Revue des livRes 199
peine émergeant en Russie. L’analyse des changements sociaux à
grande échelle (les années 1960, 1990, 2000) se conjugue ici avec
la recherche de liens entre les concepts qui les désignaient, façon-
nant par là même la conscience et l’action des hommes. Dans cette
démarche, A. Bikbov suit le chemin des recherches sur le langage
ouvert par E. Benveniste, G. Lakoff, P. Bourdieu, R. Koselleck,
Q. Skinner. Pour ces maîtres, le langage constitue un indicateur pour
une réalité donnée et il est considéré lui-même comme un facteur
essentiel de la construction de toute réalité historique. Suivant des
approches épistémologiques rarement appliquées sinon méconnues
en Russie, A. Bikbov fait découvrir aux lecteurs les circonstances
non évidentes du mécanisme social de la production des concepts
tels que le progrès technique et scientique, la personnalité harmo-
nieusement développée, l’humanisme socialiste, le problème social
en rapport avec la politique du parti communiste, la vie publique et la
production des institutions académiques. Une attention particulière
est accordée aux expertises scientiques qui contribuaient à la justi-
cation du régime politique en place. Sous l’angle des luttes autour
de concepts tels que la classe moyenne, la démocratie, la science
russe, la nation russe, A. Bikbov scrute la vie sociale et politique
durant les vingt dernières années. Pour certains de ces concepts,
puisqu’il vise à analyser l’évolution de leur sens et de leur usage,
l’auteur couvre une période chronologique plus large, allant de la
montée du libéralisme et du socialisme en Russie d’avant 1917 aux
manifestations contestataires depuis 2011-2012. Une approche com-
parative, principalement avec la France, que l’auteur connaît bien,
est régulièrement tentée par l’analyse des processus de transfert et
de traduction interculturelle selon l’exigence disciplinaire de l’his-
toire conceptuelle. Cette démarche est bien rééchie dans les cha-
pitres sur la classe moyenne pour la démocratie, mais l’admiration
de l’auteur pour le système universitaire français fausse en partie la
comparaison qu’on trouve dans les chapitres consacrés à l’état de la
sociologie depuis ses débuts en URSS jusqu’à aujourd’hui.
Bikbov n’étudie pas une série de concepts isolés mais procède
à des saisies de champs conceptuels caractérisés par des réseaux
structurés (concepts associés, antonymes). Il ne conçoit pas le sens
et la valeur des concepts en dehors des pratiques sociales qui les
produisent et les rendent performatifs. L’analyse sociologique, qui