BRONISLAW BACZKO OU L`HISTOIRE EN LUMIÈRES

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54 CAMPUS N°127 TÊTE CHERCHEUSE BRONISLAW BACZKO
BRONISLAW BACZKO
OU L’HISTOIRE
EN LUMIÈRES
ÉMINENT SPÉCIALISTE
DE ROUSSEAU, DES
LUMIÈRES ET DE
LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE,
BRONISLAW BACZKO
EST DÉCÉDÉ LE
29 AOÛT DERNIER
À L’ÂGE DE 92 ANS.
AUTEUR D’UNE ŒUVRE
CONSIDÉRABLE, IL
LAISSE DERRIÈRE LUI
DES GÉNÉRATIONS
D’ÉTUDIANTS À
QUI IL AVAIT SU
TRANSMETTRE LE
GOÛT DU SAVOIR.
HOMMAGE
S
ilhouette fragile et regard malicieux,
Bronislaw Baczko semblait avoir
domestiqué le temps. Jusqu’à ses
derniers instants, il avait conservé une vivacité d’esprit et une énergie sur
laquelle le grand âge ne semblait pas avoir de
prise. Dans son appartement haut perché du
Lignon, après avoir partagé le thé et les biscuits
en guise de bienvenue, il suffisait de l’aiguiller
sur Rousseau, les Lumières ou la Révolution
française pour le voir plonger avec une vélocité surprenante sous une pile d’ouvrages afin d’y
dénicher l’argument recherché. Il
n’y avait plus ensuite qu’à écouter.
Lauréat du prix Balzan en 2011 et
professeur d’histoire à la Faculté
des lettres entre 1974 et 1989, le
grand historien d’origine polonaise est décédé le 29 août à l’âge
de 92 ans.
Humaniste éclairé « Dans notre
Né en 1924 dans une modeste famille juive de
Varsovie, le futur historien qui aime Dumas et
Balzac autant que le cinéma américain ou les
aventures de l’Indien Winnetou, grandit sous
l’ombre menaçante du nazisme.
Fuite à l’Est Il a tout juste 15 ans lorsque les
armées d’Hitler envahissent son pays. L’année
suivante, sa ville natale est transformée en prison mortifère. Comme la plupart des centaines de milliers de Juifs qui y sont entassés,
ses parents n’en réchapperont pas.
« DANS NOTRE MONDE
DÉBOUSSOLÉ ET
VIOLENTÉ, BACZKO
NOUS AIDE À PENSER
L’ESPOIR DÉMOCRATIQUE
COMME UNE UTOPIE
CONTEMPORAINE NÉE DU
SIÈCLE DE ROUSSEAU »
monde déboussolé et violenté, Baczko
nous aide à penser l’espoir démocratique comme une utopie contemporaine née du siècle de Rousseau,
résume son élève et ami Michel
Porret, professeur au Département
d’histoire générale (Faculté des
lettres). Ses travaux énoncent notre
dette envers les Lumières, qui ont érigé les droits
de l’ homme en valeur rectrice de la modernité sociale et politique. Pensant la naissance de la
démocratie, l’œuvre de Baczko s’inspire de cet idéal
démocratique du savoir qu’il aura incarné comme
un humaniste d’aujourd’hui. »
Lui s’extirpe du piège en fuyant vers l’Est en
compagnie de son frère aîné. Et, après deux
années passées dans un kolkhoze soviétique,
c’est dans l’uniforme d’officier communiste qu’il
fait son retour dans la capitale polonaise. Il y rencontre à la fois celle qui deviendra sa femme et
PETER MOSIMANN
AFP | IMAGEFORUM
l’œuvre de Rousseau, dont il récupère quelques
volumes dans une charrette de livres pillés aux
nazis. « Je n’avais alors ni maison ni argent, mais
je me suis dit que je ne pouvais pas laisser ces
ouvrages-là, expliquait-il en 2011. Alors je les ai
achetés pour quelques sous. Je n’y ai pas vraiment
prêté attention pendant quelque temps, puis j’ai commencé à m’intéresser à ce qu’il y avait dedans. »
Marxiste désenchanté Après une thèse consa-
crée à la Société démocratique polonaise, qu’il
défend avec succès en 1953, Bronislaw Baczko
fait ses premiers pas en tant qu’académicien
en enseignant la philosophie à l’Université de
Varsovie.
Marxiste rapidement désenchanté par les errements du régime (antisémitisme officiel en
URSS, procès politiques, complot des blouses
blanches, chute de Béria, répression de l’insurrection ouvrière de Poznan par l’armée
polonaise), il tourne le dos à l’orthodoxie communiste en s’engageant avec quelques collègues
dans un séminaire libre et ouvert qui fonctionne
sans directeur ni programme tout en orientant
de plus en plus ses recherches sur le « Citoyen
de Genève ».
Les deux séjours qu’il effectue à Paris (grâce au
soutien de l’Unesco, puis de la Fondation Ford),
lors desquels il côtoie des personnalités de la
trempe d’Edgar Morin, de Claude Lévi-Strauss
ou de François Furet, ne font que confirmer le
virage qui se concrétise en 1964 par la publication
d’une monographie intitulée « Rousseau. Solitude
et Communauté » et appelée à devenir un classique.
Nommé professeur deux ans plus tard,
Bronislaw Baczko n’aura pourtant guère le loisir de se reposer sur ses lauriers. Au lendemain
de la guerre des Six-Jours (juin 1967), une violente campagne à forte coloration antisémite
débouche en effet sur la remise au pas de l’université polonaise. Comme beaucoup de ses amis
Baczko est discrédité par le pouvoir avant de se
voir privé du droit d’enseigner et de publier.
Le refuge genevois Cela ne suffira pourtant pas
à le réduire au silence. Invité par son collègue
français Jean Ehrard, il s’installe, suivi par
sa famille, à la Faculté des lettres de l’Université de Clermont-Ferrand où il est nommé
professeur associé (1969-1973).
C’est un autre grand historien, Jean-Claude
Favez, alors doyen de la Faculté des lettres
de l’UNIGE, qui sera le principal artisan de
sa nomination à Genève, où il pose ses valises
en 1974.
Professeur ordinaire au Département d’histoire
générale, il prend en charge à la fois l’histoire
des mentalités et l’histoire de l’histoire. Un
double dicastère qui va lui permettre de donner
la pleine mesure de son talent.
En témoignent tout d’abord d’innombrables
articles et contributions médiatiques ainsi
qu’une série d’ouvrages dans lesquels il explore
avec brio l’imaginaire politique lié à l’héritage
des Lumières, ses paradoxes, ses continuités
et ses ruptures : Lumières de l’Utopie (1978),
Une éducation pour la démocratie (1982),
Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs
collectifs (1984), Comment sortir de la Terreur.
Thermidor et la révolution (1989) ou encore Job,
mon ami. Promesse du bonheur et fatalité du mal
(1997). Une solide bibliographie à laquelle on
peut encore ajouter une participation active
au vaste chantier des lieux de mémoire ouvert
par Pierre Nora ainsi qu’au fameu x
Dictionnaire critique de la Révolution française
dirigé conjointement par François Furet et
Mona Ozouf.
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« JEAN-JACQUES
ROUSSEAU (1712-1778)
QUITTE GENÈVE
EN 1728 », PAR JULES
COURVOISIER, 1912.
Bio express
1924 :
Naissance le 13 juin à
Varsovie au sein d’une
modeste famille juive
1956 :
Premier séjour à Paris
1959 :
Second séjour à Paris
1966 :
Professeur d’histoire
de la philosophie à
l’Université de Varsovie.
Convaincre, transmettre, éveiller En atteste
également le succès de ses cours. Professeur
d’histoire reconverti au journalisme, PhilippeJean Catinchi en résumait récemment l’atmosphère dans les colonnes du quotidien Le Monde :
« Sa générosité et son incroyable charisme, son autorité sereine et magnétique le rendent captivant et
font de ses cours et de ses séminaires des rendez-vous
où les places sont chères. Sans doute, autant que les
qualités du chercheur, celles de l’homme expliquent
cet engouement rare. Dépourvu de toute arrogance
intellectuelle, Baczko sait s’adapter à tous les publics
pour convaincre, transmettre, éveiller. »
Même son de cloche chez celui qui a été son
assistant et son doctorant, Michel Porret :
« Charisme, disponibilité, humanité à fleur de peau,
générosité intellectuelle, œil curieux de tout, pipe au
vent : l’immense pédagogue attire des foules d’étudiants qui se pressent dans ses enseignements. Qui
en redemandent encore et toujours. Apprenant à
penser et construire les objets du savoir que dispense
Baczko avec une modestie proverbiale teintée d’humour, ils acquièrent cette autonomie intellectuelle
que visent avant tout ses cours et ses séminaires. »
Liberté et fraternité Peu avare de ses efforts,
Bronislaw Baczko participe également dès
son arrivée à Genève aux travaux de la Société
Jean-Jacques Rousseau, avant de fonder, avec
ses collègues de la Faculté des lettres Alain
Grosrichard et Jean Starobinski, le Groupe
d’étude du XVIIIe siècle. Un atelier pluridisciplinaire qui n’est pas sans rappeler l’expérience tentée à Varsovie une vingtaine d’années
plus tôt, soit un séminaire libre et fraternel où
s’exposent les chantiers en cours sur le siècle des
« JE N’AVAIS ALORS NI
MAISON NI ARGENT,
MAIS JE ME SUIS DIT
QUE JE NE POUVAIS
PAS LAISSER CES
OUVRAGES-LÀ. ALORS JE
LES AI ACHETÉS POUR
QUELQUES SOUS »
1969 :
Professeur associé
à l’Université de
Clermont-Ferrand.
1974 :
Professeur ordinaire
à l’UNIGE
1987 :
Décès de son épouse
1989 :
Départ à la retraite
1990 :
Prix Biguet de l’Académie
française
1996 :
Décès de sa fille
2009 :
Prix de la Ville
de Genève
Lumières, si possible au travers du prisme du
monde contemporain.
Eprouvé par le décès prématuré de sa femme
puis de sa fille, il ne cesse pourtant de travailler.
Lauréat du prix Balzan en 2011, il trouvera
ainsi encore l’énergie de faire fructifier cette
prestigieuse récompense en bouclant, avec ses
collègues Michel Porret et François Rosset, un
monumental Dictionnaire critique de l’utopie au
temps des Lumières (lire Campus 126) avant de
s’éteindre à son tour au milieu de ses livres et
de ses papiers. Un héritage qui n’est pas près de
tomber dans l’oubli, comme le montre la sortie,
quelques jours seulement après sa disparition,
d’une nouvelle édition d’un article publié en
1967 en polonais et intitulé La responsabilité
morale de l’historien.
Vincent Monnet
Bronislaw Baczko, « La responsabilité morale de l’historien »,
Michel Porret (ed.), Publications de la Sorbonne, septembre
2016, coll. Tirée à part.
Lire également l’entretien avec Bronislaw Baczko consacré à
Rousseau paru dans Campus n°106
2011 :
Prix Balzan
2016 :
Décès le 29 août
à Genève
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