuter le signe ;
2. mais, si la quiddité en question, la «chose propre», ne relève ni la chimie ni de la biologie, «[tout] empêche (...) chimistes ou biologistes [de pouvoir] un jour nous expliquer
(...) cet écart par rapport à la nature», et de pouvoir réfuter le signe.
André Comte-Sponville prend comme position que la quiddité en question relève de la
chimie ou de la biologie. Mais comment le sait-il ? Il répondrait qu’il ne le sait pas, parce
que «philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait (...)».98 Et nous pouvons lui répondre «qu’on (...) sait» déjà que la démonstration circulaire du Darapti,99 dont il attend «une
explication, à la fois naturelle et rationnelle» réfutant le signe, est impossible :
Quelque chose propre à l’homme selon une explication pertinente à venir, naturelle et rationnelle, est un écart par rapport à la nature non humaine telle que connue de la chimie
ou de la biologie en leur état avancé. (conclusion du Darapti)
Toute chose propre à l’homme selon une explication pertinente à venir, naturelle et rationnelle, est une torture. (mineure réciproquée du Darapti)
Quelque torture [et non : Toute torture] est un écart par rapport à la nature non humaine
telle que connue de la chimie ou de la biologie en leur état avancé.
Il ajouterait qu’il «[pense ainsi] plus loin qu’on ne sait (...)» parce que, «s’il fallait (...) renoncer [à l’attente de «[l’]explication» à venir], cela signifierait (...) qu’il faudrait renoncer
[dès maintenant] à l’idée que le réel est intégralement rationnel». Qu’est-ce que le «savoir
raisonner à rebours» peut nous dire de cette «idée» ? Si «le réel est intégralement rationnel», c’est que le tout du réel est rationnel. Posons la proposition : «Tout le réel (le tout du
réel) est rationnel.» comme une conclusion qui soulève une question quant à son fondement, et cherchons les prémisses qui pourraient la rendre démonstrativement vraie.
Comme la proposition est universelle affirmative, un syllogisme en Barbara est requis,
par exemple, celui-ci :
97
98
99
Aristote, Premiers analytiques, II, 4
La Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 34
Aristote, Premiers analytiques, II, 7
29
Tout ce qui est conforme à la raison est rationnel.
Tout le réel est conforme à la raison.
Tout le réel est rationnel.
On en revient ainsi au paralogisme «tenant à la division et à la composition» dont nous
avons traité plus haut : «puisque le cerveau fait partie de la nature, il n’est pas inconcevable qu’il en reflète les lois» ; et «si on m’accorde (...) que c’est le cerveau qui pense, cela
veut dire qu’un cerveau qui raisonne juste s’écarte du simple mécanisme atomique pour
s’ouvrir à une autre logique, qui est la logique même : les raisons auxquelles il se soumet
semblent en excès par rapport aux causes qui le déterminent». Nous renonçons donc à
«l’idée», sans façon.
Cependant, tout autre est le syllogisme en Darii suivant :
Tout ce qui est conforme à la raison est rationnel.
Quelque connaissance du réel est conforme à la raison.
Quelque connaissance du réel est rationnelle.
La quiddité en question dans la conclusion du Darapti relève-t-elle de la chimie ou de la
biologie ? Pour répondre à cette question, quelque connaissance du réel est requise, et
cette connaissance est ou n’est pas rationnelle. C’est «ça le problème de fond», qui concerne la mineure du Darii précédent, et que Luc Ferry énonce comme suit :
C’est ça, le problème de fond. Et je dis que la liberté ne se situe pas dans l’ordre des choses, mais dans la réflexion, au niveau de mon point de vue sur ce que je dis et ce que je
pense. (...) C’est cette exigence réflexive qu’il faut assumer, c’est elle qu’il faut tirer au clair
et dont il faut expliciter le statut.100
Le problème de fond
Nous avons écrit que, dans son texte, Luc Ferry énonce une démonstration par tekmèrion
de l’existence «en excès» de quelque chose, une démonstration que ce quelque chose
est un fait, celui que «prendre le mal comme projet est en excès», et une démonstration
de la cause prochaine de ce fait : «l’humain» en «l’homme». C’est cette dernière démonstration qui nous manque encore pour que «notre connaissance (...) provien[ne] de
prémisses premières [principielles ou fondatrices], (...) parce que c’est par elles que nous
connaissons les conséquences». 101
Luc Ferry écrit que «la transcendance est bien une réalité», et il ajoute que cette proposition est une «vérité que je n’ai pas inventée mais tout au plus découverte», ce qu’il exprime comme suit :
Cette existence sacrée n’est (...) nulle part ailleurs que dans mon “cœur” bien qu’elle s’impose à moi, non pas comme si je l’avais fabriquée ou voulue, mais comme 2 + 2 = 4, comme une vérité que je n’ai pas inventée mais tout au plus découverte.102
100
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 60 et 64 ; les caractères en italiques
sont de nous.
101
Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 72a 30-32
102
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 53
30
Pour la «découvrir», une démonstration qui expose cette «vérité» est requise. «Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit en excès du monde animal, naturel,
chez l’homme.» est une proposition universelle affirmative vraie ; c’est la mineure du Celarent et la majeure du Barbara, précédemment énoncées. Elles expriment un fait qui
«transcende» le monde animal, naturel. Ce fait procède donc d’une «capacité à transcender le monde naturel pour percevoir ou recevoir des “vérités” qui dépassent (...) la seule
sphère de l’individu matériel» . 103 Ab esse ad posse valet illatio. Du fait (esse) qu’est la prise du mal comme projet au pouvoir être (posse) qu’est la «capacité» pertinente, la conséquence est valide.
En plaçant la proposition : «Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit en
excès du monde animal, naturel, chez l’homme.» comme conclusion à démontrer, il reste
à en découvrir le moyen terme M qui la fonde par affirmation. Ce schéma d’un Barbara en
rend compte :
Il est nécessaire que tout M soit en excès du monde animal, naturel, chez l’homme.
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit M.
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit en excès du monde animal, naturel, chez l’homme.
La découverte du moyen terme M, «c’est ça, le problème de fond. (...) La liberté [prise du
mal comme projet] ne se situe pas dans l’ordre des choses [car elle est en «excès»],
mais dans la réflexion (...). C’est elle qu’il faut tirer au clair et dont il faut expliciter le statut».
Si bien que le moyen terme M à retenir est celui d’une «transcendance» que Luc Ferry appelle «l’humain» en l’homme : «Que l’humain est excès, ou il n’est pas». «L’humain» est
une partie du moi, comme l’expose le carré logique suivant :
A. Le tout le moi est naturel. (Faux)
E. Rien du moi n'est naturel. (Faux)
I. Quelque partie du moi (le non humain)
est naturelle. (Vrai)
O. Quelque partie du moi (l'humain) n'est pas
naturelle. (est une trancendance) (Vrai)
«[L’]existence» «bien réelle» de «l’humain» est «découverte» par la démonstration qui
l’expose comme moyen terme premier et principiel dans les prémisses fondatrices du
syllogisme en Barbara dont le schéma est formulé plus haut, comme suit :
Il est nécessaire que tout de l’humain soit en excès du monde animal, naturel, chez l’homme.
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit de l’humain.
Il est nécessaire que toute prise du mal comme projet soit en excès du monde animal, naturel,
chez l’homme.
«L’humain» jouit du «statut» de cause prochaine fondatrice tant des actes de réflexion que
des actes de décision libre, qui en sont les effets prochains. Comme l’écrit explicitement
Luc Ferry, le «mystère» n’est pas que «l’humain» soit une «réalité», et ce, «au même titre
que 2 + 2 = 4, même si ce n’est pas du même ordre» :
103
op. cit., p. 63
31
À proprement parler, je n’y peux rien! Je sens là une vérité qui s’impose à moi avant toute
intervention de la volonté, au même titre que 2 + 2 = 4, même si ce n’est pas du même ordre. De deux choses l’une : ou bien ce sentiment est valide, et la capacité d’«excès» qui
s’y révèle donne à l’homme une dimension d’antinature irréductible qu’il faut enfin penser
(...) ; ou bien l’on doit se résoudre à ne voir là qu’une méprise (...) dont la génétique ou la
sociologie rendront compte un jour.104
Remarquons la fin de la dernière phrase, qui rappelle le Darapti d’André Comte-Sponville.
C’est que, pour Luc Ferry, le «signe certain» qu’il a lui-même identifié comme tel pour établir l’existence de ce qu’il appelle «liberté» n’est pas «un argument incontestable : en la
matière, il n’en existe pas (et c’est heureux pour la liberté!)»,105 précise-t-il. Peut-être que
«c’est heureux pour la liberté», mais pas pour la cohérence d’un «humanisme rigoureux»,
et ce, «au même titre que [2 + 2 ≠ 4], même si ce n’est pas du même ordre». La
«méprise» de Luc Ferry est manifeste, et la correction de cette contradiction ne requiert
aucune intervention de la «génétique» ou de la «sociologie».
«L’humain» jouit d’une «existence» qui «n’est (...) nulle part ailleurs que dans mon “cœur”
bien qu’elle s’impose à moi, non pas comme si je l’avais fabriquée ou voulue, mais comme 2 + 2 = 4, comme une vérité que je n’ai pas inventée mais tout au plus découverte»,106
dit Luc Ferry, en utilisant alors l’expression «nulle part ailleurs» que Sherlock Holmes
emploie, et ce, sans en faire un mystère. La quiddité dont il est question dans le Darapti
ne relève donc pas «du même ordre» que la biologie, la chimie, la génétique, la sociologie : c’est pourquoi ni la biologie, ni la chimie, ni la génétique, ni la sociologie, en leur état
actuel, ne peuvent la réfuter, ni ne le pourront en tout état futur. Et la conclusion du Darapti
est dès lors strictement vraie : «quelque chose propre à l’homme est un écart par rapport
à la nature telle que connue de la chimie ou de la biologie» puisque ces dernières ne
sont pas «du même ordre».
Quelque connaissance du réel est ainsi rationnelle ; le signe qu’est la torture est improprement formulé dans un Darapti, parce qu’il est irréfutable. Il reste encore à faire l’exploration de cette quiddité qu’est «l’humain (...) dans mon cœur», principe d’un corps vivant
humain (ce en quoi «l’humain» est une âme, l’humaine) capable d’actes de réflexion et
d’actes de décision libre (ce en quoi cette âme humaine n’est pas naturelle, au sens que
Luc Ferry et André Comte-Sponville donnent à ce mot). Bref, «il reste encore à déterminer
si l’âme est (...) comme un pilote en son navire», ou si elle est plutôt, «au titre de principe
premier», comme une origine se tenant (en latin : stans) sous-jacente (en latin : sub) aux
apparences corporelles, en un mot, comme une substance (sub-stantia) dont «la faculté
sensitive (...) n’est pas indépendante d’un organe corporel [découpage par plaisir], tandis
que l’intellect [en] est séparé (...) [est en excès]», si bien qu’il «peut se penser lui-même
[dans un acte de réflexion]».107
«Au titre de principe premier», l’âme humaine est elle-même une «origine», et elle fut ainsi «pensée différemment» de «la religion», et ce, bien avant «aujourd’hui», comme le
souhaite Luc Ferry, pour qui «il semble (...) légitime de parler (...) de “mystère”», mais à
propos d’une autre «origine [qui] nous échappe» :
104
105
106
107
ibidem, p. 57
ibidem, p. 69
ibidem, p. 53
Aristote, De l’âme, II, 1, 413a 8 ; II, 2, 414a 12-14 ; III, 4, 429a 10
32
En ce sens, la transcendance est bien une réalité dont l’origine nous échappe, ce pourquoi il me semble légitime de parler, en effet, de “mystère”. La vraie question, si on ne la
nie pas, c’est de savoir si elle relève de l’illusion, comme le croit André [Comte-Sponville),
ou bien de ce mystère que la religion désignait jadis comme le divin, et que, peut-être,
nous devons repenser ou penser différemment aujourd’hui.108
Une vraie réponse à cette «vraie question» requiert une démonstration, «au même titre
que 2 + 2 = 4» en demande une, «même si ce n’est pas du même ordre», d’où un recours
nécessaire à l’analogie de l’être. Cette vraie réponse fut aussi «pensée différemment» de
«la religion», et ce, bien avant «aujourd’hui» : η νοησιs νοησεωs νοησιs.109
CONNAÎTRE SCIEMMENT
Les démonstrations que nous avons introduites pour mettre en valeur les matériaux pris
du texte même de Luc Ferry rencontrent aisément le critère de la «science rigoureuse»
pour laquelle il argumente : une induction abstractive qui, à partir d’un événement, se rend
au tekmèrion et qui culmine dans la découverte de moyens termes signifiant des existences «bien réelles», dont celle de «l’humain».
Connaître sciemment commence d’abord avec une démonstration par tekmèrion, accomplie dans la première figure du syllogisme, qui porte sur l’existence avérée de quelque
chose au sujet de laquelle une recherche est, ensuite, conduite dans la «marche de la
prédication vers le haut». La science est un acte d’assentiment à une conclusion donné
en connaissance de cause, soit que cette connaissance porte sur l’existence d’une cause
dont on ignore la quiddité, et nous avons alors une démonstration du fait connu en sa propre quiddité de fait accompli par une cause prochaine de quiddité inconnue, soit qu’on
connaisse aussi la quiddité de la cause prochaine, et nous avons alors une démonstration de la cause prochaine du fait effectué à titre d’effet. Et le chapitre 27 des Premiers
analytiques expose aussi les fondements d’une «science exacte» qui, au delà des manipulations expérimentales faites en laboratoire, procède par signes, souvent nombrés à
l’aide des mathématiques, notamment de la statistique ; si l’induction abstractive n’est
pas accessible, elle en demeure alors à une induction extensive seulement, en tenant
toujours compte que tout «n’est pas du même ordre», comme l’écrit Luc Ferry.
Par exemple, Ératosthène de Cyrène (276-194 av. J.-C), alors qu’il est conservateur à la
grande bibliothèque d’Alexandrie au temps de Ptolémée III, lit qu’un profond puits vertical
situé près de Syène (Assouan), dans le sud de l’Égypte, est entièrement éclairé par le Soleil à midi, au jour du Solstice d’Été. À midi, le même jour, mais à Alexandrie, au nord de
Syène, le Soleil n'est pas directement au-dessus d'un pieu planté verticalement en terre
puisque ce dernier jette une ombre au sol ; Ératosthène tient là un tekmèrion, un signe irréfutable vrai de quelque chose dont il s’agit maintenant de découvrir la quiddité.
Il mesure l’angle a que fait le pieu planté verticalement avec l’extrémité de son ombre sur
le sol, et ce, au moment même où le puits de Syène est directement éclairé : a = 7.2 °. Si
le rayon du Soleil qui frappe directement le puits de Syène est parallèle à celui qui suit
108
109
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 53
Aristote, Métaphysique, livre lambda, 9, 1074b 34
33
Alexandrie
Syéne
a
a
l’hypoténuse du triangle rectangle allant du faîte du pieu jusqu’à l’extrémité de son ombre, à
Alexandrie, le prolongement, sous la surface
du sol, de la droite passant par le pieu est une
sécante qui coupe le prolongement, sous la
surface du sol, de la droite passant par le
puits ; ces deux droites forment un angle de
7.2° sous la surface du sol. Syène et Alexandrie ne peuvent pas ne pas être aux extrémités
d’un arc de cercle déterminé par ces deux
droites. Comme la circonférence d’un cercle
fait 360 °, tout angle de 7.2° au centre d’un cercle détermine, sur la circonférence de ce cercle, un arc qui mesure 1/50. La distance entre
Syène et Alexandrie étant de 5000 stades, Ératosthène en conclut que la circonférence de la
Terre est de :
5000 x 50 = 250,000 stades
À partir d’un signe irréfutable vrai, d’un tekmèrion, et ce, bien avant Christophe Colomb,
Ératosthène découvre la quiddité d’un fait connaissable sciemment par une induction
abstractive : la Terre est ronde. «L’angle de 7.2° au centre d’un cercle» est le moyen terme
de la démonstration qui expose la quiddité de ce fait :
Tout angle de 7.2° au centre d’un cercle détermine un arc qui mesure 1/50 de la circonférence de ce cercle.
Quelques droites, l’une passant par le puits de Syène et l’autre passant par le pieu d’Alexandrie, prolongées sous la surface du sol, forment un angle de 7.2° au centre d’un cercle.
Quelques droites, l’une passant par le puits de Syène et l’autre passant par le pieu d’Alexandrie, prolongées sous la surface du sol, déterminent un arc qui mesure 1/50 de la circonférence de ce cercle.
La majeure de ce syllogisme en Darii est vraie. Quant est-il de la mineure ? Elle repose
sur un tekmèrion qui est vrai : un profond puits vertical situé près de Syène (Assouan),
dans le sud de l’Égypte, est entièrement éclairé par le Soleil à midi, au jour du Solstice
d’Été, alors que, à Alexandrie, au nord de Syène, le Soleil n'est pas directement au-dessus
d'un pieu planté verticalement en terre puisque ce dernier jette une ombre au sol. Donc la
conclusion est démonstrativement vraie en vertu du moyen terme, qui signifie que la Terre
est ronde. Mais s’agit-il d’une vérité «absolue» ou «relative», selon l’inepte lieu commun
qu’on lit si souvent de nos jours ? «Absolu» nous vient du latin «absolutus», et il est formé
de deux mots : la préposition «ab», qui signifie la provenance, et le verbe «solvere», qui
prend l’acception de «résoudre». Nous avons ici un vrai qui provient de la résolution d’un
problème. Ce vrai est donc relatif à un problème dont la solution est obtenue par résolution. En grec, «solvere» se dit «analuein», qui a donné le nom «Analytiques» qu’Aristote a
choisi comme titre de deux ses œuvres portant sur le connaître sciemment.
34
Aujourd’hui, quelques astronautes ont vu la Terre de leurs yeux et en font fait le tour. Des
images satellites nous en sont aussi projetées sur l’écran plat de nos postes de télévision. Le témoignage de ces astronautes et de ces images n’ajoutent rien à la démonstration du fait qu’Ératosthène de Cyrène avait déjà accomplie : tout fait est un compris par l’intellect. La résolution d’un problème passe toujours par une démonstration qui, elle, n’appartient pas à l’ordre du sensible. Connaître sciemment le physique demande qu’on parte
de signes sensibles (tekmèrion) et qu’on y revienne. La résolution qui connaît sciemment
le sensible s’accomplit par un retour aux signes sensibles. Dans les revues de vulgarisation, on dit improprement que : «La théorie est en accord avec les faits». Il faut plutôt dire :
«La démonstration (théorie) du fait rend compte des signes sensibles (tekmèrion)».
Connaître sciemment quelque chose physique requiert «d’embrasser (...) l’ensemble des
concordances», ce qui est difficile puisque «l’insuffisance de l’expérience» peut nuire à
l’acquisition de signes irréfutables (tekmèrion) ; «c’est pourquoi ceux qui vivent dans une
intimité plus grande des phénomènes de la nature sont aussi plus capables de poser les
principes fondamentaux, tels qu’ils permettent un vaste enchaînement [démonstration du
fait ou de la cause prochaine]», alors que «ceux que l’abus des raisonnements dialectiques a détournés de l’observation des faits [dont l’existence est connue par des signes irréfutables ou tekmèrions], ne disposant que d’un petit nombre de constatations, se prononcent trop facilement».110
Par ailleurs, connaître sciemment le mathématique demande aussi qu’on parte du sensible, mais il n’est pas requis qu’on y revienne parce que la résolution pertinente au mathématique s’accomplit dans l’imagination. Et connaître sciemment le métaphysique demande encore qu’on parte du sensible, mais il n’est pas requis qu’on y revienne parce que la
résolution pertinente au mathématique s’accomplit dans l’intellect. Ces deux thèses demandent une démonstration que nous n’élaborerons pas ici compte tenu des limites de
notre propos.
André Comte-Sponville et Luc Ferry disent à «tout le monde» qui lira leur livre que «la philosophie n’est pas un long fleuve tranquille, où chacun viendrait pêcher sa vérité», mais
«une mer» où «chacun (...) navigue comme il peut», ce qu’ils «appelle[nt] philosopher»,
comme nous l’avons vu dès le début. Pour nous, «philosopher» consiste plutôt à
«renouer avec une exigence fort ancienne — mais parfois oubliée — de la philosophie».111
Celle-ci :
Quant aux tentatives de certains philosophes, qui, dans leurs discussions sur la vérité, ont
prétendu déterminer à quelles conditions on doit accepter des propositions comme vraies,
elles ne sont dues qu’à leur grossière ignorance des Analytiques : il faut, en effet, connaître les Analytiques avant d’aborder aucune science, et ne pas attendre qu’on vous l’enseigne pour se poser de pareilles questions.112
110
111
112
Aristote, De la génération et de la corruption, I, 2, 315b 5-9
Sagesse des modernes Dix questions pour notre temps Essai, p. 12
Aristote, Métaphysique, livre gamma, 3, 1005b 2-5
35
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