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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées
Chine d'hier, Chine d'aujourd'hui
Les grands traits de la
culture chinoise
Bernard BESRET
théologien et philosophe
cofondateur d'un Centre de culture traditionnelle chinoise Qiyunshan (Anhui)
conférence-débat tenue à Toulouse le 22 mars 2014
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr
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Chine d'hier, Chine d'aujourd'hui
Les grands traits de la
culture chinoise
Bernard BESRET
théologien et philosophe
cofondateur d'un centre de Culture traditionnelle chinoise sur Qiyunshan
(Anhui)
Je suis surpris que vous soyez si nombreux à sacrifier un samedi après-midi
pour entendre parler de la Chine. On ne peut plus ouvrir un journal, un magazine
ou allumer la télévision aujourd’hui, sans qu'on y parle de la Chine. C'est donc
un sujet quelque peu rebattu. Mais si j'ai cependant un titre à en parler, c'est
parce que j'ai eu le privilège d'avoir été adopté par une famille chinoise il y a
presque 17 ans et d'avoir vécu avec elle ses projets, ses déceptions, ses
engagements, d'avoir discuté avec elle culture, politique ou économie. Je n'ai
donc pas le même point de vue que la plupart des journalistes, qui essaient
d'approcher la réalité chinoise, mais vivent en général un peu à l'écart des gens.
C'est ce qui me donne l'audace de venir devant vous pour parler de la Chine
d'hier et d'aujourd'hui.
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La Chine d’aujourd’hui : la diversité chinoise
La première idée qu'il faut chasser de nos têtes, c'est que la Chine formerait un
bloc uniforme. On ne compte pas moins de 33 entités régionales distinctes :
provinces, régions autonomes ou municipalités érigées en entités politiques
autonomes (comme si, en France, Paris et l'Ile de France avaient un
gouvernement unique). Or il y a d'énormes différences entre les provinces.
Diversité géographique
J'ai vécu essentiellement dans deux d’entre elles : celle de Zhejiang, très riche,
au sud de Shanghai, (dont la capitale est Hangzhou). Son développement est si
galopant qu’il en donne le vertige. Puis, plus récemment, dans la province
voisine du Anhui (juste de l'autre coté d'une frontière intérieure) qui a été
longtemps considérée comme l’une des plus pauvres de la Chine. Elle
commence à se développer aujourd’hui grâce au développement du tourisme
chinois. Passer du Zhejiang au Anhui, en quelques kilomètres, vous fait changer
d’univers.
Le Zhejiang est si riche que mon marchand de journaux parisien (qui est
Chinois) accuse les gens de cette province d'être des « Messieurs Gros sous » et
d'accaparer 80 % des richesses du pays. Ce n'est certes pas exact mais on ne
prête qu'aux riches !
Le Anhui voisin est resté pendant des années à la traîne et n’était qu’une région
sous-développée. Cela se voit encore dans les rues : si, à Shanghai, les taxis sont
très modernes, dans le Anhui ce sont encore essentiellement des tricycles. Vous
passez la frontière, et vous changez aussi de culture. L'Anhui est une province
de grande culture : littéraire, calligraphique, architecturale. On passe la frontière,
et l’architecture change du tout au tout, comme en Europe, quand on passe d’un
état à l’autre. On change aussi de dialecte mais en Chine tout le monde
comprend le chinois officiel, du moins sous sa forme écrite. C’est pourquoi
presque toutes les émissions télévisées sont sous-titrées. L’illettrisme est tombé
très bas en Chine. A peu près tout le monde sait lire, même s’il est nécessaire, à
la différence des 25 lettres de notre alphabet, de connaître au moins 3000
caractères chinois pour simplement pouvoir lire le journal quotidien.
Une deuxième source d’unité de ce continent si divers est le partage d’une
même culture qui remonte au moins à cinq millénaires. Notre histoire est
beaucoup plus courte ! C'est comme si, en Europe, nous vivions encore avec la
culture druidique d'avant l'invasion romaine et le christianisme. Cette culture
ancienne opère comme un ciment entre tous les Chinois. Mais cela ne doit pas
cacher que la Chine est une véritable mosaïque de provinces. La Chine du Nord
est traditionnellement opposée à celle du Sud. Et la Chine de l'Est (la banane
côtière) est surdéveloppée, à l’opposé de l'intérieur et surtout du grand Ouest qui
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l'est beaucoup moins. Ensuite, on a une grande différence entre la Chine du Sud
et celle de l'extrême Sud, où l'exploitation des ouvriers a été et reste beaucoup
plus accentuée que dans le Nord.
Diversité politique
De plus, le parti communiste chinois ne correspond pas du tout à ce qu'on peut
voir à la télévision lors des Assemblées du peuple où les 5000 membres votent
en levant la main en même temps. Le vote des textes se fait bien à l'unanimité.
C’est ce qu’on peut voir sur nos écrans. Mais ce n'est pas la réalité politique de
la Chine. Le parti Communiste chinois compte aujourd'hui environ 80 millions
de membres (plus du double du corps électoral français !) et il est traversé de
courants et de mouvements aussi nombreux qu'il y a de partis dans notre pays.
Mais cela, à l’intérieur d’un seul parti.
Et il y a une quinzaine d'années, le Président de l'époque a introduit une
révolution majeure. Jusqu'alors, le parti était basé sur deux piliers : les ouvriers
et les paysans. Avec le temps, ce sont les apparatchiks de chacune de ces classes
qui se retrouvaient dans les grandes assemblées. Jiang Zemin a eu le courage de
déclarer que, désormais, le parti reposerait sur trois piliers : les ouvriers, les
paysans, et les entrepreneurs privés ! Aujourd'hui, la majorité des membres de
l'Assemblée sont des entrepreneurs privés. Cela change beaucoup de choses : je
ne suis pas sûr que nous en ayons pris conscience en Occident.
Par ailleurs, on dit que le parti communiste chinois est un parti unique, et c'est
vrai. Mais il y a quand même huit petits partis autorisés. Même si leur liberté de
mouvement est limitée du fait de cette « autorisation ». Je travaillais pour la Cité
des Sciences de Shanghai, (qui s'appelle maintenant Musée scientifique et
technique de Pudong) où j'avais comme interlocuteur le directeur des relations
internationales. Un jour, il me dit : « Je quitte la Cité des Sciences, et je deviens
le Secrétaire général du Parti démocratique chinois pour Shanghai. » En bon
Occidental, je m'étonnai : « un parti démocratique chinois ? » Il m'expliqua qu'il
y avait huit partis, limités dans leur développement, parce qu'ils ne pouvaient
pas augmenter le nombre de leurs adhérents de plus de 5 % par an (mais sur un
nombre déjà augmenté d'autant l'année précédente, cela finit par faire du
monde… ) Et il ajouta que ces petits partis étaient très actifs dans les
commissions. Le travail de l'Assemblée chinoise se fait comme chez nous avant
tout dans les commissions où les petits partis sont comme des aiguillons, plus
libres de penser. Son parti est plus spécialisé dans les problèmes sanitaires. Il me
raconta qu'au moment de l'apparition du sida en Chine, c'est eux qui avaient
aiguillonné sans cesse la commission compétente pour qu'elle prenne des
mesures, alors que la grosse structure du parti communiste aurait laissé courir
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beaucoup de temps avant de s'y attaquer sérieusement. Les autres petits partis
stimulent également les commissions dans d’autres domaines mais cela
n'apparait jamais dans nos informations.
La Chine est dirigée par un régime autoritaire. Mais ce régime n'est pas une
dictature. Dans les dictatures, la transmission du pouvoir se fait de père en fils
ou entre frères. Mais en Chine, la loi du non cumul au-delà de deux mandats
pour la Présidence de la République a été votée bien avant qu'une loi similaire
soit votée en France. C'est pour cela que, tous les dix ans, le Président change,
ainsi que le Premier ministre. Et ces changements d’équipe dirigeante ont
parfois une très grande portée.
Diversité des pôles d’influence et rivalités entre les élites
Les tendances sont-elles comme chez nous réparties entre la gauche et la
droite ? Ces expressions ne font pas de sens en Chine. En effet, la lutte se joue
en premier lieu entre les hommes de Pékin et ceux de Shanghai. Ces derniers
font preuve d’un plus grand pragmatisme et d'une plus grande ouverture sur le
monde. Cela peut remonter à l’origine de Shanghai qui a été créée par les
Anglais au dix-neuvième siècle. L’influence occidentale n'a pas été
complètement gommée par le maoïsme. Par exemple, quand je suis arrivé en
Chine, à l'hôtel de la Paix, institution célèbre à Shanghai, il y avait encore des
joueurs de jazz, comme avant l'arrivée de Mao. Ils avaient recommencé à se
constituer en ensemble musical dès que la libéralisation menée par Deng
Xiaoping a été amorcée. On pouvait donc aller les écouter à l'hôtel. Cela n’aurait
sans doute pas été possible à la même époque à Pékin qui s’est bien rattrapée
depuis.
Il y a un esprit de Shanghai, différent de celui de Pékin. Et il se trouve que le
président de la Chine, il y a 20 ans, était un ancien maire de Shanghai, Jiang
Zemin. Et il avait choisi comme premier ministre Zhu Rongji, un économiste
très réputé dans le monde occidental, qui avait été aussi auparavant maire de
Shanghai. Et autour d'eux, plein de spécialistes venaient de Shanghai.
10 ans plus tard, l’équipe dirigeante ayant complètement changé, c’est Hu
Jintao qui a prit la Présidence, : un homme austère, jamais un sourire et soucieux
du pouvoir de Pékin… Sa grande préoccupation a été d'éliminer tous les gens de
Shanghai du gouvernement. A la fin il ne restait plus pour lui faire de l’ombre
que Chen Langyu, tout jeune responsable, ancien Maire de Shanghai, ayant fait
ses études aux États Unis. En Chine, quand vous voulez éliminer un opposant
politique, vous lancez une enquête sur la corruption, car vous êtes sûr de trouver
certaines pratiques susceptibles d’être considérées comme corrompues. On peut
en trouver partout. Et un jour, j'ai lu dans le journal Le Monde trois lignes
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annonçant l’arrêt de Mr Cheng Langyu. Trois lignes, pour un événement
majeur : l’élimination du dernier opposant possible aux hommes de Pékin. La
place avait été nettoyée pour le nouveau Président.
On peut s’interroger sur le reste de la Chine ; comment réagit-elle à cette
compétition entre Shanghai et Pékin ? L’an dernier a été l’occasion de constater
l’intrusion d’un troisième acteur dans le jeu politique chinois, habituellement
bien réglé. Le responsable de Chongqing, l’immense métropole de l’Ouest, Bo
Xilai, a pensé pouvoir perturber le jeu qui ne se jouait jusqu’alors qu’à deux.
Vous avez sûrement entendu parler de cette affaire. Homme séduisant, capable
d'enthousiasmer les foules, d'une vigueur incroyable contre la corruption dans sa
métropole considérée comme une province, très introduit dans les sphères
supérieures du pouvoir à Pékin, il a cru pouvoir voler la vedette à Xi Jinping,
homme du compromis entre Pékin et Shanghai. Malheureusement, il avait une
femme (avec qui il ne vivait quasiment plus), grande avocate de renom
international, et qui s'arrangeait pour mettre de grosses sommes d'argent de côté
et surtout qui s’est trouvée compromise dans l'assassinat d'un Anglais qui
s'entremettait dans les trafics d'argent entre la Chine et l'Occident ! Le grand
chef de la police, ex bras droit de Bo Xilai, qui se sentait menacé s’il rendait
l’affaire publique, s'est enfui au consulat américain pour tout raconter, créant
ainsi le plus grand scandale des trente ou quarante dernières années.
Bo Xilai et sa femme ont été accusés de corruption, bien qu'il fût chef de la
lutte contre ce fléau. Sa femme a été jugée avant lui. Quant à lui, il a fini en
prison parce que le pouvoir en place n'ose pas appliquer la peine de mort à des
gens comme lui. Il a encore trop de partisans dans les instances supérieures du
pouvoir
Hier, en venant à Toulouse, je lisais dans Libération qu’un important
personnage du gouvernement, chargé de l'armée, vient d'être sorti de l’hôpital et
trainé devant les tribunaux pour corruption… C’est un proche de Bo Xilai et
l'actuel Président, Xi Jinping, veut se débarrasser de tous ses partisans. Le choix
du nouveau président est le fruit d’une entente, élaborée au cours des dernières
années, entre les hommes de Pékin et ceux de Shanghai. Sa femme, l’une des
plus grandes cantatrices de Chine est très belle. Mes jeunes amis chinois étaient
heureux. Ils m’ont confié : « enfin nous avons une première dame
présentable ! »
Diversité et indépendance des régions
L’idée que la Chine est gouvernée complètement depuis Pékin ne correspond
pas non plus à la réalité. Les provinces sont éloignées du centre du pouvoir.
Quand quelqu'un est nommé gouverneur d’une province, il devient pratiquement
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le seul seigneur en son domaine. Il ne sera révoqué que s’il provoque un
véritable scandale.
En fait le pouvoir est décentralisé, à vrai dire plus qu'en France. Par exemple,
au moment où les États-Unis demandaient à Pékin de ralentir la croissance, le
pouvoir central était incapable de se faire entendre, parce que chaque province
désirait développer sa propre croissance.
Les effets de la corruption
Le président Xi Jinping, (qui déçoit par ailleurs à cause de sa volonté de
contrôler internet) entreprend aujourd'hui une campagne très énergique contre la
corruption et contre les mœurs luxueuses des « apparatchiks » locaux. Ceux-ci
avaient en effet, avant son arrivée au pouvoir, l'habitude de fréquenter les hôtels
de luxe et les grands restaurants.
Cette campagne anti gabegie a des conséquences jusque sur «ma» montagne :
nous occupions une hôtellerie proche du grand Temple taoïste, dans le village
accroché sur son flanc. Nous en étions très contents. Mais la ville chef-lieu de
canton l’a rachetée pour en faire un lieu de prestige pour ses invités de marque,
politiques, culturels ou économiques… Une fois les travaux réalisés,
l'interdiction des mœurs dispendieuses prononcée par Xi Jinping a rendu ce petit
hôtel de luxe parfaitement inutilisable. La municipalité nous a donc proposé de
le reprendre. Mais il ne convient plus du tout à notre projet culturel qui veut
rester dans la simplicité…
Voici donc quelques aperçus dont j’espère qu’ils vous auront éclairé sur la
Chine d'aujourd'hui. Ils restent évidemment très partiels par rapport à l’ampleur
du problème.
La Chine d’hier : les légendes des origines
L'histoire de la Chine remonte à environ cinq mille ans. Les origines ont donné
lieu à des récits mythologiques. Mais en Chine la continuité de l’histoire au
cours de ces 5000 années a permis de connaître assez bien le passé. En outre, le
souci de laisser des traces s’est très vite manifesté. Chaque principauté, chaque
royaume, accréditait deux secrétaires qui notaient, l'un tout ce que faisait le
prince, l'autre tout ce qu'il disait. Tout ne nous est par parvenu mais l’histoire de
la Chine conserve relativement peu de zones d’ombre pour les historiens.
La Chine néolithique
Une légende dit que l'humanité – ou du moins le monde chinois - a été créée
par deux divinités au buste humain et à queue de poisson. L'homme, Fuxi, règne
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avec sa sœur/épouse Nuwa. L'un tient l'équerre et l'autre le compas. (Entre
parenthèses, les Francs-maçons pourraient revendiquer cette origine lointaine !)
Le premier empereur qui a une certaine réalité historique est « l'Empereur
Jaune », Huangdi (à ne pas confondre avec celui que l’on appelle « le premier
empereur » et que la littérature et les manuels d’histoire ont rendu célèbre,
Qinshi Huangdi. qui a régné 2500 ans plus tard). Celui qui nous intéresse ici, sa
femme et son premier ministre sont crédités de l'invention d’à peu près tous les
éléments de la civilisation chinoise (l'écriture, la culture du riz, la soie, la
musique...) La période qui suit pendant approximativement vingt et un siècles,
souvent appelée Huanglao (en mémoire de Huangdi, l’empereur et de Lao Zi le
philosophe) voit l’élaboration des principaux concepts de la pensée chinoise
traditionnelle.
La période fondatrice du VIe et Ve siècle av. J- C.
Selon le terme du philosophe allemand Karl Jaspers, l’humanité à connu au
VIe et Ve siècle avant notre ère, une « période axiale » avec l’apparition un peu
partout dans le monde, d’hommes extraordinaires dont la pensée alimente
encore la réflexion contemporaine. La Grèce a connu entre autres, Socrate,
Platon, Pythagore et Aristote, alors qu'en Inde c'était la période de Bouddha, des
fondateurs du shivaïsme et de la rédaction du Vedanta. En Chine, s’élaborent
deux grands courants philosophiques : le taoïsme et le confucianisme à partir de
Lao Zi et de Kong Zi (Confucius). Ce dernier a très probablement eu une
existence historique. Par contre, en ce qui concerne le premier, son nom (qui
signifie « le vieil enfant » ou « le vieux maître ») suggère qu'il est davantage
l’expression d’un courant de pensée et que le texte qu’on lui attribue est une
compilation de différentes provenances. C’est ce que pensent certains historiens
mais d’autres (dont fait partie mon ami Zhu Ping, professeur d’histoire de la
Chine) pensent qu’un personnage historique a été à l'origine de cette légende. Il
s’appelait Li Her ou Li Dan, « Li, les grandes oreilles ». Un peu comme
beaucoup de chrétiens pensent qu'un personnage historique a donné lieu à
l’élaboration de la figure de Jésus, même s’il n’a pas grand-chose à voir avec le
personnage inventé par la suite.
Lao Tseu et le « taoïsme »
Lao Zi travaillait pour un prince mais, de même que Confucius dans son
royaume, il était écœuré par le gouvernement de son époque. Ce n'est donc pas
d'aujourd'hui qu'on peut être écœuré par le gouvernement de son propre pays !
Cela semble même être une attitude cultivée tout au long de l’histoire du
l’humanité. Lao Zi, désabusé, décide donc de quitter son royaume et de partir
sur son buffle vers l'ouest. Il allait passer un col, pas très loin de l'ancienne
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capitale de la Chine, ChangAn, lorsque le gardien du passage le reconnut et lui
dit « Je ne te laisserai jamais partir sans que tu ne m'aies livré ton
enseignement». Et c'est là que, selon la légende, il aurait dicté son texte, le Tao
Te King : à la différence de la Bible (qui est grosse comme un ouvrage du
GREP), ce texte n’utilise qu’environ 5.000 caractères, c'est à dire l’équivalent de
deux longs articles de journal. Et pourtant il a inspiré les Chinois tout au long
des siècles et jusqu’à aujourd’hui. Texte extrêmement énigmatique, écrit dans
une langue archaïque datant de 4 ou 5 siècles avant notre ère, certains des
caractères qu’il utilise ont pu changer de sens au cours du temps. C'est un peu
comme l'ancien français qui, bien moins vieux, nécessite quand même une
traduction pour être compris par des lecteurs actuels. Les spécialistes chinois du
taoïsme discutent du sens précis de plusieurs passages de ce petit volume. A
fortiori, les traducteurs occidentaux ! Un caractère chinois est un petit tableau
qui raconte une histoire. Et nous sommes obligés de choisir un mot, qui ne dit
que très peu de choses de son sens. Par exemple, le « Tao », qui a donné le
taoïsme est traduit généralement en français par « la voie ». Et le « Tao Te
King », c'est épouvantable ! On l'appelle « le livre de la voie et de la vertu ».
Mais, en Occident, quand nous parlons de vertu, nous pensons à la vertu
morale alors que c'est le sens de la virtus en latin qu'il faut retenir ici, à savoir, la
force, la puissance. Donc, le Tao Te King devrait être traduit par « le livre du
Tao et de sa puissance » ou « du Tao et de son efficacité ».
La « voie », en français, c'est quelque chose qui est déjà tracé, donc statique.
Or, c'est complètement contraire à l'esprit du « Tao », qui est le mouvement,
l'élan, le « processus » de transformation constante entre le « Ying » et le
« Yang ». Comment rendre tout cela en français ? C'est pratiquement
impossible. J'ai eu le privilège d'être l'ami de Carl-Albert Keller (1920 – 2008),
professeur de religion comparée à Lausanne. Il nous avait invités un jour, des
Français, des Italiens, des Anglais, des Allemands, en nous demandant
d'apporter toutes les traductions disponibles dans notre langue du « Tao Te
King ». Chacun d’entre nous avait apporté cinq ou six traductions différentes et
pour chaque verset nous les lisions à tour de rôle. Nous avons pu apprécier ainsi
toutes les nuances exprimées. Peu à peu nous pouvions entrevoir la richesse de
sens recelé dans chaque caractère chinois. Ce jeu, à lui seul, permettait de
comprendre combien ceux-ci constituent un mode d’expression différent de nos
langages alphabétiques.
La langue est d’essence différente
Les langues indo-européennes ont entre elles des passerelles qui permettent de
se comprendre sans trop de malentendus. Même avec l'Inde, qui pourtant se
présente comme bien différente de nous, nous avons une certaine communauté
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de langage. Vous connaissez tous, j'en suis sûr, le mot « joug » qui provient de
la même racine que le mot que « yoga ». Les deux mots ont la même
signification : « l'unité ». Mais lorsqu'on franchit l'Himalaya, on change
complètement de monde linguistique. On ne retrouve plus aucun lien, aucune
racine commune (si l’on excepte bien sûr « Coke-Cole ») ! C’est la fonction
même du langage qui est différente. Nous écrivons de façon linéaire, avec un
alphabet de 25 lettres. Nous privilégions la fonction analytique. Chez nous, le
centre du langage est l'hémisphère gauche. Tandis qu'en chinois, le caractère est
davantage de l’ordre d’un tableau. Nos textes n'en finissent pas de se délier. Les
textes chinois sont au contraire extrêmement ramassés : c'est l'autre hémisphère
cérébral qui regarde un tableau et qui est activé par le discours en chinois..
Une des particularités de la langue chinoise est qu'elle ne connaît pas la
conjugaison. Du coup, la grammaire est relativement simple. On ne parle qu’à
l’infinitif. Par ailleurs, on ne distingue pas dans la langue parlée le masculin du
féminin. Ces deux genres ne se distinguent qu’à l’écrit : « il » s'écrit avec la clé
de l'homme, et « elle » s'écrit avec la clé de la femme. C'est pourquoi mon ami,
qui parle parfaitement l'anglais, distingue difficilement « he » de « she » ; il
utilise presque tout le temps le masculin même pour parler d’une femme.
Une autre particularité de la langue chinoise est qu'un verbe peut être aussi
utilisé comme adjectif ou comme un substantif. Seul le contexte permet de
distinguer sa véritable fonction. Un Chinois voit le caractère et saisit
immédiatement le sens. Une exception cependant, le verbe « être » n'a donné
lieu à aucun substantif. Le concept d'être n’existe donc pas en chinois. Ce qui
rend bien difficile la traduction des titres d’ouvrages occidentaux comme
« L'être et le néant »... « L'être et le temps » … Les traducteurs sont astreints à
des circonvolutions...
Les comportements n’ont pas les mêmes bases
La vie dans ma famille m’a fait expérimenter que nous rions des mêmes choses
et souffrons des mêmes choses. Cependant nous ne pensons pas toujours de la
même façon. En Chine, il est essentiel de ne pas perdre la face. Votre partenaire
ne vous dit donc pas toute la vérité si celle-ci risquait de le déshonorer.
Autre exemple : nous n’avons pas le même notion du temps. Zhu Ping ne se
préoccupe pas du temps passé dans un train ou dans un avion pour accomplir un
trajet. Quand je lui fait remarquer qu’il a choisi le trajet qui prend le plus de
temps, il me répond : « Mais c'est la même distance ! ». Nous nous sommes
habitués à nos différences. Au moment où il vivait dans le sud de la Chine, près
de Hongkong, nous devions traverser toute la Chine du Sud au Nord pour
accueillir un groupe d’amis bretons à Pékin. Il me dit « on prendra le train, cela
durera vingt quatre heures. » J'accepte sans poser de questions mais je raconte
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cela à un ami de France qui me demande : « mais pourquoi vous prenez le train :
est-ce moins cher que l'avion ? » Je pose donc la question à Zhu Ping et il me
répond que ce serait du même ordre de prix ! Nous avons cependant pris le train.
Mais il faut dire qu'en Chine, dans le train, on se crée sinon des amis du moins
des relations. Comme le trajet dure des heures et des heures, on bavarde avec ses
voisins et on échange des cartes de visite. C'est comme ça que se font les
affaires. Nous avons donc voyagé 24 heures en train au lieu des deux ou trois
heures d’avion nécessaires.
Depuis il m’arrive de fonctionner à la chinoise même en France : pour mon
retour de Toulouse en Bretagne, j’ai choisi un train qui emprunte la vieille ligne
et met plus de sept heures pour accomplir le trajet (mais, pour tout vous dire, il
comporte des couchettes de jour !)
Pérennité des concepts d’origine
Entre Huangdi, l’empereur mythologique des origines, et l'époque de la mise
en forme des grandes pensées philosophiques, celle de Lao Zi et de K'ong Zi
(dont les Jésuites français ont traduit le nom par « Confucius »), il s'écoule plus
de deux mille ans. Et c’est au cours de cette période que se forgent les
fondements de la culture chinoise. Ainsi, le ciel et la terre représentent deux
éléments de polarité différente. Et comme l'homme se trouve entre le ciel et la
terre, pour désigner l’homme on disait « ciel-terre ». L'homme est un capteur
des énergies de la terre et du ciel et fonctionne comme un aimant qui les
concentrerait et les catalyserait. Ces idées simples, mais fondamentales, sont
toujours en vigueur aujourd'hui. L'acuponcture, le Qi Gong, le tai-chi-chuan,
tous ces arts traditionnels sont fondés sur les concepts élaborés pendant cette
période. C'est au cours de cette période, Huanglao (c’est le nom que j’ai donné à
mon association), que s’est élaborée la pensée chinoise avant qu'elle ne se donne
des formes philosophiques plus précises avec, entre autres, les courants taoïstes
et confucéens.
Le caractère qui exprime le mot « Tao » est très présent dans les textes de cette
période, avec des sens assez différents. Par moment il désigne la source de tout
mouvement en ce monde, source qui n’est elle-même pas soumise au
mouvement. (Ce qui entre parenthèses évoque de façon étonnante le « moteur
immobile » dont Aristote élaborait le concept à la même époque.) Dans cette
vision, le monde est en transformation permanente par le jeu de deux polarités :
le Yin et le Yang qui se transforment perpétuellement l’un dans l’autre. La Chine
en effet ne se préoccupe pas vraiment de l’état des choses, elle ignore le concept
de substance, mais elle observe leur constante transformation.
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La divination et la raison
C’est aussi, pendant la période HuangLao, que des gens de génie, s’appuyant
sur cette logique, ont écrit le «Yi-Jing » ou « livre des mutations » (souvent
transcrit en français comme le Yi King.) Ils ont pensé qu’avec le Yin et le Yang
pris chacun dans sa plénitude ou au contraire pris sur le point de se transformer
en son opposé, ils pouvaient décrire la plupart des situations susceptibles d’être
rencontrées dans la vie. Ils ont représenté le Yin par deux traits séparés et le
Yang par un trait uniforme. Si vous avec fait un peu de mathématiques, vous
savez que le nombre de combinaisons possibles de deux signes regroupés trois
par trois, est de 23, c’est-à-dire huit. On appelle les huit figures ainsi obtenues
des « trigrammes », bagua en chinois. Ils jouent un rôle essentiel dans la vie
chinoise et on les voit partout entourer deux larmes, l’une blanche, l’autre noire
qui représentent le Yin et le Yang.
Mais huit situations ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des situations
humaines. Les Chinois de l’Antiquité ont donc continué le jeu mathématique en
regroupant deux par deux les huit trigrammes, ce qui donne, selon notre
formule : 82 = 64, soit soixante quatre « hexagrammes » (ou figures à 6 traits).
Le Yi Jing s’intéresse donc à ces 64 situations. Il rédige un seul paragraphe
pour chacun d’entre eux en des termes métaphoriques particulièrement obscurs.
Les auteurs ultérieurs les ont abondamment commenté et leurs commentaires
constituent une partie notable de la bibliothèque traditionnelle chinoise. Le
commentaire attribué à Confucius est celui qui fait autorité et il a été lui-même
commenté de multiples fois.
Contrairement à une idée qui court en Occident, le Yi Jing n’est pas un livre
qui prédit l’avenir. Il établit un diagnostic sur la situation présente en identifiant
(de manière irrationnelle pour un occidental) l’hexagramme auquel elle
correspond. Puis, dans un deuxième temps, en étudiant les vieux Yin qui tendent
vers le Yang et les vieux Yang qui tendent vers le Yin, il détermine un nouvel
hexagramme qui décrit la situation vers laquelle ils est recommandé de tendre.
Parfois, aucun changement ne s’opère. La situation est bouchée. Il ne reste qu’à
attendre qu’elle se débloque.
Les deux courants de pensée
Quelques siècles après le Yi Jing, on a vu émerger, à cheval sur le VIe et le Ve
siècle avant JC, deux grands courants philosophiques parmi plusieurs autres,
qu’on a appelés par la suite le taoïsme et le confucianisme.
Le mot « Tao » revient pourtant autant de fois dans les œuvres de Lao ZI que
dans celle de Kong Zi, mais avec un sens différent : pour Lao Zi, c'est un
principe présent dans le monde entier et dont chacun doit laisser les énergies
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informer sa vie alors que chez Confucius, c'est la voie, tracée par des empereurs
mythologiques et modèles, qui doit organiser la vie en société de façon
harmonieuse.
Du côté de Lao Zi, le thème fondamental est la longévité, et du côté de
Confucius, c'est l'harmonie sociale. Mais ils s'inspirent chacun des mêmes
matériaux qui viennent de la période Huang-Lao. Chacun donne son
interprétation en rivalité ou en complémentarité avec l'autre. En effet l'harmonie
sociale n'est pas contraire en soi à la sagesse personnelle.
La troisième voie : le bouddhisme
Au début de notre millénaire le bouddhisme, philosophie ou religion née en
Inde, arrive en Chine. Pour celle-ci, c’est une vraie catastrophe, car ce qui
pouvait être parfait en Inde arrivait comme un corps étranger à la culture
chinoise. Il a d’abord eu du mal à s'implanter. Vous connaissez sans doute
l'histoire de la seule femme qui soit devenue non pas impératrice ou impératrice
douairière mais bien « empereur de Chine» sous la dynastie Tang. Elle a choisi
Wu Zetian comme nom d’empereur. C’est un personnage haut en couleurs qui, à
force d’intrigues est arrivée au sommet de l’empire. Dans cette montée vers le
pouvoir suprême elle rencontrait la forte résistance des mandarins, hauts
fonctionnaires tous confucéens, pour qui il était impensable qu'une femme
devienne empereur. Alors elle s'est alliée aux bouddhistes du temple du Cheval
Blanc, à Luoyang, (près de sa résidence d'été à l'ouest de Xi An) et leur a fait
miroiter tant de pouvoirs à venir, qu'ensemble ils ont concocté un miracle. Sur
d'énormes blocs de granite retrouvés dans le fleuve sont apparus des caractères
chinois proclamant que le Bouddha du futur allait s'incarner dans une femme.
Cela ne pouvait être qu’elle et lui a permis de devenir empereur. Tous les
mandarins ont alors quitté la cour. En récompense, elle a favorisé les
bouddhistes qui ont pu, à partir de ce « miracle », se développer rapidement.
Le bouddhisme se développe partout dans le monde en s’adaptant : on constate
par exemple que les bouddhistes qui s'installent en Europe s'adaptent très
facilement à notre société : parmi les différents mouvements religieux, le
bouddhisme occidental accorde la plus grande place aux femmes.
Au Tibet, avant son arrivée se pratiquait la religion « Bon-po » et les
bouddhistes, quand ils s'y sont installés, en ont repris de nombreux aspects: les
décors très colorés, les trompettes… ne viennent pas du bouddhisme mais de la
religion précédente.
Par contre, en Chine, le bouddhisme pour se développer, s’est inspiré du
taoïsme : ça a donné le bouddhisme chán qui, en passant au Japon, est devenu le
« Zen », juste l'opposé, du moins dans les formes extérieures, du bouddhisme
tibétain : les murs sont blancs, les vêtements noirs, et aucune trompette ne se fait
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entendre dans le temple. S'il a beaucoup emprunté à la Chine, le bouddhisme l’a
aussi beaucoup influencée : au musée de Shanghai, on peut voir de petites
statues merveilleuses d'avant le bouddhisme. Puis arrive le VIIe siècle, et ce ne
sont plus que bouddhas aux grandes oreilles, de style indien ou afghan.
Les bouddhistes ont en particulier introduit une coutume totalement étrangère à
la Chine, à savoir le célibat des moines. Dans une famille chinoise
traditionnelle, le premier devoir du fils, surtout de l'ainé, est d'avoir avant tout
un garçon pour assurer le culte des ancêtres de la lignée familiale. (Les filles, en
se mariant, pratiquent le culte des ancêtres de la famille de leur mari). Les
moines bouddhistes ont réussi cet exploit d’introduire le concept de célibat dans
le taoïsme chinois. Aujourd'hui les Maîtres taoïstes se divisent en deux grands
groupes : d'une part des célibataires, (et souvent il y a des groupes de femmes
célibataires qui vivent à leur côté) ; d'autre part (et c'est le cas sur ma
montagne), des Maître mariés qui sont restés fidèles aux conceptions chinoises
traditionnelles.
Les courants sont mêlés dans la vie courante
Il y a donc deux grands courants d'origine : le taoïsme, le confucianisme, et
plus tard, venant de l’Inde, le bouddhisme. Mais, en Chine, on ne cultive pas le
sentiment d’appartenance à une religion. Chez nous, si l'on est baptisé dans une
confession, on est exclu des autres. Tandis qu'en Chine, à part les Maîtres chez
les taoïstes et les moines chez les bouddhistes, les autres citoyens
n'appartiennent de façon stricte à aucune religion. On peut être taoïste quand on
se promène dans la montagne à écouter le bruit des cascades ou les petits
oiseaux, mais quand on se retrouve en famille, on est confucéen : le père, puis le
fils aîné prédominent, le fils aîné hérite de tous les biens, et aussi de la charge de
ses parents dans leur vieillesse. Mais s'il s'agit de mariage ou d'enterrement, on a
recours au bouddhisme. Parce que les fêtes sont plus belles, et les taoïstes, qui
pratiquent une religion de la vie, n'aiment pas s'occuper des cadavres ; ils
honorent, certes, les morts qui deviennent des ancêtres, mais pas leurs restes.
Beaucoup d'empereurs ont pensé réunir les trois traditions en un seul
enseignement. Sur une stèle, conservée près du temple de Shaolin (berceau du
kung-fu) l’un d’entre eux a fait figurer le profil de Lao Zi ainsi que celui de
Kong Zi, et les deux s’emboitent parfaitement pour composer le visage de
Bouddha. Au dessous, un texte de chacune de ces traditions est gravé. C'est la
plus belle illustration que je connaisse de ce qu'on nomme la tri-religion. Mon
ami Zhu Ping rédige en ce moment un ouvrage sur cet aspect de l’histoire
chinoise. Imaginez ce que donnerait chez nous le profil de Moïse, imbriqué dans
celui de Jésus et formant l'image du prophète Mahomet ! Tout le monde crierait
au blasphème !
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Ma famille est plutôt de sensibilité taoïste, mais aussi quelque peu
confucéenne. Certains concepts confucéens sont d’ailleurs profondément entrés
dans la langue chinoise. Dans un dictionnaire chinois on ne trouve ni le mot
« frère » ni celui de « sœur » : on est soit « frère aîné » soit « frère cadet ». Soit
« sœur aînée, soit « sœur cadette », et ces mots s'écrivent et se disent de façon
très différentes sans aucune relation entre eux.
Encore sur le registre confucéen la piété filiale reste très vivante : on dit parfois
que les enfants sont la « sécurité sociale » de leurs parents et même de leurs
grands-parents. J'ai su que je suis vraiment le « père étranger » de mon ami, le
jour où il m’a dit : « Quand tu seras vieux, ne t'inquiète pas, je serai toujours là
pour toi. ». C'est exactement ce qu'il fait pour ses parents.
J’ai le sentiment de n’avoir presque rien dit des grands courants de la pensée
chinoise mais j’ai déjà parlé bien longtemps et je risquerais d’abuser de votre
écoute, aussi est-il préférable que j’en reste là. Merci de m’avoir suivi dans ces
propos à bâtons rompus sur un sujet inépuisable !
Débat
Un participant - On voit un développement économique tel que les gens
recherchent leur intérêt individuel. Et vous avez parlé de la corruption, qui est
une autre façon de s’enrichir. Est-ce que ce caractère s'explique par l'état de
pauvreté, ou bien par une volonté de sortir de la période maoïste, on bien y a-t-il
dans la culture traditionnelle quelque chose qui peut expliquer ce
développement individuel ?
Bernard Besret - Il faut préciser qu'actuellement l'individualisme se vit au
niveau de chaque famille, conçue au sens large, plus qu’au niveau des individus.
Mais l'urbanisation divise les générations, et l'individualisme au sens strict
risque de devenir mortifère. Ce n’est pas encore totalement le cas.
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Jusqu'au XVIIe siècle, la Chine était vraiment la première puissance du monde.
Elle était en avance dans le domaine des sciences et des techniques : Elle avait
inventé avant nous la boussole, la roue, la soie, la céramique et même la poudre
qu’ils utilisaient davantage pour des feux d'artifice que pour des canons. La
Chine était en avance sur nous dans presque tous les domaines.
Puis deux phénomènes concomitants ont pris place : l'Europe en découvrant le
Nouveau Monde a bénéficié d’une abondance d’or et de richesses. Cela lui a
permis de développer les sciences et les techniques, et de prendre une avance
considérable sur la Chine. En même temps, la Chine a subi le contrecoup du
confucianisme. Par la mise en place des examens impériaux qui recrutaient les
hauts fonctionnaires dans tout le pays, il assurait le renouvellement des élites.
Mais le programme pour ces examens étaient restés le même depuis des temps
immémoriaux, entrainant en dépit d’un renouvellement de la classe dirigeante,
un immobilisme des institutions. Au moment où l’Europe s’éveillait, la Chine,
elle, s’endormait et s’est trouvée prise au dépourvu face à l’attaque des
Britanniques suivis des Français et de presque toutes les autres nations.
Pourtant, au cours de la dernière dynastie chinoise, celle des Ming, un amiral,
Zheng He (1371 - 1435), a sillonné les océans. Mais il ne tirait jamais un coup
de canon, sauf pour annoncer son arrivée. Sa flotte impressionnante a navigué
sur les côtes de l’Inde et de l’Afrique pour traiter avec les rois ou les princes
locaux. Un historien anglais, Gavin Menzies, a même écrit un livre « 1421»
dans lequel il essaie de prouver à partir de céramiques retrouvées sur les côtes
orientales de l’Amérique, que Zheng He avait même pu « découvrir » le
Nouveau Monde, 71 ans avant Christophe Colomb. Mais il ne venait pas poussé
par un esprit de conquête et ne s ‘est pas approprié le territoire.
Les Chinois ont conscience que leur pays a été la première puissance du monde
autrefois et, du coup, ils ont le désir de retrouver cette première place. Ce n’est
pas qu’ils soient plus intelligents que les occidentaux, mais pour savoir lire et
écrire, ils doivent apprendre à l’école des milliers de caractères chinois. Leurs
neurones travaillent beaucoup plus que les nôtres. Et comme ils ne sont plus
dans le sommeil du confucianisme et ont une revanche à prendre, ils vont aller
inéluctablement de l’avant, fort de leur culture millénaire.
Un participant - En Occident, la pensée philosophique est très impliquée avec
la pensée scientifique. Quels sont les rapports, en Chine, entre la pensée
scientifique avec la culture traditionnelle ?
Bernard Besret - D’abord, les soixante quatre hexagrammes du Yi Jing
peuvent se lire comme des combinaisons de « zéro » et de « un ». Et quand, en
Europe, les « chinoiseries » sont arrivées, Leibnitz, en collaboration avec
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d’autres mathématiciens, se sont rendu compte que sur cette base, on pouvait
inventer une arithmétique binaire. C’est ce qui, beaucoup plus tard, nous a
permis d’inventer l’informatique.
Les Chinois assimilent très vite notre technologie. Il y a trente ans, ils
produisaient des objets à bas coût. Aujourd'hui, Non seulement ce sont eux qui
produisent les ordinateurs les plus sophistiqués dont nous sommes fiers, mais ils
ont aussi créé un nombre considérable de centres de recherche qui emploient
beaucoup plus de personnes qu’en Europe, et ce sont eux qui déposent
maintenant le plus grand nombre de brevets.
Aujourd’hui, par rapport à mon ami, je ne possède plus rien qui soit supérieur
sur le plan technologique. Si mon ami vient un jour à Paris, à part l’aspect
historique, la seule différence marquante sera la longueur des jours en été et leur
brièveté en hiver. On oublie facilement que Pékin, dans le nord de la Chine est à
la latitude de Naples !
Une participante - Je voudrais savoir si vous connaissez un ouvrage qui a eu
un très grand succès : « Cinq méditations sur la mort - autrement dit sur la vie »
de François Cheng, chez Albin Michel. Pouvez-vous nous parler des relations
entre la vie et la mort dans la pensée chinoise ?
Bernard Besret - J’ai le privilège de connaître François Cheng, parce que
nous avons le même éditeur. J’apprécie donc beaucoup ce qu’il écrit et je crois
que c’est réciproque. Nous avons seulement une légère différence
d’interprétation du texte du Dao De Jing qui affirme : « l’un engendre le deux,
le deux engendre le trois, et le trois engendre les dix mille êtres du monde ».
Il y a déjà plusieurs années, j’ai fait un rêve extraordinaire, inspiré à la fois par
le taoïsme et par la mathématique de Cantor (mathématicien allemand mort en
1918). Dans mon rêve je voyais un soleil dont il était évident qu’il représentait
l’origine de tout. (Dans un rêve on n’a pas besoin de mots pour expliquer les
choses !) De lui, se détachaient deux autres soleils. Tous les points du soleil
d’origine se retrouvaient dans le soleil Yin mais ils se retrouvaient tous aussi
dans le soleil Yang. Cela veut dire que le soleil d’origine n’était pas à moitié Yin
et à moitié Yang, mais il était totalement Yin et totalement Yang. Et de la
fécondation du Yin et du Yang naissent les dix mille êtres de la création. C’est
cette version teintée de mathématiques occidentales qui diffère de celle de
François Cheng. Pour interpréter le trois, il fait en effet appel au « vide
médian ».
Je pense qu’une vision archétypale a des répercussions sur l’organisation de la
société. Et si l’on vivait selon ma vision de la trinité, où le fondement initial est
au-delà du masculin et du féminin, totalement l’un et totalement l’autre, la place
des femmes dans la société serait définitivement meilleure ! Dans un petit livre
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sans prétentions intitulé « Manifeste pour une renaissance », j’ai écrit un
chapitre quelque peu prophétique sur le problème de la parité. J'expliquais qu’il
fallait, pour le régler radicalement, chaque fois qu’on vote pour une assemblée
représentative, voter et pour un homme et pour une femme. J’apprends qu’aux
prochaines élections cantonales, ce principe sera appliqué.
Dans le Zhuang Zi, livre qui date du IVe siècle avant JC, un passage raconte la
mort de la femme du sage. Ses amis viennent lui présenter leurs condoléances
mais le trouvent en train de jouer du tambour et de chanter. Ils s’en étonnent, car
ils savaient qu’il aimait beaucoup sa femme. Et il leur explique, (du moins
d’après ce que j’ai pu en comprendre), qu’avant sa naissance elle était dans le
« sans-forme », au cours de sa vie sur la terre, elle a pris une forme. Elle vient
de retourner au « sans-forme » pourquoi en être chagriné ?
En Chine, la mort d’une personne très âgée est considérée presque comme un
« non événement ». Par contre, si quelqu’un meurt plus jeune, d’accident ou de
maladie, on pense qu’il n’était pas prêt pour ce passage et que son esprit a
besoin d’aide et continue à rôder près des vivants aussi longtemps qu’il n’est pas
libéré. Dans les cérémonies, la famille lui envoie tout ce dont il a besoin : des
voitures, des appartements, des lingots d’or ou d’argent, tout cela en papier que
l’on fait brûler. La fumée monte vers le ciel (on trouve le même symbolisme
dans la liturgie chrétienne) et rejoint les esprits. D’ailleurs, autrefois, on appelait
volontiers la Chine le « Continent des esprits ».
Le culte des ancêtres se fait sur cinq générations glissantes. J’ai pu connaitre
mon père et mon grand-père, et je connais mon fils et mon petit fils. Cela fait
cinq générations. A la disparition d’une génération, on décale tout d’un rang.
Dans cette conception, les morts appartiennent toujours à la famille. Au XVIIe
siècle, le pape n’a pas compris le sens du « culte des ancêtres » et a condamné
les Jésuites, qui le défendaient, pour idolâtrie. Plus je vieillis, plus j’approche de
ma propre mort, plus j’ai envie de constituer mon autel des ancêtres : pour moi,
ce serait un album photo qui présenterait tous leurs portraits. Malheureusement,
c’est un rêve pratiquement impossible à réaliser !
En 2004, lorsque j’arrivai en Chine, on me dit « Oh, quel dommage que tu
arrives maintenant : hier, tu aurais rencontré l’oncle de Pékin ( 2.000 km au
nord), mais heureusement tu vas voir la tante de Cheng-Du (3.000 km à l’ouest)
qui est encore là. » Je me demandais comment des personnes si éloignées
pouvaient être ici, et personne ne me l'a expliqué! Mais j’ai compris au fil des
jours : la grand-mère, personnage central de la famille, aurait eu cent ans ces
jours là et tous s’étaient réunis pour honorer sa mémoire. En Occident nous ne le
faisons que pour des personnages célèbres. En dépit de l’amour que je lui porte,
cela ne m’est pas venu à l’esprit en 2001 de rassembler toute la famille pour
fêter les cent ans qu’aurait eu ma mère, décédée à 48 ans !
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Un participant - Nous avons une visibilité d’occidentaux sur ce qui se passe
sur les marches de l’empire. Et vous, comment voyez-vous les événements
actuels.
Bernard Besret - Vous voulez parler sans doute du Tibet et du Xinjiang avec
les Ouighours : le problème est totalement différent pour les uns et les autres.
Concernant le Tibet, il faut savoir que les relations avec les Tibétains ont été
très difficiles au cours des siècles. Au XIIIe siècle, les Mongols de KubilaïKhan, fils de Gengis-Khan, prennent le pouvoir en Chine et s’allient aux
Tibétains. Et pendant toute cette dynastie, la hiérarchie sociale plaçait en tête les
Mongols, puis venaient les Tibétains. Les Hans (c’est-à-dire les Chinois)
n’étaient que des citoyens de troisième sone. Enfin venaient les minorités. Cette
situation a duré plus d’un siècle. La dynastie Ming a suivi, jusqu’au XVII e
siècle, et les Tibétains n'y étaient plus en honneur : les Chinois avaient les
premières places et les minorités (dont les Tibétains) les secondes.
Mais, au milieu du XVIIe siècle, les Mandchous ont pris le pouvoir. C’est la
dernière dynastie. Ils ont redistribué les rôles comme du temps des Mongols
(dont ils étaient proches). Les Tibétains redeviennent les seconds dans l’empire,
après les Mandchous. On voit, parfois, dans des films, des Chinois avec les
cheveux tressés en une longue natte. Ce n’est pas une tradition chinoise mais
mandchoue. Dans les manifestations, il était plus facile d’attraper les chinois par
leur natte et cela simplifiait aussi leur décapitation.
Les Chinois ont donc été très longtemps humiliés par les Mandchous et les
Tibétains. Il n’est pas étonnant qu’ils n’éprouvent aucune sympathie particulière
pour eux. À part chez quelques uns, comme chez mon ami, Zhu Ping. La
situation ne risquait pas de s’améliorer au cours des dernières années : HuJintao, avant de devenir Président de la Chine, avait été gouverneur du Tibet. Il
l’était en particulier au moment des événements de 1989. Il y a mené la
répression au point d’être surnommé « le boucher de Lhassa ». Il ne pouvait
donc pas, arrivé à la présidence de la Chine, changer radicalement la politique
envers le Tibet sans perdre la face.
Aujourd’hui, Xi Jinping n’a aucune raison personnelle d’être bloqué sur le
Tibet. On peut donc espérer que, quand il aura pris tous les rouages du pouvoir,
– cela prend du temps – il pourra engager des négociations avec les Tibétains
sur un mode différent. Encore faudrait-il, que les Tibétains cessent de n’envoyer
que des moines dans leurs délégations. Les Chinois n’ont en effet aucune envie
de traiter avec une théocratie. Le Dalaï Lama est une personnalité remarquable,
mais il ne peut pas être reçu comme chef d’État en Chine. La Chine ne peut pas
admettre de confondre pouvoir religieux et pouvoir politique sans se renier. Je
pense que ce devrait être aussi l’attitude de notre pays qui est de tradition laïque.
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Le problème avec les Ouighours du Xinjiang est différent. Ces minorités
turcophones et musulmanes depuis l’origine, constituent une minorité dans
l’immense province du Xinjiang qu’on appelait autrefois le Turkménistan
Chinois ou Turkménistan oriental. Ils se plaignent que les Chinois, les Han,
s’implantent massivement dans leur province comme ils le font partout ailleurs.
Mais certaines lois protègent les minorités : un de mes amis, Han, a voulu aller
dans cette province parce que ses parents y avaient été exilés pendant la
révolution culturelle. Il voulait y être chercheur de jade. Or cette activité est
réservée aux Ouighours. Il a donc fallu qu’il travaille sous la direction d’un
Ouighour. Mais le 11 septembre 2001, la Chine a eu peur de l’infiltration des
milieux Ouighours par les islamistes. Pour éviter cela, la Chine, alliée de
toujours avec le Pakistan (contre l’Inde), a renforcé sa collaboration pour obtenir
des Pakistanais qu’ils contrôlent leurs extrémistes aux frontières avec la Chine.
Mais depuis le développement du terrorisme international et de la lutte antiterroriste lancée en 2001, les Chinois ont intensifié leur contrôle de la
population Ouighour. Chaque fois que surgit un problème, comme cela vient de
se passer dans la gare de Kunming avec des dizaines de victimes, les autorités
chinoises invoquent le terrorisme international et rendent plus dures les mesures
à l’égard des Ouighours. En 2008, la révolte des Ouighours a provoqué
l’interdiction pour toute la Chine de Facebook et un durcissement du contrôle
d’internet. Les Ouighours n’ont pas de porte-parole internationalement reconnu.
Ils ne sont qu’une petite minorité et sont opprimés aujourd’hui dans le contexte
de la lutte contre le terrorisme international.
Un participant - Vous dites que le régime n’est pas une dictature, cependant
beaucoup de libertés sont brimées. Ne pensez-vous pas que cela freine le
développement social, et que, tant que cette situation durera, ils auront du mal à
atteindre la capacité de création qu’a pu connaître l’Occident ?
Bernard Besret - C’est vrai qu’un régime autoritaire n’est pas l’idéal ! Mais,
par exemple, dans ma famille, on accède à plus de soixante ou soixante dix
chaînes de télévision : de Chine, mais aussi de Hong-Kong, du Japon, de
Taïwan, etc.. Avec le développement d’internet il n’est plus possible de
verrouiller totalement l’information. Par ailleurs, les règles d’interdiction,
comme pour Facebook, sont très vite contournées. De plus, tous les chinois
pourraient avoir accès aux journaux internationaux si le barrage de la langue
n’était pas là. Il constitue la meilleure censure ! Je suppose que vous ne lisez pas
les journaux chinois, écris en chinois, tous les jours ! Dans ma famille, les gens
pensent comme ils l’entendent. La classe moyenne s’étend rapidement et accède
à tous les moyens de communication. Sur ma montagne, pourtant archaïque à
bien des égards, il y a des prises ADSL dans presque toutes les maisons !
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Les formes de démocratie se développent au niveau local, dans mon village, on
vote pour élire le Maire. Certes, tous les candidats appartiennent au parti
communiste, mais ils incarnent des points de vue différents. Cette démocratie
locale s’étendra peu à peu. Il faut aux chinois inventer une forme de démocratie
à la mesure de leur empire et ne pas vouloir appliquer notre système français à
un milliard quatre cents millions de personnes ! Il existe plusieurs formes de
démocratie dans le monde. On peut espérer que les Chinois sauront, par
évolution, inventer leur propre forme de démocratie dans les années qui
viennent, sans passer par les bouleversements sanglants d’une nouvelle
révolution.
le 22 mars 2014
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Bernard Besret, pour arriver jusqu'en Chine, a suivi un itinéraire singulier.
Issu d'une famille laïque bretonne, il devient moine cistercien à l’abbaye de
Boquen en 1953, et en devient Prieur en 1964. Mais il est « démissionné » par
l'autorité ecclésiale en 1970 à cause de ses idées, trop ouvertes pour l'époque.
Il crée alors une SCOP dans les Côtes d'Armor, puis part « aux Amériques »,
comme on disait autrefois, aux États Unis et au Mexique, de 1978 à 1980.
Ensuite, après avoir jeté les bases de « L’espace des sciences » de Rennes, il
devient Chargé de mission à la présidence de la Cité des Sciences et de
l'Industrie de La Villette, pendant 16 ans. Et c'est dans cette fonction qu'il est
amené à conseiller la création de la Cité des Sciences de Shanghai. Il aura par
la suite une petite activité de consultant d'entreprise.
Il y a 17 ans, à la suite d'une rencontre impromptue dans les rues de Shanghai,
il est adopté par une famille chinoise, la famille de l'historien et calligraphe
Zhu Ping Ping. Avec « sa » famille, il crée et anime depuis 4 ans un Centre de
Culture Traditionnelle Chinoise dans la province du Anhui, sur une montagne
taoïste dont le nom Qiyunshan signifie « à hauteur des nuages ». C’est aussi le
titre de son dernier livre. Leur Centre accueille Chinois et Occidentaux
désireux de mieux connaître et pratiquer la culture chinoise.
Bibliographie
Confiteor, de la contestation à la sérénité, (Éditions Albin Michel, 1991).
Lettre ouverte au Pape qui veut nous asséner la vérité absolue dans toute sa
splendeur (Éditions Albin Michel, 1993).
Manifeste pour une Renaissance (Éditions Albin Michel, 1997).
Du bon usage de la vie (Éditions Albin Michel, 2006).
Esquisse d'un Évangile éternel (Éditions du Seuil, 2003).
A hauteur des nuages - chroniques de ma montagne taoïste (Éditions Albin
Michel, 2011).
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