Métamorphose ultra-orthodoxe chez les juifs du Maroc

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Métamorphose
ultra-orthodoxe
chez les juifs du Maroc
PUBLICATIONS
DU MÊME AUTEUR
LIVRES
- Attitudes diverses au sein de la société ultra-orthodoxe face à
la formation professionnelle et aux études universitaires, Institut
Floersheimer d'études politiques, Jérusalem, 2003 (hébreu et anglais)
-
Chass deLita - La domination lituanienne des fils de la Tora
au Maroc
(original du présent ouvrage), Hakibbutz Hameuchad
Publishing House, Tel Aviv, 2004 (hébreu)
- Le Shass pourra-t-il restaurer «la splendeur du passé» ?
Institut Floersheimer d'études politiques, Jérusalem, 2004 (hébreu)
ARTICLES
- «Le sauvetage du judaïsme
marocain », Peamim 80, 1999, Yad
Ben Zvi, Jérusalem (hébreu)
- «L'influence lituanienne sur le monde de la Tora au Maroc au
début du XXè siècle jusqu'à la montée au pouvoir du Chass», Nouvelles
directions, avril2000, Organisation sioniste mondiale, Jérusalem (hébreu)
- « Sauvetage du judaïsme marocain par la Tora », PARDÈS 28
(numéro consacré à 'La Mémoire Séfarade'), 2000, Paris (français)
-
«Le Chass
- Profondeur
historique », in Avi Ravitzky, Le
Chass : perspectives culturelles et idéologiques,Centre Itzhak Rabin et
Am Oved, Tel-Aviv,2006 (hébreu)
- La lutte contre les études profanes, ces 150 dernières années,
dans les yechivot du courant ultra-orthodoxe, Institut Floersheimer
d'études politiques, Jérusalem (hébreu, à paraître)
4
Yaacov LOUPO
Métamorphose ultra-orthodoxe
chez les juifs du Maroc
Comment des séfarades sont devenus achkénazes
préfacé par Shmuel TRIGANO
Traduit de l'hébreu par Tirtsa Kauders-Bing
L'HARMATTAN
5-7 me de l'Ecole-Polytechnique
F -75 005 - PARIS
L' AUTEUR
Yaacov LOUPO, né à Bucarest (Roumanie) en 1946, a immigré
en Israël en 1948. Licence de Sciences politiques et d'Histoire à
l'Université Hébraïque de Jérusalem (HUJI) ; master en Histoire à l'Institut du Judaïsme Contemporain (HUJI) ; diplôme d'enseignant à l'Ecole
d'éducation (HUJI) ; doctorat en sociologie à l'Université Paris-X.
L'un des fondateurs du ministère de l'Intégration des nouveaux
immigrants en Israël, il a occupé des postes de responsabilité au sein de
l'Agence juive, notamment en tant que délégué en France de 1973 à 1976
et de 1980 à 1982. Ces dernières années, il a enseigné l'histoire et les
sciences politiques, et a œuvré au sein de l'Institut Floersheimer d'études
politiques, situé à Jérusalem.
Spécialisé dans l'étude du monde juif ultra-orthodoxe, il a
présenté une thèse de sociologie, entreprise à Paris sous la direction du
professeur Shmuel Trigano, intitulée: La métamorphose ultra-orthodoxe
des jeunes juifs du Maroc: l'influence lituanienne du début du XX siècle
jusqu'à l'apparition du phénomène Shass en Israël.
Ce livre est la traduction d'une publication en hébreu:
Chass deLita - La domination lituanienne des fils de la Tora
Maroc, Hakibbutz Hameuchad Publishing House, Tel Aviv, 2004.
Copyright L'HARMATTAN, 2006
Site internet: http://www.editions-harmattan.fr
www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
ISBN: 2-296-00992-1
EAN : 978 2296 0099 29
6
au
Préface de Shmuel TRIGANO
Le spectacle de Juifs originaires d'Afrique du Nord,
adoptant des mœurs du judaïsme ashkénaze ne laisse pas d'étonner
l'observateur. Qui n'a pas vu, avec stupéfaction, ces séfarades
portant l'habit typique, le costume noir, la chemise blanche, la
cravate et le chapeau borsalino ou ces jeunes étudiants de yechiva
au teint basané discourant en yiddish?
On voit moins, derrière ces tableaux pittoresques, la
disparition d'une tradition spirituelle et religieuse plus que
millénaire qui a donné au judaïsme les bases de sa culture. Le
monde ashkénaze prend en effet son envol avec les prodromes de
la modernité, après l'ébranlement cataclysmique que représente la
fin du foyer espagnol de la culture séfarade, au moment où la
créativité dans l'ordre de la tradition va se ralentir, avec l'avancée
de la sécularisation.
La séfaradité relève avant tout de la culture et pas de
l'ethnicité. Les formes religieuses qui s'y sont développées ont été
variées et la plupart du temps ouvertes à l'esprit du temps, aux
sciences profanes, à la philosophie et à la mystique. Jamais le
judaïsme n'y a connu la fragmentation idéologique en plusieurs
courants concurrents typiques de l'évolution moderne du judaïsme
en monde ashkénaze. Sur le plan de la transmission de cette
tradition, l'identité séfarade est aujourd'hui en régression. Il n'y a
quasiment pas d'institution de niveau supérieur qui la transmette.
Le modèle dominant aujourd'hui fait la part belle à la méthode
éducative lituanienne. Derrière le folklore, c'est là la principale
question qui est posée par le phénomène qui nous préoccupe et qui
est infiniment plus vaste que la question de l'identité ethnique.
Yaacov Loupo découvre des documents qui remettent en
question l'explication savante la plus communément entendue à ce
propos ou, en tout cas, en limitent la portée; elle est de type
sociologique et fait porter le poids de la causalité sur le judaïsme
nord-africain lui-même. Que dit-elle? Affaiblies par l'acculturation déjà à l'œuvre en Afrique du Nord et par l'ébranlement consécutif au déracinement, ces populations auraient vu leur monde
7
s'effondrer et se seraient retrouvées sans repères. Elles se seraient
alors dirigées spontanément vers la forme la plus sectaire (et
marginale) du judaïsme qu'est l'ultra-orthodoxie pour y trouver
une règle et une discipline. Une telle explication n'est pas
entièrement fausse, bien évidemment. Elle pèche néanmoins par
ignorance que le livre de Yaacov Loupo vient éclairer. Le
processus d'acculturation de l'identité séfarade à des modes
culturels étrangers commence en fait dès le début du XXe siècle, au
Maroc encore aux débuts du protectorat français, et leur évolution
vers les formes ultra-orthodoxes en fait partie. Les émissaires des
yechivot lituaniennes y développaient leur mission dès cette
époque.
Ce processus est dans ses origines le produit d'une
entreprise missionnaire programmée par les centres du judaïsme
lituanien en quête de forces nouvelles, après le tournant de la
guerre de 1939-1945, la Shoah, la destruction du monde des
yechivot et l'épuisement de ses propres ressources (adversité
politique, émigration massive vers les Etats-Unis et Israël).
La nouvelle donne de l'étude de cette histoire à laquelle
procède Yaacov Loupo rend possible une lectur~ rétrospective de
l'évolution de larges secteurs de cette population. Devenue
étrangère dans sa propre culture, elle n'a pas pour autant été
acceptée par son milieu électif qui, le plus souvent, l'a tenue en
piètre estime et éloignée de ses élites et centres de pouvoir. Le
phénomène du courant politico-religieux du Chass en Israël
l'illustre, qui se vit conduit par la force des choses à se constituer
en organisation autonome pour se libérer de la dépendance (et de la
discrimination) de ses mentors lituaniens qui jamais n'intégrèrent
les Juifs d'Afrique du Nord en leur sein tout en leur imposant leur
autorité.
Shmuel Trigano
Professeur des Universités
Paris, novembre2006
8
Note technique sur la traduction et la transcription
La traduction est le passage d'une culture à une autre.
Vérité essentielle dans les textes rabbiniques dont les versets bibliques ou les phrases talmudiques font partie intégrante et sont
compris immédiatement comme tels par leurs lecteurs. Par ailleurs,
les citations des rabbins utilisées ici ont été fidèlement traduites et,
I'hébreu ne craignant pas les répétitions, il ne faut pas s'étonner
d'un français plus « lourd» et sans doute davantage « biblique ».
Un des problèmes essentiels qui se posent au traducteur de
l'hébreu est celui de la transcription. Nous avons tenté de transcrire
les nombreux termes hébraïques employés ici de la manière la plus
facile à lire et la plus cohérente tout au long de cette étude, mais
d'autres, avant nous, ont déjà dit que c'était là «mission
impossible» et quelques exemples suivent.
Beaucoup de mots hébreux se terminent par le son A
(souvent signe du genre féminin). Nous avons donc transcrit ces
mots avec un A final (comme dans Tora), mais nous avons, par
exemple, adopté la graphie Shoah* généralement utilisée (avec le
H reproduisant le Hé muet écrit à la fin du mot hébreu).
De même, nous avons transcrit par Q la lettre hébraïque
QOUF. Mais les graphies kibboutz et kabbale figurent dans le
Robert, et nous les avons utilisées.
Le son CH est représenté en hébreu par une seule lettre.
Nous l'avons en général transcrite par CH, mais pour les notices
bibliographiques (dont celles figurant en annexe), nous avons
repris l'orthographe des noms adoptée par les auteurs eux-mêmes:
on trouvera donc certains auteurs dont le nom commence par CH et
d'autres dont le nom commence par SHe De même nous avons
écrit: Shoah, ainsi que yiddish et casher (orthographe du dictionnaire Robert).
Le nom Joseph est en hébreu Yossef; c'est ainsi que nous
l'avons transcrit, comme dans le cas: Ovadya Yossef Mais la
yechiva Ohr Joseph utilise cette graphie, et nous l'avons donc
conservée.
De même pour la lettre hébraïque TSADE, que nous avons
transcrite par TS, mais nous avons gardé la graphie utilisée par le
réseau Ozar Hatorah, alors que nous avons transcrit le recueil de
lettres Otsar hamikhtavim selon la prononciation hébraïque.
9
Par ailleurs, nous avons traité la plus grande partie des
mots hébreux comme s'ils étaient invariables, pour ne pas lasser le
lecteur avec les terminaisons du pluriel - sauf le mot yechiva dont
nous avons utilisé le pluriel yechivot (parce qu'il nous semblait
étrange d'écrire: « des yechiva »). Lorsqu'il est écrit en italiques:
petite yechiva ou grande yechiva, il ne s'agit pas de la taille de
l'institution, mais de l'âge de ses élèves (la petite yechiva accueille
des garçons jusqu'à l'âge de treize ans, tandis que la grande
yechiva les accueille ensuite jusqu'à leur mariage).
Nous avons utilisé le terme rabbin pour désigner le dirigeant spirituel d'une communauté, d'une ville, tout en conservant
le mot hébreu rav quand il s'agit d'un maître, d'un enseignant de la
Tora; mais, au pluriel, nous avons écrit des ou les rabbins.
Quant à décisionnaire, c'est un nom commun rarement utilisé comme adjectif (cf. Trésor de la langue française informatisé
/CNRS). C'est le mot utilisé en français pour désigner les Sages et
les rabbins qui ont publié des responsa de halakha.
La traductrice
Tirtsa Kauders-Bing
Note de l'éditrice
Le mot sefarade avait de prime abord été écrit sans accent
aigu (é) car le E remplace le SCHWA. Mais la prononciation française courante nous a obligée à introduire le é. Selon le même
principe, le mot ashkenaze, écrit lui aussi d'abord sans accent aigu,
est devenu: ashkénaze. Les autres sons É et È ont été transcrits
sans accent. Nous avons mis un accent, lorsqu'il ne s'agit pas d'un
E muet final.
Nous espérons que ces quelques exemples permettront au
lecteur de relativiser ce qui peut sembler incohérent au départ,
notre objectif étant de donner à lire plus aisément en français cet
ouvrage qui comporte quantité de termes hébreux transcrits.
Les noms, mots, termes ou expressions suivis d'un
astérisque (*) ou de deux astérisques (**) renvoient à l'un ou à
l'autre des deux glossaires annexés en fin d'ouvrage.
Les caractères gras dans le texte sont voulus comme une
sorte de synthèse facilitant la compréhension du lecteur.
10
INTRODUCTION
Ces dernières années, on a pu observer en Israël et au sein
de la communauté juive de France une «nouvelle» ultraorthodoxie religieuse qui s'est profondément enracinée chez les
juifs originaires d'Afrique du Nord et, en particulier, du Maroc. On
note ce phénomène dans le monde de la Tora séfarade ainsi qu'au
parti Chass en Israël. Il est dominant dans les établissements
scolaires ultra-orthodoxes en France, dans l'apparence des rabbins,
et même parmi les membres des communautés juives originaires
d'Afrique du Nord installés au Canada, à New York, et en
Amérique latine. Ce sont des juifs séfarades dont l'aspect est
identique à celui de leurs homologues achkénazes originaires
d'Europe orientale. Ils étudient la Tora de la même manière
qu'eux, leur conception de la vie est identique, et ils obéissent aux
mêmes directives venues des villes de Jérusalem ou Bené Beraq*.
Pourtant, les juifs séfarades ayant vécu en Afrique du
Nord, et même ceux qui sont nés en France ou en Israël, savent que
ce n'est pas ainsi que se comportaient leurs ancêtres nés au
Maghreb. Nous avons là une métamorphose débutée il y a des
décennies et qui se poursuit sous nos yeux.
Le phénomène est visible en particulier en Israël dans le
parti Chass qui est devenu une force politique importante
représentant un vaste secteur de la société. Ce parti a fait son
apparition sur la scène politique en 1984, avec quatre sièges à la
Knesset*. Aux élections de mai 1999, il a atteint son maximum,
avec dix-sept sièges. Bien que beaucoup aient prévu son
écroulement aux élections de janvier 2003, le Chass y a tout de
même obtenu onze sièges, et il est alors devenu le quatrième parti,
à la suite du Likoud, du parti travailliste et du ChinouyI. Il a obtenu
258 879 voix, soit presque le double du parti Judaïsme de la Tora,
son correspondant achkénaze plus ancien qui n'a eu que 135 087
VOIX.
1
Le Chinouy, parti bourgeois-centristelaïque, essentiellementanti-ultra-
orthodoxe, a disparu de la scène politique aux élections israéliennes de
2006.
Il
Suite au changement de système électoral (vote uniquement pour un parti et pas de vote séparé pour élire le Premier
ministre) et à cause de la difficile situation sécuritaire dans laquelle
se trouve Israël, les votes sectoriels se sont réduits, et un grand
nombre de voix sont retournées au parti d'origine, le Likoud.
L'analyse des résultats dans les circonscriptions où le Chass était le
parti le plus fort en 1999 a montré qu'environ 150 000 de ses
électeurs sont retournés au Likoud.
Aux élections de 1999, le parti Chass avait eu le nombre de
voix le plus élevé dans les villes de Jérusalem, Qiryat-Gat, QiryatMalakhi, Lod, Sederot, Ofaqim, Netivot, Imanouel, Or Aqiva,
Beer-Yaaqov, Achqelon, Achdod, Beer-Cheva, Bet-Chemech, BetChean, Dimona, 'Hatsor-en-Galilée et Chelomi. L'analyse des
élections de 2003 dans ces mêmes villes montre que, bien que le
Chass ne soit plus que le quatrième parti sur le plan national, il est
resté dans toutes les villes dites 'de développement'** et dans
d'autres aglomérations ayant une majorité d'habitants originaires
d'Afrique du Nord, le deuxième parti, à la suite du Likoud2.
Pour décrire la composition de l'électorat du Chass, les
chercheurs ont eu recours à deux cercles concentriques: le premier
(le noyau dur) est ultra-orthodoxe, profondément attaché à l'étude,
composé d'élèves ou d'anciens élèves de yechivot**, ayant subi un
processus de socialisation en particulier dans le «creuset» du
monde lituanien* de la Tora. Le deuxième cercle est attaché aux
traditions, composé d'orientaux ** dont le lien avec le judaïsme
n'est pas intellectuel mais plutôt sentimental. Les élections de 2003
ont réduit ce phénomène populaire, comme nous l'avons vu, et le
Chass est devenu plus homogène: le noyau ultra-orthodoxe est
aujourd'hui important sur le plan absolu comme sur le plan relatif.
Même si l'on trouve encore, sous la houlette rabbinique du rav
Ovadya Yossef, des juifs séfarades-orientaux qui ne sont pas ultra2
Dans toutes les villes de développement, le Chass a été deuxième, mais
à Netivot et à Imanouel, il a été premier. En plus de la liste susmentionnée, à Betar Ilit et à Bené Beraq, le Chass a été deuxième, après le
parti Judaïsme de la Tora. A Beer-Yaaqov, Or Yehouda, Qiryat Chemona,
Roch Ha'ayin et Ramla, il a été deuxième après le Likoud. A Jérusalem,
troisième, après le Judaïsme de la Tora. A Lod et à Beer-Chéva,
troisième, suivant de près le Chinouy. Voir le site www.haaretz.co.il
(supplément sur les élections, 31 janvier 2003)
12
orthodoxes, le vaste mouvement qui a drainé des dizaines de
milliers d'électeurs en 1999 n'existe plus.
Un sondage effectué peu après les élections parmi les
partisans du parti, par le journal Yediot Aharonot, montre que plus
de la moitié de ses électeurs (55 %) préfèrent un Etat obéissant à la
halakha** à un Etat démocratique, et que 67 % des personnes
interrogées ont répondu que la religion comptait plus pour elles que
la démocratie3.
Depuis son apparition, le Chass est devenu un élément
essentiel de la mosaïque sociopolitique de l'Etat d'Israël et, en ce
début de siècle, il est sur le devant de la scène, précédant sa
contrepartie achkénaze. La société laïque a exprimé sa crainte des
ultra-orthodoxes en donnant quinze sièges au parti Chinouy; il
s'agit en fait essentiellement d'une lutte contre le Chass, pour
éviter qu'il érode I'hégémonie
culturelle laïque occidentale* * .
Il n'est pas étonnant que les sociologues penchés sur la
société israélienne, de même que les journalistes, soient encore
surpris de cette grande réussite4. Sociologues, politologues et
journalistes tentent de comprendre les tenants et aboutissants du
succès du Chassa Presque tous pensent que le phénomène prend ses
origines dans les années cinquante et soixante du XXe siècle, avec
l'expansion du «second Israël» dans les camps des nouveaux
immigrants et dans les villes de développement où les immigrants
de terre d'Islam, et en particulier les juifs originaires du Maroc, ont
été installés. Les analystes pensent, en effet, que la politique du
gouvernement de l'époque, ainsi que celle de l'Agence Juive* et
celle suivie par la centrale syndicale travailliste Histadrout* , ont
créé des obstacles à l'intégration de la majorité d'entre eux. En
effet, ce groupe d'immigrants avait dès le début été mal considéré
3 Yediot Aharonot du 28.5.1999, Mina Tsema'h - sondage du supplément
de fm de semaine.
4 Le phénomène des juifs ultra-orthodoxes d'origine séfarade est plus
vaste encore que ce qu'expriment les élections, car beaucoup d'entre eux
votent pour le parti Judaïsme de la Tora alors que l'inverse est presque
inexistant. On le voit clairement dans les villes de développement où il
n'y a presque pas d'habitants d'origine achkénaze. Le Judaïsme de la
Tora obtient aussi les voix de la population séfarade à Jérusalem et à Bené
Beraq.
13
par les habitants d'!sraëI5. Des jugements expressifs comme
« arriérés, primitifs, levantins, improductifs, de peu de sens moral,
de culture presque inexistante»
faisaient partie du discours
politique et public de l'époque. L'establishment craignait que ces
« caractéristiques» ne fassent baisser le niveau du nouvel Etat
jusqu'à celui des autres pays du Proche-Orient. C'est la
communauté marocaine qui a le plus souffert de cette attitude6.
Cette catégorisation négative a permis de donner une
légitimation à une politique paternaliste envers les immigrants
orientaux. De même, l'idée de l'establishment de créer une culture
uniforme en faisant du pays un melting-pot a été un échec. Ce
projet ne convenait qu'à une partie des immigrants, car les autres
refusaient d'abandonner leurs caractéristiques et leur identité d'origine pour se rallier à la culture « achkénaze occidentale ».
Dans les camps de nouveaux immigrants, le combat portait
essentiellement sur les enfants: en effet, la mouvance travailliste
voulait les attirer dans ses écoles laïques et faisait pour cela
pression sur les parents. En réaction contre I'hégémonie du
mouvement travailliste, les élèves des yechivot lituaniennes et du
groupe des Pe'ilim* cherchaient de leur côté à attirer les enfants
dans leurs écoles afin de leur transmettre leurs propres valeurs.
Ces pressions ne s'exerçaient pas seulement dans le
domaine de l'éducation. Le captage électoral des nouveaux
immigrants est l'une des expressions de la politisation intensive
des organismes d'accueil - Gouvernement, Agence Juive, Histadrout. Tout ce qui pouvait s'obtenir par de bonnes relations, tels
que logement, emploi, services sanitaires, faisait partie du système
de pressions auquel les immigrants étaient soumis. Le parrainage
politique s'est développé non seulement dans les camps de
nouveaux immigrants, mais encore dans les villages, dans les villes
5
Les immigrants des pays orientaux n'étaient pas les seuls à être mal
considérés: ce fut aussi le cas des rescapés de la Shoah, arrivés à la même
époque d'Europe. De telles expressions, apparues dès que le pays a ouvert
ses portes aux nouveaux immigrants, se référaient à tous ceux qui
n'appartenaient pas aux groupes des pionniers, n'étaient pas membres des
mouvements de jeunesse ou de préparation à l'Aliya*, ou n'avaient pas
combattu dans les ghettos ou dans les mouvements de résistance durant la
guerre. Cette attitude a empiré avec l'immigration des pays orientaux.
6 Haaretz du 24 avril 1949, éditorial du 29 avril 1953 : Gelblum [série
d' articles].
14
de développement et dans les quartiers périphériques des grandes
villes 7.
Cette époque a eu sur la société israélienne une influence
profonde qui se ressent encore aujourd'hui. Pour des raisons
diverses, un grand nombre de ces immigrants sont restés en bas de
l'échelle sociale, et ce « retard» a persisté pour la deuxième
génération et même la troisième.
Du fait que le Chass a fondé sa place dans la société
israélienne entre autres sur une culture de protestation contre les
élites et sur le reproche de discrimination sociale en vigueur depuis
cette époque, on rattache en général sa percée à l'immigration
massive des Juifs des pays d'Islam dans les premières années de
l'existence de l'Etat d'Israël.
Mais avec l'apparition du Chass en 1984, la société
israélienne a dû reconnaître un phénomène culturel tout à fait
particulier: des «hommes de la Tora» (Bené Tora) d'origine
séfarade-orientale,
ayant un mode de vie et une apparence
identiques à ceux de leurs homologues achkénazes originaires
d'Europe orientale! On n'en trouvera pas l'explication dans
l'histoire de l'immigration massive des Juifs d'Afrique du Nord et
des pays d'Islam vers Israël, dans les années cinquante et soixante.
Il se trouve qu'on rencontre le même phénomène en
France: l'ultra-orthodoxie des séfarades sur le mode achkénaze.
Selon le dernier recensement, il y a un peu plus d'un demi-million
de juifs de France, dont 70 % de séfarades8. C'est la communauté
juive séfarade la plus nombreuse de la Diaspora, ayant une vie
culturelle intense et qui ne s'en cache pas. L'influence ultraorthodoxe au sein de cette communauté se manifeste essentiellement dans deux domaines: l'enseignement et la personnalité des
rabbins.
Il y a eu, ces dernières années en France, une augmentation
remarquable du nombre d'élèves dans les écoles juives, et l'on voit
en particulier que les écoles ultra-orthodoxes forment aujourd'hui
la partie la plus importante de l'éducation juive dans ce pays. Les
7 Lissek, M. (1999): Ha'aliya haguedola bichenot ha'hamichim (La
grande immigration des années cinquante - l'échec du melting-pot), Tel
Aviv, Mossad Bialik.
8 FSJU -les juifs de France, Erik H. Cohen, Paris, novembre 2002.
15
écoles juives comptent environ 29 000 élèves (augmentation de
80 % par rapport à 1988): 52 % vont dans les écoles ultraorthodoxes contre 48 % dans les établissements communautaires9.
En fait, 51 % des parents ont déclaré être «traditionalistes»
(contre 5 % qui ont déclaré être ultra-orthodoxes) mais préfèrent
tout de même que leurs enfants fréquentent les écoles des réseaux
ultra-orthodoxes comme Ozar Hatorah, Loubavitch et Ohr Joseph.
Il y a, par ailleurs, des communautés entières qui suivent un mode
de vie ultra-orthodoxe et soutiennent des institutions privées
(yechivot, kolel**) à Paris et sa banlieue comme en province. La
présence ultra-orthodoxe est remarquable, non seulement dans le
domaine de l'éducation juive, mais aussi dans tous les services
culturels et cultuels, et à travers l'atmosphère qu'elle diffuse au
sein de la vie religieuse juive en France. Dans les écoles ultraorthodoxes, la majorité des élèves sont d'origine séfaradeorientale, mais l'enseignement se fait presque partout selon des
méthodes lituaniennes ou de la mouvance dite Loubavitch *.
L'influence achkénaze se remarque surtout au Consistoire,
par l'apparence des enseignants et des rabbins, et dans tous les
services cultuels. En effet, bien qu'ils soient en majorité d'origine
séfarade-orientale - le plus souvent du Maroc -, vêtement, érudition
et conception de la vie sont bel et bien achkénazes et suivent les
directives des grands de la Tora de Bené Beraq. . .
Il est difficile aux chercheurs d'expliquer la métamorphose
et la « révolution achkénaze » des hommes séfarades-orientaux de
la Tora. Il s'agit de connaître quelle est l'origine de ce phénomène
qu'on trouve en France et en Israël, où il prend ses racines et d'où
il tire sa vitalité.
La formation d'une large couche de ces «hommes de la
Tora », séfarades-orientaux ayant adopté style de vie et valeurs
achkénazes, ne s'est pas faite dans les années quatre-vingt avec
l'apparition du Chass sur la scène politique, ni même avant, dans
les années cinquante ou soixante. Ce «phénomène» prend ses
racines dans l'entre-deux-guerres, à l'époque de la rencontre avec
la modernité et à travers les processus qui se sont accélérés après la
Shoah*. Bien que la Shoah se soit passée en Europe, elle a eu une
9
Ces chiffres m'ont été transmis, le 4 décembre 2002, par M. Patrick
Petit-Ohayon,
16
directeur du département
de l'éducation
du FSJU.
grande influence sur la formation du «monde de la Tora» au
Maroc qui s'est inspiré directement du modèle issu d'Europe
orientale (cf le deuxièmechapitrede cet ouvrage).
1. La modernité et le « sauvetage »
Notre étude historique commence avec l'entrée des
Français au Maroc au début du XXe siècle. La communauté juive
traditionnelle a été profondément ébranlée par cette rencontre avec
la modernité. Ses institutions n'ont pas su réagir et lutter, et ont
rapidement commencé à se désagréger. L'impuissance du
leadership traditionnel a permis à l'influence lituanienne ultraorthodoxe venue d'Europe orientale de pénétrer au Maroc grâce,
surtout, au système scolaire et à la fondation d'institutions d'étude
de la Tora. Les lituaniens voulaient « sauver» les jeunes juifs du
Maroc des « dégâts» de la modernité. Il faut considérer la pénétration de l'influence lituanienne au Maroc au début du XXe siècle
dans le contexte de la lutte menée par l'ultra-orthodoxie contre
ceux qu'elle appelait les «ennemis du judaïsme », c'est-à-dire
contre les courants modernes parmi lesquels l'Alliance Israélite
Universelle (A.I.U.), pionnière de la modernisation du judaïsme
d'Afrique du Nord.
Vers le milieu du XXe siècle, la Shoah a créé une situation
totalement différente. Le monde de la Tora d'Europe orientale a été
anéanti, les yechivot ont été détruites et, avec elles, l' ethos et les
traditions qui s'étaient élaborés pendant plus d'un siècle. Quelques
rabbins rescapés ont entrepris de restaurer ce monde disparu. Ils
ont, entre autres, fait venir du Maroc des milliers d'élèves parmi
les plus brillants afin de remplir les nouvelles yechivot situées pour
la plupart en Europe, mais aussi aux Etats-Unis et au Maroc. Ces
rabbins avaient un double objectif: ils voulaient d'une part sauver
les enfants des «griffes» de l'A.I.U. et, de l'autre, perpétuer le
monde de la Tora lituanien en lui préparant de nouvelles élites. Ce
processus a commencé avant l'émigration des juifs du Maroc vers
la France et vers Israël, et a continué avec elle.
Le concept de «sauvetage» de l'élite lituanienne a été
essentiel dans la formation du monde de la Tora séfarade-oriental
tout au long du XXe siècle et jusqu'à nos jours. Ce thème est
caractéristique de l'activité des rabbins lituaniens au Maroc dès
17
l'époque du Protectorat*, après la Shoah et l'anéantissement des
yechivot, et on le trouve aussi pendant les années où le monde de la
Tora séfarade-oriental s'est développé au sein du monde de la Tora
lituanien en Israël, puis à ses côtés. Il est aussi à la base de la
transformation intégriste qu'on remarque aujourd'hui dans les
établissements scolaires et au sein du rabbinat en France.
Le fait que les lituaniens ont gagné une position dominante dans le monde de la Tora, jusqu'à vouloir prendre les
rênes de l'ensemble du monde juif, y compris celles du secteur
séfarade-oriental
envers lequel ils ont gardé une attitude
paternaliste, forme l'arrière-plan historique de la création du
parti Chass et du rejet (partiel) de leur autorité. Une grande
partie des rabbins des communautés originaires d'Afrique du Nord
se considèrent comme ayant été «sauvés» de l'assimilation, et
gardent une dette de reconnaissance envers leurs « sauveurs », cela
même après la fondation du Chass.
L'objectif de cet ouvrage est de décrire l'influence
lituanienne sur la formation du monde de la Tora séfarade-oriental
à trois époques: 1° au début du XXe siècle au Maroc; 2° après la
Shoah; 3° lors de la formation de l'ultra-orthodoxie « séfaradeorientale-lituanienne », essentiellement en Israël.
Nous nous poserons plusieurs questions: comment se faitil qu'un large groupe ait abandonné les traditions d'étude de ses
aïeux pour en adopter de nouvelles? Comment ce changement a-til pu se faire aussi rapidement, malgré le conservatisme inhérent à
l'observance religieuse? Comment une communauté ouverte aux
changements, à la modernité, à la synthèse des études sacrées et
des études profaneslO, s'est-elle peu à peu isolée derrière une
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Les dirigeants de l'A.LV. ont employé des rabbins pour l'enseignement
de l'hébreu et des matières juives, d'une part parce qu'ils croyaient à la
cohabitation et, d'autre part, parce que les maîtres laïques n'étaient pas
capables d'enseigner ces matières. Les élèves des écoles religieuses
passaient une demi-journée à l'école de l'A.I.V. et cette collaboration
s'est poursuivie, non sans conflits, avec le réseau Em habanim jusqu'à la
deuxième guerre mondiale, puis avec le réseau Ozar Hatorah. On
enseignait à ces élèves le français, le calcul, la géographie, la musique et
la gymnastique. Cf. Laskier, Michael: Ha'hinoukh hayehoudi be Maroqo
(L'éducation juive au Maroc), Pa'amé ma'arav, Jérusalem, Yad Ben-Zvi,
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muraille intégriste? Quel rapport entre ce qui s'est passé chez les
juifs du Maroc à l'époque du protectorat et après la Shoah, et le
parti Chass actuel? Quels sont les traits caractéristiques du
« monde de la Tora séfarade-oriental lituanien» en Israël, et quel
est son avenirII ?
Les historiens n'ont pas encore traité cet épisode de
l'histoire des juifs du Maroc, bien que le Chass ait été le sujet d'un
grand nombre d'articles et même de livres. La restriction du
phénomène à ses aspects «israéliens» ne permet pas de comprendre ses racines profondes et son évolution.
2. La société traditionnelle
et la constitution de l'ultra-orthodoxie
La société juive au Maroc était une société traditionnelle.
Cette notion, qui n'est pas spécifique à la société juive, est connue
de la sociologie et de l'histoire sociologique, et concerne toutes les
sociétés qui, tout en n'étant pas primitives, sont différentes de
celles dans lesquelles nous vivons aujourd'hui. C'est le terme
« traditionnel» qui est ici important. Ceux qui vivent dans de telles
sociétés pensent que leurs aïeux leur ont légué tout ce qui est
nécessaire à une vie ayant un sens, aussi bien sur le plan pratique
que sur le plan intellectuel, et que l'individu doit guider son
comportement sur la tradition ancestrale.
Un autre élément encore est commun à toutes les nuances
de la société juive traditionnelle, aux juifs du Yémen comme aux
juifs d'Allemagne ou à ceux de la Pologne du XVIIIe siècle:
1983, pp. 1668-172 ; Zaguri-Ohana, Orly: Em habanim, Ozar Hatorah et
l'éducation juive au Maroc de 1860 à 1960, maîtrise d'Histoire, Haïfa
(Israël), 1989, 80 p.
Il A la fm du chapitre 3 de cet ouvrage, sous le titre' L'officialisation du
Chass - pas de Tora sans budget', nous analysons son cheminement vers
l'intégration dans les différents systèmes de l'Etat d'Israël. Bien que ce
sujet sorte des limites historique et sociologique de notre étude, nous
avons décidé de le traiter car il est partie intégrante des événements et
éclaire les orientations que pourrait prendre le phénomène que nous
décrivons.
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« Ici comme là, il s'agit de personnes qui ont pour aspiration
essentielle leur justification religieuse et leur place dans le monde futur, alors que l'homme moderne met ses aspirations dans un
autre domaine, celui de l'économie, du niveau de vie... »12
Il serait erroné de supposer que la « société traditionnelle»
ne change pas, car il n'existe pas de société immuable. Les
transformations se font lentement, tout au long d'une vie,
quelquefois seulement d'une génération à l'autre, et on ne
considère pas qu'elles ont une valeur intrinsèque.
La société traditionnelle fait semblant de ne pas changer et
cherche à fonder son comportement sur la seule tradition. La
société moderne, en revanche, distingue les différents domaines de
la vie et s'appuie sur les valeurs du passé, du présent et du futur en
fonction de la raison.Lorsqu'on dit que la société traditionnelle
juive est une société religieuse, cela signifie que les comportements
de la vie quotidienne dépendent aussi des règles de la halakha.
Toutes les traditions trouvent leur justification dans des principes
religieux.
Il en va de même sur le plan pédagogique. Dans les
communautés traditionnelles, l'éducation a une seule fonction:
transmettre les valeurs de génération en génération et enseigner le
judaïsme aux enfants, mais tout ce qui est du domaine de la vie
matérielle, comme l'acquisition d'un métier, ressort d'autres
agents. Dans la société traditionnelle, le monde de l'enfant et son
système conceptuel se forment sur la base des impressions directes
qui lui représentent un univers où il se sent en sécurité. Même si
l'enseignement
primaire transmet quelques connaissances
formelles à travers la lecture, sa force essentielle lui vient de son
contact direct avec la société.
La socialisation de la jeune génération se fait surtout par
l'imitation des comportements dans la famille et par la participation au culte quotidien à la synagogue. Les enfants fréquentent
les établissements scolaires formels de la société, le heder et la
yechiva, où ils acquièrent les connaissances du judaïsme à
différents niveaux de compréhension et d'abstraction. L' apprentissage au sein de la société traditionnelle juive est échelonné par
12Katz, J. (1983): Leoumiyout yehoudit (Esprit national juif), Jérusalem,
Hasifriya hatsiyonit, p. 155.
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ordre d'importance. A son sommet, dans le système de valeurs
pédagogiques sur lequel repose la société juive, se trouve la
connaissance du Talmud, son étude, et la formation d'érudits
dont certains pourront devenir des « grands de la Tora ». Seule
une minorité est capable d'atteindre ce degré qui reste cependant
primordial pour la société. Le cadre pédagogique pour la formation
d'érudits est la yechiva.
Dans l'Europe du XIXe siècle et du début du XXe, la
société traditionnelle a été exposée à la modernité à travers
l'émancipation et le mouvement de la haskala, et du fait que les
juifs sont sortis des quartiers qui leur étaient assignés. Les
institutions communautaires, le rabbinat, l'enseignement ont subi
une profonde crise. Ce phénomène s'est étendu d'Europe
occidentale et centrale aux grands centres du judaïsme d'Europe
orientale, et a constitué un effet secondaire pour trois importants
processus: la révolution industrielle, l'urbanisation et la mobilité
sociale.
A cette époque, l'avenir est devenu plus important que le
passé. La notion de changement est devenue un mot clé pour la vie
humaine, plus que la préservation du passé. La foi a commencé à
faire place à l'idée du rationnel, les forces politiques et
économiques ont rapidement provoqué l'effondrement de l'ordre
féodal ancien et ont créé dans le monde l'ordre nouveau. Celui-ci
s'est caractérisé par le passage de l'ancienne société féodale
familiale à une nouvelle société où les liens entre les membres sont
devenus contractuels et fondés sur la libre volonté des individus
composant le collectif. Les sociétés traditionnelles de toutes sortes
ont perdu leur autorité. Dans le nouvel ordre, tous les hommes sont
en principe égaux et ont le statut de citoyens, et tous ont les mêmes
droits. Le statut social est devenu davantage fonction de ce que
l'individu a accompli que de ses origines. Les limites de la tribu et
de la famille sont devenues floues, et les comportements sont
devenus universels et cosmopolites.
Le sociologue Peter Berger, qui a étudié les réactions des
sociétés et des cultures traditionnelles confrontées à la culture
moderne, distingue trois types de comportements de la société
traditionnelle: soumission, adaptation, refus 13. Dans le premier
13Berger, Peter L. (1979): The heretical imperative - contemporary possibilities of religious affirmation, New York, Garden City, pp. 30-126.
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cas, la société traditionnelle se soumet totalement à la culture
moderne; elle renie la sienne propre et s'humilie face à la nouvelle
culture qu'elle considère avec émerveillement et respect comme
l'apogée de la civilisation. Dans l'histoire des juifs des temps
modernes, on a l'exemple des conversions au christianisme considéré comme une religion plus avancée et, d'autre part, la naissance
des mouvements idéologiques révolutionnaires à tendance universaliste niant les identités religieuse et nationale, et aussi la perte de
tout lien avec la culture traditionnelle suite à l'assimilation.
Le modèle de l'adaptation, montre une tentative de loyauté
aux deux cultures. Dans l'adaptation, comme dans la soumission, il
est nécessaire de traduire la culture traditionnelle dans le langage
de la culture moderne. Selon Berger, ceci est le cas le plus courant
dans les courants chrétiens d'Europe occidentale.
L'expérience historique du peuple juif dans les temps
modernes confirme, elle aussi, la théorie de Berger que
l'adaptation est le cas le plus courant. La majorité des mouvements
juifs qui se sont formés en réaction aux défis de la modernité
suivent le modèle de l'adaptation, voulant être modernes tout en
gardant un lien avec la tradition juive. Il existe de nombreux types
d'adaptation chez les juifs des temps modernes, religieux ou nonreligieux, nationalistes ou non. Du côté religieux, les réformés,
conservative, orthodoxes modernes et reconstructionist* *. Dans
ces mouvances, il y a des nationalistes-sionistes et non-sionistes.
Du côté non-religieux, on trouve le Bund*, les autonomistes, le
nationalisme juif territorial et le sionisme* avec tous ses courants
politiques, sociaux et culturels. L'existence de courants si
nombreux montre que l'adaptation peut se faire de manières
différentes et même incompatibles14.
Le troisième modèle, sujet de notre recherche, est celui du
refus. On y voit une tentative obstinée de conserver intacte la
culture traditionnelle et d'empêcher l'infiltration de la culture
moderne. Convaincus de son authenticité et de sa supériorité, les
partisans de la culture traditionnelle développent un sentiment
d'appréhension, à la limite de la paranoïa, car ils craignent d'être
14
Cf. Silverman, Mark (1992): Ha'hinoukh baqibouts hadati merechito
ve 'ad yamenou - historya veideologya (L'éducation dans le mouvement
du kibboutz religieux de ses débuts à nos jours - histoire et idéologie),
Thèse de doctorat, Jérusalem, Université hébraïque, pp. 12-16.
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