© Éditions Gallimard, 1973. C'est le Désir qui transforme l'Être révélé à lui-même par lui-même dans la connaissance (vraie) en un « objet » révélé à un « sujet » par un sujet différent de l'objet et « opposé » à lui. C'est dans et par, ou mieux encore, en tant que « son » Désir que l'homme se constitue et se révèle à soi-même et aux autres comme un Moi, comme le Moi essentiellement différent du, et radicalement opposé au, non-Moi. Le Moi (humain) est le Moi d'un ou du Désir. L'Être même de l'homme, l'être conscient de soi, implique donc et présuppose le Désir. Par conséquent, la réalité humaine ne peut se constituer et se maintenir qu'à l'intérieur d'une réalité biologique, d'une vie animale. Mais si le Désir animal est la condition nécessaire de la Conscience de soi, il n'en est pas la condition suffisante. A lui seul, ce désir ne constitue que le Sentiment de soi. A l'encontre de la connaissance qui main- Théorie de la Religion tient l'homme dans une quiétude passive, le Désir le rend in-quiet et le pousse à l'action. Étant née du Désir, l'action tend à le satisfaire, et elle ne peut le faire que par la « négation », la destruction ou tout au moins la transformation de l'objet désiré: pour satisfaire la faim, par exemple, il faut détruire ou transformer la nourriture. Ainsi toute action est « négatrice ». Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Où ce livre est situé Le fondement d'une pensée est la pensée d'un autre, la pensée est la brique cimentée dans un mur. C'est un simulacre de pensée si, dans le retour qu'il fait sur lui-même, l'être qui pense voit une brique libre et non le prix que lui coûte cette apparence de liberté: il ne voit pas les terrains vagues et les amoncellements de détritus auxquels une vanité ombrageuse l'abandonne avec sa brique. Le travail du maçon, qui assemble, est le plus nécessaire. Ainsi les briques voisines, dans un livre, ne doivent pas être moins visibles que la brique nouvelle, qu'est le livre. Ce qui est proposé au lecteur, en effet, ne peut être un élément, mais l'ensemble où il s'insère: c'est tout l'assemblage et l'édifice humains, Théorie de la Religion qui ne peuvent être seulement amoncellement de débris mais conscience de soi. En un sens l'assemblage illimité est l'impossible. Il faut du courage et de l'entêtement pour ne pas perdre le souffle. Tout engage à lâcher la proie qu'est le mouvement ouvert et impersonnel de la pensée pour l'ombre de l'opinion isolée. Bien entendu l'opinion isolée est aussi le plus court moyen de révéler ce que l'assemblage est profondément, l'impossible. Mais elle n'a ce sens pro f ond qu'à la condition de n'en être pas consciente. Cette impuissance dé finit un sommet de la possibilité ou du moins la conscience de l'impossibilité ouvre la conscience à tout ce qu'il lui est possible de réfléchir. En ce lieu de rassemblement, où la violence sévit, à la li?nite de ce qui échappe à la cohésion, celui qui réfléchit dans la cohésion aperçoit qu'il n'est plus désormais de place pour lui. INTRODUCTION Cette Théorie de la Religion esquisse ce que serait un travail fini j'ai tenté d'exprimer une pensée mobile, sans en chercher l'état définitif. Une philosophie est une somme cohérente eu n'est pas, mais elle exprime l'individu, non l'indissoluble humanité. Elle doit main- tenir en conséquence une ouverture aux développements qui suivront, dans la pensée humaine. où ceux qui pensent, en tant qu'ils rejettent leur altérité, ce qu'ils ne sont pas, sont déjà noyés dans l'universel oubli. Une philosophie n'est jamais une maison mais un chantier. Mais son inachèvement n'est pas celui de la science. La science élabore une multitude de parties achevées et son ensemble seul présente des vides. Tandis Théorie de la Religion que dans l'effort de cohésion, l'inachèvement n'est pas limité aux lacunes de la pensée, c'est sur tous les points, sur chaque point, l'impossibilité de l'état dernier. Ce principe d'impossibilité n'est pas l'excuse d'indéniables insuffisances, il limite toute philosophie réelle. Le savant est celui qui accepte d'attendre. Le philosophe luimême attend, mais il ne peut le faire en droit. La philosophie répond dès l'abord à une exigence indécomposable. Nul ne peut « être » indépendamment d'une réponse à la question qu'elle pose. Ainsi la réponse du philosophe est-elle nécessairement donnée avant l'élaboration d'une philosophie et si elle change dans l'élaboration, parfois même en raison des résultats, elle ne peut en droit leur être subordonnée. La réponse de la philosophie ne peut être un effet des travaux philosophiques, et si elle peut n'être pas arbitraire, cela suppose, donnés dès l'abord, le mépris de la position individuelle et l'extrême mobilité de la pensée ouverte à tous mouvements antérieurs ou ultérieurs et, liés dès l'abord à la réponse, mieux, consub- Introduction stantiels à la réponse, l'insatisfaction et l'inachèvement de la pensée. C'est alors un acte de conscience, non sans porter l'élucidation à la limite des possibilités immédiates, de ne pas chercher un état définitif qui ne sera jamais donné. Sans doute il est nécessaire d'élever une pensée, qui se meut en des domaines déjà connus, au niveau des connaissances éla- borées. Et de toute façon la réponse ellemême en f ait n'a de sens qu'étant celle d'un homme intellectuellement développé. Mais si la seconde des conditions doit être à l'avance remplie, nul ne peut répondre à la première qu'à peu près à moins de limiter, à la manière des hommes de science, le déplacement de la pensée à des domaines restreints, nul ne pourrait assimiler les connaissances acquises. Ceci ajoute à l'inachèvement essentiel de la pensée un inachèvement de fait inévitable. Aussi bien la rigueur exiget-elle un aveu accentué de ces conditions. Ces principes sont très éloignés d'une manière de philosopher qu'accueille aujour-