Revue d’études comparatives Est-Ouest http://www.necplus.eu/REC Additional services for Revue d’études comparatives Est- Ouest: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Revue des livres Alexandre Bikbov, Grammatika porjadka. Istoričeskaja sociologija ponjatij, kotorye menjajut našu real’nost’ (La grammaire de l’ordre. La sociologie historique des concepts qui changent notre réalité), Éditions de l’École des hautes études économiques, Moscou, 2014, 430 p. Tamara Kondratieva Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 46 / Issue 02 / June 2015, pp 198 - 204 DOI: 10.4074/S0338059915002077, Published online: 24 August 2015 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0338059915002077 How to cite this article: Tamara Kondratieva (2015). Revue d’études comparatives Est-Ouest, 46, pp 198-204 doi:10.4074/ S0338059915002077 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/REC, IP address: 88.99.165.207 on 21 Apr 2017 198 Revue des livres Les autres chapitres de l’ouvrage consacrés à d’autres secteurs économiques dans d’autres régions russes dressent ce même tableau de réseaux d’acteurs peu nombreux, impliqués de longue date dans le secteur et qui en maîtrisent tous les rouages. De ce point de vue, on regrettera que les différentes études ne s’intéressent pas au cas de groupes criminels extérieurs au secteur concerné, attirés par le principe du « risque minimum, profit maximum » dans l’infraction de la législation environnementale. Or c’est pourtant bien ce type de pratiques qu’avait pointées le regretté Boris Nemtsov, ancien vicePremier ministre de Boris Eltsine assassiné à Moscou en février 2015, dans son rapport sur la corruption dans le cadre de la préparation des Olympiades d’hiver de Sotchi de 20141. Dans ce rapport publié en 2013 avec Leonid Martyniouk, Nemtsov notait par exemple que les promoteurs de la construction de la voie ferrée Adler-Krasnaïa Poliana avaient pu polluer et endommager à plusieurs reprises entre 2009 et 2011 la rivière Mzymta et le parc national qu’elle traverse sans encourir la moindre poursuite et donc en toute impunité. Dans ce cas précis, les risques écologiques ne pouvaient contrebalancer les gains attendus de la rente de corruption. Marie-Hélène Mandrillon CERCEC Alexandre Bikbov, Grammatika porjadka. Istoričeskaja sociologija ponjatij, kotorye menjajut našu real’nost’ (La grammaire de l’ordre. La sociologie historique des concepts qui changent notre réalité), Éditions de l’École des hautes études économiques, Moscou, 2014, 430 p. Alexandre Bikbov, enseignant-chercheur à l’Université de Moscou et à l’École des hautes études économiques, propose de voir l’impact des mots (la grammaire) sur les réalités soviétiques et post-soviétiques dites de nouvel ordre. Son livre en sociologie historique, comme il en définit lui-même le genre, est le résultat d’une étude approfondie de l’histoire sociale ; approfondissement obtenu grâce à un essai d’histoire conceptuelle, un champ disciplinaire à 1. Ce rapport est disponible en russe et en anglais : http://nemtsov.ru/2013/05/zimnyaya-olimpiada-v-subtropikax/(consulté le 29/06/2015) VOLUME 46, JUIN 2015 Revue des livres 199 peine émergeant en Russie. L’analyse des changements sociaux à grande échelle (les années 1960, 1990, 2000) se conjugue ici avec la recherche de liens entre les concepts qui les désignaient, façonnant par là même la conscience et l’action des hommes. Dans cette démarche, A. Bikbov suit le chemin des recherches sur le langage ouvert par E. Benveniste, G. Lakoff, P. Bourdieu, R. Koselleck, Q. Skinner. Pour ces maîtres, le langage constitue un indicateur pour une réalité donnée et il est considéré lui-même comme un facteur essentiel de la construction de toute réalité historique. Suivant des approches épistémologiques rarement appliquées sinon méconnues en Russie, A. Bikbov fait découvrir aux lecteurs les circonstances non évidentes du mécanisme social de la production des concepts tels que le progrès technique et scientifique, la personnalité harmonieusement développée, l’humanisme socialiste, le problème social en rapport avec la politique du parti communiste, la vie publique et la production des institutions académiques. Une attention particulière est accordée aux expertises scientifiques qui contribuaient à la justification du régime politique en place. Sous l’angle des luttes autour de concepts tels que la classe moyenne, la démocratie, la science russe, la nation russe, A. Bikbov scrute la vie sociale et politique durant les vingt dernières années. Pour certains de ces concepts, puisqu’il vise à analyser l’évolution de leur sens et de leur usage, l’auteur couvre une période chronologique plus large, allant de la montée du libéralisme et du socialisme en Russie d’avant 1917 aux manifestations contestataires depuis 2011-2012. Une approche comparative, principalement avec la France, que l’auteur connaît bien, est régulièrement tentée par l’analyse des processus de transfert et de traduction interculturelle selon l’exigence disciplinaire de l’histoire conceptuelle. Cette démarche est bien réfléchie dans les chapitres sur la classe moyenne pour la démocratie, mais l’admiration de l’auteur pour le système universitaire français fausse en partie la comparaison qu’on trouve dans les chapitres consacrés à l’état de la sociologie depuis ses débuts en URSS jusqu’à aujourd’hui. Bikbov n’étudie pas une série de concepts isolés mais procède à des saisies de champs conceptuels caractérisés par des réseaux structurés (concepts associés, antonymes). Il ne conçoit pas le sens et la valeur des concepts en dehors des pratiques sociales qui les produisent et les rendent performatifs. L’analyse sociologique, qui 200 Revue des livres accompagne celle de la sémantique, lui permet de suivre les péripéties des concepts en plénitude de leur effets socio-politiques, sans pertes propres à l’analyse uniquement textuelle du langage. En situant sa méthode entre histoire, sociologie et sémantique, il attire, dans son Introduction, l’attention sur deux approches concurrentielles du lexique de catégorisation. Dans les travaux de R. Koselleck et de Q. Skinner, dit-il, les concepts sont considérés comme porteurs de sens et générateurs de l’action sociale. Leur force est alors due plutôt au naturel du langage qu’à des configurations historiques du contexte social. Par contre, selon Pierre Bourdieu, les concepts sont des éléments d’un discours autorisé, autrement dit leur sens et leur signification sont déterminés en premier lieu par la position sociale de celui qui tient le discours tandis que la réception du discours dépend de l’autorité à laquelle il se réfère. A. Bikbov puise dans ces deux approches pour en faire deux étapes de sa recherche historicosociologique. Le caractère générateur des concepts historiques sur lequel insistent R. Koselleck et Q. Skinner, lui permet de sélectionner dans le corpus textuel des constructions langagières possédant le plus grand potentiel y compris quantitativement. L’attention que porte P. Bourdieu aux pouvoirs des porteurs de concepts oriente A. Bikbov vers l’étude du rapport des concepts avec la structure de force du discours autorisé, en particulier avec son organisation institutionnelle. Cela permet de décrire non seulement l’élargissement de champs sémantique mais aussi d’expliquer les conditions sociales de cette dynamique. En outre, l’analyse en deux étapes permet de voir qui a un intérêt à transformer tel ou tel lexème en concept-clé afin que son sens présent ou virtuel soit utile aux enjeux de pouvoir. Parmi les concepts travaillant le plus en Russie, A. Bikbov désigne ceux qui ont l’aspect de constructions composées : si c’est une classe, elle est soit la classe ouvrière russe, soit la classe moyenne russe, si c’est un progrès, il est technique et scientifique, l’humanisme est accompagné du qualificatif socialiste, etc. En général, ces conceptsclés sont ceux qui jouent un rôle opérationnel au cours (et pour) des changements décisifs : ainsi la guerre de classe donne sens à l’État prolétarien pendant les deux premières décennies postrévolutionnaires, le progrès technique et scientifique et la personnalité harmonieusement développée sont opérants pour la période du socialisme développé dans les années 1960-1980, la classe moyenne caractérise VOLUME 46, JUIN 2015 Revue des livres 201 les perceptions mentales des réalités postsoviétiques de la transition à la démocratie souveraine. En expliquant ce phénomène, A. Bikbov attire l’attention sur les transferts de longue durée : ces constructions rendent manifeste la non-correspondance des réalités locales avec les concepts d’origine étrangère, classe moyenne, démocratie, l’humanisme, l’individu. Il s’agit pour A. Bikbov et plusieurs autres chercheurs d’une auto-colonisation culturelle qui corrige systématiquement un écart entre le concept d’origine et son implantation locale en y ajoutant un qualificatif destiné à le rendre adaptable. La première partie du livre La généalogie du nouvel ordre (120 pages) est consacrée aux origines et à l’évolution du concept de la classe moyenne (suivi du XIXe siècle jusqu’à 2012) puisqu’il est pour l’auteur un des concepts-clés du nouvel ordre postsoviétique. Tandis que les mass-médias ont interprété les manifestations de 2011 comme étant menées par la classe moyenne ou la classe créative, A. Bikbov conclut, en s’appuyant sur des enquêtes spécialisées en étude des mouvements de masse, que la classe moyenne était et reste un concept-projet. Sa non-réalisation découle du fait que la classe moyenne ne s’est toujours pas constituée en une unité politique. Pourtant, à ses yeux, ce défaut empirique ne diminue pas la valeur symbolique du concept spontanément mis en circulation. La plus grande partie du livre La sociologie historique des concepts soviétiques (135 pages) est consacrée aux concepts (l’humanisme socialiste, la personnalité harmonieusement développée et le progrès technique et scientifique) qui étaient au cœur des changements en URSS jusqu’à l’année 2000, autrement dit, œuvraient pour l’avènement du nouvel ordre. L’analyse des sens produits par la seule instance autorisée à le faire depuis les années 1930 – le parti-État – est ici faite à partir des documents officiels (parti, institutions gouvernementales, académiques et publiques, mass-média). Une très bonne orientation bibliographique au sujet de ces concepts est à remarquer dans les notes de bas de page. L’auteur s’efforce avec la rigueur annoncée dans l’Introduction de répondre à la question centrale de la sociologie historique : comment les conceptsclés orientaient-ils la prise de décisions politiques et les pratiques sociales, comment changeaient-ils notre réalité ? C’est dans cette partie du livre que le lecteur trouvera une histoire différente de celle qui l’avait habitué aux images du totalitarisme n’ayant pas d’autres 202 Revue des livres moyens d’expression que doctrinaux et inflexibles, un bloc de mots connu sous le nom de la langue de bois soviétique. La production des mots sous la plume des auteurs ou dans l’anonymat public, les voies de leur diffusion, leur implication dans les enjeux de pouvoir et les rapports sociaux, toutes ces pistes de recherches sont consciencieusement explorées par A. Bikbov, visant à saisir les décalages et les asymétries entre l’évolution historique et ses modes de perception sociale et mentale. De ce point de vue, certainement, son livre apporte une connaissance nouvelle de l’histoire soviétique. La troisième partie du livre (85 pages) procède à l’historisation de la science sociologique, essentiellement en URSS et en Russie actuelle. Plus concrètement, A. Bikbov se donne pour tâche de suivre Pierre Bourdieu dans son exigence d’historiciser non seulement l’objet de son étude mais également tout l’agrégat disciplinaire entre les mains du chercheur. La tâche est bien menée : en ce qui concerne l’histoire des notionsclés, Bikbov la met en rapport avec l’adaptation de certaines idées de T. Parsons à la théorie dominante du matérialisme historique dans les années 1970. Et il poursuit sa recherche jusqu’à aujourd’hui constatant que la levée du contrôle du parti ne mène pas à l’émancipation du savoir. Celui-ci manque toujours du professionnalisme dépassant les grands paradigmes (positivisme, marxisme, structuralisme, fonctionnalisme) du siècle dernier. Le conservatisme académique est réanimé après une courte pause dans les années 1990. En ce qui concerne l’histoire des institutions, A. Bikbov montre que celles-ci exerçaient et continuent à exercer un pouvoir bureaucratique sur les chercheurs. Elles orientent leurs choix intellectuels vers une sociologie appliquée au service des commanditaires (État en premier lieu, entreprises privées ou instances publiques en second lieu). Pas de changement radical qu’on pourrait qualifier de rupture épistémologique. Les orientations politiques et les notions utilisées restent génétiquement liées au système politiquement programmé du matérialisme historique et du communisme scientifique. Les carrières des chercheurs régies par les impératifs bureaucratiques complètent le tableau des spécificités de la sociologie en Russie. Cet état de la sociologie est dû, selon A. Bikbov, à un manque sinon à l’absence d’autonomie du champ scientifique. La direction VOLUME 46, JUIN 2015 Revue des livres 203 politico-administrative de la discipline bloque les chercheurs. En conséquence, ils subissent un contrôle et des contraintes (autrefois du parti, maintenant de la direction académique), acceptent des compromis avec le pouvoir en place et ne s’engagent pas dans la recherche fondamentale. Dans la lutte entre les scientifiques et les administrateurs, ce sont ces derniers qui gagnent. A. Bikbov compare l’institutionnalisation de la sociologie en France et en Russie pour conclure que le fonctionnement collégial des institutions françaises permet une autonomie scientifique favorable à l’innovation. Le système de recrutement par concours lui paraît particulièrement bénéfique car il ouvre des voies aux chercheurs ayant des mérites grâce à la qualité de leur production scientifique individuelle (p. 366). Il affirme que « les résultats non orthodoxes et les avancées de la sociologie post-soviétique vers une science dynamique et consistante du point de vue théorique pourraient être obtenus seulement à la suite des changements de l’organisation institutionnelle accordant enfin l’autonomie au champ scientifique » (p. 393). Si l’on reconnaît avec A. Bikbov l’autonomie du champ scientifique en France, on ne partage pas pour autant son éloge du système français, pas plus que toute la responsabilité de l’état de la discipline en Russie ne saurait, à nos yeux, être ramenée à la seule institutionnalisation politico-bureaucratique. Rappelons-nous des itinéraires tortueux de nombreux chercheurs face au conservatisme du système académique en France : paradoxalement, Bourdieu se considérait marginal par rapport au monde académique, Braudel, Lévi-Strauss, Dumézil, Derrida, de Certeau et tant d’autres ont été marqués des stigmates de l’hérésie et violemment combattus1. Bourdieu a raison de distinguer le capital scientifique accumulé collectivement (capital « pur ») et le capital institutionnalisé2. En cas de comparaison, c’est justement la question du capital scientifique qui aurait dû être posée par A. Bikbov. Du côté français, le capital scientifique « pur » était, dans les années 1970, 1980, 1990, 1.Voir P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, éd. de Minuit, 1992 ; Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu suivie d’un entretien entre P.Bourdieu et Y. Delsaut sur l’esprit de la recherche, Pantin, Temps des cerises, 2002. 2. P. Bourdieu, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, éd. INRA, 1997. 204 Revue des livres extrêmement grand. En empruntant l’expression de Jean Fourastié, je dirais que c’étaient « les trente glorieuses » de la vie intellectuelle française. Pendant cette période, toutes les sciences sociales étaient traversées par les questions de la scientificité. Des études et des réflexions sur le rapport entre savoir et pouvoir étaient au centre des travaux de Bourdieu et Foucault, mais aussi chez les historiens et géographes. C’est le sociologue Jean-Claude Passeron qui éclaire les chercheurs sur la notion d’historicité comme spécificité des sciences sociales par rapport aux sciences de la nature. Benveniste, Lacan, Barthes, Augé, Deleuze, Chartier, la liste sera longue pour dire que la rupture épistémologique en France est une affaire intellectuelle collective, due à une constellation de brillants chercheurs travaillant dans l’interdisciplinarité et plutôt en marge du monde académique. Quel capital scientifique était à la disposition des sociologues issus du moule de la science russe (sinon prolétarienne) ? Quel serait leur point de départ pour les amener rapidement à une rupture épistémologique assumée ? On peut fortement douter que l’organisation institutionnelle seule soit en mesure de changer l’état de la sociologie en Russie. Le contenu de la science internationale qu’A. Bikbov semble tenir pour étalon, paraît insaisissable vu l’état des sciences sociales à travers le monde. Deux cas – français et russe – sont nettement distincts, la sociologie en Amérique a ses particularités comme en Allemagne, en Chine, en Inde ou ailleurs. L’ensemble de l’analyse, novatrice et richement documentée de ce livre aurait pu être encore plus impressionnant si A. Bikbov n’avait laissé hors de son attention les multiples relations entre concepts langagiers et pratiques non langagières, en particulier, le scénique, l’image et le rituel (les fêtes des cosmonautes ou des aviateurs, par exemple). Des concepts comme le progrès technique et scientifique, la personnalité harmonieusement développée sont non seulement intégrés dans des champs conceptuels complexes, mais également visualisés, dans des images, des monuments et des dispositifs scéniques et cinématographiques. Sur cette voie de diffusion auprès du plus large public on peut également s’attendre à quelques traces du travail social des concepts. Tamara Kondratieva, Professeur émérite des Universités, Membre associé du CERCEC VOLUME 46, JUIN 2015