nature, et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans
ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, j’entre en
effroi comme un homme que l’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans
connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d’en sortir.
Et sur cela j’admire comment on n’entre pas en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès
de moi de semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent que non. Et sur cela
ces misérables égarés ayant regardé autour d’eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s’y sont donnés, et s’y
sont attachés ». (2)
Bien évidemment, il existe de bons moments dans la vie, où il est normal d’être joyeux.
Le bonheur est-il de goûter simplement l’instant présent, le fameux carpe diem des philosophes antiques ?
Luc Ferry, philosophe non croyant, constate que la pensée matérialiste reprend à son compte le « profite du jour
présent » des Anciens, « la conviction que la seule vie qui vaille la peine d’être vécue se situe dans l’ici et le
maintenant, dans la réconciliation avec le présent. (…) Les deux maux qui nous gâtent l’existence sont la nostalgie
d’un passé qui n’est plus et l’attente d’un futur qui n’est pas encore, en quoi, au nom de ces deux néants, nous
manquons absurdement la vie telle qu’elle est, la seule réalité qui vaille parce que la seule vraiment réelle : celle
d’un instant qu’il nous faudrait enfin apprendre à aimer tel qu’il est. » (3)
Mais Luc Ferry remarque avec justesse : « Il est clair qu’en ce sens, le matérialisme est bien une philosophie du
bonheur et, lorsque tout va bien, qui ne serait volontiers porté à céder à ses charmes ? Une philosophie pour beau
temps, en somme. Oui, mais voilà, quand la tempête se lève, pouvons-nous encore le suivre ?
C‘est pourtant là qu’il nous serait de quelque secours, mais d’un coup, il se dérobe sous nos pieds – ce que,
d’Epictète à Spinoza, les plus grands furent bien contraints de concéder(…) ». (3)
En réalité, loin de goûter le présent beaucoup cherchent à s’évader de la grisaille, de la lourdeur du quotidien par
toute sorte de moyens. Ceux qui expérimentent « la douleur des hommes » savent que la vie est difficile.
Le matérialisme oblige à un questionnement : devant un monde vide de sens, qu’est- ce qui donne du sens ?
Dans le « Mythe de Sisyphe (1942) et l’Homme révolté (1951), Albert Camus (1913-1960) s’interroge sur la
place de l’homme face à l’absurde. Il pousse le matérialisme jusqu’au bout de sa logique et montre que le
monde est sans espoir. Pour lui, L’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence
déraisonnable du monde. L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est, libre de dire non.
Cette révolte semble occuper pour Camus le même rôle que « je pense, donc je suis » de Descartes. Elle
extirpe l’homme de sa solitude, car elle est collective, elle l’incite à partager les luttes et le destin des autres.
La littérature et la création artistique sont pour lui des moyens d’exprimer le courage de vivre sa vie face à
l’absurdité du monde.
Luc Ferry écrit pour sa part : « Si je me sens obligé de dépasser le matérialisme pour tenter d’aller plus loin,
c’est parce que je le trouve, au sens propre, « impensable », trop empli de contradictions logiques pour que
je puisse intellectuellement m’y installer. » (3)
Luc Ferry propose donc « la pensée élargie », une «auto réflexion» qui dépasserait le scepticisme et le
dogmatisme (3). Cet effort de la pensée traduit une quête de sens légitime mais illusoire.
Le matérialisme n’a même plus aujourd’hui la perspective d’un avenir meilleur. Il a engendré une faille
identitaire aux effets redoutables. La pensée matérialiste propose un monde sans espérance, « une culture
de l’instant », un bonheur éphémère et incertain. Elle débouche sur l’absurde : rien de vraiment
enthousiasmant… As-tu fait le bon choix ?
1- David Brown, L’athéisme, Edition Croire et lire 2014, 57.
2- Blaise Pascal, Les Pensées, Les Classiques de Poche, Edition de Philippe Sellier, 102, 471-472, 474-475.
3- Luc Ferry, Apprendre à vivre, Editions Plon 2006, 255-256, 260, 276 -276- 295.
Jannick CORBEAU