AVANT-PROPOS
Avril 2007 - Institut National du Cancer 98 Institut National du Cancer - Avril 2007
LES PROCHES DE PATIENTS ATTEINTS D’UN CANCER - USURE ET TEMPORALITÉ
liaux, pouvaient apporter au quotidien
sont passés dans l’invisibilité, voire la dis-
qualification, au point que plusieurs recher-
ches menées dans les années quatre-vingt
par le CNRS montraient que les proches
eux-mêmes ne savaient pas reconnaître
l’aide qu’ils produisaient (Bungener, 2006).
La prise de conscience en France est récente.
Le sujet des proches a été en effet beaucoup
moins pris en compte, à la fois dans les pra-
tiques de soins et dans la recherche, que
dans les pays anglo-saxons ou les pays scan-
dinaves (Soum-Pouyalet et coll., 2005). Or
on assiste depuis quelques années à de nom-
breuses initiatives pour sensibiliser les équi-
pes thérapeutiques et l’ensemble de la société
au rôle des proches de personnes atteintes
de maladie grave, chronique ou invalidante.
Dans le domaine de la cancérologie notam-
ment, l’industrie pharmaceutique a initié un
mouvement d’intérêt pour les proches, un
champ qu’il est convenu de nommer proxi-
mologie2. Des études sur le sujet ont été réa-
lisées et, en décembre 2003, le premier forum
national Cancer et prochesa été organisé avec
la Ligue nationale contre le cancer. En octo-
bre 2004, les 3eétats généraux de cette der-
nière étaient d’ailleurs devenus ceux « des
malades et des proches ».
Aujourd’hui, le dispositif d’annonce, mesure
40 du Plan Cancer, expérimenté pendant
un an dans cinquante-huit établissements
de santé et généralisé depuis janvier 2006,
a permis l’établissement d’un document des-
tiné à tous les professionnels de santé qui
tient compte des proches dans toutes les
étapes du dispositif: « La mise en place du dis-
positif doit permettre l’information, le soutien et
l’accompagnement du patient et de ses proches.
(…) Le malade pourra, s’il le souhaite, être entouré
d’un proche à toute étape du dispositif. Ce qui per-
mettra au proche de jouer son rôle3et à l’équipe
soignante de déceler chez lui des signes de souf-
france. »
C’est une avancée essentielle, mais quel
est précisément ce rôle que les proches
doivent jouer? Quel statut leur donner?
Ont-ils encore trop souvent pour les soi-
gnants la fonction de « référents », à qui
on dit tout et sans fard, par rapport au
soigné qui a souvent droit lui à des euphé-
mismes et des périphrases? Comment en
faire de véritables acteurs de la lutte contre
le cancer sans pour autant les réquisition-
ner, et négliger les problèmes spécifiques
que leur rôle complexe peut entraîner?
Pour répondre à ces questionnements, il
semble essentiel de se demander de manière
critique pourquoi on redécouvre aujourd’hui
dans tous les domaines de santé cet acteur
qui n’est pas nouveau, et dont l’immense
mérite est l’apparente gratuité et plasticité
(Bungener, 2002). On peut certes dire de
manière réaliste que ce sont d’abord des
données épidémiologiques, mais aussi éco-
nomiques qui ont conduit à cette redécou-
verte: la réduction de la mortalité, l’aug-
mentation de l’espérance de vie, le constat
des limites des interventions biomédicales
face à la maladie chronique, le désengage-
ment de l’État providence, la réduction des
coûts ont contribué à la nouvelle promo-
tion de cette question des proches (Bunge-
ner, 2006; Fantino, 2006). Mais on peut
aussi profiter d’un contexte, où « l’éthique
pour une fois vole au secours de l’économique »
(Fantino, 2006), pour défendre l’idée d’une
vision large du sujet souffrant, qui ne peut
être pensé sans ses proches, ces derniers
n’étant pas simplement complémentaires
de l’identité du sujet, qu’il soit malade ou
pas, mais éléments constitutifs. Ce qui signi-
fie que le soin doit englober le projet exis-
tentiel d’un sujet qui « a une vie avant, pen-
dant et après le soin, donc à côté du soin, fût-il
très aigu » (Causse, 2006). Si elle s’accom-
pagne de cet élargissement de perspective,
cette découverte « un tant soit peu obligée »
des proches (Fantino, 2006) pourrait avoir
des conséquences bénéfiques pour l’ensem-
ble du système de soins.
Pour explorer plus particulièrement cette
question en cancérologie, les membres du
groupe de travail ayant participé à cette
enquête se sont penchés sur la place et les
difficultés dans la durée des proches de
patients atteints de cancer: cette « longue
maladie », selon l’expression consacrée pour
parler pudiquement du cancer, comment
les proches la vivent-ils? Dans quelle mesure
la temporalité spécifique des maladies can-
céreuses, possiblement marquée par des
épisodes successifs (traitements intensifs et
lourds, moments de rémission, risques de
rechute) avec un pronostic vital qui est tou-
jours en jeu, rend-t-elle aujourd’hui ce rôle
de soutien au quotidien et dans la durée
particulièrement complexe, et entraîne-t-
elle une usure des proches nécessitant une
prise en charge adaptée?
Cette usure ne se révèle certes pas nécessai-
rement liée à la quantité de temps, et par-
fois même, le temps peut jouer en faveur
d’un meilleur ajustement à la nouvelle réa-
lité induite par la maladie. Il est donc plu-
tôt question de la « qualité » du temps: que
devient le temps du proche pendant la mala-
die? S’étire-t-il à l’infini dans le présent du
soin (l’ici et maintenant de l’aide) et dans
l’angoisse que véhicule encore toute mala-
die cancéreuse, sans plus de perspective ni
horizon? Ou bien, le proche peut-il investir
ce temps, de sorte qu’il retrouve « une épais-
seur pleine de sens »? Prévenir l’usure du
proche ne nécessite-t-il pas de permettre cet
investissement différent du temps? Certains
y parviennent sans aide extérieure, mais pour
pouvoir s’ajuster à la maladie, la plupart ont
besoin de soutien: une place à l’hôpital, une
assistance psychologique, une reconnais-
sance par les soignants et les institutions,
des aides matérielles. Cette reconnaissance
passe sans aucun doute par le fait de
comprendre que la prise en charge des pro-
ches fait partie du traitement même du patient.
Il s’agit certes là d’une révolution. Notre ques-
tion est donc celle-ci: comment faire avancer
très concrètement cette révolution?
Antoine SPIRE
Directeur du département
Sciences humaines et Économie du cancer
1Cf. Introduction.
2« La proximologie est une nouvelle aire de recherche, soutenue par Novartis Pharma depuis 2001, qui se consacre à l’étude
des relations entre le malade et ses proches. Cette approche pluridisciplinaire au carrefour de la médecine, de la sociologie
et de la psychologie, fait de l’entourage des personnes malades ou dépendantes un objet central d’étude et de réflexion. »
(cf. site web www.proximologie.com)
3Souligné par l’auteur.
Col-Partie1-Usure des proches 19/07/07 13:56 Page 8