La prière du Notre Père – Conférence Cathédrale 18 mars.

La prière du Notre Père – Conférence Cathédrale 18 mars.
1- Le cadre du NP
« Seigneur enseigne-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples. » Lc 11, 1
« Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis ses disciples
s’approchèrent de lui. Prenant la parole, il les enseignait … » Mt 5,1
Autant dans l’évangile de Luc que celui de Matthieu, le cadre du NP est celui d’un
enseignement, et d’un enseignement aux disciples.
Nous sommes là, déjà dans le cadre d’un univers juif pharisien.
Prière et étude : La prière et l’étude (recevoir un enseignement) sont deux
dimensions propres à la tradition juive pharisienne. « Le monde repose sur la prière,
l’étude de la Torah et les bonnes actions.1 »
La prière est proche de l’étude dans le judaïsme au point que dans la prière même sont
insérées des passages de la Torah ou du Talmud qui sont à lire, à étudier. La
synagogue est d’abord le lieu de l’étude… qui se termine par la prière. La prière n’est
pas qu’inspiration, élan. Elle est aussi enseignement2. Elle enseigne une certaine façon
de considérer D. d’être en relation avec lui, à partir de sa Parole.
Transmission de maître à disciple. Qui dit enseignement, dit aussi transmission. Ici
il s’agit de transmettre un enseignement de prière qui se transmet de maître à
disciples… Les sages, les maîtres avaient l’habitude de communiquer à leurs disciples
des prières qui leur étaient propres ; non que le contenu en fût nouveau, mais leur
manière d’harmoniser les différents éléments ou les accents qu’il y mettent,
caractérisent leur enseignement. Enseignement qui ne passe pas seulement par le
discours mais aussi par la manière de vivre du maître… Or, c’est bien en voyant Jésus
lui-même prier que ses disciples lui demandent un enseignement de la prière. Les
disciples reçoivent du maître un enseignement et en parole, et par sa manière d’être,
de vivre, de prier.
Création et fidélité. Cette transmission de maître à disciple dans la tradition
pharisienne n’est jamais une répétition de la lettre mais une création à partir des
sources de la tradition. La tradition, c’est la nouveauté
Il faut dire un mot sur le statut de la prière du NP, prière transmise par le maître..
Selon Heinemann3, il faut distinguer trois sortes de prières : la prière liturgique (1) de
la synagogue qui même n’apparaît comme rédigée pour le première fois dans un livre
de prière que certainement autour du 9° siècle. Elle n’en a pas moins des formules
1 - Pirke Avot, 2
2 - Pierre Lenhardt rappelle le statut de la liturgie comme Torah orale. « Je me réfère ici à Solomon
Schechter ( 1849-1915) et à Joseph Heineman ( 1915- 1978) qui considèrent que la liturgie est le lieu
où s’expriment avec la plus grande autorité et où sont enseignés avec la meilleure sécurité les
principaux articles de la foi juive et les points fondamentaux de l’espérance d’Israël. » in La liturgie
d’Israël à l’origine de la liturgie chrétienne, in A l’écoute d’Israël en Eglise, Parole et Silence, 2006,
page 160
3 - J. Heinemann, The background of Jesus’s prayer in Jacob J. Petuchowski and Michael Brocke, The
Lord’s prayer and Jewish liturgy, London, 1978
précises qui se fixent oralement et se normalisent au temps des rabbins dans les
premiers siècles de notre ère.
La prière de conclusion de l’étude à la synagogue (2) et la prière en privé (3), ces
deux dernières étant moins fixées tout en répondant à des modèles et des préférences
repérables.
Le fait de s’adresser à D. avec la deuxième personne du singulier, d’appeler D.
directement, la formulation repérée dans la prière privée : « que ta volonté soit
faite », la simplicité des formules courtes non développées en comparaison des
prières synagogales, pousse Heinemann, spécialiste de la prière juive, à dire que
Jésus enseigne non pas une prière liturgique, publique, officielle, mais bien une prière
privée, personnelle… celle du Maître qui la transmet à ses disciples.4
De ce premier point…Nous pouvons retenir que la prière est aussi un enseignement
du Christ à recevoir : ainsi passer quelque temps à étudier le Notre Père et pas
seulement à le dire ou à le prier, nous met dans une situation proche d’une attitude
juive qui va chercher, scruter le texte pour en faire jaillir le sens, peut être même un
sens nouveau, toujours nouveau. Nous recevons cet enseignement comme disciples
d’un maître que nous fréquentons, avec qui nous vivons, que nous contemplons dans
sa manière de vivre.
Nous pouvons nous aussi nous rappeler cette définition de la prière qui allie tradition
et innovation. La prière n’est pas seulement ce qui me vient à l’esprit, ce qui surgit
dans mes pensées…mais bien ce qui peut venir après avoir étudié et travaillé les
Ecritures. Je peux créer ma prière à partir d’un matériau qui m’a été transmis… Le
magnificat est un autre exemple de cette prière nouvelle tout entière tissée
d’expressions des Ecritures.
2 – La structure du NP
Selon Anne-Catherine Avril5, cette structure du NP rappelle celle des bénédictions de
la Amida, ou prière des 18 bénédictions, récitée trois fois par jour dans la liturgie
juive quotidienne. Elle en est selon Schalom Ben Chorin, « le noyau central et
inaltérable de la prière quotidienne »6 ( elle suit immédiatement la récitation du
Shema Israel, la confession de foi d’Israël, autre axe essentiel de la liturgie
quotidienne ). Cette prière de la Amida, colonne vertébrale de la prière juive
synagogale est aussi appelée aussi LA prière par excellence : Ha tephila.
Cette prière qui ne compte pas toujours 18 bénédictions en fait, (suivant les jours,
sabbat, néoménie, ou jour ordinaire), est toujours la prière des 18 bénédictions à
cause du symbolisme du chiffre 18 – חי- qui, lu à l’envers, veut dire » il vit. » On
pense habituellement que cette prière a été mise en forme à la fin du premier siècle
4 - J. Heinemann, art.cit, p 83
5 Anne Catherine Avril, Eclairages rabbiniques, dans La Prière du Seigneur, Supplément aux Cahiers
Evangile 132, Cerf, juin 2005, p 20. Anne Catherine Avril est religieuse de ND de Sion et a enseigné la
littérature rabbinique à Jérusalem.
C’est aussi l’avis de Heinemann dans The background of Jesus’s prayer in Jacob J. Petuchowski and
Michael Brocke, The Lord’s prayer and Jewish liturgy, London, 1978, page 85.
6 Schalom Ben Chorin, Le Judaïsme en prière, coll Patrimoine, cerf, 1980, page 55
mais qu’elle existait déjà depuis l’époque des Maccabées ( 2°siècle av ec ) et peut־être
avant7.
Les bénédictions de la Amida sont organisées ainsi :
Trois premières bénédictions expriment la louange et les trois dernières l’action de
grâce… Entre les deux ‘triplets’ de bénédictions, d’autres bénédictions sont
formulées sous forme de demande (intelligence et sagesse, repentance, pardon,
rédemption, guérison rassemblement des exilés, etc ..). Nous reconnaissons que le NP
commence par trois demandes qui concernent Dieu et qui sont comme des louanges.
« Les trois premières invocations du Notre Père ne sont pas des supplications mais
des bénédictions » 8… puis quatre demandes concernent notre vie humaine : le pain,
le pardon, l’épreuve ( tentation) et la délivrance du mal. Enfin la doxologie qui vient
conclure est de nouveau une triple louange ou une louange à triple cause : le règne, la
puissance et la gloire9.
De cette structure d’une demande encadrée par trois bénédictions, le Talmud
explique :
« Rab Yehoudah dit : on ne devait pas présenter ses requêtes ni dans les trois
premières, nie dans les trois dernières bénédictions, mais dans les intermédiaires. Car
rabbi Hanina dit : les premières ressemblent à un serviteur qui loue son maître, ensuite
les bénédictions intermédiaires ressemblent à un serviteur qui demande une
récompense à son Maître, et les dernières ressemblent au serviteur qui a reçu sa
récompense et s’en va… »
Autrement dit, il n’y a pas de demande sans un encadrement de louange et de
reconnaissance… En cela la forme même du NP est un enseignement de prière, une
façon de nous former une véritable attitude de prière comme ce serviteur qui loue,
demande et rend grâce.
3-Le contenu
Tout est juif
Toutes les phrases et d’expressions du Notre Père peuvent se retrouver, dans un
grand nombre de prières juives dont certaines sont certainement contemporaines de
Jésus. On retient plus précisément la Amida ( 18 bénédictions ) dont nous avons
parlé. Et il faudrait aussi parler du Qaddish, une prière en araméen de sancification, de
bénédiction qui associe aussi à cette sanctification du Nom, la venue du Royaume10.
7 - Idem
8 - Alberto Mello, Evangile selon Saint Matthieu, LD 179, Paris 1999, page 135. Voir aussi à ce sujet
ce que dit J. Heinemann dans art. cit., page 85 : « In Jesus’s prayer, on the other hand, it would appear
that the opening clauses,… do in fact constitute an ‘expession of praise’ preliminary to the petitions.3
9 “ Similarly, we find brief words of praise and adoration agian in the doxology at the end... In this
respect, then ( but not in others ), Jesus’ prayer appears to have been modelled upon the pattern
employed in the set synagogue prayers, especially the Eighteen Benedictions.” J. Heinemann, art.cit.
page 85-86.
10 - Toutefois il faut garder à l’esprit ce que dit Joseph Heinemann of Blessed Mémory : “ But the
Kaddish in spite of the prominent plaice which it occupies in the prayers of the synagogue today, did
not do so until the end of the Talmudic period in the fith century CE ; hence, it can hardly be
considered an example of “Jewish norms of prayers” in the first century.” The background of Jesus’
Prayer in the Jewish Liturgical Tradition, art. cit, p 81
Elle appartient certainement à l’origine aux prières qui concluent l’étude de la Torah.
Très populaire, elle ponctue aussi aujourd’hui les différentes parties de l’office à la
synagogue et est utilisée pour diverses occasions dont la plus connue est celle du
deuil.
Voici la traduction de quelques extraits :
Que soit magnifié et sanctifié son grand Nom – Amen - dans le monde qu’il a
créé selon sa volonté ; et qu’il établisse son règne – Amen- de notre vivant et de
vos jours et du vivant de toute la maison d’Israël, bientôt et dans un temps
proche ; et dites : Amen
Que son grand Nom soit béni à jamais et d’éternité en éternité !
Que soit béni et célébré et exalté, élevé et honoré, magnifié et loué, le Nom du Saint,
béni soit-il ! –Amen- Lui qui est au-dessus de toute bénédiction et de tout cantique,
de toute louange et de toute consolation qui sont proférées dans le monde, et dites :
Amen
Que les prières et supplications de tout Israël soient accueillies par leur Père qui
est aux cieux ; et dites : Amen !
Que la plénitude de la paix nous vienne des cieux, ainsi que la vie, pour nous et pour
tout Israël ; et dites : Amen !
Que Celui qui établit la paix dans ses hauteurs l’établisse sur nous et sur tout Israël et
dites Amen.
Cette prière et celle du Notre Père ont un fond traditionnel commun. Des expressions
se font échos, notamment : le Nom, le Règne et la volonté. Et plus largement en de
multiples prières tous les éléments du NP se retrouvent.
Connaître le sens de la prière à l’aide du judaïsme
Ainsi, la connaissance des prières juives et du sens des expressions utilisées dans ces
prières peut nous aider à mieux comprendre les expressions même du Notre Père qui,
tout en étant familière, nous reste un peu parfois énigmatique. Nous n’avons pas le
temps de reprendre une à une les expressions du Notre Père mais à titre d’exemple, on
peut dire quelques mots à propos de cette expression :
Que ton Nom soit sanctifié…
Sanctifier, le Nom de Dieu, c’est la vocation d’Israël. Le Nom de Dieu n’a pas besoin
d’être sanctifié, rendu saint au sens premier du terme puisqu’il est déjà la plénitude de
la Sainteté…. Mais Saint veut dire séparé, mis à part. D. est le tout Autre, l’unique qui
ne se confond avec aucune des réalités de notre terre.
Israël sanctifie le Nom par son choix de Dieu et en se séparant du péché et de
l’idolâtrie par l’observance des commandements. « Le Qiddush ha Shem ,
‘sanctification du Nom’, a une très grande importance dans la vie religieuse juive : il
se met en pratique dans la soumission quotidienne à la Torah »11
Trois façons concrètes dans le judaïsme de la sanctification du Nom qui sont trois
façons de témoigner de D. : le martyr, une conduite exemplaire et la prière…
11 - Alberto Mello, op.cit. page 135.
Sanctifier, rendre saint le Nom de D., c’est se séparer du péché en témoignage de
l’unicité de D.
Une autre expression : Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. (remarquer
la redondance avec des débats sur les mots grecs utilisé pour de ce jour (epiousos) qui
est souvent traduit par quotidien… mais pourquoi redoubler..
La demande de pain que nous trouvons aussi dans la prière des bénédictions avant le
repas12 … est aussi en référence à la manne. Recevoir le pain du jour, de chaque jour13
comme dans l’expérience de la manne, ce pain était donné au jour le jour, pour
chaque jour sauf la veille du shabbat où il y avait double quantité : « Je vais faire
pleuvoir pour vous le pain du ciel. Les gens sortiront et recueilleront chaque jour leur
ration du jour. » Ex 16,4. Le redoublement noté dans le Notre Père trouve peut-être
alors son sens dans le texte de l’Exode.
Du coup, ne faut-il pas aussi chercher à comprendre le sens ( ou plutôt les sens ) de la
manne dans la tradition juive pour définir le pain du Notre Père.
Deux aspects parmi d’autres
Qu’est ce que la manne / le pain de ce jour ?
Qu’est ce que le jour ?
Qu’est ce que la manne ?
Les commentaires parlent notamment du goût de la manne qui prenait le goût de ce
que chacun désire alors qu’elle garde le même aspect pour tous… autrement dit une
nourriture, un pain qui épouse la différence du désir de chacun qui ne peut être
enfermé dans un désir global et uniforme…Dans la tradition juive, le pain est aussi
bien le pain de farine et d’eau, les aliments tirés de la terre auxquels nous savons
donner une multiplicité de goût différents par la variété de nos arts culinaires, que le
texte des Ecritures qui épouse aussi une multiplicité d’interprétations, aussi le
symbole de cette Parole donnée pour nourrir. Le don du pain qui nourrit est aussi à
l’image de celui qui donne, le Saint, le différent pour qui il ne peut y avoir
d’étouffement de la diversité de chacun de sa différence, de son identité… au point
que ce qui donne est d’abord le pain pour chacun.
Donner chaque jour en son jour : Et si ce pain est donné chaque jour pour son jour,
c’est une invitation à vivre cette relation de confiance qui est inscrite dans l’Evangile
de Mt… Ne vous souciez pas du lendemain. C’est bien dire qu’il y a dans notre
rapport à la nourriture qui se joue comme dans notre relation à Dieu. Dire donne-nous
notre pain de ce jour, c’est aussi une invitation à vivre cette dépendance quotidienne
vis-à-vis de Dieu… à vivre dans la foi. Croire qu’il y a un don pour chaque jour et
12 - « Sois béni, Seigneur notre Dieu, Roi du monde, qui nous nourrit, nous et le monde entier, avec
bonté, grâce, amour, largesse, miséricorde. Il donne du pain à toute créature car éternel est son amour !
A cause de sa grande bonté, nous n’avons jamais manqué et nous ne manquerons jamais de nourriture.
Car il est le Dieu qui nourrit et qui pourvoit aux besoins de tous, qui est bon envers tous et procure la
nourriture à toutes les créatures. Béni es-tu Seigneur, qui nourrit tous les êtres. » ( Première des
bénédictions du repas, in Anne Catherine Avril, La prière du Seigneur… p 25
13 - « Nous retrouvons dans cet épisode ( de la manne Ex 16) l’expression identique à celle de Matthieu.
En hébreu, elle se dit : « Debar yom Beyom ». qu’on peut traduire mot à mot ainsi : « la chose du jour
dans son jour. »… cf Armand Abecasssis, Pain d’aujourd’hui, pain de chaque jour, in Le pain de Dieu,
Sens n° 11, 2003, p 469.
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