Analyse-Russie-la crise en dit autant du chemin parcouru que du

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Analyse - 22/12/2014
Russie : la crise en dit autant du chemin parcouru que du chemin restant à
parcourir
La chronique de Bernard Jullien, Maître de Conférence à l'Université de Bordeaux et
conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Produire des automobiles plutôt que les importer est, dans les politiques russes, une manière
de profiter de la rente gazière pour commencer à construire une économie productive.
Redistribuer mieux la rente, permettre que la consommation croisse et négocier l’accès au
marché contre des investissements directs étrangers qui permettent de couvrir les besoins
créés par une production nationale : telle est la ligne qui, depuis Eltsine, structure les mesures
prises. Dans cette perspective, l’obligation faite aux constructeurs d’accroitre les "contenus
locaux" en composants des véhicules assemblés sur place est pleinement cohérente. Elle
prémunit les fabrications locales contre les variations des taux de change. Elle maximise le
contenu en emplois - et en revenus - russes de la consommation et dessine une économie
moins dépendante des cours des matières premières et/ou des taux de change.
La crise actuelle indique à la fois combien cette politique est justifiée et combien elle est lente
à produire ses effets. Les cours du pétrole et du gaz s’effondrent parce que la croissance
mondiale est sensiblement ralentie et qu’un net excès d’offre qu’aucun cartel ne peut juguler
en résulte. En partie pour cette raison, en partie à cause de la crise Ukrainienne, le rouble a
perdu depuis l’été la moitié de sa valeur et, mécaniquement, les russes se retrouvent dans une
situation où il y a beaucoup moins à distribuer pour acheter des biens ou réaliser des
investissements qui, puisqu’ils impliquent d’acheter dans la majorité des cas des biens
importés, coutent, en rouble, de plus en plus cher.
Cette situation était problématique depuis 6 mois. Elle est devenue insoutenable en décembre
lorsque les évolutions se sont accélérées sur les marchés des changes et des matières
premières. Le résultat ne s’est pas fait attendre : les constructeurs qui importent massivement
une large part des véhicules qu’ils proposent dans les show-rooms se sont, les uns après les
autres, décidé à suspendre les commandes : incapables de faire évoluer leurs prix-catalogue
pour refléter la baisse du cours du rouble, ils préfèrent jeter l’éponge plutôt que d’être obligés
de perdre, sur chaque véhicule, des sommes considérables en euros, en yen ou en dollars. De
même, pour ceux des constructeurs qui assemblent sur place mais importent la majorité des
composants, il est préférable de cesser la production qui peine de toute façon à se vendre et
qui est désormais associée à des achats dont les montants en roubles ont cru
considérablement.
On avait ainsi vu, depuis l’été, se multiplier les arrêts de production chez presque tous les
constructeurs qui subissaient de plein fouet le double effet de la baisse du marché (- 12% sur
11 mois) et de l’augmentation du coût de leurs achats : l’agence Rosstat indique que la
production de voitures en Russie a diminué de 27,1 % au mois de novembre, à quelque 200
000 unités, portant le volume pour les onze premiers mois de l’année à 1,6 million d’unités,
en recul de 10,3 %. On a assisté la semaine dernière à un mouvement général de suspension
des prises de commandes qu’ont ouvert General Motors, Audi et Jaguar Land Rover. Carlos
Ghosn leur emboitait le pas vendredi et annonçait que l’Alliance suspendait les commandes
de certains modèles et pourrait relever ses prix sur d’autres si le rouble continuait sa
dégringolade. Commentant sa décision, il indiquait : "Quand le rouble s’effondre, c’est un
bain de sang pour tout le monde (...), les gens perdent de l’argent, tous les constructeurs
automobiles perdent de l’argent" (1).
Dans le même temps, Carlos Ghosn réaffirmait sa volonté de profiter de la crise pour
augmenter les parts de marché de l’Alliance qui, espère-t-il, pourraient passer de 35% à 40%.
De fait, sur les 11 premiers mois de l’année, l’Alliance a vendu en Russie 675 000 VP et VUL
(contre 729 000 en 2013) et n’a ainsi perdu que 7,4% alors que VW et Opel perdaient 20%,
Chevrolet 30% et Ford 40%. Aux premières places, Hyundai et Kia s’en tiraient beaucoup
mieux mais Carlos Ghosn a effectivement quelques raisons de voir dans la crise une
opportunité d’ancrer mieux encore sa stratégie de "premier partenaire automobile" du pouvoir
russe. Dès le début de l’année, la crise avait d’ailleurs été l’occasion pour Bo Andersson
nommé en novembre 2013 à la tête de Avtovaz d’engager de sévères restructurations pour
amener Lada à devenir profitable et capable de redonner à ses employés et à la Russie fierté et
capacité d’exporter (2).
Certes, la contrepartie de ces restructurations a été, en 2014, de bannir avec les sureffectifs la
surproduction. Il en est résulté une baisse des volumes vendus de 15%. Il n’en reste pas moins
que Lada a encore une part de marché de 16 points et que, le cours du rouble et les modèles
attendus pour 2015 pourraient donner au nouvel Avtovaz une capacité de rebond importante.
En effet, outre que l’écart de compétitivité va se creuser avec beaucoup de concurrents sur le
marché russe, on voit avec Lada se dessiner l’autre versant de la faiblesse du rouble : elle
confère aux produits une compétitivité prix à l’exportation dont certaines entreprises russes
pourraient profiter.
En effet, comme le souligne Jacques Sapir, si la Russie de 2014 vit effectivement une crise
qui peut rappeler celle qu’elle avait vécue durant l’été 1998, économiquement, il ne s’agit
plus de la même Russie. Et Sapir liste ainsi les principales différences :
"En 1998, les réserves de la Banque Centrale étaient très faibles, autour de 30 milliards.
Elles sont aujourd'hui à 420 milliards, soit 14 fois supérieures. La dette publique était un
problème majeur en 1998 ; aujourd'hui la Russie est l'un des pays les moins endettés du
monde avec au tour de 9% du PIB pour sa dette publique, soit 10 fois moins que la France.
La balance commerciale était en déficit au premier semestre 1998, alors qu'elle est
excédentaire aujourd'hui de près de 120 milliards par an, un chiffre comparable à celui de
l'Allemagne." (3)
Si, comme l’indique encore Sapir, lesdits excédents ne résultent pas seulement des
exportations de matière première mais aussi du renouveau de l’industrie russe qui gagne des
contrats à l’export dans certains émergents comme l’Inde, alors la crise actuelle va révéler que
l’économie russe a certes encore du chemin à parcourir mais qu’elle a déjà engrangé de
solides progrès. Pour l’automobile russe, ce peut être, paradoxalement une occasion
d’accélérer sa mue et de devenir, un peu plus tôt que prévu, un des éléments clés d’une
économie de moins en moins rentière et de plus en plus productive.
Bernard Jullien
(1) http://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/0204029732361-la-chute-durouble-contraint-nissan-a-suspendre-des-commandes-en-russie-1076888.php
(2) http://www.autonews.com/article/20140729/COPY01/307299893/avtovaz-ceo-boandersson-aims-to-restore-pride-to-lada
(3) http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2014/12/18/31007-20141218ARTFIG00132chute-du-rouble-l-operation-sauvetage-de-poutine-decryptee-par-jacques-sapir.php
Lu sur :
http://www.autoactu.com/
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