les facteurs explicatifs de la violence politique

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n°32
Juin 2009
L E S FA C T E U R S E X P L I C AT I F S
DE LA VIOLENCE POLITIQUE
Xavier Crettiez
Le workshop de Nice s’est déroulé sur deux jours pleins, faisant intervenir 18 chercheurs, sociologues, politistes et historiens, venant
de France mais aussi d’Espagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, de
Hollande et d’Allemagne. Consacré à la violence politique, il s’est
structuré autour de cinq grands thèmes : les émeutes et manifestations contre l’État ; les violences entre groupes sociaux et intercommunautaires ; les violences terroristes internes ; les groupes politiques violents et enfin les violences d’État.
On présentera dans ce compte rendu les grandes conclusions analytiques en évitant un résumé des interventions pour privilégier les
synergies conclusives des différents papiers.
Assessing Deviance, Crime and Prevention in Europe. CRIMPREV Project. Coordination Action of the 6th PCRD, financed by the European Commission. Contract n° 028300.
Starting date : 1st July 2006. Duration : 6 months. Project coordinating by CNRS – Centre National de la Recherche Scientifique. Website : www.crimprev.eu. E-mail : [email protected]
C’est principalement autour des facteurs explicatifs de survenance
de la violence politique que se retrouvent tous les intervenants. C’est
cette dimension qui guidera ici notre réflexion.
Qu’il s’agisse des violences ethniques, raciales, idéologiques ou sociales, qu’elles soient contre l’État ou entre communautés, mues par
des ambitions politiques, économiques ou simplement identitaires,
les chercheurs réunis à Nice se sont tous interrogés sur les raisons
à la fois de l’émergence de ces violences mais aussi de leur pérennité.
On découpera l’analyse en trois niveaux en distinguant un niveau
macro, faisant intervenir les ressorts larges de l’émergence de la
violence (économiques, culturels, institutionnels), un niveau mezzo
interrogeant les facteurs situationnels, communicationnels et organisationnels qui influent sur le déclenchement et la continuité des violences, et enfin, un niveau micro, centré sur la dimension à la fois
psychologique et cognitive du rapport à la violence.
Si ces trois niveaux sont présentés ici successivement, la prétention
explicative des phénomènes de violence politique force à les confondre de façon sûrement inégale selon le type de violence à l’œuvre,
mais en prenant systématiquement en compte cette focale tryptique.
Opérer ainsi revient à s’inscrire dans les encouragements de Donatella della Porta qui appelait, dans son intervention, au rapprochement
des approches disciplinaires entre la sociologie de l’action collective
et les analyses sur la violence politique.
I - le niveau macro
1 - Les facteurs structurels
La quasi-totalité des intervenants ont souligné le poids déterminant
des facteurs structurels lourds dans le déclenchement des violences
que celles-ci soient de type émeutières, désorganisées ou plus construites autour de mots d’ordre idéologiques précis. Si ces moteurs de l’action
semblent évidents (la violence est une ressource de pauvres), il demeure important de les rappeler à l’heure où l’analyse sociologique,
se confondant avec une injonction idéologique à la responsabilisation,
préfère parfois insister sur des facteurs plus interactionnistes. Laurent
Mucchielli ou Dave Waddington ont montré le poids déterminant
des facteurs économiques comme le niveau de chômage, l’habitat
déshérité ou le niveau de pauvreté au sein des quartiers émeutiers
en France depuis le début des années 1980 (30% de chômage dans
les quartiers lyonnais ou d’Île-de-France pour les émeutes rituelles
des années 1980 et 1990). En Grande-Bretagne, la concurrence pour
les emplois après le déclin de l’industrie textile et le sentiment d’une
politique préférentielle pour certaines couches de la population ont pu
avoir un effet déclencheur fort dans les phénomènes émeutiers. Si en
France les émeutes de 2005 perdent leur caractère localisé, comme
le souligne Laurent Mucchielli, avec plus de 300 villes touchées à
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des degrés très divers, la dimension économique demeure avec le
constat renforcé des effets de la déscolarisation des jeunes qui là
aussi touche fortement les quartiers populaires. Dans son étude sur
le supportérisme violent, Dominique Bodin montre bien également
le poids des origines populaires des hooligans, utilisant la violence
comme « expression d’une frustration sociale de la part de jeunes
déshérités, en situation de crise économique grave ».
Au delà de l’économie, la question démographique a également son
importance. Élise Féron a pu montrer le rôle important du différentiel démographique entre communautés suscitant, en Ulster, mais on
pourrait dire la même chose aux frontières de l’Europe en Bosnie
ou au Kosovo, des sentiments de peur vis-à-vis de l’autre dénoncé
comme menaçant car envahissant. La pression démographique dans
certaines familles originaires d’Afrique sub-saharienne en France,
couplée avec l’absence de ressources économiques et un habitat de
petite taille, conduit également les jeunes enfants mâles à occuper
l’espace de la rue, favorisant des phénomènes de bande où la socialisation à la violence peut être importante.
2 - Les facteurs culturels
De nombreux participants au colloque ont insisté sur les facteurs culturels qui alimentent les phénomènes de violence politique. Lorsque
l’on parle de facteurs culturels, il faut plus penser aux produits des
cultures professionnelles ou locales qu’à une trame historico-culturelle qui déterminerait les actes des violents. C’est ainsi que Xavier
Crettiez refuse toute explication sur la violence politique en Corse
en terme d’héritage historique, faisant de la violence à prétention indépendantiste, le reflet contemporain d’une tradition de banditisme
politique ou la réactivation du rejet des troupes françaises au XVIIIe
siècle. Si la violence politique en Corse peut bien sûr compter sur
une culture locale qui fait grand cas du port des armes, des logiques
d’honneur et du phénomène clanique, sa pérennité s’explique avant
tout par l’imposition contemporaine d’une culture de la violence
devenue un mode naturalisé d’expression politique dans une île qui
depuis trente ans à connu près de 10 000 attentats à l’explosif.
Parmi les facteurs culturels, de nombreux intervenants ont souligné
les effets en termes de socialisation à la violence au sein de groupes
plus ou moins fermés qui développent une culture de la force et de
la confrontation, à la fois physique et verbale. Si Crettiez le souligne
à propos des nationalistes corses, dont plus rien ne les distingue des
forces politiques institutionnelles de l’île, si ce n’est le maintien
d’une violence devenue facteur d’identité, Élise Féron ou Alfonso
Perez Agote affirment les mêmes conclusions concernant l’Ulster ou
le Pays Basque. En Euskadi, Agote montre bien le rôle socialisateur de pratiques culturelles comme le poteo (la tournée des bars)
qui va se radicaliser ces dernières années en ne fréquentant que des
bars nationalistes : l’enfermement de toute une jeunesse basque dans
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un univers culturel marqué par la glorification des actions d’ETA
(lecture de la presse nationaliste, fréquentation des clubs sportifs
nationalistes, dîner dans les restaurants nationalistes…) fonde une
culture de la violence qui la légitime et la naturalise. Dans un tout
autre univers qui est celui des supporters de football, Bodin, explique
le développement d’une culture de l’affrontement parfois très violente qui se superpose au déroulement du jeu sportif et l’accompagne
(logique du douzième homme qui se bat avec son équipe). Cette culture de l’affrontement prend souvent une tournure violente à l’image
de l’utilisation des symboles des horreurs totalitaires faite par les supporters des clubs hollandais, provoquant leurs adversaires au moyen
d’insultes antisémites. Les combats de rue post-match parachèvent
cette emprise de la violence.
Didier Lapeyronnie, dans son analyse des violences antisémites
dans le dix-neuvième arrondissement de Paris (à forte densité de
population de confession juive) insiste également sur la culture de
la violence qui habille les comportements des jeunes issus pour la
plupart de l’immigration magrébine. La violence antisémite est devenue
selon Lapeyronnie tellement inscrite dans le quotidien de ces jeunes
qu’elle n’est plus ressentie comme telle et devient un trait culturel.
L’expression maintes fois entendue selon le sociologue « ton stylo fait
le feuj » (« ton stylo ne marche pas ») est révélatrice de cette culture
de la haine. L’injure raciste fonde plus qu’un climat, elle fabrique un
ordre social localisé qui, en banalisant l’offense, légitime des actes
violents, souvent pas même perçus comme tels. Dave Waddington
parlera également de la culture du « gangsta rap », très en vogue
dans les banlieues des grandes villes anglaises comme Londres ou
Liverpool, qui influe fortement sur les comportements des jeunes en
distillant une culture de la force, de la masculinité exacerbée et de la
violence de rue.
C’est enfin du côté policier que les effets de la culture professionnelle peuvent être ressentis. Waddington insiste, comme de nombreux sociologues français de la police (Monjardet, par exemple),
sur l’important turn over des personnels nommés dans les quartiers
défavorisés qui empêche toute connaissance de l’autre et toute culture commune. Olivier Fillieule quant à lui encourage à prendre en
compte les cultures policières propres qui conduisent les forces de
maintien de l’ordre à développer de l’empathie ou à l’inverse de
l’hostilité pour tel ou tel groupe en fonction de représentations collectives liées à l’origine sociale des forces de l’ordre. C’est ainsi
que les agriculteurs ou artisans manifestants sont toujours mieux appréhendés – et régulés – par les CRS ou gendarmes mobiles français
(souvent issus des mêmes milieux), que les jeunes des banlieues ou
les étudiants parisiens.
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3 - Les facteurs institutionnels
La violence est aussi fortement dépendante du cadre institutionnel qui la rend possible ou l’accepte ainsi que des structures
d’opportunités.
Jérôme Heurteau, dans son analyse de la violence en Roumanie, insiste ainsi sur la période de la transition qui ouvre des opportunités
favorables à certains groupes politiques ou sociaux dans leur conquête du pouvoir ou leur volonté de maintien au pouvoir. L’utilisation
par le pouvoir politique des mineurs roumains, très bien organisés et
encadrés par des structures syndicales proches de l’ancien régime,
va donner lieu à des manifestations très violentes en faveur du pouvoir post-communiste dirigé dans les années 1990 par Ion Iliescu. En
1990, 1991 et 1999, les manifestations de mineurs mettront un terme
aux protestations de l’opposition devant l’inaction réformatrice du
gouvernement post-communiste à l’époque dominé par d’anciens
responsables communistes. L’activisme des mineurs deviendra une
forme de régulation par la violence des oppositions tellement normalisée qu’il prendra un nom : les minériades.
Plus généralement, l’ensemble des chercheurs ont mis l’accent sur
les facteurs institutionnels pour comprendre la violence, analysant,
soit les formes mêmes du régime (générant en général un blocage
à l’action institutionnelle et donc un encouragement à la violence),
soit l’importance de la couverture médiatique, du type de police mobilisé ou du rapport aux élites.
Xavier Crettiez a montré dans la lignée des travaux de Jean-Louis
Briquet, que la violence politique en Corse était ainsi moins le fait
d’une hostilité à l’État français que d’un refus d’un système politique
fermé désigné dans l’île sous l’appellation de clanisme. En rendant
impossible toute expression politique hors des structures claniques,
les grandes familles corses vont susciter une contestation de leur autorité par des groupes actifs économiquement et socialement mais
tenus à l’écart du pouvoir décisionnel : la violence va être un moyen
d’en appeler à l’État pour briser l’emprise clanique dans l’île et permettre la représentation politique des nationalistes.
De la même façon, Anne Marijnen insiste également, dans la lignée
des travaux de Nathalie Duclos sur le monde paysan, sur le poids
des médias et les liens construits depuis l’après-guerre entre le pouvoir politique et administratif français et les syndicats agricoles dans
la diminution des violences paysannes lors de ces quarante dernières années. Alors que les jacqueries paysannes représentaient une
tradition française extrêmement violente, le corporatisme qui liera
syndicats et État gaullien dans la définition des politiques publiques
alimentaires en France va rendre difficile la contestation violente de
l’État et remplacer les jacqueries traditionnelles par des manifestations usant d’une violence plus symbolique que réelle. La couverture
médiatique des actions collectives contribuera plus encore à pacifier
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ces manifestations au risque de perdre le soutien de l’opinion publique. Cette médiatisation croissante des mouvements sociaux favorise tendanciellement une pacification de l’action collective même
si certains chercheurs comme Donatella della Porta soulignent qu’elle
peut aussi, lorsque l’identité du groupe contestataire est directement
liée à la violence, entraîner une mise en scène de soi particulièrement
belliqueuse (FLNC en Corse selon Crettiez ou Hooliganisme selon
Bodin).
La violence est aussi imputable au rapport avec des forces de police
de statut différent. C’est ainsi qu’en Irlande du Nord, l’homogénéité
confessionnelle et politique de la RUC pendant des années a encouragé
un maintien de la violence politique républicaine envers une administration policière qui lui semblait – à juste titre – totalement
étrangère si ce n’est hostile. Fillieule insiste également sur le niveau
de professionnalisation de la police chargée du maintien de l’ordre
qui varie selon les pays et peut avoir des effets sur la survenance des
violences à l’image de la police militaire américaine lors du rassemblement altermondialiste de Seattle ou, plus clairement encore, des
carabiniers italiens lors de celui de Gênes, comme le souligne le
sociologue italien Salvatore Palidda. De la même façon, le statut
militaire ou civil des forces de l’ordre ou les traditions de police
répressive (France) ou de community policing (Grande-Bretagne)
induisent des cultures professionnelles plus ou moins favorables à
la survenance de violences de même que le type de législation sur
les libertés publiques qui conditionne la marge de manœuvre de la
police et ainsi l’apparition des violences. À ce titre, Pierre Piazza a
bien montré le rôle des techniques d’encadrement et de surveillance
des personnes en amont des manifestations qui participe à conditionner les risques de débordement mais qui, en rigidifiant la législation
sur les infractions, multiplie les cas de déviance. C’est enfin le type
de gouvernement au pouvoir qui peut conditionner la survenance de
violences, Fillieule montrant que les partis politiques de gauche sont
en général plus cléments que les partis de droite dans leur acceptation des désordres urbains.
Il importe enfin, comme le propose Laurent Mucchielli dans le cas
des violences émeutières ou Élise Féron pour la violence républicaine
en Ulster, de prendre aussi en compte le rapport entre les populations violentes et les élites morales, politiques et économiques du
pays. Mucchielli parle d’un « sentiment de légitimité morale » de
la violence lorsque celle-ci répond à une injustice d’État comme ce
fut le cas lors des émeutes de 2005 où un mensonge policier relayé
par le gouvernement sur la mort d’adolescents poursuivis par la police, mettra le feu aux poudres. Féron insiste de son côté sur l’utilité
politique de la violence pour certains acteurs élus, sûrs de leurs circonscriptions tant que celles-ci, modelées par le conflit sectaire, ne
sont pas menacées par une réconciliation qui pourrait s’avérer déstabilisatrice. La violence devient alors un bon moyen de délimiter de
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façon nette des communautés et des fiefs électoraux.
II - Le niveau mezzo
Trois regards complémentaires des précédents sont ici nécessaires :
la prise en compte des facteurs situationnels, communicationnels et
organisationnels.
1 - Les facteurs situationnels
On entend par là les facteurs déclencheurs de la violence qui naissent des interactions entre les acteurs contestataires et la police ou
entre acteurs politiques d’obédience opposée.
Dans la lignée des travaux de Frederick Barth, on insistera comme
le fait Élise Féron sur la notion de « frontière » physique ou symbolique
comme lieu de crispation des identités et de déchaînement des violences. En Ulster, Féron montre que les deux tiers des victimes du
conflit communautaire ont eu lieu dans ces interfaces violentes que
sont les zones de délimitation entre quartiers catholiques et protestants
sous la forme de murs, de grillages ou de no man’s land. Non seulement la violence sourd de la confrontation plus ou moins organisée
entre communautés sur ces zones frontières mais plus encore, elle
participe à renforcer les frontières existantes et pérenniser les oppositions. La logique du hooliganisme étudiée par Dominique Bodin repose aussi sur la constitution de territoires physiques dans les
stades produisant à leurs frontières des conflits souvent forts. Dave
Waddington ou Laurent Mucchielli portent également un regard analytique sur les lieux fortement investis symboliquement par les jeunes des quartiers déshérités qui construisent leur territoire comme
un lieu privatisé interdit aux représentants de l’État. Nombre de violences proviennent souvent des rivalités spéculaires entre police et
jeunesse prolétarisée pour l’accaparement de ces lieux/symboles.
L’importance des lieux symboliques est aussi soulignée par Anne
Marijnen qui montre dans le cas des manifestations paysannes
l’importance d’un centre comme Bruxelles devenant au fil du temps
le principal espace de contestation parfois violente des pouvoirs décisionnaires en matière agricole. La centralité de la politique agricole
commune en Europe ainsi que l’encouragement parfois réel des autorités nationales à contester les décisions de Bruxelles ou de Strasbourg ont érigé ces lieux en espace fort de la contestation.
Une recherche originale conduite par le CESDIP (CNRS) sous la
direction de René Lévy et Fabien Jobard sur les contrôles d’identité
dans les lieux publics a également mis en exergue les réflexes stéréotypés des forces de l’ordre opérant ces contrôles, sensibles à l’allure
physique des acteurs contrôlés. Les jeunes issus de l’immigration,
revêtant des habits identifiés comme « subversifs » (tenue de rappeur, capuches, sac à dos) sont nettement plus contrôlés que les autres. Lorsque l’on sait que les excès en matière de contrôle d’identité
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sont souvent à l’origine des rébellions des jeunes des quartiers sensibles, cette étude confirme le rôle déclencheur des interactions mal
supportées.
2 - Les facteurs communicationnels
On entend par là la recherche de facteurs liés à des défauts de communication qui peuvent engendrer des incompréhensions et des heurts
ou à l’inverse à des excès de communication mal vécus par les personnes à qui ils s’adressent.
En s’appuyant sur les travaux de Jacques de Maillard et de Sebastian
Roché, Dave Waddington insiste sur les problèmes de commandement opérationnel de la police chargée du maintien de l’ordre, souvent trop éloignée des lieux de l’action, ce qui engendre rapidement
des défauts de perception des risques réels. Ce cas a été mis en exergue dans la situation française où cohabitent de plus sur les terrains
d’opération des forces policières et militaires ayant des cultures professionnelles différentes (CRS et gendarmes mobiles). Cette gouvernance à distance et cette absence parfois de coordination peut
engendrer des violences plus que les réguler.
Ces défauts de communication se retrouvent à un tout autre niveau
dans les pratiques des acteurs violents. Lapeyronnie dans son étude
sur les violences racistes et antisémites pointe du doigt les déficiences
langagières des jeunes issus de familles défavorisées, en situation de
précarité économique et souvent déscolarisés. La violence peut être
comprise comme une forme d’expression prenant le pas sur une incapacité à exprimer oralement ses opinions. La faiblesse de la densité
du vocabulaire employé serait à mettre en relation avec la propension à utiliser la violence pour se faire entendre. Crettiez, Boubeker
ou Agote montrent également que la violence à prétention identitaire
à l’œuvre en Corse ou au Pays Basque ou sur le terrain européen de
la part de jeunes islamistes, concerne également les moins insérés
dans le tissu culturel (ou religieux) local : la violence sert alors à renforcer son insertion identitaire (ou même à l’inventer), remplaçant la
langue ou la culture dans un rôle nécessaire d’intégration.
La violence provient également des excès de la communication lorsque
celle-ci cherche à stigmatiser une population ou à dénoncer une pratique collective. Mucchielli comme Waddington ou Bovenkerk, dans
le cas des violences racistes en Hollande, ont pu montrer le rôle néfaste des élites politiques partisanes accusées de propager de fausses
rumeurs, de proposer des cadres d’interprétation du réel tronqués où
l’assimilation banlieue = islamisme devient dominant ou d’utiliser
une rhétorique belliqueuse à l’adresse de quelques-uns (les mots
d’un Nicolas Sarkozy sur la nécessité de « nettoyer au Kärcher »
la « racaille » des banlieues). Les effets de la médiatisation de certaines violences que ce soit en Corse avec les conférences de presse
clandestine du FLNC ou dans les banlieues émeutières, peuvent
également favoriser la propagation des violences comme ce fut le
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cas en 2005 en France au plan local (la médiatisation n’explique nullement la contagion nationale, mais elle amplifie les compétitions et
surenchères locales).
3 - Les facteurs organisationnels
On entend par là l’ensemble des facteurs liés au dispositif organisationnel des groupes violents. Il s’agira d’insister principalement
sur la concurrence entre organisations violentes, souvent à la source
des conflits ainsi que sur l’importance des réseaux de sociabilité qui
encourage la violence en la légitimant, voire en l’organisant.
Donatella Della Porta insiste particulièrement sur la dynamique organisationnelle, souvent scissionnelle, à l’œuvre dans les violences
politiques, principalement lorsque celles-ci sont menées par des
groupes clandestins. Le cas des Brigades rouges en Italie, de la Fraction Armée rouge en Allemagne ou le cas caricatural de la Corse
analysé par Xavier Crettiez (plus de 50 groupes comptabilisés à la
suite de la scission du FLNC), attestent cette réalité. La compétition
pour l’accès aux ressources rares que sont les médias ou le pouvoir institutionnel, quand ce n’est pas l’argent fruit du racket, induit
bien souvent des divisions multiples des appareils clandestins qui
conduisent à une augmentation des violences. Cette croissance vient
soit de la volonté de s’afficher comme le principal représentant de
la lutte, soit d’une volonté de monopoliser l’accès aux ressources,
soit enfin d’un enfermement dans une logique sectaire inévitablement mortifère. Anne Marijnen montre également, dans un tout autre univers, cette tendance à la concurrence radicale pour le monde
paysan : l’apparition de syndicats paysans contestataires des grands
syndicats traditionnels (la Confédération paysanne en France face
à la FNSEA) va conduire à l’adoption de formes d’action plus extrémistes permettant à la fois de délégitimer la politique néo-corporatiste de la FNSEA et de rassembler les agriculteurs mécontents
sous une pratique (la violence) culturellement encore valorisée dans
le monde paysan.
C’est enfin la question des réseaux et des effets de la socialisation qui
nécessite d’être étudiée. Donatella Della Porta insiste à juste titre sur
ce point. La violence n’intervient que rarement comme un basculement soudain et inattendu. Elle est le produit d’une carrière spécifique marquée à la fois par une socialisation singulière et par des
rencontres et mises en réseau susceptible de favoriser l’entrée dans
un activisme à haut risque (high rik activism pour reprendra la formule de Doug Mac Adam). Elle insiste ainsi sur les lieux de socialisation (quartiers, bars, associations, squats…) qui peuvent favoriser
l’acceptation de la violence ou même la préparer. Isabelle Sommier
montre ainsi très bien le rôle des squats comme lieux d’intégration
et d’acceptation d’une culture de l’illégalité dans les milieux d’ultragauche en Europe. De la même façon, Wilhem Heitmeyer, travaillant sur les violences d’extrême droite en Allemagne, insiste sur le
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rôle géniteur de la culture de bande et de la socialisation à la violence
lors des concerts ou des virées dans les quartiers immigrés. Didier
Lapeyronnie ne dit rien d’autre dans le cas des violences antisémites
où l’apprentissage du vocabulaire de dédain vis-à-vis des juifs et les
pratiques de bagarre, se font dans la bande, au sein du quartier. Au
Pays Basque, Alfonso Perez Agote insiste également sur l’univers
abertzale mis en place par les radicaux qui socialise à la violence
et son acceptation les jeunes nationalistes basques, fréquentant tous
les mêmes bars où le rappel des exactions de la police espagnole est
constant (affiches, chants, témoignages oraux). La kale borroka - la
guerre des rues – qui réunit chaque week-end les jeunes abertzales
de Bilbao ou Donostia – sert ainsi d’épreuve de socialisation à la
violence. Le fait que tous les actuels responsables de l’ETA soient
passés par la kale borroka témoigne de la force de ce rite de socialisation. L’importance des « passeurs » est ici fondamentale. Ceux-ci
peuvent être des responsables politiques, associatifs ou religieux ou,
comme dans le cas des banlieues, des personnalités localement influentes, qui favoriseront l’entrée dans une carrière violente en légitimant l’illégalité et en offrant au violent un cadre d’apprentissage à
la violence.
III - Le niveau micro
Il s’agira ici d’insister comme l’ont fait l’ensemble des intervenants
au workshop sur l’importance trop souvent sous-estimée des facteurs
à la fois psychologiques et cognitifs de l’explication des phénomènes
de violence politique.
1 - Les facteurs psychologiques
Cinq facteurs psychologiques ont été évoqués lors des discussions :
- Le premier, loin de s’intéresser à d’éventuelles pathologies
individuelles violentes, revient à penser les conditions psychosociales qui favorisent l’oubli des barrières morales et encouragent le versement dans la violence. À ce titre, l’insistance
sur les effets de la clandestinité (Donatella della Porta) est
cruciale. Lorsque celle-ci est totale comme dans le cas des
militants basques de l’ETA ou de l’IRA, des militants des brigades rouges ou de la fraction armée rouge, les conséquences
psychologiques de l’isolement et de la pression induite par le
sentiment de traque, peuvent être redoutables en matière de
violence. Ce n’est pas ici – comme le montre Xavier Crettiez – la
violence qui fait le clandestin, mais bien le clandestin qui fait
la violence.
- Le second, fortement mis en avant par Laurent Mucchielli
ou Alfonso Perez Agote, est le sentiment d’humiliation et de
rabaissement qui peut être à l’origine de la violence. Même s’il
est complexe de mesurer collectivement un ressenti individuel,
Mucchielli insiste dans le cas français sur ce qu’il appelle « les
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humiliations multiples accumulées » par les jeunes issus de
l’immigration et venant des quartiers populaires : humiliation
du racisme quotidien, du refus à l’embauche, de rejet du système scolaire et bien sûr lors des interactions avec la police lors
des contrôles multiples. Perez Agote, dans le cas basque, situe
ce sentiment d’humiliation dans un processus historique de déclenchement de la lutte armée. De nombreux témoignages des
fondateurs de l’ETA ont montré que le sentiment d’humiliation
face à l’inaction des nationalistes basques modérés devant
l’oppression franquiste les avait conduits à vouloir « relever la
tête » en utilisant la violence.
- Le lien entre violence et rehausse de l’estime de soi est donc
ici fondamental. Dominique Bodin le montre en ce qui concerne
les hooligans européens. La violence va servir à « transformer
l’inégalité en réussite sociale, l’exclusion en reconnaissance
sociale ». Concernant des jeunes souvent déshérités, la violence
devient une ressource forte d’affirmation collective – d’autant
plus forte qu’elle se fait rare dans notre monde ultra-pacifié –
qui permet à des groupes dépourvus de ressources d’obtenir un
instant un rapport de force qui leur soit favorable.
- Dave Waddington insiste également, comme avaient pu le faire
certains chercheurs liant violence et affirmation virile (Vincent
Foucher pour la lutte en Casamance, Hugues Lagrange pour les
violences sociales de banlieue), sur la dimension sexuée de la
violence émeutière en Grande-Bretagne dans les années 1990.
Selon le chercheur, cette violence menée par des jeunes hommes discriminés et au chômage s’explique partiellement par un
sentiment de déclassement viriliste face à des jeunes femmes
(sœurs, amies, familières) plus diplômées, relativement insérées dans la vie professionnelle et souvent mères de famille,
disposant ainsi d’une forte estime d’elles-mêmes. La violence
peut alors devenir une forme de réaffirmation virile lorsque le
rôle dominateur des hommes semble céder face à la réalité sociale et professionnelle des femmes.
- Enfin, on insistera plus généralement sur les effets de groupe qui
produisent la violence. Jérôme Heurteau dans le cas des minériades, Bodin pour le hooliganisme, Heitmeyer pour les violences
d’extrême droite, et aussi Palidda pour les violences policières
en Italie, insistent conjointement sur le poids du groupe constitué
dans l’activisme violent. Le groupe uni force à un respect de sa
dynamique qui interdit tout phénomène de free riding individuel :
la violence sourd ainsi bien souvent du conformisme à la loi collective et du refus de briser la dynamique groupale. Non seulement le
groupe produit du consensus pratique mais il produit également une
pensée groupale (groupthink) qui légitime la violence et rend complexe sa contestation. Ce point nous amène à conclure en insistant
sur la dimension cognitive de l’encouragement à la violence
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2 - Les facteurs cognitifs
La dimension cognitive de l’action collective violente a été soulignée
dans différents travaux provenant d’origines intellectuelles opposées,
à l’image des travaux pionniers de Ted Gurr insistant sur les justifications normatives et utilitaires de la violence collective pour devenir
politique, ou des travaux de William Gamson ou encore David Snow
– dans la lignée de la frame analysis de Erving Goffman – complétant le
paradigme de la mobilisation des ressources en insistant sur les moteurs
idéologiques de l’action.
La violence profite bien souvent de l’instauration de ce que le sociologue
américain Anthony Obershall a appelé un « cadre cognitif de crise »,
proposant une vision de la réalité sociale fondée sur la peur, la crainte
de l’autre, la mise en avant de la menace faite au groupe et l’impérieuse
nécessité de réagir avant de disparaître. Alfonso Perez Agote illustre bien
ce cadre cognitif dans le cas basque qui repose entièrement sur ce qu’il
appelle une « prophétie imaginaire », profondément inscrite dans la mentalité collective abertzale. Cette prophétie qui consiste à penser que « rien
n’a changé avec l’instauration de la démocratie en Espagne » légitime la
violence et l’encourage en désignant implicitement le pouvoir à Madrid
comme néo-franquiste, fasciste et génocidaire à l’encontre du peuple
basque. Élise Féron montre de la même façon que la violence persistante
des miliciens orangistes en Ulster repose sur un cadre de perception de
la réalité insistant sur « la prise du pouvoir par les catholiques », la domination républicaine à venir qui, inévitablement, cherchera à se venger
sur les loyalistes. La prise en compte au sein de chaque groupe violent
de cette perspective cognitive est centrale : la violence répond en effet
bien souvent à une grille de lecture de l’environnement du groupe qu’il
se construit et qu’il entretient. Mais il n’est pas le seul à le faire et peut
trouver dans les médias ou les politiques d’efficaces relais qui confortent
sa vision du monde.
À ce niveau, des chercheurs comme Franck Bovenkerk ou Wilhelm Heitmeyer sur les violences racistes ou Dominique Bodin sur le hooliganisme
insistent sur le rôle des partis politiques ou/et des élites politiques qui font
du « frame bridging », en assimilant des groupes particuliers à des ennemis ou à des menaces inscrits dans l’actualité (les musulmans identifiés
à des terroristes depuis le 11 septembre ) ou de la « frame extension »
en opérant des montées en généralité douteuses (« les révoltes dans les
banlieues sont les prémisses d’une guerre ethnique ou religieuse »). De
son côté, Didier Lapeyronnie, en observant les acteurs antisémites parmi
les jeunes « issus de l’immigration » du 20ème arrondissement de Paris,
parle d’une « violence raciste d’en bas », sans relais extérieur tout en
soulignant le risque que présentent des personnalités à forte notoriété qui
pourrait offrir un cadre légitimant à des pratiques inscrites dans la culture
du groupe (on pense à la figure du « comique » français Dieudonné).
On insistera enfin sur la grille de lecture des forces chargées du maintien de l’ordre lors des différents rassemblements. Pierre Piazza dans
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son étude sur l’identification policière en France avant la rationalisation d’Alphonse Bertillon (début XXe siècle), montre la façon dont la
police se fabriquait une mémoire photographique des milieux criminels
en insistant sur les traits censés incarner le syndrome du crime : photos
aux visages menaçants, rictus mis en avant, airs sombres, etc…. Fillieule
montre également de façon convaincante que le niveau de répression sera
bien souvent fonction de la perception par les policiers de terrain et leur
hiérarchie de la légitimité des protestataires. C’est ainsi que les groupes
contestataires nouveaux, souvent perçus comme peu légitimes et aux
contours flous (les altermondialistes) sont nettement moins bien reçus
que les groupes traditionnels (forces ouvrières). Là aussi le phénomène
de « frame bridging » peut jouer en assimilant dans un tout rejeté altermondialistes, militants libertaires et culture hippie.
Conclusion et perspectives
À l’issue de cette riche rencontre, les intervenants ont soulevé des questions générales qui mériteront d’être à l’avenir au centre des préoccupations des chercheurs sur la violence politique :
- Il importe en premier lieu de disposer d’une plus grande connaissance de la matérialité de la violence. Trop souvent les
analystes de la violence politique se contentent de lignes conclusives sans avoir prêté attention aux dimensions strictement
matérielles de cette dernière. Si les études sur la violence d’État
à travers le maintien de l’ordre (Fillieule, Bruneteau, Monjardet) ont insisté sur les révolutions technologiques de celui-ci,
l’analyse des violences protestataires n’en tient pas suffisamment compte. Fondamentalement, c’est une banque de données
européenne des actes de violence politique qui manque, recensant
les attentats, manifestations, émeutes, assassinats politiques,
violences racistes, etc… Cette base de données détaillée (lieux,
arme, revendication, type de victime, type de cible, motifs politiques…) serait complexe à mettre en œuvre mais d’une utilité
première pour mieux cerner la violence politique sur le continent.
- Une analyse anthropologique de la violence mérite également
d’être affinée. La violence, au delà du message politique qu’elle
exprime verbalement est aussi un acte dont la portée culturelle
doit être étudiée. On insistera ici sur les formes mêmes de la
violence mise en œuvre : depuis les émeutes jusqu’aux massacres de masse, le répertoire des violences choisi en dit long
sur la culture des groupes qui la pratiquent et permet parfois
– comme ce fut le cas pour l’analyse des violences en Colombie –
d’inscrire ces actes dans une tradition historique, une épaisseur
anthropologique qui leur donne sens. Il s’agirait ici au delà des
actes eux-mêmes, de comprendre les groupes qui les commettent, leurs pratiques culturelles propres, leurs références et de
proposer en conséquence des réponses plus adéquates.
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- Comme Donatella Della Porta nous y invite, il paraît central
de briser les murs académiques entre les chercheurs travaillant sur la violence politique et le terrorisme et ceux travaillant sur la sociologie de l’action collective et des mouvements
sociaux. Cette mise à distance s’expliquait principalement par
le fait que beaucoup de spécialistes du terroristes, surtout en
Grande-Bretagne ou aux États-Unis, étaient aussi des acteurs
de l’anti-terrorisme, que le rapport au terrain apparaissait bien
plus complexe pour les premiers que pour le seconds et que la
notion même de terrorisme était critiquée par les social movement scientists. Pour autant, les outils d’analyse issus de la sociologie
de l’action collective apparaissent d’une utilité première pour
comprendre le terrorisme et ses logiques à l’heure où de nombreux mouvements terroristes sont ancrés dans des mouvements
sociaux plus vastes (ETA, mouvement islamiste) ou que des
mouvements sociaux sont accusés de générer une tentation terroriste (ultra-gauche en France, Grèce et en Italie). De même,
les travaux sur les émeutes invitent à faire dialoguer sociologie
de l’action collective et sociologie de la délinquance pour comprendre les dynamiques de certains territoires ghettoïsés.
- Plus difficile à aborder et suscitant souvent parfois des réticences chez les chercheurs en sciences sociales, la question d’un
regard psychosociologique sur la violence semble pourtant intéressante. En oubliant les études datées de la psychologie des
foules ou des « lois de l’imitation », on encouragera la prise en
compte des effets des groupes sur les psychologies individuelles, de la psychosociologie du suivisme dans l’activisme violent, des conséquences de l’enfermement et du cloisonnement
clandestin sur la formation d’une mentalité particulière propice
à la violence. De façon plus audacieuse, il pourrait être intéressant de se pencher aussi sur l’attrait que suscite la violence chez
certains groupes, son usage dionysiaque, reposant avant tout
sur le constat de la marginalisation sociale, de l’isolement intellectuel, de l’ennui ou de la certitude que la violence est une
ressource d’affirmation pour ceux qui ne détiennent que peu de
ressources légales, etc…
- Enfin, dans des domaines où dominent encore souvent les analyses historiques, statistiques et institutionnelles, il faut insister sur la
nécessité de mener aussi des enquêtes de terrain où la confrontation
directe avec les acteurs violents et la prise en compte de leur discours de légitimation peut s’avérer instructive. Même si elles sont
souvent difficiles en matière de violence politique (aussi bien pour
les forces de désordre que pour les forces de l’ordre), qu’il s’agisse
– par exemple – de l’observation in vivo pour éprouver les logiques
d’action, ou bien des récits de vie pour reconstituer les « carrières »,
il est clair que ce type d’investigation est indispensable pour répondre aux besoins de connaissance d’aujourd’hui.
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Xavier Crettiez - Professeur de science politique - Université de Versailles Saint-Quentin - 47, boulevard Vauban - F – 78280 GUYANCOURT
[email protected]
Crimprev info n°32 - Juin 2009
Legal information: Director : René LEVY – Legal deposit : in process - ISBN N° 978 2 917565 28 5
Dissemination : this text may be reproduced under condition of mentioning its original reference and sending a copy to the publisher Design : CampingDesign
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