47 LA SOUVERAINETE DE L`ASSEMBLEE GENERALE DES

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LA SOUVERAINETE DE L’ASSEMBLEE GENERALE
DES ACTIONNAIRES DANS LA SOCIETE
ANONYME
Ahmed OMRANE
Doyen de la Faculté de Droit
de Sfax
Le droit commercial et le droit constitutionnel sont a priori deux
disciplines juridiques que tout sépare et que rien ne rapproche. Le droit
commercial1 est un droit mercantile fondé sur la spéculation2. Le droit
constitutionnel, en revanche, est le droit qui régit le gouvernement de
l’Etat dépositaire de l’intérêt général. Et pourtant, les analogies sont
frappantes entre les deux disciplines juridiques. Partant d’une
constatation, devenue par la suite évidente, et selon laquelle « pour que
l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des
choses, le pouvoir arrête le pouvoir », Montesquieu distinguait trois
pouvoirs autonomes, dont les fonctions sont nettement différenciées et
qui se contrebalancent et coopèrent au gouvernement des Etats, à savoir
le législatif qui vote la loi, l’exécutif qui veille à l’exécution des lois,
dispose pour ce faire de l’administration et peut édicter des mesures à
1
2
Le droit commercial est classiquement défini comme l’ensemble des règles de droit
privé applicables aux commerçants et aux actes de commerce. Cette définition fait
apparaître d’emblée l’une des ambiguïtés de la matière, tenant à la coexistence de
deux conceptions. Dans la conception subjective, le droit commercial est le droit
des commerçants : il s’agit d’un droit professionnel et dont l’application est
déclenchée par la qualité des personnes en cause. Dans la conception objective, le
droit commercial est le droit des actes de commerce, c'est-à-dire des opérations
commerciales : son application est conditionnée non pas par la profession de
l’intéressé mais par la nature de l’acte ou, plus largement, par la réunion de
certaines circonstances objectivement définies. D’une manière générale, on peut
définir le droit commercial comme étant une branche spéciale du droit privé qui
régit l’activité commerciale, c'est-à-dire le monde des échanges économiques.
Considérée par certains auteurs comme constituant le fondement même de la
commercialité (Lyon-Caen et Rénaud, Traité de droit commercial, Tome premier,
n° 103), la spéculation est l’opération qui consiste à profiter des fluctuations du
marché pour réaliser un bénéfice. L’article 2 du code de commerce en cite comme
exemples l’achat, la vente ou la location de biens quels qu’ils soient, les opérations
de change, les opération de banque et les opérations de bourse.
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caractère réglementaire, et le judiciaire chargé de l’administration de la
justice. Or, si ce modèle, qui a été repris par toutes les constitutions des
Etats qui se veulent démocratiques, visait dans l’esprit de Montesquieu,
les institutions publiques, il semble avoir influencé le droit des sociétés et
principalement l’organisation du pouvoir dans la société ou ce qu’il est
convenu d’appeler le gouvernement d’entreprise. C’est ainsi que la
société anonyme s’est progressivement orientée vers un mode qui
ressemble à un Etat notamment au niveau de son organisation.
L’exécutif est représenté par le directoire ou le conseil d’administration
et le président directeur général3, le juridictionnel est composé des
commissaires aux comptes institués dans le but de suppléer la défaillance
des actionnaires qui ne s’intéressent que de loin à la marche de la société
s’il n’existe pas dans la société anonyme un pouvoir juridictionnel
comme l’a envisagé Montesquieu pour l’Etat, il existe une institution
quasi-juridictionnelle qui est le commissaire aux comptes, et qui rappelle
la Cour des Comptes chargée de contrôler la régularité de la dépense
publique et de la commission consultative d’entreprise4 qui pourrait faire
3
4
Le code des sociétés commerciales renferme le choix entre trois formules
d’organisation des pouvoirs de direction pour les sociétés anonymes. Une formule
classique avec un conseil d’administration et un président directeur général, ou bien
un conseil d’administration et la possibilité de dissociation des fonctions de
président du conseil d’administration et celles de directeur général. Enfin, la
dernière innovation du législateur tunisien avec la formule de direction dualiste
avec un directoire et un conseil de surveillance.
L’article 157 du code du travail dispose qu’ « il est institué dans chaque entreprise
régie par les dispositions du présent code et employant au moins quarante
travailleurs permanents, une structure consultative dénommée « commission
consultative d’entreprise ».
L’article 158 du code du travail ajoute que « la commission consultative
d’entreprise est composée d’une façon paritaire de représentants de la direction de
l’entreprise dont le chef d’entreprise et de représentants des travailleurs élus par
ces derniers. La commission est présidée par le chef d’entreprise ou, en cas
d’empêchement, son représentant dûment mandaté ».
L’article 160 du code du travail précise que « la commission consultative
d’entreprise est consultée sur les questions suivantes :
a- l’organisation du travail dans l’entreprise en vue d’améliorer la production et
la productivité ;
b- les questions se rapportant aux œuvres sociales existantes dans l’entreprise au
profit des travailleurs et de leurs familles,
c- la promotion et le reclassement professionnel,
d- l’apprentissage et la formation professionnelle,
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figure de conseil économique et social. Le législatif est représenté par les
assemblées générales des actionnaires5 qui contrôlent l’action des
organes de gestion. Chaque organe a ses fonctions propres et influe sur
les décisions des autres.
En droit constitutionnel, cette branche juridique « dont l’objet est
l’étude des règles régissant l’organisation et l’exercice du pouvoir »6, le
concept de souveraineté fait l’objet d’usages multiples. La souveraineté
constitue l’élément caractéristique de l’Etat. Le vocable souverain peut
désigner soit le chef de l’Etat soit le peuple, et on parle aussi de la
souveraineté de la loi ou de la souveraineté du parlement7. Or, traitant la
question relative à la situation dans laquelle les pouvoirs ou les organes
de la société se trouvent placés les uns par rapport aux autres, la doctrine
commercialiste n’a pas hésité à parler de la souveraineté de l’assemblée
générale des actionnaires8 qui apparaît, au vu de la loi, comme « l’âme
e5
6
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8
la discipline et dans ce cas la commission s’érige en conseil de discipline et
applique la procédure fixée par les textes législatifs, réglementaires ou
conventionnels régissant l’entreprise ».
Il existe plusieurs sortes d’assemblées. En plus des assemblées constitutives qui
votent les statuts et nomment les premiers organes de la société, la loi distingue
trois catégories d’assemblées :
1- Les assemblées générales extraordinaires ont compétence pour modifier les
statuts.
2- Les assemblées générales ordinaires, assemblées de droit commun, prennent
toutes les décisions qui excèdent la gestion courante de la société sans pour
autant impliquer une modification des statuts (approuver les comptes de
l’exercice, statuer sur la répartition des bénéfices, nommer les administrateurs
et les commissaires aux comptes).
3- Les assemblées spéciales : Ce sont des assemblées extraordinaires réunissant
les titulaires d’actions d’une catégorie déterminée.
Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes
juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N° 11, 2004, p. 7,
spécialement n° 5.
Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes
juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N° 11, 2004, p. 7.
Au plan sémantique, le mot souveraineté n’a pas subi de mutation majeure depuis
son apparition vers la fin du treizième siècle. En tant que concept juridique, la
souveraineté a reçu plusieurs acceptions. La définition la plus classique est celle de
Jean Bodin pour lequel « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle
d’une République » (Jean Bodin, Les six livres de la République, Livre premier,
Chapitre VIII, De la souveraineté…). Maurice Hauriou estime qu’il existe « une
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de la personne morale »9. La souveraineté de l’assemblée générale est
d’abord une souveraineté puissance apparaissant à travers l’importance
de ses attributions. En effet, si, comme l’affirme Paillusseau, « la
souveraineté consiste dans l’aptitude à détenir la plénitude des
compétences », c’est l’assemblée générale des actionnaires qui détient les
pouvoirs les plus importants dans la société. Elle détient ainsi la
puissance législative. Au même titre que l’Etat qui reste soumis au
respect de la législation et notamment aux dispositions constitutionnelles,
la société anonyme est également soumise à la même obligation. Tous les
actes accomplis par les organes de la société doivent être conformes aux
statuts. Or, ces statuts doivent être approuvés par l’assemblée générale
constitutive10, et peuvent être modifiés par l’assemblée générale
extraordinaire. A ce titre, celle-ci peut augmenter le capital social11 ou le
9
10
11
souveraineté de gouvernement, une souveraineté de sujétion (qui sera celle de la
nation) et une souveraineté de la chose publique » (Hauriou (M), La souveraineté
nationale, Recueil de législation de Toulouse, 1912, p. 96). Carré de Malberg a
identifié trois acceptions de la souveraineté. Dans son sens originaire, le mot
souveraineté désigne le caractère suprême de la puissance publique. Dans une
seconde acception, il désigne l’ensemble des pouvoirs compris dans la puissance de
l’Etat. Enfin, il sert à concrétiser la position qu’occupe dans l’Etat le titulaire
suprême de la puissance étatique et, ici, la souveraineté est identifiée avec la
puissance de l’organe (R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de
l’Etat, tome premier, p. 69 et s. La notion française de souveraineté. Paris, Sirey,
1920, Réimp. C.N.R.S. 1962 spécialement p. 79). Michel Troper a affiné la
troisième de ces acceptions et l’a analysée, elle-même, en trois moments : « la
qualité de l’organe qui n’a pas de supérieur parce qu’il exerce la puissance la plus
élevée, c’est-à-dire la puissance législative ou qu’il participe à cet exercice ; la
qualité de l’organe qui est au dessus de tous les autres, la qualité de l’être au nom
duquel l’organe qui n’a pas de supérieur exerce sa puissance ». On en déduit que
si l’on écarte les définitions spécifiques au souverain, au titulaire de la
souveraineté, pour ne retenir que celles relatives à la souveraineté elle-même, on
peut constater qu’il y’en a deux. La souveraineté désigne soit la qualité du pouvoir,
en d’autres termes la suprématie, soit le pouvoir lui-même, c'est-à-dire la puissance.
Thaller, note au D.P. 1883 -1- p. 108.
Article 172 du code des sociétés commerciales.
Articles 293 alinéa premier et 388 du code des sociétés commerciales. Remarquons
que si la société est soumise à une procédure de redressement judiciaire, l’article 39
de la loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en
difficultés économiques, tel que modifié par la loi n° 99-63 du 15 juillet 1999,
dispose que « l’administrateur judiciaire élabore le plan de redressement qui
comporte les moyens à mettre en œuvre pour le développement de l’entreprise y
compris, au besoin, le rééchelonnement de ses dettes, le taux de réduction du
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réduire12, changer la forme de la société13, décider, au cours de
l’existence de la société, du choix du mode d’administration fondé sur le
directoire et le conseil de surveillance ou sa suppression14, dissoudre la
société avant l’arrivée du terme15 ou lorsque les comptes ont révélé que
les fonds propres de la société sont devenus inférieurs à la moitié de son
capital en raison des pertes16, décider la scission des actions en certificats
d’investissement17 et en certificat de droit de vote18, décider que les
titulaires d’actions à dividende prioritaire sans droit de vote auront un
droit préférentiel à souscrire ou à recevoir des actions à dividende
prioritaire sans droit de vote qui seront émises dans la même
proportion19, décider la création d’actions à dividende prioritaire sans
droit de vote20, ou autoriser l’émission d’obligations convertibles en
actions21.
L’assemblée générale choisit aussi les principaux organes
sociaux. Partant du fait que le choix des personnes est l’une des
principales manifestations de la souveraineté, le législateur reconnaît à
l’assemblée générale des actionnaires le pouvoir de choisir les principaux
organes sociaux. Celle-ci désigne ainsi les commissaires aux comptes22,
et peut les révoquer avant l’expiration de la durée de leur mandat s’il est
établi qu’ils ont commis une faute grave dans l’exercice de leurs
fonctions23. Elle désigne et révoque aussi les membres du conseil
d’administration. Les premiers administrateurs sont nommés par
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13
14
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18
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principal de ces dettes ou des intérêts y afférents. Il peut proposer le changement de
la forme juridique de l’entreprise ou l’augmentation de son capital ».
Articles 307 et 388 du code des sociétés commerciales.
Article 434 du code des sociétés commerciales.
Article 224 alinéa 3 du code des sociétés commerciales.
Article 387 alinéa 2 du code des sociétés commerciales.
Article 388 du code des sociétés commerciales.
Le certificat d’investissement représente les droits pécuniaires attachés à l’action. Il
est dit privilégié lorsqu’un dividende prioritaire lui est attaché.
Le certificat de droit de vote représente les autres droits attachés à l’action.
Article 375 du code des sociétés commerciales.
Article 366 alinéa 3 du code des sociétés commerciales.
Article 347 du code des sociétés commerciales.
Article 340 du code des sociétés commerciales.
Article 260 alinéa premier du code des sociétés commerciales.
Article 260 alinéa 2 du code des sociétés commerciales.
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l’assemblée générale constitutive24. En cours de vie sociale, les
administrateurs sont nommés par l’assemblée générale ordinaire25.
L’assemblée générale désigne enfin les membres du conseil de
surveillance dans les sociétés anonymes à directoire26.
Le législateur reconnaît enfin à l’assemblée générale des
compétences financières qui touchent à l’essentiel des activités sociales.
L’assemblée générale ordinaire se prononce sur les comptes annuels
établis par les organes de gestion. Elle peut, soit les désapprouver, soit les
approuver. L’approbation est habituelle lorsque les commissaires aux
comptes ont certifié la régularité et la sincérité des états financiers27. Elle
est généralement suivie d’un quitus donné aux dirigeants pour leur
gestion. Cette décharge n’empêche cependant pas l’exercice ultérieur
d’une action en responsabilité28. L’assemblée générale ordinaire affecte
aussi les résultats. Lorsqu’il y’a des bénéfices, elle procède à leur
affectation en décidant leur mise en réserves libres, à condition que sa
décision ne soit pas entachée d’un abus de majorité29, soit leur
24
25
26
27
28
29
Article 172 du code des sociétés commerciales.
Article 190 du code des sociétés commerciales.
Aux termes de l’article 239 alinéa premier du code des sociétés commerciales, « les
membres du conseil de surveillance sont nommés par l’assemblée générale
constitutive ou par l’assemblée générale ordinaire pour une durée déterminée par
les statuts et qui ne peut excéder trois ans ». Ce même article ajoute dans son alinéa
2 qu’ « en cas de fusion ou de scission, leur nomination peut être faite par
l’assemblée générale extraordinaire pour la période sus- indiquée ».
Article 275 du code des sociétés commerciales.
C’est ce que prévoyant expressément l’article 80 alinéa 3 du code de commerce
d’après lequel « aucune décision de l’assemblée générale ne peut avoir pour effet
d’éteindre une action en responsabilité contre les administrateurs pour fautes
commises dans l’accomplissement de leurs fonctions ». Et si le code des sociétés
commerciales ne contient pas une disposition analogue pour la société anonyme, il
consacre la même règle pour la société à responsabilité limitée, en déclarant nulle
de nullité absolue, toute décision de l’assemblée générale ayant pour effet
d’interdire l’exercice de l’action en responsabilité contre le gérant pour faute
commise dans l’exercice de son mandat28. La solution se justifie parfaitement dans
la mesure où les assemblées d’actionnaires sont souvent contrôlées par les
administrateurs qui disposent en fait de la majorité, sinon parce qu’ils possèdent
réellement le contrôle de la société, du moins parce que, à l’aide des pouvoirs en
blanc, ils disposent de la majorité des voix.
Article 290 du code des sociétés commerciales.
52
distribution aux actionnaires sous forme de dividendes30. Lorsque les
comptes annuels font apparaître des pertes, l’assemblée peut, ou bien les
laisser subsister dans un compte de report à nouveau, ou bien les imputer
sur les comptes de réserves, y compris la réserve légale. Cependant,
lorsque les pertes entament sérieusement les fonds propres de la société,
le législateur obligent les actionnaires d’en tirer les conséquences.
L’article 388 du code des sociétés commerciales, applicable aux sociétés
anonymes à l’exception de celles faisant l’objet de règlement amiable ou
judiciaire, dispose que « si les comptes ont révélé que les fonds propres
de la société sont devenus en deçà de la moitié de son capital en raison
des pertes, le conseil d’administration ou le directoire doit dans les
quatre mois de l’approbation des comptes, provoquer la réunion de
l’assemblée générale extraordinaire à l’effet de statuer sur la question de
savoir s’il y’a lieu de prononcer la dissolution de la société. L’assemblée
générale extraordinaire qui n’a pas prononcé la dissolution de la société
dans l’année qui suit la constatation des pertes, est tenue de réduire le
capital d’un montant égal au moins à celui des pertes ou procéder à
l’augmentation du capital pour un montant égal au moins à celui de ses
pertes. Si l’assemblée générale extraordinaire ne s’est pas réunie dans le
délai précité, toute personne intéressée peut demander la dissolution
judiciaire de la société »31.
La souveraineté de l’assemblée générale des actionnaires est aussi
et surtout une souveraineté suprématie. Représentant le capital social,
l’assemblée générale des actionnaires a été dotée d’une primauté sur les
autres organes sociaux, à savoir les commissaires aux comptes et
notamment les administrateurs. En effet, bien que l’organe de gestion,
30
31
Le schéma de principe est que le dividende, comme son nom l’indique, est le
résultat de la division du bénéfice distribué par la part de chaque action dans le
capital de la société. L’action est ainsi rémunérée au prorata de ce qu’elle
représente dans le capital social. Cependant, l’application de ce calcul théorique est
affectée par certaines limitations. C’est ainsi que les actions de jouissance reçoivent
en général un dividende moins élevé que celui donné aux actions ordinaires. Celleci ont souvent un double coupon : l’un dit d’intérêt, l’autre de dividende. De même,
les actions de préférence peuvent, suivant les conditions de l’émission, recevoir un
dividende avant les autres ou un dividende supérieur.
La même règle est consacrée dans les articles 27 du code des sociétés commerciales
relatif aux causes de dissolution des sociétés et 142 du même code relatif à la
société à responsabilité limitée.
53
directoire et conseil d’administration dans la société anonyme, sous
l’influence conjuguée des tendances absolutistes et de l’absentéisme des
actionnaires, exerce souvent une prééminence de fait sur l’assemblée
générale32, il n’est pas juridiquement possible de lui donner une
prééminence de droit33. Cette primauté, qui peut être considérée comme
32
33
Dans les petites sociétés anonymes, la majorité du capital social est souvent
détenue par un actionnaire ou un groupe d’actionnaires qui exerce aussi les
fonctions d’administration et de direction. Dans ces conditions, aucune discussion
sérieuse n’est possible au sein de l’assemblée générale : les résolutions, préparées
par les dirigeants, y sont votées telles qu’elles. Parfois même, bien que cette
pratique soit illégale, l’assemblée ne se réunit pas ; les actionnaires se contentent de
signer une feuille de présence et les dirigeants rédigent un procès verbal comme si
l’assemblée avait délibéré. Dans les grandes sociétés anonymes, la situation est un
peu différente. Théoriquement, les dirigeants ne détiennent que rarement assez
d’actions pour avoir la majorité absolue. Mais ils ont toujours plus d’actions que les
autres, et de ce fait, peuvent imposer leur point de vue. Les petits actionnaires,
nombreux, dispersés et mal informés, ont l’impression qu’ils ne peuvent exercer
aucune influence. Ils se désintéressent donc de la vie sociale et, dans la meilleure
des hypothèses, ils se bornent à renvoyer aux dirigeants une procuration de vote
renforçant ainsi la majorité détenue par ceux-ci. Les assemblées se déroulent, sinon
devant des salles vides, au moins devant des salles qui ne sont pas représentatives
des forces vives de la société.
C. Jauffret Spinosi, Les assemblées générales d’actionnaires dans les sociétés
anonymes : réalité ou fiction (étude comparative). Mélanges Rodière, Paris, 1982,
p. 125 ; L. Mazeaud, La souveraineté de fait dans les sociétés par actions en droit
français, Travaux de l’association Henri Capitant, Tome XV, p. 330 ; A. Tunc,
L’effacement des organes légaux de la société anonyme, D. 1952, Chr. 73.
Dans un arrêt de la Cour d’appel de Lyon en date du 12 mai 1952 (J.C.P. 1953,
7344, note BASTIAN), on peut lire qu’« Il importe peu que sous l’influence des
tendances absolutistes de certains conseils d’administration, favorisées par
l’apathie ou l’absentéisme des actionnaires, cette primauté de l’assemblée générale
soit devenue le plus souvent en fait une fiction. C’est la loi et non les pratiques
abusives que les tribunaux ont le droit de faire respecter ». V. également, Trib.
Civ. De Lille, 14 décembre 1955, D. 1956, p. 670, note GORE. C’est d’ailleurs
dans ce cadre que s’inscrit l’annulation par la jurisprudence des techniques notamment les clauses statutaires- opérant un renversement de la structure
dirigeante de la société anonyme en permettant notamment au conseil
d’administration de modeler la majorité à sa guise et de contrôler l’assemblée
générale au lieu d’être contrôlé par elle. C’est le cas notamment des techniques
tendant à assurer l’irrévocabilité des administrateurs et des clauses statutaires
soumettant à l’autorisation du conseil d’administration toutes les cessions d’actions
même entre actionnaires. C.A. Paris, 24 novembre 1954, J.C.P. 1955, 8448, note
BASTIAN.
54
une illustration du système capitaliste traditionnel, se manifeste à travers
le fait que les délibérations de l’assemblée générale s’imposent, non
seulement aux actionnaires minoritaires, mais aussi au conseil
d’administration qui doit les exécuter34. Cette primauté de l’assemblée
générale sur les autres organes sociaux se manifeste aussi et surtout à
travers la reddition des comptes. Aux termes de l’article 1136 du code
des obligations et des contrats, « tout mandataire doit rendre compte au
mandant de sa gestion, lui présenter le compte détaillé de ses dépenses et
de ses recouvrements, avec toutes les justifications que comporte l’usage
ou la nature de l’affaire, et lui faire raison de tout ce qu’il a reçu par
suite ou à l’occasion du mandat ». Or, comme les administrateurs et les
commissaires aux comptes agissent pour le compte de la société, ils
doivent rendre compte de leur gestion à l’assemblée générale des
actionnaires. Cette reddition des comptes, qui peut être tantôt générale,
tantôt spéciale, a deux aspects : un aspect chiffré, ou les comptes
proprement dits, à savoir les états financiers35 et un aspect explicatif, ou
le compte rendu, à savoir les rapports du conseil d’administration et des
commissaires aux comptes36.
34
35
36
C. Cass. Fr. Ch. Com. 14 mars 1950, J.C.P. 1950, 2, 5694 note BASTIAN.
L’article 201 du code des sociétés commerciales dispose dans son alinéa premier
qu’« à la clôture de chaque exercice, le conseil d’administration établit, sous sa
responsabilité, les états financiers de la société conformément à la loi relative au
système comptable des entreprises ». S’ils sont sincères et exacts, ces états
financiers ont une importance particulière. D’abord, ils indiquent l’état de l’actif et
du passif35 de la société. Ensuite, les états financiers permettent, par comparaison
avec les comptes antérieurs, de suivre la marche de l’exploitation et de se rendre
compte des profits réalisés ou des pertes enregistrées. Enfin, les états financiers
permettent aux créanciers d’apprécier la solvabilité de la société.
L’aspect chiffré de la reddition des comptes est complété par un aspect explicatif.
C’est ainsi que l’article 85 du code de commerce disposait dans son alinéa premier
qu’à la clôture de chaque exercice, le conseil d’administration « doit, conjointement
aux documents comptables, présenter à l’assemblée générale un rapport annuel
détaillé sur la gestion de la société. Le rapport annuel détaillé doit être
communiqué au commissaire aux comptes »36. De leur côté, les commissaires aux
comptes, chargés par l’assemblée générale des actionnaires d’une mission
permanente de contrôle sur la situation comptable et financière de la société,
« établissent un rapport dans lequel ils rendent compte à l’assemblée générale du
mandat qu’elle leur a confié et doivent signaler les irrégularités qu’ils auraient
relevées. Ils font, en outre, un rapport spécial sur les opérations prévues à l’article
78 du présent code »36. Ces règles ont été consacrées et consolidées par le code des
sociétés commerciales. C’est ainsi que conjointement aux documents comptables,
55
En droit constitutionnel, les auteurs constatent que « la
souveraineté, qui a résisté à l’épreuve du temps, subit aujourd’hui le
choc de la confrontation entre le droit interne et le droit
supranational »37 entraînant ainsi un partage des pouvoirs entre l’Etat et
des instances supranationales. Le même phénomène d’amenuisement de
la souveraineté caractérise aussi les assemblées générales des
actionnaires. En effet, si au vu de la loi l’assemblée générale apparaît
comme l’organe social souverain, la pratique témoigne que cette
prééminence est plus théorique que réelle. Par un phénomène classique
dans toutes les démocraties consistant en un passage de la démocratie à la
technocratie, le pouvoir effectif et réel est passé de l’assemblée générale
aux organes d’administration et de direction entraînant un divorce
complet entre la loi et la réalité et faisant de la souveraineté de
l’assemblée générale une fiction renforçant les pouvoirs des dirigeants
sociaux. Ainsi, au fil des années, l’assemblée générale en tant que forum
37
le conseil d’administration doit présenter à l’assemblée générale « un rapport
annuel détaillé sur la gestion de la société. Le rapport annuel détaillé doit être
communiqué au commissaire aux comptes »36. De son côté, l’article 269 du code
des sociétés commerciales dispose que « les commissaires aux comptes sont tenus
de présenter leur rapport dans le mois qui suit la communication qui leur est faite
des états financiers de la société. Si les membres du conseil d’administration ou du
directoire ont jugé opportun de modifier les comptes annuels de la société, en
tenant compte des observations du ou des commissaires aux comptes, ces derniers
devront rectifier leur rapport en fonction des observations sus désignées. En cas de
pluralité de commissaires aux comptes et de divergence entre leurs avis, ils doivent
rédiger un rapport commun qui indique l’opinion de chacun d’eux. Les
commissaires aux comptes doivent déclarer expressément dans leur rapport qu’ils
ont effectué un contrôle détaillé et qu’ils approuvent expressément ou sous réserves
les comptes ou qu’ils les désapprouvent. Est considéré nul et de nul effet le rapport
du commissaire aux comptes qui ne contient pas d’avis explicite ou qui renferme
des réserves incomplètes et imprécises ».
Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes
juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N°11, 2004, p. 7,
spécialement n° 13. L’auteur affirme aussi que « le droit constitutionnel
contemporain , dont l’objet principal a été l’étude du statut juridique de l’Etat
souverain, se trouve confronté à des défis multiples liés à cette nécessité ressentie
par des Etats de faire partie d’une structure supranationale dotée d’un pouvoir
normatif qui s’impose à l’Etat. De même, le droit constitutionnel actuel est de plus
en plus dominé par le concept « d’Etat de droit » qui suppose « la soumission » de
l’Etat, pourtant souverain, à un droit supra étatique devant garantir le respect des
droits fondamentaux ».
56
d’expression de la volonté des actionnaires est devenue en fait un simple
simulacre ou cérémonial. Loin de refléter la volonté de la collectivité des
actionnaires, l’assemblée générale n’exprime le plus souvent que
l’opinion d’un groupe plus ou moins restreint d’actionnaires, ceux qui
exercent en fait le contrôle de la société ou les « contrôlaires » suivant
l’expression de Monsieur CHAMPAUD38. Parfois, elle n’est qu’une
tribune d’enregistrement d’un procès verbal établi à l’avance par un
employé de la société, dans son bureau, conformément aux
recommandations et consignes de la majorité dirigeante39. Tenant compte
de ce phénomène, le législateur n’a pas hésité à atténuer les attributions
de l’assemblée générale des actionnaires (PREMIERE PARTIE) et à
reconnaître un droit d’ingérence au profit du juge qui peut sanctionner la
politique de l’assemblée générale par application de la théorie de l’abus
de majorité (DEUXIEME PARTIE).
38
39
Le pouvoir de concentration de la société par actions, Sirey, 1962.
A ce phénomène, il y’a certainement des raisons de fait. La dispersion
géographique, la simultanéité des assemblées générales, la publicité insuffisante des
convocations, sont autant de facteurs qui expliquent l’absentéisme des actionnaires
aux assemblées générales. Notamment dans les sociétés anonymes de grandes
dimensions, les actionnaires sont mal informés et parfois même indifférents à la vie
sociale. A cet égard, la collecte des pouvoirs en blanc par l’équipe dirigeante,
considérée par certains auteurs comme la grande tare de la démocratie sociale et en
même temps la condition de survie des assemblées, a retenu tout particulièrement
l’attention de la doctrine. Comme, malgré l’indifférence et la passivité de la
presque totalité des actionnaires, il faut réunir les assemblées avec le quorum légal,
une certaine pratique s’est développée entraînant une transformation profonde de la
physionomie de la société anonyme. Cette pratique est celle de la collecte des
pouvoirs en blanc. Les sociétés avaient pris l’habitude d’envoyer à leurs
actionnaires des procurations sur lesquelles ne figurait pas le nom du mandataire,
ajoutant qu’elles désigneraient elles mêmes ce mandataire au moment voulu. En
fait cette désignation sera effectuée par le conseil d’administration le plus souvent
au profit de l’un de ses membres. Et ainsi, par ce moyen, l’organe d’exécution
parvenait à exercer un contrôle, et même une véritable mainmise sur l’organe
législatif de la société. Dès lors, de l’état d’équilibre entre les pouvoirs, tel qu’il a
été initialement conçu par le législateur, on est passé à un régime de confusion, de
concentration des pouvoirs entre les seules mains des administrateurs. Cette
nouvelle situation, caractérisée par la concentration des pouvoirs au sein du conseil
d’administration n’avait pas été sans avantages. L’efficacité de la société sur le plan
économique s’était renforcée. Les conseils d’administrations n’avaient plus à subir
le contrôle parfois égoïste des actionnaires, et ils avaient pu ainsi pratiquer une
politique d’autofinancement à laquelle les actionnaires auraient pu s’opposer.
57
PREMIERE PARTIE :
L’ASSEMBLEE GENERALE DES ACTIONNAIRES : DES
ATTRIBUTIONS DE PLUS EN PLUS LIMITEES :
Le principe de l’omnipotence de l’assemblée générale
extraordinaire connaît des limites de plus en plus importantes (SECTION
I), et si le législateur reconnaît à l’assemblée générale des actionnaires le
pouvoir de choisir les principaux organes sociaux, il faut bien reconnaître
que cette prérogative est en train de glisser vers d’autres organes
(SECTION II).
SECTION I : LES LIMITES DE L’OMNIPOTENCE DE
L’ASSEMBLEE GENERALE DES ACTIONNAIRES
Bien que statuant à la majorité des deux tiers des actionnaires
présents ou représentés40 et non à l’unanimité, « l’assemblée générale
extraordinaire est seule habilitée à modifier toutes les dispositions des
statuts. Toute clause contraire est nulle »41 . Cette possibilité accordée à
la majorité des deux tiers des actionnaires, appelée règle d’omnipotence
et dont la consécration a été progressive42, tout en constituant une rupture
avec les conceptions contractuelles classiques, s’explique par le caractère
institutionnel de la société anonyme. En effet, « modifier les statuts n’est
pas seulement modifier un contrat, mais aussi perfectionner un
40
41
42
Article 291 in fine du code des sociétés commerciales.
Article 291 du code des sociétés commerciales.
En droit français, l’affirmation de l’omnipotence de la majorité a été progressive.
Au lendemain de la loi de 1867, il était admis que l’unanimité seule pouvait
modifier les statuts. En 1892, la Cour de cassation avait décidé que le consentement
de tous n’est requis que pour porter atteinte aux bases essentielles de la société (C.
Cass. Fr. Ch. Civ. 30 mai 1892 D. 1893 -1- p. 105 note Thaller ; C. Cass. Fr. Ch.
Civ. 9 janvier 1894 D. 1894 -1- p. 313 Conclusions Desjardins et note Lacour). Et
en 1913, le législateur avait fixé la matière en posant un principe et des exceptions.
Le principe est l’omnipotence de l’assemblée statuant à la majorité. Les exceptions
sont l’interdiction d’augmenter les engagements des actionnaires ou de changer la
nationalité de la société. Telles sont les modifications statutaires mises hors
d’atteinte du pouvoir majoritaire.
58
organisme »43. Cette règle de l’omnipotence doit cependant composer
avec deux éléments à savoir :
Premier élément : La hiérarchisation et la séparation des organes de la
société anonyme : De la conception institutionnelle de la société
anonyme découle le caractère d’ordre public de la répartition des
pouvoirs et des compétences dans la société. Dès lors, si l’assemblée
générale extraordinaire peut modifier les statuts, elle ne peut pas modifier
les dispositions légales et porter ainsi atteinte à l’organisation
hiérarchique de la société anonyme comme par exemple exercer les
attributions qui relèvent légalement de l’assemblée générale ordinaire ou
des autres organes de la société44, priver les assemblées spéciales des
pouvoirs que la loi leur confère, ou décider qu’une résolution impliquant
leur ratification sera définitive et exécutoire sans cette dernière,
supprimer le conseil d’administration ou le priver de ses attributions
légales. C’est ainsi que la Cour d’appel de Sousse, dans son arrêt n° 2973
du 11 novembre 197245, a refusé de faire droit à une demande qui voulait
soumettre un acte d’administration rentrant dans la gestion normale de la
société à l’approbation des actionnaires réunis en assemblée générale.
Son refus était dû au fait que « l’objet de la demande ne concerne que la
gestion normale et l’administration qui ne rentrent pas dans les décisions
nécessitant l’approbation et l’autorisation des actionnaires ».
Commentant cette décision, Philippe FOUCHARD a souligné que les
pouvoirs de représenter la société sont conférés au président directeur
général « par la loi tout autant et même plus que par ses mandants ».
Deuxième élément : Les droits des actionnaires : Même en matière de
modification des statuts, l’assemblée générale extraordinaire ne peut pas
tout faire. En effet, dès que le principe majoritaire a été admis, les juristes
se sont efforcés de découvrir dans les droits individuels de l’associé ce
que Ripert appelait « cette partie intangible à laquelle le groupement ne
43
44
45
Thaller, note sous C. Cass. Fr. Ch. Civ. 30 mai 1892 D. 1893 -1- p. 105.
Si l’article 9 du code des sociétés commerciales fait du siège social une mention
obligatoire des statuts, l’article 230 du même code, applicable à la société anonyme
à directoire et à conseil de surveillance, précise que « le déplacement du siège
social ne peut être décidé que par le conseil de surveillance sous réserve de
ratification de cette décision par la prochaine assemblée générale ordinaire ».
RTD 1973 p. 226 note P. FOUCHARD.
59
pourra porter atteinte »46. La position du droit tunisien sur la question
n’a pas été toujours la même. Sous l’empire du code de commerce, et
recherchant un équilibre entre l’intérêt de la société tel que le détermine
la majorité et les intérêts personnels des actionnaires, l’article 101 du
code de commerce, après avoir formulé le principe de l’omnipotence de
l’assemblée générale extraordinaire, précisait que celle-ci « ne peut
toutefois pas, augmenter les engagements des actionnaires ». Cette limite
au pouvoir de la majorité, qui se fondait sur l’origine contractuelle des
engagements des associés, constituant une survivance des principes du
droit civil (autonomie de la volonté et effet relatif des conventions) face
aux conquêtes du droit commercial, et qui était d’application générale
valant pour toute société et pour toute espèce d’obligations, pécuniaire ou
personnelle, positive ou négative47, avait entraîné les conséquences
suivantes :
1-L’interdiction pour l’assemblée générale extraordinaire de
transformer la société anonyme en société en nom collectif ou en société
en commandite simple48, et de procéder à une augmentation de capital
par majoration ou élévation du montant nominal des actions, d’obliger les
actionnaires à souscrire à une augmentation du capital en numéraire, ou
d’aggraver les conditions statutaires de libération des actions, soit par une
anticipation des échéances fixées pour cette libération, soit par une
augmentation des intérêts de retard stipulés par les statuts vis-à-vis des
actionnaires qui ne libèrent pas leurs actions à temps, soit par une
interdiction aux actionnaires de libérer leurs actions par voie de
compensation alors que les statuts n’interdisaient pas ce mode de
libération.
46
47
48
G. Ripert, La loi da la majorité dans le droit privé, Mélanges Sugiyama 1940
spécialement p. 358.
Ainsi, en présence de textes analogues, la Cour de cassation française avait jugé
que l’unanimité était nécessaire pour introduire dans les statuts une clause imposant
une obligation de non concurrence aux actionnaires qui se retireraient de la société
(C. Cass. Fr. Ch. Com. 26 mars 1996).
La transformation de la société anonyme en société à responsabilité limitée était
discutée puisque l’article 154 alinéa 2 du code de commerce obligeait les associés
de la société à responsabilité limitée de répondre solidairement, vis-à-vis des tiers,
de la valeur attribuée aux apports en nature. Or, on pouvait se demander si cette
garantie éventuelle des apports en nature n’augmentait pas les engagements des
actionnaires.
60
2-La possibilité pour l’assemblée générale extraordinaire de
diminuer les droits des actionnaires. Si l’augmentation des engagements
des actionnaires était interdite à l’assemblée générale extraordinaire,
celle-ci pouvait, en revanche, décider une simple diminution de leurs
droits. Certes, la distinction entre l’augmentation des engagements et la
diminution des droits était incertaine et difficilement applicable aux cas
d’espèce49. Cependant, la solution ne posait aucun problème. Non
seulement une interprétation stricte de l’article 101 du code de commerce
imposait de consacrer cette distinction, mais aussi et surtout l’article 115
du code de commerce en donnait une illustration à propos du droit
préférentiel de souscription. En effet, si les statuts ne pouvaient, en
principe, le supprimer, cette suppression pouvait néanmoins être décidée
par l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires. D’ailleurs, la
distinction entre augmentation des engagements et réduction des droits
était consacrée par la jurisprudence française50.
3- La possibilité pour l’assemblée générale extraordinaire
d’augmenter les engagements de la société. En effet, en visant « les
engagements des actionnaires » et non ceux de la société, l’article 101 du
code de commerce autorisait l’assemblée générale extraordinaire de
décider des modifications statutaires qui entraînaient une charge
supplémentaire pour la société. Cela se produisait notamment, chaque
fois qu’une opération de restructuration s’accompagnait d’une reprise ou
d’une garantie du passif.
49
50
Un exemple type est fourni par l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de
cassation française du 22 juin 1982 (D. 1983 p. 87 note GOURALAY). En
l’espèce, une société coopérative vinicole avait modifié ses statuts. Ceux-ci
prévoyaient que les associés pouvaient se retirer chaque année. La résolution
litigieuse avait décidé que, désormais, le coopérateur ne pourrait plus quitter la
société qu’après cinquante ans. La doctrine s’était emparé de cet exemple pour se
demander s’il s’agissait d’une diminution permise du droit de sortir, ou d’une
augmentation interdite de l’obligation de rester.
C. Cass. Fr. Ch. Civ. 9 février 1937 D. 1937 -1- p. 73 note Besson, S. 1937 -1p. 129 note ROUSSEAU ; Versailles 29 novembre 1990 D. 1991 p. 134. En
l’espèce, la mesure prise, à savoir la réduction du capital à zéro, n’avait pas
augmenté les engagements des actionnaires, mais avait simplement fait disparaître
leurs droits.
61
Or, si le code des sociétés commerciales n’a pas repris, dans son
article 291, cette limite à l’omnipotence de l’assemblée générale
extraordinaire, il consacre cependant certaines de ses applications. C’est
ainsi que :
1-Tout en affirmant que « l’augmentation du capital social doit
être décidée par l’assemblée générale extraordinaire, dans les conditions
prévues par la loi, sauf stipulation contraire des statuts et à condition
qu’il ( ?) ne contredise pas les dispositions légales impératives »51, le
code des sociétés commerciales précise que « l’augmentation du capital
social par majoration de la valeur nominative ( ?) des actions est décidée
à l’unanimité des actionnaires, sauf si l’augmentation a été réalisée par
incorporation des réserves, des bénéfices ou des primes d’émission »52.
2-Tout en affirmant que « toutes les sociétés à l’exclusion de la
société en participation peuvent opter pour une transformation en
choisissant l’une des formes prévues au présent code »53, et que « la
décision de transformation de la société est prise par l’assemblée
générale extraordinaire conformément aux dispositions du présent code
et aux dispositions particulières régissant chaque type de société »54, le
code des sociétés commerciales précise que « la société anonyme ne peut
se transformer qu’en société en commandite par actions ou en société à
responsabilité limitée »55. Le fondement de cette règle ne peut être que
l’interdiction –implicite certes- d’augmenter les engagements des
actionnaires. D’ailleurs, l’article 143 du code des sociétés commerciales
permet d’appuyer davantage cette idée puisqu’il dispose que « la
transformation d’une société à responsabilité limitée en société en nom
collectif, en commandite simple ou en commandite par actions est
réalisée par une décision de l’assemblée générale extraordinaire, prise
sous peine de nullité à l’unanimité des associés ».
3-L’article 296 du code des sociétés commerciales reconnaît aux
actionnaires, proportionnellement au montant de leurs actions, un droit de
51
52
53
54
55
Article 293 alinéa premier du code des sociétés commerciales.
Article 293 alinéa 3 du code des sociétés commerciales.
Article 433 alinéa premier du code des sociétés commerciales.
Article 434 du code des sociétés commerciales.
Article 433 alinéa 2 du code des sociétés commerciales.
62
préférence à la souscription des actions de numéraire émises pour réaliser
une augmentation de capital, et répute non avenue toute clause contraire.
Or, l’article 300 du même code dispose que « l’assemblée générale
extraordinaire qui décide ou autorise une augmentation du capital social
peut supprimer le droit préférentiel de souscription pour la totalité de
l’augmentation du capital ou pour une ou plusieurs parties de cette
augmentation ».
SECTION II : LE GLISSEMENT DU CHOIX DES PERSONNES
VERS D’AUTRES ORGANES :
L’assemblée générale est exclue de la nomination de certains
organes. Dans les sociétés anonymes de type classique, si l’assemblée
générale peut nommer tous les administrateurs, elle ne peut désigner
directement le président du conseil d’administration et le directeur
général de la société qui sont désignés par le conseil d’administration56.
Dans les sociétés anonymes à directoire, le conseil de surveillance exerce
une influence directe sur la nomination des membres du directoire, et qui
apparaît à travers les deux règles suivantes. D’une part, Selon l’article
226 alinéa premier du code des sociétés commerciales, « les membres du
directoire sont nommés par le conseil de surveillance pour une durée
maximale de six ans renouvelable, sauf stipulation contraire des
statuts.». Il découle de cette disposition que le conseil de surveillance
dispose d’une compétence exclusive pour nommer les membres du
directoire. Même l’assemblée générale se voit refuser le pouvoir de
nomination57. D’autre part, l’article 226 alinéa premier du code des
sociétés commerciales précise que « le conseil de surveillance confère à
l’un des membres du directoire la qualité de président »58.
56
45
58
Articles 208 et 217 du code des sociétés commerciales.
Cette compétence apparaît à première vue inadéquate. En effet, outre le fait qu’il
n’est pas normal que l’organe de contrôle désigne directement les personnes qu’il
est appelé à contrôler, le conseil de surveillance est investi d’une mission de
surveillance, alors que la nomination des membres du directoire est une tâche de
gestion. Cependant, cette solution semble se justifier par le fait que, représentant les
actionnaires de la société, et étant chargé de sauvegarder leurs intérêts, le conseil de
surveillance a une « légitimité sociale » à désigner les dirigeants de la société.
Cette compétence reconnue au conseil de surveillance de désigner le président du
directoire est choquante à plus d’un titre :
63
L’assemblée générale partage souvent son pouvoir de
nomination avec d’autres organes. Deux hypothèses de partage du
pouvoir peuvent être relevées.
Première hypothèse : Les commissaires aux comptes, qui sont
nommés normalement par l’assemblée générale ordinaire59, peuvent
l’être, exceptionnellement, par le président du tribunal de première
instance du lieu du siège de la société60. Cette nomination judiciaire
intervient généralement lorsque l’assemblée générale omet de désigner
un commissaire aux comptes, ou lorsque le commissaire aux comptes
désigné par l’assemblée générale refuse la tâche qui lui est confiée ou se
trouve dans un cas d’empêchement. A ces trois cas prévus par l’article
261 du code des sociétés commerciales, on peut ajouter un quatrième non
prévu par la loi. En effet, lorsqu’une action en justice tendant à récuser le
ou les commissaires aux comptes désignés par l’assemblée générale est
intentée, le juge qui fait droit à cette demande procèdera directement à la
nomination du ou des commissaires aux comptes qui exerceront leurs
fonctions à la place de ceux qui ont été récusés.
Deuxième hypothèse : Si les membres du conseil
d’administration sont normalement nommés par l’assemblée générale, ils
59
60
1- Dans les sociétés anonymes avec conseil d’administration, l’article 208 alinéa
premier du code des sociétés commerciales dispose que « le conseil
d’administration élit parmi ses membres un président qui a la qualité de
président directeur général », et on ne voit vraiment pas pourquoi le législateur
a privé les membres du directoire de cette compétence qui leur appartient
normalement.
2- La nomination du président du directoire par le conseil de surveillance risque
de perturber l’homogénéité du directoire et menace son efficacité, dans la
mesure où l’homogénéité est un élément nécessaire pour l’efficacité de tout
organe collégial.
3- La nomination du président du directoire par le conseil de surveillance met ce
dernier en position de force vis-à-vis du directoire puisque c’est lui qui
construit ce rassemblement de personnes qu’est l’équipe de gestion et choisit
son président. Les membres du conseil de surveillance, qui sont généralement
d’importants actionnaires attachés à la direction de la société, peuvent ainsi
désigner les personnes qui se prêtent le mieux à leur politique.
Article 260 du code des sociétés commerciales.
Article 261 du code des sociétés commerciales.
64
peuvent l’être exceptionnellement par le conseil d’administration61, voire
par le juge des référés. Le droit des sociétés est certes dominé par le
principe de non immixtion du pouvoir judiciaire dans les affaires
sociales. Il n’appartient pas au tribunal de substituer un mandataire de
justice aux dirigeants sociaux. Cependant, dans certaines circonstances
exceptionnelles, notamment lorsque le fonctionnement de la société n’est
plus correctement assuré, lorsque le bloc majoritaire risque de prendre
des décisions dangereuses au regard de l’intérêt social, ou que la survie
de la société est gravement mise en cause, il devient nécessaire de
protéger à la fois les minoritaires et la personne morale. Dans ces cas,
l’intervention judiciaire devient une nécessité.
L’intervention judiciaire dans l’administration des sociétés
commerciales est admise en cas de difficultés économiques. C’est ainsi
qu’en imposant la présence d’un « juge conciliateur » au cours de la
période du règlement amiable62, et d’un « juge commissaire » pendant le
règlement judiciaire63, la loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au
redressement des entreprises en difficultés économiques64 permet à
l’autorité judiciaire d’intervenir massivement pour aider les entreprises à
surmonter leurs difficultés économiques65.
61
62
63
64
65
En effet, en cas de vacance, par décès ou démission d’un ou de plusieurs
administrateurs, le conseil d’administration peut, entre deux assemblées générales,
procéder à des nominations provisoires pour atteindre le minimum légal, et
l’assemblée générale la plus proche dans le temps aura à statuer sur la ratification
de ces nominations. C’est la pratique de la cooptation consacrée par l’article 195 du
code des sociétés commerciales.
Article 10 de la loi du 17 avril 1995.
Article 22 de la loi du 17 avril 1995.
JORT n° 33 du 25 avril 1995, p. 792.
La loi n° 97-71 du 11 novembre 1997 relative aux liquidateurs, mandataires de
justice, syndics et administrateurs (JORT n° 91 du 14 novembre 1997, p. 2047) a
élargi, le domaine d’intervention de l’autorité judiciaire dans l’administration des
sociétés. En fait, mis à part les liquidateurs judiciaires et les syndics de faillite qui
n’interviennent généralement qu’à une période irrémédiable de la vie sociale, à
savoir la liquidation et la faillite de la société, cette loi a permis aux mandataires de
justice et aux administrateurs provisoires de suppléer les organes sociaux dans
l’administration sociale. L’article 2 de cette loi précise que les fonctions des
administrateurs provisoires consistent dans « l’administration des entreprises dans
le cadre de la législation spécifique qui traversent des difficultés économiques ou
qui sont l’objet d’un conflit relatif à leur gestion. Le tribunal peut leur confier
65
L’intervention judiciaire dans l’administration des sociétés
commerciales est admise aussi en cas de difficultés politiques. En effet,
dès qu’un danger imminent et réel menace la société, tout associé peut
demander au juge des référés la désignation d’un mandataire de justice
chargé de préserver les biens de la société et de l’administrer en cas de
besoin. Disposant que « dans tous les cas d’urgence, il est statué en
référé par provision et sans préjudice au principal », l’article 201 du
code de procédure civile et commerciales soumet l’intervention du juge
des référés à deux conditions à savoir l’urgence et l’absence de préjudice
au principal66. Appliquées en droit des sociétés, ces conditions subissent
une déformation certaine. La pénétration ou l’infiltration du but
économique par la prise en considération de l’intérêt de l’entreprise dans
le motif juridique, le déplacement du problème du plan juridique
classique sur lequel il se situait en droit commun au plan économique, a
entraîné une modification sensible, une adaptation et donc une
déformation des critères juridiques d’intervention du juge des référés
(PARAGRAPHE I) et même dans certains cas leur dépassement
(PARAGRAPHE II).
Paragraphe I : la déformation des critères d’intervention du
juge des référés :
Même si les deux conditions d’urgence et l’absence de préjudice
au principal ne sont pas complètement ignorées, la prise en considération
du motif économique par le juge à travers la notion d’intérêt de
l’entreprise, leur a conféré une coloration particulière. La détermination
de l’urgence se ramène à la détermination des hypothèses de
fonctionnement anormal de la société (A), et l’absence de préjudice au
66
d’autres fonctions ». On en déduit que l’administrateur chargé de gérer la société
doit pouvoir procéder à tous les actes nécessaires pour surmonter la crise et
bénéficier d’une marge importante d’initiative pour exécuter ou résilier les contrats
conclus par la société, pour gérer celle-ci dans les conditions les plus favorables qui
permettent sa survie, et enfin, et si possible, pour concilier entre les différents
antagonistes en provoquant par exemple la réunion d’une assemblée générale.
L’urgence qui détermine l’intervention du juge des référés, constitue le seuil de sa
compétence d’attribution. Le préjudice au principal constitue la limite de sa
compétence.
66
principal se ramène à empêcher le juge des référés de heurter les
principes de fonctionnement de la société en se substituant à ses organes
pour trancher des litiges internes (B).
A- le fonctionnement anormal de la société constitue l’urgence :
L’urgence, critère retenu par la loi67 et appliqué par la
jurisprudence68 pour déterminer la compétence du juge des référés, est
une notion fonctionnelle ne se définissant pas dans l’abstrait et dont le
contenu varie selon les cas d’espèce69. En général, il y’a urgence
« chaque fois qu’un péril pressant ou qu’un retard entraînerait un
préjudice irréparable ou que les intérêts d’une partie seraient en péril ou
qu’il s’agira de prendre les mesures conservatoires nécessaires et que
les délais des autres juridictions, si abrégés soient-ils, entraîneraient une
sorte de déni de justice »70. Dans le cadre particulier du fonctionnement
des sociétés commerciales, l’urgence, qui doit s’apprécier non dans la
personne de celui qui agit – fût-il un actionnaire majoritaire – mais dans
celle de la société71, s’entend « d’un péril imminent menaçant les intérêts
réels de la société »72. Ce péril existe sans aucun doute chaque fois que
les organes sociaux ne sont pas en état de fonctionner normalement. Le
fonctionnement normal de toute personne morale qui de part sa nature ne
67
68
69
70
71
72
Article 201 du code de procédure civile et commerciale : « Dans tous les cas
d’urgence, il est statué en référés … ».
C.Cass, Arrêt civil n° 1401 du 3 Mai 1979, BCC, 1979-1-, P. 211, C.Cass, Arrêt
civil N° 476 du 18 Mars 1978, BCC, 1978-1-, P. 123, C.Cass. Arrêt civil N° 2044
du 15 Avril 1978, BCC, 1978-1-, P. 185, C.Cass. Arrêt civil N° 867 du 22 Avril
1978, BCC, 1978-1-, P. 212, C.Cass. Arrêt civil N° 815 du 29 Avril 1978, BCC,
1978-1-, P. 231, C.Cass. Arrêt civil N° 816 du 6 Juin 1978, BCC, 1978-1-, P. 289.
Dans ces conditions, la question de savoir s’il y’a ou non urgence devient une
question relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond.
C.Cass. Arrêt civil n° 816 du 6 Juin 1978, BCC, 1979-1-, P. 289 ; C.Cass, Arrêt
civil n° 8182 du 3 Novembre 1982 ; Mohamed Néjib Rekik : L’urgence en référé,
Mémoire pour le D.E.S de droit privé. Faculté de droit de Tunis, 1975-1976.
Daniel Bastian : Note au JCP 1948-4116.
C’est le cas lorsqu’un bailleur demande l’expulsion momentanée de son locataire
afin de procéder à des réparations nécessitées par l’état de son local qui menace
ruine et dont une partie est déjà tombée.
C.Cass. Arrêt civil N° 10608 du 19 Janvier 1960, RJL 1960, P. 461.
C.A. Aix 14 Novembre 1957, JCP 1957-10304.
D. Bastian : Note au J.C.P. 1948-4116.
67
peut agir d’elle-même73, suppose, en effet l’existence d’une structure
composée généralement d’un organe de délibération, d’un organe de
gestion et d’un organe de contrôle ou de surveillance. Toute défectuosité
constatée au niveau de l’un de ces organes paralyse la société,
compromet même son existence et justifie l’intervention du juge des
référés. Cette défectuosité peut couvrir deux hypothèses. La première
hypothèse concerne l’inexistence des organes sociaux. L’exemple type à
cet égard est celui du conseil d’administration de la société anonyme, soit
que celui-ci démissionne en bloc, soit que les pouvoirs des
administrateurs sont expirés, soit enfin lorsque, pour une raison
quelconque, la délibération de l’assemblée générale ayant nommé les
administrateurs a été annulée74. La deuxième hypothèse concerne
l’impossibilité de délibérer valablement dans laquelle les organes sociaux
peuvent se trouver. Pour qu’une société fonctionne normalement, il ne
suffit pas que ses organes existent, il faut encore qu’ils exécutent les
tâches qui leur incombent ou du moins qu’ils aient la possibilité de les
exécuter. Or, il se peut que tout en existant, les organes sociaux ne soient
pas à même de délibérer valablement, soit pour des considérations
internes telles que leur composition incomplète ou les difficultés
irréductibles surgissant entre leurs membres, soit pour des considérations
extérieures, lorsque, par exemple le conseil d’administration d’une
société anonyme, par inertie et par crainte d’être révoqué, refuse de
convoquer l’assemblée générale des actionnaires ou de mettre à l’ordre
du jour de celle-ci la révocation de certains administrateurs75. Ainsi, dans
l’affaire Hill-Diar, le président du tribunal de première instance de
Sousse a accepté la désignation d’un séquestre judiciaire chargé
d’administrer momentanément les affaires sociales du moment que le
litige opposant les associés peut réellement nuire aux intérêt de la
société76. Mais pour éviter que le pouvoir du juge ne dégénère en une
immixtion flagrante dans les affaires sociales, la Cour de cassation a
précisé que la crise existant entre les organes sociaux « doit engendrer
73
74
75
76
Article 5 du code des obligations et des contrats.
La nullité de la décision de l’assemblée générale a, en effet, pour conséquence,
d’annuler la nomination du conseil d’administration ; Par ailleurs, la démission de
l’ancien conseil le met dans l’impossibilité d’assurer la marche des affaires
sociales.
CA Sousse arrêt n° 12799 du 25 octobre 1987.
C. Cass. Arrêt n° 51214 du 18 janvier 1996, RTD 1996, p. 315.
68
une paralysie effective de ces organes »77, et qu’une simple menace de
crise incertaine ne doit pas être retenue du moment que les organes
sociaux fonctionnent normalement.
B- L’absence de prejudice au principal devient le respect des
principes regissant le fonctionnement de la societe :
Si la doctrine et la jurisprudence sont loin d’être d’accord sur le
sens et la portée de la condition d’absence de préjudice au principal, les
processualistes modernes tendent à y voir une expression du principe de
dépendance et de subordination du juge des référés par rapport au juge du
principal, et une conséquence du caractère provisoire des décisions de
référés. C’est ainsi que le juge des référés qui ne doit ni trancher la
problème au fond, ni prendre une mesure qui aurait pour effet d’éteindre
les droits des parties, ni même fonder sa décision sur des motifs tirés du
fond du droit, doit constater d’office son incompétence s’il n’est pas
possible de faire droit à la demande sans que l’appréciation des intérêts
respectifs des parties n’implique ou ne suppose un « pré jugement » du
principal78. De même, la décision du juge des référés ne lie pas le juge
qui statuera ultérieurement sur le fond79.
Or, si les décisions jurisprudentielles rendues à propos des
sociétés commerciales ont parfois appliqué la condition d’absence de
préjudice au principal dans son sens classique, originel, qui est
d’interdire au juge des référés d’empiéter sur le domaine réservé au juge
du fond, elles n’ont pas hésité à la déformer. En effet, subissant
l’influence des principes gouvernant le fonctionnement des sociétés, la
règle de l’absence de préjudice au principal est souvent analysée comme
une interdiction faite au juge des référés de se substituer aux organes
sociaux. C’est ainsi qu’une action intentée par le gérant d’une société à
responsabilité limitée et tendant à l’annulation de sa révocation, a été
rejetée comme portant préjudice au principal au motif qu’ayant été
révoqué, ce gérant ne peut pas prétendre rester à la tête de la société80.
78
79
80
R. Perrot : Note à la RTD 1975, P. 205 et s. et à la RTD 1976, P. 149 et s.
C.Cass..Arrêt civil n° 1999 du 18 Octobre 1979. BCC 1979-II- P. 65.
Trib.1ère Instance Mahdia (Réf) Jugement N° 1903 du 7 Mai 1981, RJL 1984-1P. 135.
69
Plus généralement, cette nouvelle conception de l’absence de préjudice
au principal est de nature à interdire au juge des référés de juger de
l’opportunité81 des actions à fin sociale82 exercées devant lui par les
associés et tendant généralement à la désignation d’un mandataire de
justice chargé de convoquer une assemblée générale, et cela pour deux
raisons au moins. D’une part, la structure de la société repose sur
l’équilibre entre deux pouvoirs concurrents, le pouvoir reconnu aux
dirigeants, et le pouvoir reconnu aux associés agissant individuellement.
Et tout développement du pouvoir du dirigeant se traduit par un
renforcement des actions à fins sociales mises à la disposition des
associés. Dans ce contexte, contrôler l’opportunité des actions à fin
sociales revient, pour le juge des référés, à remettre en cause l’équilibre
voulu par le législateur83. D’autre part, la loi de la majorité qui préside au
fonctionnement de certaines sociétés permet à la seule majorité – et non
au juge – d’apprécier si la demande d’un associé est ou non opportune
pour la société84.
Paragraphe II : le dépassement des critères d’intervention du
juge des référés :
Si une partie de la jurisprudence, animée par la volonté de limiter
au strict nécessaire l’intervention du juge des référés dans le
fonctionnement des sociétés, contrôle les conditions d’urgence et
d’absence de préjudice au principal85, celles-ci sont généralement
négligées, dépassées, refoulées. Non seulement l’urgence a été reconnue
81
82
83
84
84
85
Le juge des référés peut contrôler la finalité de l’action en vérifiant que la demande
ne tend pas à la satisfaction de fins propres du demandeur, distinctes de l’intérêt
social ou étrangères à lui, mais tend plutôt aux fins que le législateur a prévu, à
savoir le contrôle des organes sociaux.
La loi et la jurisprudence accordent aux associés le droit d’agir en justice pour des
questions concernant le fonctionnement de la société, soit poar pallier son
fonctionnement défectueux ou irrégulier, soit pour leur permettre d’intervenir dans
la vie sociale par l’exercice d’un droit de contrôle.
D. Schmidt : Note au D. 1972.
D. Schmidt : Note au D. 1972.
Trib.1ère Instance de Tunis. Jugement des référés N° 9499 du 18 Avril 1962,
RJL 1965, P. 167.
Trib.1ère Instance de Tunis. Jugement des référés N° 9499 du 18 Avril 1962,
RJL 1965, P. 167.
70
même lorsque les organes sociaux fonctionnent normalement (A) mais
aussi l’absence de préjudice au principal a été souvent confondue avec la
condition d’urgence (B).
A- Il y’a urgence même si les organes sociaux
normalement :
fonctionnent
S’entendant « d’un péril imminent menaçant les intérêts réels de
la société »86, l’urgence, qui peut exister lorsque les organes sociaux ne
fonctionnent pas normalement, ne doit pas exister lorsque ces organes
sont on état de fonctionner normalement. Et pourtant, même dans ce cas,
le juge des référés s’immisce dans les affaires de la société, notamment
lorsque le fonctionnement de la société, sans être paralysé, est truqué.
L’immixtion du juge des référés peut ainsi constituer une technique de
protection de la société personne morale contre les agissements de ses
associés tendant à son démantèlement. Tel est le cas d’un associé d’une
société à responsabilité limitée qui, voulant se débarrasser de ses
coassociés, a réuni une assemblée générale, décidé la dissolution de la
société, et s’est désigné comme liquidateur de celle-ci, ce qui lui a permis
de disposer des biens sociaux comme de ses biens propres87. Tel est
également le cas lorsque le Président Directeur Général d’une société
anonyme s’est réservé exclusivement la gestion de la société après avoir
renvoyé ses actionnaires de leur travail dans la société et cessé de payer
leur salaire, provoquant une situation de grave mésintelligence entre les
actionnaires tout en refusant de convoquer une assemblée générale88.
L’immixtion du juge des référés peut également constituer une
technique de prévention de l’abus de majorité. Il arrive que des associés
majoritaires disposant du droit d’administrer ou de diriger la société,
essaient d’en faire l’instrument plus ou moins serviable de leurs intérêts
personnels, et partant, agissent dans un sens contraire à l’esprit de
société. Les tribunaux voient dans ce cas un abus de majorité et le
sanctionnent par divers moyens. Les associés lésés peuvent, d’abord, agir
en responsabilité contre les dirigeants. Mais, qu’il s’agisse de l’action
86
87
88
D. Bastian : Note au JCP 1948-4116.
C.Cass..Arrêt civil n° 5008 du 10 Décembre 1981. B.C.C.1981-IV- P. 226.
C.Cass..Arrêt civil n° 8182 du 3 Novembre 1982. Inédit.
71
individuelle ou de l’action sociale exercée ut singuli, leurs conséquences
sont souvent décevantes puisque n’aboutissant pas à la réparation
intégrale du préjudice subi89. Les associés lésés peuvent, ensuite,
demander l’annulation de la décision abusive. C’est la sanction classique
et normale de l’abus de majorité. Mais elle n’est pas elle aussi
appropriée. En effet, outre le fait que l’annulation s’analyse comme une
substitution du juge à l’organe social compétent pour décider de la
conduite à suivre dans les affaires sociales, elle ne procure aux
actionnaires demandeurs qu’une satisfaction de principe puisque ne
sauvegardant pas l’avenir et n’effaçant pas entièrement les conséquences
déjà produites par l’abus90. C’est pourquoi les tribunaux, tenant compte
du fait que ces abus sont souvent commis par les organes
d’administration, ont trouvé dans l’administration judiciaire un moyen
d’y remédier efficacement. Lorsque ces organes violent le pacte social,
soit en prenant des décisions contraires à l’intérêt social ou favorables à
la majorité et défavorables à la minorité, soit en refusant de régler les
comptes entre les associés91, le juge des référés les dessaisit
temporairement de leurs fonctions en leur substituant un administrateur
nommé par lui.
B- L’absence de préjudice au principal est ramenée a la
condition d’urgence :
Analysée comme une interdiction faite au juge des référés de se
substituer aux organes légaux, la condition d’absence de préjudice au
principal entraîne, a priori, une extension de l’obligation du juge, et dès
lors, une restriction des pouvoirs du juge des référés en matière de
sociétés commerciales par rapport au droit commun, dans la mesure où,
même si elle ne risque pas d’empiéter sur le domaine réservé au juge du
fond, la décision du juge des référés peut porter atteinte aux pouvoirs
reconnus par la loi et les statuts aux différents organes de la société
anonyme. Il ne faut cependant pas exagérer la démonstration, les
tribunaux décidant qu’il y’a ou non préjudice au principal selon que
l’atteinte aux principes de fonctionnement normal de la société leur paraît
89
90
91
Guyon : Note au JCP 1970-16219.
Guyon : Note au JCP 1970-16219.
C.Cass. Arrêt civil n° 4302 du 2 Novembre 1981. BCC 1981-IV- P. 46.
72
ou non justifiée par la situation de celle-ci. Ainsi entendu, le préjudice au
principal est bien près de se confondre avec le défaut d’urgence. Il
apparaît en définitive que la condition essentielle de l’intervention du
juge des référés dans l’administration de la société anonyme est
l’urgence, l’obligation de ne pas préjudicier au principal apparaissant
comme une limite assez vague aux pouvoirs du juge des référés.
L’exemple le plus significatif à cet égard est celui de la substitution
judiciaire d’un administrateur provisoire aux organes de gestion de la
société. Outre le fait que le principe même de cette nomination porte
atteinte au droit des actionnaires de choisir librement les organes qui
peuvent administrer la société, elle peut aussi apparaître anormale
compte tenu des pouvoirs dont le juge des référés investit
l’administrateur provisoire.
L’immixtion du juge des référés reste normale lorsque les
fonctions dont il investit l’administrateur provisoire sont de courte durée
et limitées quant à leur étendue. C’est le cas lorsque le juge des référés se
contente de nommer un administrateur ad hoc, soit pour faire respecter
un droit quelconque d’un associé (veiller à la communication de
documents, établir un procès verbal de l’assemblée générale ou vérifier la
liste de présence), soit pour assister et contrôler des administrateurs dont
la gestion n’a pas toujours été exempte de reproches et qui, dans une
société en liquidation ont la tâche de présenter un concordat92, soit pour
contrôler un conseil d’administration auquel rien en fait n’était reproché,
mais dont les pouvoirs étaient expirés et qu’aucune assemblée générale
n’avait pu renouveler93.
Le problème devient plus délicat lorsque le juge des référés
procède à la nomination d’un administrateur provisoire chargé de
convoquer une assemblée générale et, au besoin, de la présider.
Apparemment, cette décision ne préjudicie pas au principal puisque
l’intervention du juge des référés est limitée et a seulement pour but de
chercher à replacer la société sous le pouvoir de ses actionnaires. Il en est
notamment ainsi lorsqu’il n’y a pas d’organe d’administration ou lorsque
92
93
CA Paris 7 Mai 1937, JCP 1937-292.
Cass.Franç. 29 Juin 1925, DH 1925, P. 593.
73
le conseil d’administration est paralysé. Mais lorsque les organes
d’administration existent encore, et qu’il est simplement reproché aux
administrateurs un manquement à leurs obligations, il y’a préjudice au
principal puisque la décision du juge des référés dessaisit le conseil
d’administration de son pouvoir légal de réunir l’assemblée générale,
bien qu’il ait été jugé, dans un domaine différent il est vrai, que la mise
de la société sous séquestre judiciaire étranger aux parties pour la
préservation des droits de ceux-ci ne portant préjudice à aucune de ces
parties, ne constitue pas une atteinte au principal94.
La situation devient plus grave encore lorsque le juge des référés
confère à l’administrateur provisoire tous pouvoirs pour résoudre la
difficulté qui avait motivé sa désignation. Du fait que le juge des référés
ne peut trancher une difficulté sérieuse, l’administrateur judiciaire ne
peut, en principe, être chargé que de l’expédition des affaires courantes
sans engager l’avenir de la société. Il a été ainsi jugé qu’autoriser un
administrateur provisoire à engager des dépenses importantes – même
nécessaires – (en l’espèce, renouveler entièrement le matériel de
l’entreprise), serait déposséder les associés de leur droit de décision et
donc préjuger au fond95. Et pourtant, certaines décisions estiment logique
de confier à l’administrateur provisoire tous pouvoirs pour résoudre la
crise qui avait motivé sa désignation et assurer la gestion courante, en
attendant le retour à une situation normale. Certaines décisions ont même
confié à l’administrateur provisoire la mission de gérer activement et
passivement la société96.
94
95
96
C.Cass. Arrêt civil n° 5008 du 10 Décembre 1981, BCC 1981-IV-226.
Trib.Com. Seine 23 Mars 1949, JCP 1949-4980.
CA Rouen 25 Septembre 1969, JCP 1970-16219.
74
DEUXIEME PARTIE :
LA SANCTION DE LA POLITIQUE DE L’ASSEMBLEE
GENERALE : L’ABUS DE MAJORITE :
Comme il est devenu impossible de réunir le consentement
unanime des membres d’une société en raison de la multiplication de leur
nombre notamment dans les sociétés de capitaux, la loi de la majorité
s’est substituée progressivement à l’unanimité comme mode de
régulation de la vie sociale. Reposant sur une présomption selon laquelle
la majorité est présumée exprimer la volonté sociale, le mécanisme
majoritaire permet d’éviter les situations de blocage dues à l’abstention
ou au refus de certains actionnaires. La volonté de la majorité s’impose
désormais aux récalcitrants qui n’auront d’autres alternatives que de
s’incliner. Le vote des assemblées n’est cependant pas tout à fait
souverain et les tribunaux se réservent le droit de contrôler sinon la
conformité de la décision à l’intérêt social, du moins l’absence d’intérêt
personnel évident ou d’intention de nuire. Il est vrai que l’immixtion du
juge dans la vie des sociétés oppose depuis longtemps la doctrine
commercialiste. S’agissant des conflits entre actionnaires, certains
auteurs estiment que « l’efficacité de la loi de la majorité ne doit pas être
sapée par des actions continues des minoritaires cherchant dans
l’enceinte judiciaire le moyen de compenser une infériorité politique »97.
D’autres estiment que « même rare, l’éventuelle intervention du juge
demeure un très utile garde-fou contre ce que Tocquville baptisait la
tyrannie de la majorité, ou Jean-Jacques Daigre, le risque de dérive
fonctionnaliste qui menace toute société : Les politiquement majoritaires
doivent savoir qu’ils peuvent avoir juridiquement tort »98. En fait, s’il y’a
un principe qui fait l’unanimité, c’est bien celui selon lequel « le droit
cesse là où l’abus commence ». C’est ainsi que s’est exprimé
PLANIOL99 pour démontrer les limites à l’exercice d’un droit. Et c’est
justement pour éviter de tels abus que le droit des sociétés permet à
l’autorité judiciaire de régler les crises qui affectent la personne morale
en rétablissant un équilibre social menacé suite à un abus de minorité, un
97
98
99
Caussain et Viandier, J.C.P. 1991, ed. E., 61, n° 5.
Jacques Mestre, Rev. Jur. Com., novembre 1991, p. 114.
Cité par CARTERON, L’abus de droit et le détournement de pouvoirs dans les
assemblées générales des sociétés anonymes, Rev. Sociétés, 1964, p. 181.
75
abus d’égalité ou même un abus de majorité100. Même décidées par une
majorité des associés, les décisions sociales ne sont pas à l’abri d’une
éventuelle annulation judiciaire si elles sont abusives101. Cette censure
judiciaire peut se fonder sur le fait que si la loi de la majorité permet aux
actionnaires majoritaires de définir la politique de la société et d’imposer
leurs décisions aux actionnaires minoritaires, l’aspect institutionnel de la
société anonyme entraîne une conséquence importante à savoir la nature
fonctionnelle des pouvoirs de la majorité. L’expression signifie que
l’actionnaire majoritaire occupe dans la société un poste analogue à celui
du fonctionnaire dans le secteur public, c'est-à-dire qu’il ne représente, ni
ses propres actions, ni même un groupe, mais la société toute entière et,
par conséquent, les pouvoirs des actionnaires majoritaires sont limités par
la poursuite des buts sociaux, et la majorité excède ses pouvoirs
lorsqu’elle prend des décisions non conformes à l’intérêt social et qui
doivent être censurées judiciairement.
D’après l’article 103 du code des obligations et des contrats, « il
n’y a pas lieu à responsabilité civile lorsqu’une personne, sans intention
de nuire, a fait ce qu’elle avait le droit de faire. Cependant lorsque
l’exercice de ce droit est de nature à causer un dommage notable à
autrui, et que ce dommage peut être évité ou supprimé, sans inconvénient
grave pour l’ayant droit, il y’a lieu à responsabilité civile si on n’a pas
fait ce qu’il fallait pour le prévenir ou pour le faire cesser ». Cette
théorie civiliste de l’abus de droit, qui permet au juge de redresser les
situations qui risquent d’être dénaturées est-elle transposable à la société
anonyme, en d’autres termes, les actionnaires majoritaires engagent-ils
leur responsabilité lorsqu’ils prennent une décision préjudiciable, soit à la
100
Il s’agit pour le juge, appelé à résoudre une crise que la société traverse, soit du fait
d’un conflit entre ses associés, soit du fait de la carence ou de la paralysie de ses
organes, d’assurer le fonctionnement normal et même la survie des entreprises qui,
par leur capacité de production, et par le nombre de salariés qu’elles emploient,
sont devenues l’agent essentiel du progrès économique et social, et par suite,
l’objectif central et la préoccupation majeure des pouvoirs publics (« Même si elle
est privée par l’origine de ses capitaux, l’entreprise devient publique par sa finalité
économique et sociale » (Paul DURAND, Les fonctions publiques de l’entreprise
privée, Droit social, 1945, p. 246).
101
Article 290 du code des sociétés commerciales ; C. Cass. Arrêt n° 19416, du 14 juin
1986, RTD, 1990, p. 289, note Mohamed LARBI HACHEM ; CA Monastir, arrêt
n° 3065 du 28 juin 1990, RTD, 1990, p. 392, note Mohamed LARBI HACHEM
76
société toute entière, soit seulement aux actionnaires minoritaires ? A
priori, rien ne s’y oppose, d’autant plus que la théorie de l’abus de droit
est appliquée dans toutes les institutions juridiques. Toutefois, la
transposition ne doit pas se faire sans une modification de son contenu102.
En droit civil, le critère de l’abus est l’anormalité dans l’exercice d’un
droit, en ce sens qu’abuse de son droit celui qui l’exerce avec intention
de nuire ou dans des conditions entraînant un préjudice notable à autrui.
Ce critère d’anormalité est difficilement applicable en droit des sociétés
en raison des différences qui séparent le droit du pouvoir. Alors que le
droit est conféré en vue de la satisfaction d’intérêts particuliers, le
pouvoir est donné à la majorité pour satisfaire l’intérêt de la collectivité
des associés. Dans ces conditions, le juge appelé à sanctionner les
agissements abusifs de la majorité doit être guidé par un souci de
conciliation entre le respect des prérogatives de la majorité en matière de
détermination des grandes orientations de la politique de la société, d’une
part, et la protection des actionnaires minoritaires et de l’intérêt supérieur
de l’entreprise, d’autre part. Effectivement, Selon une jurisprudence
française constante, l’abus de majorité est constitué lorsque la
délibération sociale a été « prise contrairement à l’intérêt général de la
société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité
au détriment des membres de la minorité »103. Il y’a abus de majorité si
102
103
Andrien PEYTEL et Georges HEYMAN, De l’abus de droit dans les sociétés
commerciales, Gaz. Pal. 1951, 1, Doctrine, p. 50 ; Georges HEYMAN, La notion
d’abus de droit et la censure judiciaire de la gestion des sociétés commerciales,
Gaz. Pal. 1965, 1, Doctrine p. 15 ; Georges HEYMAN, La sanction de l’abus de
droit après la réforme du droit des sociétés, Gaz. Pal. 1971, 1, Doctrine p. 76 ;
Noëlle LESOURD, L’annulation pour abus de droit des délibérations d’assemblées
générales,
Cass. Com. 18 avril 1961, JCP, 1961, II, 12164, note D.B., D. 1961, p. 661 ; Gaz.
Pal. 1961, 2, 15 ; Cass. Com. 16 octobre 1963, RTDCom 1966, p. 115 ; Cass. Com.
11 octobre 1967, RTDCom. 1968, p. 94. Cass. Com. 21 janvier 1970, RTDCom.
1970, p. 738 ; Cass. Com. 29 mai 1972, JCP, 1973, II, 17337, note Y. Guyon ; CA
Paris, 17 novembre 1972, RTDCom ; 1972, p. 431 ; CA Paris 7 novembre 1972,
RTDCom. 1972, p. 917 ; Cass. Com. 22 janvier 1991, Rev. Sociétés, 1991, Somm.
Jur. P. 345 ; CA Paris, 24 janvier 1992, Dr. Sociétés, 1992, n° 138, obs. H. Le
Nabasque ; Andrien Peytel et Georges Heymann, De l’abus de droit dans les
sociétés commerciales, Gaz. Pal. 1951-1- Doctrine p. 50 ; Georges Heymann, La
notion d’abus de droit et la censure judiciaire de la gestion des sociétés
commerciales, Gaz. Pal. 1965, 1, Doctrine, p. 15 ; Georges Heymann, La sanction
77
les majoritaires ont la volonté de voter une délibération sociale dans leur
seul intérêt, qu’elle est prise contrairement à l’intérêt général de la
société et qu’elle cause un préjudice aux minoritaires. C’est ce que
consacre l’article 290 du code des sociétés commerciales d’après lequel
« les actionnaires détenant au moins vingt pour cent du capital social
pourront demander l’annulation des décisions prises contrairement aux
statuts ou portant atteinte aux intérêts de la société, et prises dans
l’intérêt d’un ou de quelques actionnaires ou au profit d’un tiers »104. A
travers ce texte, le législateur précise la notion d’abus de majorité
(SECTION I) et sa sanction (SECTION II).
SECTION I : LA NOTION D’ABUS DE MAJORITE :
L’article 290 du code des sociétés commerciales sanctionne par la
nullité certaines décisions sociales soit en raison de leur violation des
statuts, soit en raison de leur contrariété avec l’intérêt social
(PARAGRAPHE I) et la rupture d’égalité qu’elles engendrent entre les
majoritaires et les minoritaires (PARAGRAPHE II).
104
de l’abus de droit après la réforme du droit des sociétés, Gaz. Pal. 1971, 1,
Doctrine, p. 76.
La consécration par le code des sociétés commerciales des tendances
jurisprudentielles françaises connaît cependant certaines limites. C’est ainsi que ce
code ignore complètement la théorie de la faute personnelle détachable des
fonctions de direction. Lorsque la société est en mesure de supporter
financièrement les conséquences des fautes de ses dirigeants, la Cour de cassation
française les protège comme le Conseil d’Etat protège les fonctionnaires, en
admettant que le dirigeant n’est responsable à l’égard des tiers qu’en cas de faute
détachable de ses fonctions (G. AUZERO, L’application de la notion de faute
personnelle détachable des fonctions en droit privé, D. 1998, p. 502 ; V. WESTEROUISSE, Critique d’une notion imprécise : la faute du dirigeant de société
détachable des fonctions, D. 1999, p. 782). Les juges ont ainsi transposé en droit
des sociétés les solutions admises en droit administratif selon lesquelles l’agent ne
répond que de sa faute personnelle détachable de ses fonctions et non de la simple
faute de service. Autrement dit, en cas de dommage causé par le fait fautif d’un
dirigeant, le tiers doit en principe se retourner contre la personne morale
représentée, la responsabilité du représentant n’étant qu’exceptionnelle et
subordonnée à la preuve d’une faute détachable de ses fonctions et qui lui soit
imputable personnellement. Il est vrai que cette transposition, et la quasiirresponsabilité à laquelle elle conduit, n’est pas justifiée dans la mesure où la
gestion des personnes morales de droit privé n’est pas soumise aux contraintes du
service public et que, contrairement à l’Etat, une société n’est pas toujours solvable.
78
Paragraphe I : la non conformité de la décision majoritaire a
l’intérêt social :
Si les minoritaires doivent accepter de se conformer aux décisions
majoritaires, il ne faut pas oublier que le pouvoir de décision qui
appartient à la majorité lui est conféré non dans son intérêt personnel,
mais dans celui de la société. Est dès lors abusive toute décision non
conforme à l’intérêt général de la société. Tout en constituant « l’un des
éléments fondamentaux de l’organisation du pouvoir dans la société »105,
l’intérêt social, au même titre que la « bonne foi » en matière
contractuelle, « l’intérêt de l’enfant106 », l’intérêt des époux107 et l’intérêt
105
106
107
J. PAILLUSSEAU, Les groupes de sociétés : analyse du droit positif français et
perspectives de réforme, RTD Com 1972, p. 174.
L’intérêt de l’enfant domine le droit de la garde. Pour réglementer la garde, le code
du statut personnel s’est dans un premier temps inspiré essentiellement du droit
musulman. En effet, les caractéristiques essentielles de la « hadhana » du droit
musulman se retrouvaient dans le code du statut personnel. La garde revient en
principe à la mère ainsi qu’à sa parentèle féminine. Le père ne la retrouve que
lorsque l’enfant atteint un certain âge. Avec la réforme du 3 juin 1966, le législateur
a rompu avec cette tendance. Désormais, la garde ne s’accorde qu’en fonction de
l’intérêt de l’enfant. La notion de l’intérêt de l’enfant n’est plus un correctif, elle est
devenue le critère d’attribution de la garde. Selon l’article 67 du code du statut
personnel relatif à la garde, tel que modifié par la loi n° 93-74 du 12 juillet 1993,
« en cas de dissolution du mariage par décès, la garde est confiée au survivant des
père et mère. Si le mariage est dissout du vivant des époux, la garde est confiée soit
à l’un d’eux, soit à une tierce personne. Le juge en décide en prenant en
considération l’intérêt de l’enfant. Au cas où la garde de l’enfant est confiée à la
mère, cette dernière jouit des prérogatives de la tutelle en ce qui concerne les
voyages de l’enfant, ses études et la gestion de ses comptes financiers. Le juge peut
confier les attributions de tutelle à la mère qui a la garde de l’enfant, si le tuteur se
trouve empêché d’en assurer l’exercice, fait preuve de comportement abusif dans
sa mission, néglige de remplir convenablement les obligations découlant de sa
charge, ou s’absente de son domicile et devient sans domicile connu, ou pour toute
cause portant préjudice à l’intérêt de l’enfant ».
Selon l’article 5 du code du statut personnel, « les deux futurs époux ne doivent pas
se trouver dans l’un des cas d’empêchements prévus par la loi. En outre, avant
vingt ans révolus et la femme avant dix-sept ans révolus ne peuvent contracter
mariage. Au-dessous de cet âge, le mariage ne peut être contracté qu’en vertu
d’une autorisation spéciale du juge qui ne l’accordera que pour des motifs graves
et dans l’intérêt bien compris des deux futurs époux ». Cette disposition est une
application de l’article 2 de la Convention de New York du 10 décembre 1962 qui
dispose que « ne pourront contracter légalement mariage, les personnes qui
79
de la famille108 dans le domaine du statut personnel, « l’intérêt de
l’entreprise » en droit du travail109, est une notion cadre, un concept
standard qui peut difficilement être appréhendé dans une définition
globale. En matière de droit pénal des affaires et notamment du délit
d’abus des biens et du crédit de la société110, l’intérêt social se distingue à
la fois de l’objet social111 et de l’intérêt des associés112 et repose sur les
108
109
110
111
112
n’auront pas atteint cet âge à moins d’une dispense d’âge accordée par l’autorité
compétente pour des motifs graves et dans l’intérêt des futurs époux ».
R. Théry, L’intérêt de la famille, JCP 1972, I, 2495.
Le droit du travail utilise le concept de l’intérêt de l’entreprise comme fondement
justifiant le pouvoir de l’employeur à l’égard du salarié et en même temps comme
un critère encadrant le pouvoir et le contrôlant. C’est ainsi que la jurisprudence a
reconnu à l’employeur le droit d’apporter des modifications non substantielles au
contrat de travail sans affecter ses éléments essentiels, en fonction de l’intérêt de
l’entreprise.
G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, in mélanges J. Savatier, 1992, p. 143 ; B.
Grelon, Qui peut juger de l’intérêt de l’entreprise ?, Dr. Ouvrier, 1988, p. 128.
‫ رﺳﺎﻟﺔ ﻟﻨﻴﻞ ﺷﻬﺎدة اﻟﺪراﺳﺎت اﻟﻤﻌﻤﻘﺔ ﻓﻲ اﻟﻘﺎﻧﻮن اﻟﺨﺎص‬.‫ﻧﺎﺋﻠﺔ ﺑﻦ ﻣﺴﻌﻮد ﻣﺼﻠﺤﺔ اﻟﻤﺆﺳﺴﺔ ﻓﻲ ﻗﺎﻧﻮن اﻟﺸﻐﻞ‬
.1996-1995 ‫آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق و اﻟﻌﻠﻮم اﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺑﺘﻮﻧﺲ‬
La lecture des articles 51, 146, 158 et 223 du code des sociétés commerciales
permet de dégager trois éléments constitutifs du délit d’abus des biens et du crédit
de la société à savoir l’usage des biens et du crédit de la société, l’atteinte à l’intérêt
social et l’élément intentionnel composé d’un dol général, la mauvaise foi, et d’un
dol spécial, l’intérêt personnel des dirigeants sociaux.
0L’intérêt social se distingue ainsi de l’objet social dans la mesure où un acte de
gestion peut être conforme à l’objet social tout en contrariant l’intérêt de la société.
C’est ainsi notamment qu’un prêt consenti à un taux d’intérêt normal ou même
élevé peut constituer un acte contraire à l’intérêt social s’il est manifeste que les
sommes ayant reçu cette affectation auraient dû être utilisées à d’autres fins
nettement plus conformes aux intérêts sociaux et qu’elles auraient pu procurer à la
société des avantages supérieurs.
Deux thèses ont été avancées pour justifier la distinction entre l’intérêt social et
celui des associés.
1- La thèse de la société institution ou de la société personne morale : Selon
cette thèse, l’intérêt social se distingue de l’intérêt des associés pour exprimer
l’intérêt de la personne morale. C’est ainsi que les biens sociaux étant la
propriété de la société qui a la personnalité morale et non ceux de ses associés,
l’assentiment, même unanime, de l’assemblée générale n’a aucune influence
sur la culpabilité du dirigeant et le dirigeant d’une société unipersonnelle à
responsabilité limitée peut être condamné pour abus de biens sociaux. La
société a un intérêt distinct et autonome par rapport à ses associés, même en
présence d’un associé unique.
80
critères d’absence de contrepartie113 ou du risque social114. En matière
d’abus de majorité, l’intérêt social est apprécié par rapport à l’objet de la
société. L’appréciation de l’intérêt général de la société par rapport à son
objet entraîne deux conséquences.
Première conséquence : L’objet social étant, abstraitement, la
prestation attendue par chaque associé de sa participation à la société,
c'est-à-dire le partage ou la distribution des bénéfices réalisés par la
société, toute décision non conforme à cet objet peut être considérée
comme abusive. Ainsi, l’affectation des bénéfices à la réserve, même si
elle déplait aux minoritaires, n’est pas abusive du moment qu’elle permet
un autofinancement utile pour la société à une époque où l’appel aux
capitaux extérieurs est coûteux ou aléatoire115. Cependant, le fait
d’affecter systématiquement à la réserve extraordinaire les bénéfices de
113
114
115
2- La thèse de la société entreprise : Une doctrine moderne, dépassant le vieux
débat sur la nature contractuelle ou institutionnelle de la société, et adoptant
une nouvelle approche de la société consistant à rechercher non plus sa nature
mais plutôt ses finalités112, soutient que l’intérêt social n’est rien d’autre que
l’intérêt de l’entreprise112. Cette doctrine reproche précisément à la thèse
institutionnelle d’ignorer l’entreprise pour la confondre avec la société,
laquelle n’est qu’une technique d’organisation de l’entreprise. Dans cette
optique, l’intérêt social ne se limiterait pas à celui des associés, mais
engloberait également celui des salariés, des créanciers, des fournisseurs, des
clients, et même de l’Etat.
Le but de la société étant la recherche des bénéfices, est contraire à l’intérêt de la
société tout usage de ses biens ou de son crédit qui ne lui procure aucun avantage.
C’est le cas de l’aval accordé dans une transaction commerciale à laquelle la société
n’a pas participé, ou du cautionnement donné sans commission. Cependant, il n’est
pas exigé que cet avantage soit immédiat. En effet, la pratique des affaires montre
souvent qu’un engagement désintéressé de la société est parfois nécessaire car il
pourra faciliter ses affaires dans le futur. Il suffit que cet acte ne constitue pas un
obstacle à l’obtention d’avantages plus importants.
Selon la formule souvent employée par la chambre criminelle de la Cour de
cassation française, pour qu’un acte soit contraire à l’intérêt social, il suffit qu’il
fasse courir à l’actif social un risque auquel il ne devait pas être exposé.
C. Cass. Fr. Ch. Req. 16 novembre 1943, Gaz. Pal. 1944, 1, p. 14 ; CA Paris 13
juillet 1948, Gaz. Pal. 1948, 2, p. 35, Conclusions…. ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 20
janvier 1958, Gaz. Pal. 1958, 1, p. 266 ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 18 avril 1961, D.
1961, p. 661.
81
plusieurs exercices au lieu d’en distribuer une partie, constitue de la part
de la majorité un abus si aucun motif ne justifie cette mesure116.
Deuxième conséquence : L’objet social est concrètement
l’activité effectivement exercée par la société, et l’intérêt social, intérêt
propre de la personne morale, distinct de l’addition des intérêts de chacun
des membres du groupement, se résume dans le développement des
affaires sociales, dans la meilleure politique pour la société. On en déduit
que n’est pas abusive toute décision tendant à une meilleure réalisation
des buts sociaux. C’est notamment le cas de l’augmentation du capital
social au moyen de la conversion des parts de fondateurs en actions,
même si le taux d’échange est favorable aux porteurs de parts, dans la
mesure où l’augmentation du capital contribue à l’augmentation du crédit
de la société, et que la suppression des parts de fondateurs permet
d’éviter une source de conflits entre deux groupes dont les intérêts sont
différents et dont l’antagonisme peut gêner la bonne marche et le
développement de l’entreprise117. En revanche, est abusive toute décision
qui ne tend pas à une meilleure réalisation des buts sociaux, notamment
celle entraînant une perte substantielle de l’actif social sans contrepartie
pour la société, soit que les associés majoritaires décident des
investissements injustifiés financés par des emprunts excessifs118, ou la
thésaurisation des bénéfices durant plusieurs années en période
d’inflation sur des comptes non productifs d’intérêts119. Cela peut se
produire aussi lorsque les majoritaires décident de transférer l’actif social
à une autre société sans obligation ni compensation véritable120. Cela
peut se produire enfin dans des opérations qui ont pour effet la prise en
charge par une société du passif de sa filiale lorsque cette prise en charge
n’est fondée ni sur des raisons de droit, ni sur des considérations
d’opportunité, le but de l’opération simplement de couvrir la
116
117
118
119
120
C. Cass. Fr. Ch. Com. 22 avril 1976, Rev. Sociétés, 1976, p. 479.
CA Paris, 7 novembre 1972, RTD Com. 1972, p. 917.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 16 octobre 1963, Rev. Sociétés 1964, p. 37; D. 1964, p.
431 ; JCP, 1964, 13459.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 22 avril 1976, Rev. Sociétés 1976, p. 479.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 29 mai 1972, JCP. 1973, 17337, note; RTD Com. 1972, p.
930. C. Cass. Fr. Ch. Com. 8 janvier 1973, Bull. IV, n° 13, p. 10; CA Douai, 23
février 1971, RTD Com. 1972, p. 928.
82
responsabilité du gérant de la filiale qui est en même temps le président
directeur général de la société mère121.
Paragraphe II : la rupture d’égalité entre les actionnaires :
Pour échapper à toute critique, les décisions sociales doivent
respecter, non seulement l’intérêt social, mais aussi l’égalité entre les
actionnaires. La solution est logique. La majorité est naturellement
entraînée, par le seul poids de sa participation, à considérer plutôt son
intérêt que celui de tous. Or, l’égalité entre les actionnaires, principe
fondamental du droit des sociétés, est hors de portée du pouvoir
majoritaire et s’impose à tous les associés. Dés lors, est abusive comme
dénotant un comportement antisocial, toute décision provoquant un
avantage personnel alors même qu’elle ne serait pas contraire à l’intérêt
social. Il reste à préciser la signification de la rupture d’égalité (A) et les
conditions qu’elle doit réunir pour donner lieu à abus (B).
A- La signification de la rupture d’égalité entre les
actionnaires :
La rupture d’égalité entre les actionnaires suppose la réalisation
de deux éléments. D’une part, un préjudice subi par la seule minorité. Ce
préjudice, qui renvoie à la notion d’intérêt pour agir, peut consister soit
en la privation d’un avantage réservé aux seuls majoritaires, soit en un
désavantage subi par les seuls minoritaires, soit en la charge d’une perte
que les majoritaires peuvent compenser ailleurs, notamment au sein
d’une autre société. D’autre part, un avantage personnel au profit des
majoritaires. Cet avantage peut être recherché par la majorité au sein
même de la société. Dans ce cas, le groupe majoritaire s’avantagera soit
en modifiant le régime de la catégorie d’actions122, soit en imposant un
traitement différencié des actionnaires123, soit en décidant que le rachat
121
122
123
C. Cass. Fr. Ch. Com. 29 mai 1972, JCP 1973, 17337, note; RTD Com. 1972, p.
930.
La majorité décidera la création d’actions privilégiées ou d’actions à vote double,
ou réservera à ses représentants la souscription de l’augmentation du capital.
La majorité poursuivra une politique d’avilissement des actions, généralement en
vue de leur rachat à un bon prix ou de leur dispersion sur le marché, ou bien
décidera une répartition avantageuse des bénéfices.
83
des actions à la suite de leur préemption s’effectuera à un prix fixé
forfaitairement pour réaliser la prééminence d’un certain groupe124. Cet
avantage peut être recherché à l’extérieur de la société. Dans cette
hypothèse, le groupe majoritaire provoquera une lésion des intérêts de
tous les actionnaires dans la société, y compris les siens propres, mais
cette lésion devra profiter à une société concurrente dans laquelle le
groupe majoritaire est également intéressé.
B- Les conditions de la rupture d’égalité entre les
actionnaires :
Pour caractériser l’abus, la rupture d’égalité entre les actionnaires
doit répondre à deux conditions.
Première condition : Elle doit être prouvée par la minorité. Rien
ne permet en effet de présumer la mauvaise foi du groupe dirigeant. Bien
au contraire, la communauté d’intérêt entre les associés qui est de
l’essence du pacte social, donne un fondement solide à cette présomption
que la majorité, dont la politique a été contestée ou critiquée, gouverne
au profit de tous125. Or, ce fardeau de la preuve est très lourd pour deux
raisons au moins. La première raison tient à la difficile détermination du
préjudice subi par la minorité. Pour prouver la rupture d’égalité entre les
actionnaires il faut établir que le groupe majoritaire s’est avantagé alors
que la minorité s’est trouvée lésée. Or, s’il est possible de déterminer
l’avantage retiré par le groupe majoritaire, il est plus difficile d’apprécier
le préjudice subi par la minorité, non point pour des raisons comptables,
mais parce qu’on ne sait pas à quel moment l’apprécier126. La deuxième
raison tient à l’insuffisance des informations dont dispose normalement
la minorité. La preuve de l’abus suppose l’accès à l’ensemble de la
documentation sociale et la parfaite connaissance des affaires de la
société. Or, le droit de contrôle dont dispose la minorité sur la gestion
sociale est insuffisant pour sanctionner l’abus. En effet, maîtresse du
procès verbal de l’assemblée générale et juge des secrets des affaires, la
124
125
126
C. Cas.Fr. Ch. Req. 16 novembre 1943, Gaz. Pal. 1944, 1, p. 14.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 9novembre 1966, Bull. III, n° 425; RTD Com. 1967, p. 526.
Accusée de s’être avantagée, la majorité peut se défendre en prétextant que la
rupture d’égalité n’est que temporaire et se compensera dans l’avenir.
84
majorité se garde souvent de faire état de ses avantages et ne donne pas à
la minorité les renseignements nécessaires au soutien de son action.
Deuxième condition : La rupture d’égalité doit être
intentionnelle. Certaines décisions jurisprudentielles, se fondant sur le
fait que les recherches d’intention deviennent impossibles lorsqu’il s’agit
d’une collectivité dans laquelle certains membres peuvent avoir manqué
de cette intention qui animait les autres, ne retiennent pas l’intention
coupable comme constituant un élément caractéristique de l’abus de
majorité127. Cependant, considérer l’abus de majorité comme une simple
rupture d’égalité entre les actionnaires sans exiger une intention
frauduleuse, une volonté de s’avantager personnellement, emporte deux
conséquences non consacrées par le droit positif à savoir ériger les
tribunaux en censeurs de la politique générale, économique ou financière
de la société, et garantir la minorité contre les conséquences qui peuvent
lui être défavorables d’une décision prise de bonne foi en assemblée
générale, contre le risque d’une gestion maladroite. Pour éviter ces
conséquences, la jurisprudence dominante penche pour l’exigence d’une
intention coupable128. Mais en quoi peut consister cet élément
intentionnel de l’abus de majorité ? Il est certain que la volonté de nuire à
la minorité répond à cet élément intentionnel129. Cependant, ce critère de
l’intention s’avère très restrictif dans la mesure où la volonté de porter
préjudice paraît bien inhabituelle au sein de rassemblement de capitaux.
Il faut dés lors considérer que l’intention coupable peut résider
simplement dans la conscience de s’avantager personnellement130.
127
128
129
130
Trib. Com. Paris, 29 juin 1981, Rev. Sociétés 1982, p. 791 ; C. Cass. Fr. Ch. Com.
18 mai 1982, Rev. Sociétés 1982, p. 804.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 7 juillet 1980, Bull. IV, n° 287, p. 234; C. Cass. Fr. Ch.
Com. 25 février 1974, Rev. Sociétés, 1975, p. 121.
C. Cass. Fr. Ch. Com. 18 avril 1961, Gaz. Pal. 1961, 1, p. 15 ; C. Cass. Fr. Ch.
Com. 6 février 1957, JCP, 1957, 10325, note. Cette décision annule une
délibération d’une assemblée générale aux termes de laquelle le groupe majoritaire
avait élu un conseil d’administration et adopté diverses mesures en se laissant
guider par son intérêt personnel à l’exclusion de l’intérêt social, et dans le dessein
de nuire au groupe minoritaire.
Hémard, Terré et Mabilat, Sociétés commerciales, tome 2, n° 388 ; C. Cass. Fr. Ch.
Com. 16 octobre 1963, JCP, 1964, 13459, note; CA, Grenoble, 6 mai 1964, Gaz.
Pal. 1964, 2, p. 208.
85
SECTION II : SANCTION DE L’ABUS DE MAJORITE :
Procédant d’un comportement anti-social, l’abus de majorité doit
être sanctionné. Mais à quel titre ? La majorité, abusant de son pouvoir,
engage-t-elle sa responsabilité civile, ou bien faut-il considérer que sa
résolution n’est pas valablement formée ? A travers l’article 290 du code
des sociétés commerciales, le législateur sanctionne l’abus de majorité
par la nullité de la décision sociale, même s’il a limité cette action à un
ou plusieurs actionnaires détenant au moins vingt pour cent du capital
social. Cette position législative n’épuise cependant pas le débat, et la
détermination de la sanction de l’abus de majorité dépendra, en grande
partie, du fondement qui doit lui être assigné.
Chercher un fondement à la sanction de l’abus de majorité revient
à faire entrer cet abus dans une catégorie juridique déterminée. A cet
égard, plusieurs fondements contractuels ont été soutenus. S’agissant de
sanctionner un avantage personnel aux majoritaires sans contrepartie
pour leurs coassociés, l’abus de majorité a été parfois analysé comme un
vice de formation de la volonté sociale. Ce serait le pendant des vices du
consentement. De même, le recours à la théorie de la cause semble
possible : L’avantage personnel est sans cause lorsqu’il ne correspond à
aucune activité au profit de la collectivité. Cependant, la théorie de la
cause se révèle d’un maniement dangereux, non seulement parce qu’elle
conduit à s’interroger sur l’opportunité de la politique majoritaire, mais
aussi parce qu’il y’a une incorrection certaine à rechercher dans la
contrepartie aux minoritaires la cause de l’avantage des dirigeants, les
intérêts des uns et des autres ne sont pas en opposition ou en
interdépendance, mais en communauté dans la société. L’abus de
majorité peut enfin être analysé comme une application de la notion de
loyauté dans les affaires131.
Les fondements avancés, qui analysent des délibérations liées à
l’aspect institutionnel de la société par des mécanismes contractuels, ne
sont cependant pas convaincants. C’est la raison pour laquelle, tenant
compte de l’aspect institutionnel de ces délibérations, et plus
particulièrement de l’aspect fonctionnel des pouvoirs de la majorité,
131
Article 243 du code des obligations et des contrats.
86
l’abus de majorité a été parfois analysé comme un détournement de
pouvoir. Ces deux notions, abus de majorité et détournement de pouvoir,
expriment, en effet, que le titulaire du pouvoir ne peut l’exercer dans son
intérêt propre, ou plus généralement dans un but autre que celui en vue
duquel il lui est confié. Ainsi, la majorité ne peut user de son pouvoir
pour s’avantager personnellement, alors que ce pouvoir lui appartient
pour satisfaire l’intérêt de la collectivité. Ce rapprochement ne rend
cependant pas compte de l’originalité du pouvoir majoritaire. Alors que
l’autorité administrative dispose d’un pouvoir en vue de satisfaire
l’intérêt des autres, la majorité dispose de son pouvoir pour satisfaire non
seulement les intérêts des autres associés, mais aussi les siens propres. Le
groupe dirigeant est le premier et principal intéressé des résultats de sa
gestion, ce qui, à l’évidence, ne peut être dit de l’autorité publique. On
peut, en tout cas, analyser l’abus de majorité comme étant un
détournement des mécanismes sociétaires.
Le fondement étant ainsi précisé, il convient d’identifier les
différentes sanctions de l’abus de majorité. A cet égard, si l’abus de
majorité consiste dans la prise d’une décision contraire à l’intérêt général
de la société, on peut appliquer la sanction de l’abus de biens sociaux,
même si cette sanction ne concerne pas les actionnaires mais uniquement
les membres du conseil d’administration. Aux termes de l’article 223 du
code des sociétés commerciales « sont punis d’une peine
d’emprisonnement d’un an au moins et de cinq ans au plus et d’une
amende de deux mille à dix mille dinars ou de l’une de ces deux peines
seulement… les membres du conseil d’administration qui, de mauvaise
foi, ont fait des biens ou du crédit de la société un usage qu’ils savaient
contraire à l’intérêt de celle-ci dans un dessein personnel ou pour
favoriser une autre société dans laquelle ils étaient intéressés
directement ou indirectement ». En revanche, si l’abus de majorité se
présente comme une rupture de l’égalité entre les actionnaires se
traduisant par un préjudice subi par la minorité et par une mésintelligence
fondamentale entre les associés caractérisée par la conscience de
s’avantager personnellement, les sanctions doivent être aménagées de
telle sorte qu’elles liquident la mésintelligence entre les associés et
rétablissent l’égalité entre eux. A cet égard, résultant d’une rupture
d’égalité entre les actionnaires, le préjudice subi par les minoritaires peut
être réparé soit en nature, soit par équivalent. La réparation en nature
87
consiste dans l’annulation de la délibération abusive ayant provoqué la
rupture d’égalité. L’abus de majorité est sanctionné par l’absence d’effet
obligatoire de la résolution majoritaire. Cette annulation, qui est la
sanction de droit commun, se présente comme la sanction la plus
naturelle et la mieux adaptée. Opérant rétroactivement, elle supprime la
cause même du préjudice, rétablit les associés dans leur situation
antérieure et clarifie leurs rapports. Cependant, cette annulation n’est pas
exclusive. D’une part, elle n’est pas toujours possible. La mise à néant
d’une résolution ne doit pas porter préjudice aux tiers qui ont été dans
l’impossibilité d’apprécier, avant d’entrer en relation avec la société, la
légitimité des motifs animant les actionnaires majoritaires. D’autre part,
étant donné la gravité de cette sanction, le juge doit conserver l’entière
liberté d’adopter tout autre mode de réparation qui, au vu de l’espèce, lui
apparaîtrait plus convenable. Notamment, il peut adopter le système de la
réparation par équivalent. La réparation par équivalent consiste en
l’allocation de dommages et intérêts évalués de telle façon que les
victimes de l’abus se retrouvent exactement à égalité avec leurs
coassociés. Dans l’abstrait, il faudrait que les majoritaires restituent
intégralement l’avantage qu’ils se sont octroyés et que ce montant soit
alors redistribué entre tous les actionnaires. Pratiquement, les tribunaux
prononceront une condamnation au paiement d’un montant représentant
une compensation des comptes réciproques entre majoritaires et
minoritaires.
Sfax le 9 octobre 2005
88
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