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quarante ans, en 1972. Dans la préface de ce livre, Rodney écrit : « Le développement de
l’Afrique n’est possible que sur la base d’une rupture radicale avec le système capitaliste
international qui a été le principal agent du sous-développement de l’Afrique au cours des cinq
derniers siècles ». Quant à Claude Ake, il note dans son livre Democracy and Development que
« le développement devra prendre les gens comme ils sont et non comme ils devraient être selon
l’image que quelqu’un d’autre se fait du monde. La seule manière pour les Africains d’aller de
l’avant c’est d’avancer à leur propre rythme et en conformité avec leurs valeurs. C’est de cette
manière que l’on pourra faire des Africains les acteurs, les moyens et la fin du développement ».
Ces deux citations de Rodney et Ake décrivent dans son essence le message théorique et
idéologique de ce chapitre : c’est-à-dire une rupture décisive et radicale avec le capitalisme
international accompagnée par un développement endogène ! Ceci serait en résumé la trajectoire
crédible vers un développement durable de l’Afrique.
Pour replacer les choses dans leur contexte, quelques observations préliminaires sur les
paradigmes de développement en vogue dans l’Afrique postcoloniale s’imposent. En effet, pour
comprendre l’économie politique et les dynamiques de développement en Afrique, nous devons
commencer par l’appréciation de la base matérielle : les économies Africaines jusqu’à récemment
sont restées fortement étatistes, en d’autres termes, l’État domine l’économie ; les forces
productives y sont sous-développées et les surplus économiques maigres ; elles sont hautement
dépendantes, particulièrement des anciens pouvoirs coloniaux ; elles sont fortement désarticulées.
De plus d’un demi-siècle d’efforts en matière de développement, il en a résulté de la stagnation,
de la régression voire pire. Et les conséquences tragiques de cela sont devant nous : une vague
croissante de pauvreté, un délabrement des services publics, l’effondrement des infrastructures,
des tensions sociales, des troubles politiques et jusqu’à récemment des signes avant-coureurs d’un
glissement inévitable vers le conflit et la violence.
Ceci m’amène à ma seconde observation. À cause de ces conditions économiques
démoralisantes, il arrive souvent que des gens défendent l’idée que l’Afrique doit suivre certaines
« étapes » ou remplir certaines « conditions » en vue de son développement. Je ne suis pas
d’accord avec cette approche car elle cherche à pousser les Africains à se développer contre eux-
mêmes. Elle vise à s’approprier les droits des gens à se développer par eux-mêmes ; ce qui est une
forme de violence sociale et d’aliénation. Contrairement à la théorie de la modernisation et à ses
variantes, je pense que nous avons besoin de suivre les processus et dynamiques du
développement africain pour voir où ils pourraient mener. Ce qui ne saurait impliquer la passivité.
Il s’agit plutôt d’analyser en permanence la configuration des forces sociales, les contradictions,
les potentialités, les agendas et les retombées possibles.
La troisième observation est que les paradigmes de développement dominants en Afrique
contemporaine semblent si bien établis, si apparemment plausibles, si ancrés et si légitimés dans
la structuration du pouvoir existant, que l’idée même d’un éventuel système alternatif de
développement semble frivole voire utopique. Cette légitimation et cet ancrage institutionnel
constituent l’obstacle le plus important à l’émergence de paradigmes alternatifs en Afrique. Il
devient important dès lors d’étudier les confusions, les incohérences, les ambiguïtés, les
contradictions, les antinomies, les fioritures et les distorsions qui s’opposent à l’émergence de
systèmes alternatifs de développement.
Quatrièmement, le développement n’est pas la croissance économique comme veulent nous le
faire croire certains économistes de développement comme Rostow et Arthur Lewis, qui
défendent la soi-disant « perspective d’élargissement du noyau capitaliste » (“expanding capitalist
nucleus perspective”), même s’il est admissible que la croissance économique, dans une large
mesure, détermine sa possibilité. Mais comme nous l’avons vu dans beaucoup de cas en Afrique
postcoloniale et même dans le monde, il peut y avoir de la croissance sans développement.